Les Œuvres mystiques de Jacques BERTOT















JACQUES BERTOT





Œuvres mystiques II



« LE DIRECTEUR MISTIQUE »

III & IV LETTRES







VOLUME III (LETTRES)

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 LE DIRECTEUR 

MISTIQUE,

Ou

LES ŒUVRES SPIRITUELLES

DE

MONS. BERTOT & c.

TROISIÈME VOLUME,

CONTENANT

La Suite de

SES LETTRES SPIRITUELLES

Sur plusieurs sujets qui regardent la Vie Inté-

rieure & l’Oraison de Foi

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3.1 Abandon à l’ordre de Dieu. 

L. I. Que l’abandon paisible à l’ordre de Dieu en tout ce qui nous arrive, est l’unique moyen de se rendre heureux, et de bien faire tout ce qu’on a à faire1.

1. Je crois que vous avez reçu présentement la lettre que j’ai écrite à N., par laquelle je marquais comme j’étais touché de votre [2] maladie : et en vérité je le suis encore de la continuation. Ma consolation est que j’espère que ce ne sera rien, et qu’au contraire cela pourra servir à vos incommodités ordinaires.  

2. Votre disposition de paix et d’abandon à l’ordre de Dieu, prenant de moment en moment chaque chose comme elle est donnée de sa bonté, est vraiment une disposition, qui non seulement sanctifie l’âme, mais encore lui donne la paix et la joie en toutes choses. C’est une tromperie des gens du siècle, et presque de tout le monde, de croire pouvoir trouver du repos et du plaisir en quelque chose hors de cet ordre de Dieu : cela ne se peut jamais ; d’autant qu’il faut par nécessité, que tout plaisir véritable ait son origine et sa source en notre centre et de notre centre. Et il est certain qu’il n’y a que ce seul ordre divin, qui nous puisse faire participer au plaisir et à la correspondance de ce divin centre ; toutes les créatures et généralement toutes les choses, ne pouvant donner de plaisir, que parce qu’elles sont émanées de Dieu. Cependant n’en faisant pas usage par ce divin ordre, le plaisir que nous y trouvons est si superficiel, que dans la vérité si on y réfléchit bien, il est plutôt un mécontentement qu’un plaisir ; d’autant qu’il ne peut contenter, et qu’il ne contente solidement, qu’autant qu’il y a d’union à Dieu par cela même, et par conséquent par l’ordre divin, qui nous y attache et nous y lie.

C’est ce qui cause cette inquiétude et cette vicissitude perpétuelle des gens du monde, qui plus ils ont, plus ils sont mécontents et inquiets ; et faute d’y réfléchir solidement, ils ne voient pas qu’ils n’ont de plaisir des choses [3] qu’autant qu’ils les désirent et non en leur possession.

3. Cette vérité constante et infaillible console fort et calme beaucoup une âme dans tout ce qui lui arrive même de plus pénible ; d’autant que ce divin ordre y fait trouver une consolation et un contentement qui surpasse [surpassent] en vérité la croix et la peine que nous donne la même chose. Car de dire qu’une maladie et une affliction ne soit pas pénibles, ce serait être ridicule ; mais de la souffrir [de les souffrir] et de l’agréer [de les agréer] comme ordre divin, en se contentant de ce que Dieu ordonne, cela surpasse beaucoup cette peine.

Je vous aime beaucoup dans cette disposition et dans son exercice continuel, qui vous rendra incessamment heureuse, et qui arrangera même toutes choses dans l’état où Dieu vous appelle ; étant très certain que les personnes qui n’usent pas de ce divin ordre par abandon à sa conduite, non seulement sont malheureuses, parce qu’elles ne trouvent aucun contentement en la vie ; mais encore renversent toutes choses incessamment en leurs emplois et en leurs états : d’autant qu’étant dérangées elles-mêmes par leur peu de dépendance et de subordination à l’ordre de Dieu, elles dérangent aussi toutes choses qui ne peuvent avoir leur ajustement, leur conduite et leur beauté que par l’ajustement que leur donnent les personnes qui en ont la conduite, en s’ajustant à l’ordre divin en toutes choses qu’elles ont à faire et à souffrir.

4. Si les Rois, les Princes, les Ministres, et généralement toutes les personnes qui par ordre de Dieu ont la conduite des affaires, des [4] familles et des autres choses du monde, pouvaient apprendre ce secret de l’ordre divin, non seulement ils rendraient heureux en se rendant et en s’ajustant à Dieu ; mais encore de plus ils feraient des merveilles pour l’économie et l’arrangement de toutes choses : ce qui ferait que non seulement tout le monde serait content, mais que toutes choses seraient solidement établies, et hors d’une vicissitude perpétuelle, comme on le remarque en tout et en toutes sortes d’états.

5. C’est ici la cause pourquoi les Monarques, les familles et enfin tous les états ne subsistent pas, et que l’on voit incessamment des hauts et des bas, faire et défaire ; en voulant ajuster toutes choses à la raison humaine, et pensant trouver là un solide établissement. Cela ne sera jamais ; et il faut aussi bien que cette raison s’ajuste à l’ordre divin que les choses mêmes. Mais quand en tout on tâche de s’y soumettre et de s’y ajuster, insensiblement tout trouve sa place si admirablement bien, que l’on remarque qu’une main et qu’une sagesse divine cachée [s] sous cet ordre et cette conduite de Dieu a eu [ont eu] le pouvoir et l’adresse d’arranger bien toutes choses : et quand au contraire cela n’est pas, on est contraint dans la suite d’avouer, que tout homme est menteur, c’est-à-dire, qu’il est fautif en sa conduite, et que tout ne subsiste que par un hasard et un secret qui est [qui sont] conduit [s] par une main amoureuse du bon Dieu qui a pitié de ses créatures aveugles pour le soulagement des autres.

6. Et certainement cette vérité fait souvent admirer les personnes un peu éclairées, comment [5] toutes choses subsistent dans le monde ; remarquant que la conduite presque de toutes les personnes n’est qu’une conduite d’enfants emportés par leurs passions aveugles, et qu’il n’y a proprement que les personnes qui sont assez heureuses de se conduire par la sagesse de l’ordre divin, qui soient vraiment raisonnables et qui soient heureuses dans la vie.

7. Prenez donc courage au nom de Dieu, et ne vous étonnez de rien ; subsistez seulement en votre disposition, et vous trouverez que toutes choses se feront et s’ajusteront admirablement bien, aussi bien pour vos maladies que pour tout le reste. Tâchez d’être fort fidèle à voir toutes choses et à les remarquer dans ce divin ordre, car il n’y a rien qui n’y soit compris et qui ne s’y trouve, aussi bien les croix, les répugnances, que tout le reste que ce divin ordre permet [de] nous arriver par la conduite des autres, dont nous devons faire partout l’usage que nous venons de marquer. Par là nous nous ajusterons, et nous ajusterons toutes choses à notre premier principe. Je suis à vous de tout mon cœur. 1678.

3.2 Détruire son fonds de corruption. 

L.II. Comment détruire son soi-même corrompu, au commencement activement, et puis d’une manière plus simple. 

1. Marchez en ne voyant pas ; aimez sans goût et sans le savoir ; honorez Dieu sans y penser ; demeurez unie à Dieu sans expérience ; demeurez assurée sans aucune certitude, ni volonté délibérée d’en chercher ; et [6] vous trouverez Dieu, et aurez le moyen présent et très efficace pour travailler de la bonne manière, et pour détruire tout ce qui est de vous, soit pour le temps ou pour l’éternité.

2. Il y a deux degrés à monter, ou deux démarches à faire, l’une dans le pur actif, l’autre lorsque la passivité approche, et que l’on y est. 

Dans le premier degré, savoir l’actif, il faut que l’âme travaille infatigablement à se détruire soi-même sans aucune pitié, envisageant Jésus-Christ, son original, pour combattre et détruire, autant qu’elle pourra, les passions, les propres recherches et inclinations, et une infinité de choses qui composent notre nous-même corrompu. Je vous dis encore qu’il n’est pas croyable, combien la corruption de ce soi-même, qui n’est pas combattue, fait de mal.

3. Cela étant en quelque manière fait, Dieu simplifie son travail ; et l’âme ne quitte pas le soin de se mortifier et de se détruire soi-même, quoiqu’elle le fasse par un moyen plus simple : au contraire, elle est plus ennemie de soi ; et c’est comme par le désespoir de soi, et par la haine qu’elle se porte, que courant après Dieu, elle n’a pas de cesse de se mortifier, de mourir à soi-même, et d’imiter Jésus-Christ, en se perdant dans cet inconnu, par la pratique de ces maximes susdites. Et voilà le deuxième degré, qui n’est parfaitement achevé que lorsque Dieu a tellement détruit et consumé notre nous-même en lui, que la pauvreté, l’abjection, le mépris, la contradiction, et le reste de Jésus-Christ, Homme-Dieu, est en l’âme comme en son centre, c’est-à-dire, est reçu de l’âme avec une joie pleine. [7]

4. Jugez quel mal vous vous causez, quand vous ne mettez pas en pratique fidèle, et constante au degré où vous êtes, ces quatre ou cinq maximes, qui sont comme une corde pour étrangler l’amour-propre, et le soi-même parfaitement. 1669.

3.3 Se simplifier en l’Oraison. Présence de Dieu.

L.III. Se simplifier peu à peu dans l’Oraison. Conserver la présence de Dieu dans l’action.

1. Ne vous étonnez pas si après vos lectures, et même dans le temps de votre Oraison, il ne vous reste rien, ni de vos idées qui vous ont plu, ni du goût que vous aviez en lisant. C’est une marque manifeste que Dieu désire pour lors que vous vous serviez de la foi, laquelle travaille sur un je-ne-sais-quoi2 qui reste dans le pur de l’esprit, de ce que vous avez lu. C’est pourquoi il ne faut pas tout aussitôt terminer toute votre opération en actes d’amour, d’anéantissement et autres, en rentrant nuement dans votre fond et en oubliant tout à fait votre sujet. Cela doit bien vous solliciter à vous simplifier en foi nue, qui travaille sur ce qui vous en demeure dans la pointe de votre esprit : mais afin que cela se fasse encore mieux, il faut par simple envisagement retourner de fois à autre sur votre sujet ; et quand vous ne pouvez rien retenir, et qu’enfin tout s’efface, pour lors il faut en venir aux simples actes que vous me marquez, et par ce moyen demeurer en anéantissement près de Dieu, où assurément vous trouverez de la nourriture, [8] quoique vous ne puissiez voir le moyen par lequel elle vous est donnée.

2. Ne vous amusez pas tant à vous détourner de vos distractions, et des pensées pénibles qui vous accablent, en les combattant ; mais plutôt et bien mieux en vous divertissant par un simple retour vers Dieu que vous désirez, et que vous recherchez en votre Oraison et en vos exercices. Et par là, quoique par un simple acte, vous ferez toutes choses bien mieux que si vous faisiez tout cela distinctement ; comme quand vous vous voyez trop embarrassée. Si vous avez fait mal, si vous ne vous êtes point trop occupée à ces faiblesses : quittez promptement toutes ces perplexités en vous retournant vers Dieu et [en] vous tenant calme en abandon en sa miséricorde.

3. Tâchez le plus que vous pourrez de vous remettre en la présence de Dieu en agissant. Car par là vous aurez beaucoup de lumière ; et votre âme étant calmée, elle se trouvera bien plus en état d’agir pour Dieu et en Dieu. Retournez donc humblement aussitôt que vous vous apercevez hors de cette divine présence ; et par là l’habitude s’acquerra. Votre disposition d’agir avec Dieu en enfant, et par dépendance de sa divine Majesté, est très bonne : tâchez d’y être fidèle ; car elle est un grand principe de grâce en l’âme. Présentement il vous suffit, quand vous avez fait des fautes, de les rectifier et de les consumer par retour vers Dieu : et quand la providence permettra qu’on se voie, on vous en donnera des lumières.

4. Ne vous embarrassez pas, quand vous vous trouvez dans les insensibilités que vous me marquez : souffrez-vous avec patience, et [9] tâchez de réveiller votre cœur par des simples [sic] désirs en Dieu ; et ensuite demeurez humiliée proche de votre fumier. Prenez courage ; et j’espère que sa bonté vous secourera [secourra]. Je suis à vous de tout mon cœur.

3.4 état de simplicité.

L.IV. Demeurer en son état de simplicité en priant vocalement, ou pour autrui, en résistant aux tentations, et en remédiant à ses défauts.

1. Il faut observer soit dans les prières vocales ou les intercessions des saints, que de fois à autre selon quelques besoins particuliers, Dieu donne des mouvements de s’y adresser et de prier, et pour lors le faisant par ordre et mouvement divin, ce n’est point activité, ni se multiplier ; car tout ce qui se fait par le mouvement de la lumière divine, qui est la simplicité même, est tout simple. D’où vient que dans la suite, quand une âme a été beaucoup fidèle à se laisser dénuer et simplifier, et qu’ainsi Dieu la possède, quoiqu’elle devienne active comme ces grands Prédicateurs, par exemple un St. [saint] François Xavier ou autres, en s’appliquant à la multiplicité des œuvres de charité, elle est cependant très simple, n’y ayant que Dieu qui est le principe de cette activité et multiplicité. Quand on est obligé de prier Dieu pour les autres, soit pour les besoins de famille, ou que l’on se recommande à vos prières, il n’est pas besoin de se multiplier et [de se] former une idée, mais seulement de s’unir à Dieu pour cet effet, demeurant dans son état de simplicité3 ; et au moment il ne manque point de [10] faire de l’âme et par l’âme, la même chose, mais bien plus avantageusement, qu’elle n’aurait fait par son activité.

2. Il est aussi fort nécessaire d’être uniforme dans toute sa conduite, et de prendre la même manière dans les tentations de quelque nature qu’elles soient. Car si autrefois l’âme y résistait et y remédiait seulement et utilement par des actes contraires, et par des renonciations conformes à la tentation ; ici il ne faut que ce simple moyen sans moyen, demeurant simplement, et sans expérience de son union ni de l’opération de Dieu, unie et abandonnée au même Dieu qui la soutient, et la veut soutenir en cet état : tout ceci s’opérant en simplicité dans le fond de la volonté, qui n’y contribue que par une simple union et [par un] retour vers Dieu au fond de son âme ; ce qui dit toute chose à Dieu en secret sans que l’âme les spécifie.

3. La même chose doit être observée dans ses défauts et ses chutes qu’elle commet chaque jour : elle y doit remédier en retournant, sans retourner, et s’approchant en simplicité de Dieu, [qui est] la source de tous biens et de toute vertu ; et là elle trouvera non seulement la fin et le regret de sa faute, mais encore le remède et la purification ; remarquant assurément que ce procédé par fidélité à son état fera plus sans comparaison pour remédier à ses défauts, et pratiquer les vertus, que les actes formés des mêmes vertus n’opéraient dans les degrés passés.

4. Tout ce procédé4 est d’infinie conséquence à une âme qui a le don de la divine lumière, pour en faire usage et le faire croître. Et comme si dans le temps qu’une âme [11] est encore dans son activité, elle se servait de cette conduite, soit par quelque lecture, ou par quelque avis mal donné, elle se ruinerait sans ressource ; de la même manière le don et la lumière étant venue [ou : étant venus], si elle retournait à son activité ou qu’elle en gardât, quoi que par bon prétexte, ne s’ajustant pas fidèlement au degré et au moment de cette divine opération, elle arrêterait infailliblement sa course, et n’avancerait point en sa voie ; et même dans la suite peu à peu elle se brouillerait dans ses exercices, et prenant une route pour une autre, et se ferait un tort irréparable, faute de rencontrer quelqu’un qui la remettrait en son chemin ; ne pouvant bien s’ajuster, ni se servir d’une voie ni d’autre [sic], et demeurant comme suspendue, sans rien avoir de solide et de certain qui l’occupât. 1671.

3.5 Connaissance de soi. Voie du rien.

L.V. La véritable lumière donne une vraie connaissance de soi. La voie du rien et de la petitesse est préférable à celle des grâces extraordinaires.

1. Il me semble que je dois croire raisonnablement, que ce que N. vous dit dans sa Lettre, est très vrai ; mais je ne puis croire absolument que Dieu agrée cette sortie dans les circonstances présentes. Je vous avoue que cet intérieur-là ne m’est jamais revenu. Il y a quelque chose dans son procédé de visions, et d’extraordinaire, qui n’a pas, selon mon goût, un certain goût de vérité : cela n’est pas [12] marqué de Jésus-Christ. Quand ce sceau y est, il y a de la connaissance véritable de soi, et par conséquent une horreur formée, et une mésestime de tout ce qui sort de soi, en quelque état que l’on soit. Car même plus l’âme entre en Dieu, et se perd, plus elle s’abhorre, car plus elle se connaît : ce qui ne cause pas réflexion, mais plutôt éloignement de soi par perte amoureuse.

2. Et voilà la raison pourquoi Jésus-Christ étant Dieu, était en une vérité de son néant comme homme ; qui était infinie : ego [autem] sum vermis et non homo5, etc., et qui était aussi la source de son insatiabilité, et de son altération pour le mépris. Il est donc très vrai qu’une âme qui a un petit point de cette véritable lumière qui lui découvre Dieu, découvre en même temps son soi-même ; et ainsi altérée, de son néant, elle détruit de ce qui sort de soi, et l’a en horreur : et je ne vois pas cela en la personne que vous savez.

Quand Dieu fait la miséricorde de ne pas conduire par l’extraordinaire mais plutôt par le rien et le néant, c’est mettre l’âme dans la vérité, et la retirer d’un million de pièges que je remarque dans les autres âmes conduites par les voies de visions ou de grâces positives, et qui mettent l’admirable en l’âme.

3. Ce n’est pas qu’il n’y ait de bonnes choses en cette personne : mais il faut tant de soins et de peines pour démêler le bon d’avec le vil, que cela est fâcheux. Et si elle était fidèle à suivre le néant, ce serait bientôt fait : mais il faut tant mourir, que c’est une pitié. Peu d’âmes [13] sortent des pièges de l’amour-propre6 ; car peu quittent et veulent bonnement quitter la voie des sens, quoique selon leurs paroles elles le veuillent. Mais quel moyen de se quitter ? L’amour infini que l’on a pour soi crie si haut quand on veut un peu en essayer que l’on revient aussitôt autour de soi, si l’on s’est un peu perdu de vue, dans la sécheresse, la nudité et la pauvreté.

4. Mais de voir des âmes qui se perdent parfaitement de vue, sans plus penser à soi, ni se rechercher, étant perdues dans Dieu même ; ô que cela est miraculeux ! Car on ne saurait jamais croire ce qu’est Dieu à ces âmes qui s’oublient parfaitement et entièrement. Si je vous disais que c’est un vide entier, un non-savoir, un non-vouloir, et un non-goûter, cela vous surprendrait. Cependant cela est vrai : et cela est le gibet où la nature, c’est-à-dire les sens, et les puissances, et le fond de l’âme expirent cruellement et impitoyablement, souffrant un million de croix ; mais aussi c’est [là] où l’âme au-dessus de soi vit heureusement pour la gloire de Dieu, mais [où elle vit] malheureusement pour le goût et l’amour-propre. Ceci soit dit en passant pour vous faire comprendre que la petitesse, l’humiliation, et le reste est ce qu’il faut, et ce qui conduit à la lumière de vérité ; et non ce qu’il y a de grand, ce qui agrandit, et ce qu’il y a d’assuré ; mais plutôt l’incertain en bonne manière, c’est-à-dire [ce] qui fait perdre l’âme et la fait s’abandonner à Dieu.

5. Voilà chère sœur7 ce que les créatures ne nous sauraient donner, et ce qu’elles ne nous sauraient ôter ; pourvu que l’âme ne se tourne pas vers elles par amour et complaisance. C’est [14] pourquoi ne vous étonnez pas s’il vous vient des croix, des misères et des abandons. Il est vrai que leurs seules caresses, et leurs approches, (je dis des créatures) sont une peste. D’où vient qu’il faut chérir leurs persécutions et leur haine, et craindre leur [s] approche [s], et leurs caresses : ce qui ne se fait presque jamais (à moins d’un miracle) sans perte très notable ; si bien qu’il faut avec prudence les écarter [i.e., ces caresses et approches des créatures] autant que l’on peut. On sera pauvre ; mais il n’importe. 1669.

3.6 Se dénuer. Trouver Dieu en l’action.

L.VI. Se laisser dénuer peu à peu. Comment trouver Dieu dans l’action. Pratiques de petitesse.

1. Selon que vous me mandez, vous vous dénuez trop tout d’un coup, et vous vous précipitez selon votre naturel, sans observer les démarches de Dieu dans votre âme. Vous me dites que vous n’avez plus d’objet ; c’est trop, vous devez en avoir un simple pour arrêter et occuper doucement votre âme afin que là le Soleil Éternel soit comme déterminé à opérer en elle et à y faire les merveilles qu’il prétend.

2. Je sais bien que c’est par une ferveur nouvelle que vous vous jetez à corps perdu dans cette grande nudité, comme y trouvant davantage l’amour de Dieu et votre repos, et y voulant trouver davantage votre perfection. Cependant dans la suite vous n’y trouveriez que le dégoût et un labyrinthe d’esprit qui vous embarrasserait [embarrasseraient] : car assurément vous n’êtes pas encore là ; vous êtes encore trop en vous-même, [15] (comme toutes vos lettres me marquent manifestement,) pour être dans un état si dénué et où Dieu doit être par conséquent si pleinement le maître de vous. Vous me direz peut-être en passant que je vous dise en quoi je remarque dans vos lettres que vous êtes tellement en vous-même ? c’est par vos ferveurs et par un bouillonnement précipité que je vois en tout ce que vous faites et entreprenez par une bonne intention et non par un ordre réglé de Dieu, que je m’en vais vous marquer en particulier.

3. Ainsi vous devez donc vous arrêter à quelque simple vérité, comme je vous l’ai dit quantité de fois, et recevoir humblement ensuite ce que Dieu vous donnera. S’il semble ne vouloir vous rien dire ; tenez-vous humblement en repos vous contentant de ce que Dieu veut, et de fois à autre remettez doucement votre âme en vue amoureuse de votre vérité comme sollicitant sa bonté de vous regarder par sa miséricorde. Dieu aime beaucoup ces regards amoureux d’une âme humiliée en l’Oraison : car c’est là humblement frapper à la porte de sa miséricorde divine pour le solliciter de départir ses grâces à l’âme désireuse de lui. Et quand l’âme a fait plusieurs fois ces essais amoureux, ou Dieu lui donne quelque chose, ou non : si Dieu lui donne quelque éclaircissement ou lumière, elle s’en occupe doucement et humblement ; si Dieu ne lui donne rien, elle demeure humiliée et contente : car ayant fait d’elle-même ce qu’elle a dû, Dieu ne manque jamais de faire à son insu plus qu’elle ne peut prétendre et qu’elle ne peut voir ; ce qu’assurément l’âme découvrira ensuite par la paix [16] et le solide qu’elle trouvera étant hors l’Oraison pour exécuter l’ordre de Dieu dans l’action.

Quelquefois aussi l’âme demeure si sèche et si obscure qu’elle ne se connaît ni ne connaît rien en son Oraison. Pour lors qu’elle ne laisse8 pas dans cette langueur et dans la peine qu’elle y souffre de frapper amoureusement, comme j’ai dit : car les regards très simples, quoique très obscurs, ne laissent pas d’être vraiment amoureux, quoiqu’en sécheresse, et par conséquent efficaces pour attirer l’opération de Dieu en l’âme qui sait s’abandonner et se délaisser pour être formée, ajustée et accommodée selon l’ordre de Dieu, qui sera [fera ?] toujours sa beauté et qui fera toujours en telle âme humblement constante une vraie et solide Oraison.

4. Ne vous conduisez donc point par des ferveurs, qui n’ont nulle voie solide : et vous verrez que par là la foi s’augmentera, laquelle dénuera peu à peu votre âme, et ainsi vous arriverez où vous voulez ; mais par un moyen tout autre que vous ne sauriez vous imaginer. Faute de faire l’application nécessaire à tout ceci, vous passerez beaucoup de temps sans avancer aucunement, mais plutôt vous rôderez autour de vous-même et dans vous-même sans trouver de voie d’en sortir ; notre nous-même ne nous étant qu’un labyrinthe où les ferveurs humaines et les précipitations non soumises à l’ordre divin nous font courir et faire bien du chemin sans quitter notre place.

5. Tâchez d’être bien fidèle à vous posséder dans l’action et dans la conversation, vous renouvelant de fois à autre en la présence de [17] Dieu, et faisant cela de manière qu’on ne puisse pas s’en apercevoir. Cela vous servira pour établir le solide en votre action et pour régler votre naturel trop vif : et vous verrez qu’en faisant de cette manière, l’action ne vous brouillera pas mais vous disposera pour l’Oraison, vous donnant une certaine faim d’y retourner pour y être plus à l’aise. Prenez garde en ce temps de conversation et d’action aux trop grandes recherches de vous-même, en vous établissant dans l’esprit des autres par un million de productions d’esprit, qui vous viennent à la foule par la vivacité de votre imagination. Modérez gravement mais agréablement ces choses, afin de n’être pas ennuyeuse par un trop grand retirement en vous-même, comprenant bien que notre sortie vers le prochain, par un ordre réglé et en bonne manière, n’est pas sortir de Dieu, mais plutôt que c’est une demeure de notre âme en lui ; car comme il est infini, il est aussi bien en la conversation et en l’action qu’en l’Oraison, pourvu que nous tâchions d’être également hors de nous en ces choses, c’est-à-dire que nous faisions de notre mieux, selon le degré où nous en sommes, pour y trouver Dieu, qui veut que nous conversions et agissions, comme il veut que nous priions.

6. Les sentiments que vous me marquez pour l’Enfance de Jésus-Christ sont très bons, et les véritables fondements qu’une âme doit prendre, pour s’établir solidement dans la piété et dans l’intérieur : car autant qu’une âme est petite aux yeux des hommes et de Dieu même, autant est-elle en état de recevoir des dons infinis. [18]

Prenez garde sur cela de vous mettre sans ordre dans beaucoup de pratique de petitesse. L’âme voulant établir l’ordre divin en elle, doit recevoir avec beaucoup de respect et d’amour, les occasions de s’apetisser et de s’humilier qui lui arrivent, et être aussi bien suavement humiliée quand elle n’y est pas fidèle : mais elle ne doit pas (quoique avec ferveur et bonne intention) se jeter en confusion dans ces occasions ; c’est une chose trop précieuse : elle les doit regarder avec respect, mais non pas y mettre la main sans que Dieu le lui marque ; autrement elle mettra en son âme une confusion, qui paraît belle aux yeux du monde, mais qui n’est pas telle dans l’ordre de Dieu.

Ce que je vous dis ici, je vous le dis de toutes les autres pratiques dans lesquelles on se jette par bonne intention : vous les devez voir et regarder avec beaucoup de respect, mais vous tenir en votre place, jusqu’à ce que Dieu vous le marque par quelque occasion de providence.

3.7 Petites croix. Oraison simple

L.VII. Que Dieu se donne à l’âme en cette vie par toutes les petites croix qui nous donnent la mort. Joie et paix par l’ordre de Dieu. Fidélité à l’oraison simple de la foi obscure.

1. Les âmes sont souvent très trompées croyant que Dieu ne vient en l’âme que par de grandes choses, et par les rencontres extraordinaires, et ainsi elles sont toujours en l’attente de ce qui ne vient jamais. Et de cette manière elles n’ont jamais rien de présent, d’effectif ou de réel ; ce qui ne se donne et ne se fait que par les petites croix et les petites rencontres du moment de nos états et conditions, par quoi Dieu se donne en magnificence, autant que telles choses nous donnent actuellement la mort et détruise en nous un million de petits sentiments qui nous font vivre en nous-mêmes, et par conséquent hors de Dieu.

Elles [les âmes] sont tellement persuadées qu’en cette vie Dieu est quelque chose de grand et d’éclatant, jugeant les choses de Dieu par les choses de la terre, qu’elles ont toujours tout entre les mains et sont toujours tâtonnant pour trouver une chose qu’elles croient n’avoir pas. Et tout cela faute de se bien convaincre que Dieu n’est rien pour ainsi dire en cette vie, ou plutôt que le rien est Dieu ; mais le rien causé par les contradictions, humiliations et pauvretés de notre état, et généralement de tout ce qui nous humilie, abaisse et détruit ce que nous voulons être dans le monde, non seulement selon le monde mais encore selon Dieu. Ainsi qui connaît Dieu en cette vie, Le découvre si parfaitement en toutes les plus petites choses de notre état et de ce qui nous arrive, que le soleil n’est pas si aisé à rencontrer au milieu d’une rase campagne en plein midi d’un beau jour d’été, que Dieu Se découvre à une âme fidèle qui se rapetisse en son état. Quand je dis rapetisse, je n’entends pas cela activement mais passivement, c’est-à-dire qui sait se laisser dénuer par toutes les rencontres et les providences de son état et de ce qui lui arrive de moment en moment.

§2. Je sais bien que cette divine lumière que [20] l’on exprime facilement sur le papier n’est pas si facile de rencontrer dans notre état, mais il est bon, dès le commencement, d’en parler aux âmes, afin qu’étant déjà avancées, elles ne perdent pas tant de temps à courir après les papillons, en laissant la réalité et la vérité qu’ils ont sans la connaître et par conséquent sans s’en nourrir. Ce qui fait que quantité de personnes sont toujours en quête et empressées pour ce qu’elles n’ont et n’auront jamais, et laissent et abandonnent le réel, qui est ce qu’elles ont de crucifiant en leur état et condition ; de cette manière, elles ne se nourrissent jamais de véritable et solide, qui est ce qui donne Dieu et ce qui dans la suite est Dieu.

Je vous dis tout cela à l’occasion de N. et afin que vous voyiez de plus en plus que votre bonheur est entre vos mains, sans aller le chercher autre part que chez vous et en vous-même.

3. Vous faites très bien d’être gaie par l’ordre de Dieu, et vous verrez par l’expérience que cela vaut mieux que toutes ces méthodes forçées où l’on ne s’ajuste pas à ce que Dieu veut chaque moment. On n’est proprement dans le divertissement, et l’on ne donne de la joie aux autres qu’en vue de Dieu ; et de cette manière tout cela est Dieu à votre âme en l’état où elle est.

4. Quand Dieu vous donne la paix, recevez-la, car Dieu y est ; et souvent elle est aperçue pour un peu refaire et consoler les sens ; souvent aussi elle n’est nullement aperçue et il ne faut pas laisser d’y demeurer, car la vraie paix n’est pas essentiellement un calme aperçu, mais bien une situation de notre esprit qui [21] demeure secrètement en l’ordre de Dieu, laquelle situation ou arrêt s’écoule même dans les sens, quoiqu’ils se tourmentent quelquefois par les imaginations, craintes et soins de notre condition ; mais cette paix et cet arrêt les font demeurer en repos, quoiqu’ils paraissent n’y demeurer pas. Si bien que pour bien exprimer cette paix, il me paraît que l’âme est semblable à une personne qui est arrivée à un lieu où elle prétendait aller : cette personne a le repos, parce qu’elle ne tend plus par désir et inquiétude vers ce lieu, cependant elle ne laisse pas au même temps d’avoir le soin, l’inquiétude et le reste que l’état présent demande d’elle. Vous voyez que la paix et le soin subsistent ensemble. Quelquefois aussi tout est en repos et ainsi la fête est entière : mais cela est de peu de conséquences pourvu que le principal y soit, et qu’en cette disposition l’on sache ménager son âme dans la paix que requiert chaque chose de l’état présent et des rencontres de chaque moment.

5. Continuez à faire oraison autant que vous le pourrez et que vous y avez de facilité, en sorte que le corps ni la tête n’en souffre pas. Ce je ne sais quoi qui assurément vous est Dieu en votre état, est vraiment ce qu’il vous faut pour faire oraison, et pour vous occuper tout le jour si vous le pouvez. Il n’y a qu’à vous laisser doucement conduire et occuper par ce je ne sais quoi, qui dans la suite fera bien voir que c’est quelque chose, puisque ce je ne sais quoi sans forme et idée, qui occupe en paix l’âme et la nourrit sans aliment, devient une beauté et un bonheur inconcevable, renfermant tout bonheur et toute beauté. [22]

6. La semence de chaque chose n’a nulle figure de ce qu’elle produit et dans la suite elle donne un effet admirable. Ces graines que l’on met en terre, pourrissent ensuite et deviennent de belles fleurs. Il en va de même de cette occupation secrète en l’oraison, que l’on ne peut bien exprimer que par ce terme un je ne sais quoi. Quoique ce je ne sais quoi soit si petit et si obscur, cependant c’est une très grande lumière, non en la manière de la créature, mais en la manière de Dieu, pour découvrir les défauts de la créature ; et par là peu à peu l’âme vient à avoir les yeux si perçants, quoique crevés à ce qu’il paraît, que la moindre faute ne lui peut être cachée ; elle pénètre par ce moyen le plus secret d’elle-même et il semble qu’elle pénètre les abîmes divins, quoiqu’elle ne voie rien. Cette sorte de pénétration et de lumière est de la même nature que sa source ; et comme c’est un je ne sais quoi, aussi fait-elle voir un je ne sais quoi dans l’impureté de son âme qui ne la contente pas.

7. Tout cela ne s’accroît qu’autant que ce je-ne-sais-quoi augmente, et ainsi elle est en grande lumière et ténèbres, et a toujours ces contraires, comme j’ai déjà dit, jusqu’à ce que cette lumière non seulement se soit assez accrue mais encore qu’elle ait mis une suffisante pureté en l’âme qui ait détruit l’impureté de son fond, et par conséquent qui ait remédié à l’opposition qu’elle sent à l’égard de Dieu : et pour lors ses yeux commencent à s’ouvrir et à découvrir qu’elle est sa chère hôtesse qui a fait et qui fait tant de merveilles.

On arrête le cours de cette divine lumière, quand on n’est pas fidèle à se purifier selon le degré de son oraison, et des grâces que Dieu y communique.

8. Ce je ne sais quoi, dont j’ai déjà tant parlé autrefois, est la lumière de foi et de sagesse, et assurément quand elle est grande et beaucoup avancée, c’est-à-dire quand, de foi, elle est devenue sagesse, ce qui ne s’opère que par la mort et la perte qu’elle cause, pour lors elle commence à faire voir les beautés divines et ce qui était en elle, et ce qu’elle faisait d’inconnu commence à se manifester : durant qu’elle n’est que foi, tout y est caché en foi ; mais devenant sagesse, elle devient beauté divine et merveille de Dieu ; et tout cela selon que la divine Sagesse l’opère en l’âme qui est assez heureuse de mourir et d’expirer en foi.

3.8 Fidélité aux croix

L.VIII. Fidélité aux croix extérieures et intérieures.

1. Ne vous étonnez pas des croix extérieures et des peines : c’est une chose nécessaire et dont Dieu Se sert pour la purification. Il faut y être fort fidèle, et vous ne sauriez croire combien ces choses sont essentiellement nécessaires, non seulement pour purifier, mais encore pour lier et unir à Dieu, d’autant que l’applaudissement, les affaires qui réussissent, même pour la gloire de Dieu, l’honneur et le bien temporel, sont un poison dont on ne se sauve presque jamais. Et Dieu qui veut S’attacher quelques âmes par union spéciale, permet que tout se renverse au lieu de réussir, que tout se brouille au lieu de fructifier : et souvent toutes choses se réduisent à tel point ; que cette personne n’a où mettre son pied pour se reposer ; heureuse en Dieu, et malheureuses selon le monde et dans son sentiment.

C’est cette vérité qui nous est marquée en l’Évangile de la drachme perdue. Il faut tout renverser pour la trouver, et l’humiliation et la perte que cela cause en l’intérieur, est bien plus grande souvent qu’elle n’est à l’extérieur.

2. Il faut bien prendre garde à la nature, qu’elle ne se lie au monde ou aux consolations humaine, qui servent en cette rencontre comme des planches à un homme qui se noie ; et quand on n’a pas tel attachement, on s’en prend à soi-même, craignant et se convainquant que Dieu nous délaisse : et de cette sorte nous délaissons Dieu, laissant la mort qui s’opère par la pointe de ces choses.

3. Qu’une âme est heureuse quand Dieu allume le feu à l’extérieur et à l’intérieur pour la purifier ! Le feu extérieur sont les croix du dehors, quelles qu’elles soient. L’intérieur est le rebut et l’éloignement de Dieu, et le brûlement que nous en sentons ; ce qui est une grande grâce, que pour l’ordinaire Dieu ne donne à l’âme qu’après qu’elle est bien purifiée et fortifiée par le feu extérieur, lequel en quelque degré qu’il soit, ne fait qu’échauffer, comparé au feu intérieur qui brûle et consume sans soulagement. Car on en peut prendre dans les croix et peines extérieures quelles qu’elles soient. Mais au feu intérieur il ne s’en trouve pas ; il n’y a point d’eau en terre pour se soulager : il faut qu’il fasse ce qu’il doit ; Dieu seul y peut remédier. Et pour le faire mieux entendre, il me semble qu’il faut comparer cela à l’opération du feu matériel qui ne fait qu’échauffer les objets distants de lui, selon leur éloignement, mais ceux qui sont en lui il les brûle et consume.

4. À moins que Dieu ne fasse la grâce de révéler cette grande et admirable vérité, il est impossible de la comprendre. Car comment croire que les croix, les pauvretés et le reste, de l’intérieur et de l’extérieur, soient une grâce et un feu purifiant : cela cependant est très vrai ; et jamais Dieu ne s’approche et ne se communique que selon le degré de cette purification. Heureuse l’âme à qui ce Mystère est révélé, et qui y est fidèle, non un jour, mais tous les jours de sa vie.

5. Il faut donc être misérable pour être heureuse, être salie pour être ornée, et être rebutée de Dieu et des créatures pour avoir la plénitude de l’amour.

Mais il est à remarquer que la fidélité n’est donnée que peu à peu, et après l’avoir bien désiré : et le malheur est qu’il y a peu de confiance dans l’esprit, et que l’on s’amuse à un million de badineries qui ne le méritent pas. Il faut tâcher de ne perdre pas du temps à l’extérieur ; au moins si on le peut, ou qu’il ne soit pas de conséquence ; car pour une infinité de menues choses, il faut tâcher de les négliger, ou y faire donner ordre par autrui ; et quand on ne le peut, se sacrifier et mourir à soi-même.

3.9 À qui parler etc.

L. III. Ne parler de la lumière mystique du fond qu’à ceux qui y sont appelés.

1. Je me suis bien aperçu que vous parlez à N. et que sans y penser vous lui insinuez votre lumière, qui n’est nullement son affaire. Dieu ne le désire pas dans cette lumière du centre et du moment ; mais bien dans la mort de lui-même, qui causera en lui une grande pureté par la mort et la rectitude de ses désirs en les calmant pour être et faire ce que Dieu veut qu’il soit et fasse, en esprit d’humilité et de vraie simplicité chrétienne, mais non mystique9. Cependant comme vous êtes plein de cette lumière mystique, sans que vous vous en aperceviez, vous laissez écouler ces discours : car je sais bien que vous n’êtes pas en état de faire encore autrement ; et [que] vous ne pouvez discerner encore le caractère et la différence de la lumière centrale et mystique que vous avez, et celui de la lumière chrétienne humble et petite etc. Car ce sont presque tous les mêmes termes : cependant il y a une distance telle que vous pourriez le faire arrêter là sans rien avancer.

2. Je vous dis ceci en secret, afin que vous preniez garde comment vous lui parlez, et que vous preniez garde aussi qu’il ne sache que je vous aie [sic] écrit de cela. Il se figure tout sur ce que vous dites, et il lui est impossible de faire autrement ; d’autant que sa grâce est objective [mais dans quel sens ?] : ainsi il se forme sur ce qu’il rencontre de plus parfait, et que son âme goûte davantage. [27]

3.10 Moyen de trouver Dieu.

A la personne dont il est parlé dans la [lettre] précédente.

L.X. Que la mort à soi-même est l’unique moyen de trouver Dieu.)

1. Mon très cher Frère. Je reçois beaucoup de consolation de vous savoir en bonne santé, et que vous continuez avec ferveur la voie de mort à vous-même. C’est là le moyen non seulement d’arriver au comble de vos désirs, mais encore de remplir véritablement et efficacement les desseins de Dieu sur votre âme.

Autant qu’une âme se vide d’elle [– même] et qu’elle se sépare de tous ses désirs et ses desseins, pour être petite en toute manière, autant Dieu la remplit avec joie ; car il ne s’écoule avec inclination que dans les vallées et les lieux bas.

2. Et voilà la raison pourquoi tant d’âmes de bonne volonté travaillent souvent beaucoup et n’avancent nullement, mais semblent au contraire reculer. Elles croient secrètement pouvoir avoir les choses à force de désirer et d’effort : et plus elles se donnent de peine pour heurter à la porte de cette manière ; plus elles se la ferment et plus Dieu devient sourd pour elles. Il apparaît à ceux qui n’y pensent pas et qui ne le cherchent pas10. Que veulent dire ces paroles, sinon d’exprimer qu’il apparaît seulement aux personnes qui ne pensent et ne soignent [28] que de s’humilier et s’éloigner de Dieu ? Leur pauvreté est trop avant dans leurs yeux pour les pouvoir ouvrir afin d’envisager un si grand et admirable objet ; et cependant dans cet humble éloignement de Dieu, il les cherche et les regarde, autant qu’ils [identifier sujet] s’enfuient et s’éloignent de sa grandeur, se cachant et se perdant en toute manière en leur petitesse et en leur néant. Ici par ce moyen se trouve le vrai calme : par là on a tout en n’ayant rien ; et jamais Dieu ne peut se laisser vaincre [qu’ ?] en cette manière [dernier membre de phrase problématique].

3. J’ai bien de la consolation que vous désiriez marcher par cette route à grand [s] pas. Je prie notre Seigneur de vous y aider ; et j’espère de sa bonté que par ce moyen vous le trouverez, et que même vous trouverez toutes choses amplement et abondamment. Je vous assure que vous m’êtes très cher, et aussi tout votre Séminaire11. Je suis à vous de tout mon cœur.

3.11 La croix donne la vérité.

L. XI. Qu’il n’y a que la croix qui donne la vérité et la plénitude en cette vie.

1. Ayez patience : Dieu veut que tout soit semé de croix, afin que par toutes manières nos âmes soient sacrifiées. Heureuse l’âme laquelle peut se crever les yeux, et s’ôter le sentiment pour la joie et la consolation, embrassant et caressant la croix de quelque part qu’elle vienne ! C’est assez que l’on soit en croix. Heureuse l’âme qui y expire sans réfléchir sur soi, et sans s’amuser à examiner rien ! Et heureuse la croix qui la tient attachée, et tout notre [29] homme tant intérieur qu’extérieur ! Cela est bientôt dit, et non sitôt fait : tant mieux, la croix en est plus excellente.

2. C’est aujourd’hui la fête de St. [saint] Pierre Célestin12, qui prouve ces vérités admirablement : car en vérité sa croix a été très pesante, mais aussi heureuse. C’était un saint doué d’une grâce admirable, tant pour la solitude, que pour la force et le courage d’expirer en croix : sans quoi je ne crois pas qu’il y ait grande vérité dans une âme ; n’y ayant que la profondeur de la croix qui met [qui mette] en vérité [i.e., qui puisse établir l’âme dans la vérité].

3. Cette vérité n’est presque jamais connue ; et cependant il n’en sera jamais autrement. Heureuse l’âme à qui ceci est révélé dans le centre d’elle-même, dans les puissances et dans les sens ; puisque cela supposé, toute vérité est en elle, sans quoi l’on vit toujours affamé. Car les joies intérieures, les consolations, et toutes les plénitudes, ne font qu’affamer ; mais la croix rassasie et donne la plénitude en toute [s] manière [s] dans cette vie. C’est l’arbre de vie qui a toujours feuilles et fruits, et qui est toujours arrosé ; et à moins que d’expérimenter ceci, l’on est toujours petit en la voie de Dieu, toujours désireux et cherchant quelque chose.

4. Bienheureuse donc l’âme laquelle en se perdant en Jésus-Christ est attachée à la croix tant intérieure qu’extérieure, ne pouvant s’y remuer non plus que lui, mais expirant seulement par l’humble consentement ! Et inclinato capit [e] tradidit spiritum13. Jésus-Christ pour [30] donner cette dernière grâce à une âme, lui donne peu à peu par les croix qui y disposent, l’horreur de soi-même et de toutes créatures : et de cette manière la croix devient en joie [sic] à cette âme ; parce qu’elle fait mourir, et fait justice d’un misérable, et fait la séparation de ce que l’âme aime : car qui dit croix, [et] abjection, dit rebut, séparation, pauvreté, et le reste qui était en Jésus-Christ. Mais à dire justement les choses, cette grande grâce ne se donne que très peu à peu ; elle est trop exquise.

3.12 La croix fait trouver Dieu.

L.XII. Qu’on ne saurait trouver Dieu en cette vie que par la croix.

1. Je ne vous dis rien de la peine que vous m’exprimez ; ce mécontentement de vous-même et de ce que vous faites est une opération de Dieu, par laquelle il nous part à sa croix et nous fait sortir des créatures : car il est certain que comme Jésus-Christ a tout sanctifié par sa croix, aussi sème-t-il sa croix sur toutes choses selon qu’il désire que l’âme y trouve Dieu ; étant très vrai que l’on ne peut jamais trouver Dieu en cette vie que par la pointe de la croix, et même autant que cette pointe est rude et cruelle. Dans l’autre vie Dieu s’y fera trouver et l’on en jouira en joie et par la consolation ; mais en cette vie la croix est la jouissance, c’est par la croix que l’on jouit. Ne nous y trompons pas ; et faisons en sorte que l’âme soit fortement convaincue de cette grande et unique vérité. [31]

2. Ne vous étonnez pas de ce que l’âme ne l’apprend jamais, qu’elle [cette vérité ? la croix ?] lui est toujours nouvelle, et que l’âme est toujours apprentive en cette foi et [en cette] sagesse : ce n’est pas sans Mystère ; car on ne serait plus en croix, et la croix cesserait d’opérer son effet si elle n’était toujours crucifiante et accablante. Tâchons de nous aider à le croire, et quand nous déchoirons de cette certitude, réveillons doucement notre âme afin de l’encourager, non seulement à porter les croix, mais encore à porter et à souffrir nos faibles et nos défaillances pour les croix.

3. Heureuse et mille fois heureuse l’âme accommodée et ajustée à la croix et pour la croix ! Il n’y a que la seule foi et la Sagesse divine qui puissent opérer ce divin Mystère et ce merveilleux ouvrage en l’âme. C’est pourquoi je vois et revois tous les jours le don de Dieu nous découvrir quoique de très loin cette grâce. Mais heureuses les âmes qui non seulement la voient [cette grâce], mais encore qui se consomment en elle par tous les moments de providence qui leur arrivent quels qu’ils soient ! La même vérité qui est à Paris et le même Soleil éternel qui luit à Paris est [sont] le [s] même [s] ici et en toutes [sic] lieux. Les lieux changent, mais le procédé de Jésus-Christ est toujours le même, et l’on en voit la pratique et l’exécution de la même manière ; et jamais Jésus-Christ ne donnera rien à une âme que par ce moyen.

4. Ne vous étonnez pas de vos sécheresses et de vos misères ; pourvu que vous soyez à Dieu, et que vous fassiez de votre mieux pour lui être fidèle. Toute cette disposition portera fruit par la raison de ce que je vous viens de [32] dire de la croix : mais ce qui augmente cette disposition14 est la vie de vos sens qui ne sont pas assez morts dans les rencontres de joie ou d’anxiété extraordinaire. Tâchez doucement de les laisser mourir et tout se règlera.

3.13 Se soutenir dans la conversation dans les croix.

L.XIII. Comment se soutenir lorsqu’on doit être avec le monde; et quand on est accablé de croix et de tristesse.

1. Pour répondre à la vôtre, je vous dirai que la Providence vous liant à une personne, qui demande de vous que vous voyiez beaucoup de monde ; cela ne vous sera pas dommageable, supposé que vous tâchiez de le faire avec des dispositions intérieures qui sont nécessaires pour soutenir l’âme en ces rencontres, et pour empêcher qu’elle ne se dissipe pas trop. L’ordre de Dieu est un moyen de nous soutenir au milieu des plus grands dangers, où nous sommes exposés, pourvu que de sa part on tâche de s’y lier, et de s’en servir afin de ne pas se laisser trop courber et trop affaiblir par ses propres faiblesses et inclinations naturelles.

Pour cet effet donc il faut envisager Dieu en ces rencontres, et de fois à autres [sic] se recueillir selon son degré et la capacité que l’âme en a.

Pour ce qui est de vos exercices d’Oraison, de prières vocales, et de vos Communions, je crois que tout y est fort réglé, et que vous devez continuer de cette manière : l’application intérieure s’augmentant et ayant [33] de l’accroissement, vous obligera à la suite d’y changer quelque chose.

2. Vos dispositions intérieures dans les croix et dans les tristesses, que vous me décrivez, sont très bonnes ; et je vous prie de les continuer. Car il est certain que ces temps sont précieux pour mériter beaucoup auprès de Dieu, quoique l’âme ne s’en aperçoive pas, et quoique au contraire elle soit fort surchargée des peines et des ennuis que la nature lui fait souffrir par ses faiblesses et par ses défauts. Tout ce que vous me dites en cette rencontre est très bien : tâchez seulement de réveiller un peu votre âme afin de les porter [les faiblesses, etc. ?] en vue de Jésus-Christ, et en le suivant par union à ses dispositions ; et lorsque vous vous voyez plus accablée de tristesse et que votre esprit est plus rempli de pensées inquiétantes qui vous accablent, faites charitablement ce que vous pourrez pour vous en divertir un peu. La raison de ceci est, que comme cette disposition en votre esprit n’est pas par pure opération divine, elle n’est pas entièrement surnaturelle, mais bien causée par une tristesse et par une mélancolie naturelle [s], qui vous produit [produisent] beaucoup de mauvais effets ; et de cette manière l’exercice purement spirituel, qui pourrait être le remède si cette disposition était par la seule opération divine, serait un sujet d’accablement total. C’est pourquoi vous soulageant un peu et trouvant quelque petit moyen naturel de vous aider et de vous consoler avec le secours de quelque disposition intérieure d’abandon à l’ordre de Dieu, et d’inclination amoureuse vers lui, cela pourra vous être utile en ces rencontres.

3. Où il faut remarquer un grand principe [34] pour l’aide spirituelle dans les dispositions pénibles de la vie, savoir que lorsque le principe de telles dispositions est purement surnaturel, il faut y contribuer par des moyens purement spirituels et divins, et ainsi prendre des dispositions intérieures qui tendent toujours à en faire usage surnaturellement.

Mais quand le principe n’en est pas tout à fait surnaturel ; et qu’elles [les dispositions ?] nous surviennent par des tristesses naturelles qui sont causées, ou par le penchant que nous avons à la mélancolie, ou bien par des maladies et accablements d’affaires contrariantes ; pour lors il faut ménager les dispositions intérieures, afin qu’elles ne soient pas purement naturelles, aidant un peu à notre faiblesse pour nous soulager et pour nous soutenir, et ajoutant au même temps [sic] de petites dispositions intérieures pour rendre ces dispositions naturelles, surnaturelles et agréables à Dieu, tâchant encore de plus de ménager en ces temps et en cet état l’occupation intérieure conformément à son état.

4. C’est pourquoi il est de conséquence pour vous d’être fort fidèle à Dieu dans toutes ces peines que vous m’exprimez. Cette fidélité consiste en plusieurs choses. La première est de faire un usage de vertu de toutes peines et de tous les affaiblissements qu’elles causent à votre esprit et à vos sens, cela étant une source de très grandes vertus et de très grandes grâces ; et cependant quand on n’y est pas fidèle elles accablent insensiblement au lieu de servir. Cette fidélité donc consiste au rapport de ces petites croix vers Dieu, et quand l’âme n’est pas en état de s’aider de ce moyen, [35] étant trop accablée, à y suppléer par un réveil d’abandon entre les mains de Dieu.

La seconde est de soutenir un peu son âme quand on remarque que les croix font trop d’effets sur elle et qu’ainsi elle se dissipe par la multitude des petits chagrins qui s’élèvent en elle, ce qui la retire de l’occupation vers Dieu et de sa fidélité aux retours amoureux vers sa divine Majesté, qui doit toujours être par l’aide des moyens que cette Bonté nous distribue dans les moments de notre vie en nos états. Et quand l’âme n’est pas bien fidèle en ceci, il se fait insensiblement et imperceptiblement un état de chagrin et de suffisance en l’âme, qui éloigne la suavité de l’Esprit de Dieu, au lieu que les croix, quelles qu’elles soient, l’y doivent attirer incessamment. Car il est certain que les âmes crucifiées et fidèles à l’Esprit de Dieu, et à sa conduite en ces états, sont [font ?] les délices de Dieu quand son Esprit est en liberté d’en faire l’usage qu’il prétend. Mais quand cela ne se rencontre pas, telles croix gênent beaucoup et dessèchent extrêmement l’âme, lui arrivant ce qui est ordinaire dans les jardins ; où le même Soleil qui y donne, la terre étant cultivée et bien ensemencée, produit des beaux et utiles effets, et au contraire ne l’étant pas il y fait venir de très mauvaises herbes en abondance.

3,13

5. Je ne puis que je ne vous dise ici [sic] un mot de conséquence dans l’expérience que j’ai eue jusqu’à présent de certaines personnes, qui faute de donner la liberté à l’Esprit de Dieu pour les conduire, se sont liées à des sentiments qui n’étaient pas de son Esprit : quoiqu’elles eussent toutes les bonnes volontés du [36] monde d’être vraiment à Dieu, et de faire usage de toutes choses selon son Esprit ; cependant elles se trouvaient semées de toutes sortes d’épines et de peines qui desséchaient leurs âmes crucifiées au lieu de leur donner de l’onction, la paix et la joie. Tout au contraire j’ai toujours remarqué que les âmes qui sont beaucoup droites dans leurs intentions, et dans ce que Dieu désire d’elles, portent toujours un cœur dégagé, paisible et tranquille15, plus elles sont crucifiées, et qu’encore que la croix du premier abord donne de l’amertume, c’est pour adoucir et pour vivifier. Je crois que toute personne qui aura un peu de goût de l’Esprit de Dieu demeurera d’accord de [sic] cette grande vérité par son expérience. Ainsi M. je vous conseille de vous laisser beaucoup aux mains et à la conduite de ce divin Esprit, afin d’en goûter vraiment les effets dans l’expérience de vos croix et dans la situation ordinaire de votre esprit.

6. Vous ferez toujours très bien de vous aider et de vous soutenir en ces temps de lectures comme d’une nourriture grande et efficace pour vous soutenir. Et quoique vous ne les goûtiez pas tant en ces temps [— là], ni même votre raison ; ne laissez pas d’y être fidèle : car l’esprit de foi y opère aussi véritablement en nos âmes, et même souvent plus, que dans les temps de facilité et d’onction. Je me recommande à vos saintes prières et suis tout à vous. 1678. [37]

3.14 Chagrin et sécheresses.

L.XIV. Souffrir humblement les chagrins et les sécheresses de la nature.

1. J’ai bien de la joie de vous savoir en meilleure santé. Prenez bien garde une autre fois à n’être pas si précipitée par ferveur et par dessein de perfection. Souvent le zèle, quoique bien intentionné, ne laisse pas de nous précipiter dans la nature : ainsi il faut beaucoup s’en précautionner, afin de faire usage des faiblesses non seulement corporelles mais même spirituelles que nos infirmités nous causent. Ne vous étonnez donc pas, si la nature, étant oppressée des maladies et des accidents que les infirmités causent, a ses petits chagrins, ses mélancolies et ses sécheresses : ces choses portées avec humilité et avec mort de soi-même, font très souvent plus mourir que les vertus les plus éclatantes. Tout ce qu’on doit faire est de ne pas s’y laisser aller par nature, mais plutôt de souffrir et mourir par ces choses ; et cette mort quoiqu’elle nous fasse paraître un éloignement des vertus, nous les donne cependant autant que l’âme est vraiment humiliée.

2. Je crois qu’il est à propos, pour peu que vous trouviez d’ouverture, de parler. Ce n’est pas toujours l’ordre de Dieu de tout souffrir, mais bien de souffrir avec raison et avec conduite ; et agissant ainsi cela nous donne la paix et maintien l’union.

3. Au nom de Dieu prenez bien garde de ne point suivre les mouvements impétueux de votre esprit, ni pour les vertus, ni pour l’Oraison, [38] ni pour les sentiments d’être à Dieu. Tenez-vous beaucoup en ses mains en abandon, et vous servez de ce qu’il ordonne sur vous sans le goûter, vous en contentant et l’offrant à lui ; et il suffit. Souvent plus nous croyons tout renversé, plus les choses s’établissent quand nous sommes humbles et tranquilles. Je suis à vous de tout mon cœur. 1678.

3.15 Expérience de ses misères

L.XV. Se posséder par une paix humble dans l’expérience de ses misères, en s’élevant à aimer Dioeu par-dessus tout. Trouver Jésus-Christ dans les providences crucifiantes de son état.

1. Ne vous étonnez nullement de vous voir enfoncer de plus en plus en vous-même, et de remarquer même votre plus grand éloignement de toute vertu ; ayez patience, car cela aura son effet. Il faut que Dieu vous fasse pénétrer la vérité de ce que vous êtes, avant que vous soyez éclairée véritablement comme il faut ; car sans miracle, cela ne se peut faire avant que l’âme ait croupie un très long temps dans ses misères et pauvretés. Assurez-vous que vous n’êtes pas encore au carrefour, où vous trouverez qu’il y a encore bien d’autres misères à découvrir. Tâchez de ne vous pas étonner, mais plutôt de vous posséder par une paix humble dans toutes ces expériences ; et cela supposé, vous verrez que la lumière sortira des ténèbres et la beauté de l’ordure, et que vous trouverez le tout caché dans le fond du rien.

2. Ayez courage en votre misère et en votre [39] pauvreté, gémissant doucement et désirant humblement de voir et de trouver au travers de toutes ces misères ce Dieu caché, qui vous cherche, quoiqu’il vous paraisse que vous vous enfuyez. Soutenez fortement ce combat et vous trouverez qu’en perdant et succombant par vos faiblesses, vous vaincrez le Très-fort : car ce Dieu d’amour Se laisse gagner et même garrotter dans la suite par un cœur humblement amoureux et accablé par tout ce que vous me dites.

3. Réveillez votre amour et quoique votre cœur ne soit pas ardent et affectif, je m’assure qu’il est touché d’amour au milieu de vos glaces, pour vous solliciter d’aimer au-dessus de tout le Tout-aimable. C’est pourquoi plus vous vous voyez pauvre, liée et garrottée dans vos péchés, vos insensibilités et vos misères, plus vous devez vous élever, (quoiqu’il vous paraisse sans fruit) afin d’aimer.

3,15

Aimez, aimez encore une fois, non persuadée de cet amour par ce que vous avez et expérimentez, mais bien par la certitude que Dieu vous fait donner qu’Il veut que vous L’aimiez par-dessus tout. Si un pauvre petit berger était chéri d’un grand roi, aurait-il raison de ne pas se contenter en y correspondant par amour, disant qu’il est trop misérable et qu’il y a un trop grand éloignement de son état de la dignité d’un roi ; que ses pauvres habits et sa manière maussade ne sont pas propres pour aimer un roi ? Tout cela ne serait pas une raison, ni raisonnable ; car l’amour divin qui nous aime, est la raison qui nous rend dignes de nous élever en amour au-dessus de nous-mêmes et de nos pauvretés, afin de [40] réciproquer et d’aimer sans fin et sans bornes l’Amour infiniment aimable. Pardonnez-moi donc si je vous dis tant que votre cœur se doit élever au-dessus de vos glaces pour vous repaître de l’Amour ou plutôt pour vous y exciter encore davantage par la vue de vos misères, vous assurant que Dieu veut que vous L’aimiez, puisqu’Il vous le fait dire.

4. Soyez fidèle à porter les petites abjections et ce qui vous rabaisse, sans vous étonner de vous voir si éloignée de la perfection du mépris de soi. Cette divine vertu est si précieuse, quoique infiniment amère, que l’on ne le saurait exprimer. Tâchez donc de vous y renouveler souvent dans les petites occasions qui vous en arrivent.

5. Ce que vous expérimentez du secours de Dieu par ma présence, me convainc de la lumière que Sa bonté m’a donnée pour votre intérieur : savoir qu’il recevra grande grâce et grande lumière actuelle par le secours d’autrui, et qu’assurément il vous est nécessaire16. J’espère que Sa bonté vous le continuera, et comme c’est Lui qui fait cette œuvre, qu’Il fera tout ce qu’il faut pour le continuer ; et je n’en doute nullement, car cette paix et ce découlement de grâce sont une conviction infaillible de l’actuelle grâce qu’il y a pour vous. Et quand telle grâce disparaît par éloignement, tâchez de remédier au chagrin et à l’ennui par le ressouvenir de ce que l’on vous a dit ; car l’un manquant, je me confie en Dieu que l’autre y suppléera abondamment.

6. Je suis bien aise que votre voyage de B. soit changé. Souffrez tous ces remèdes en esprit de mort, mais en paix ; et quand vous vous verrez trop abattue, ne vous embarrassez pas pour vous vouloir forcer : souffrez-vous et patientez humblement, faisant ce que vous pourrez. Je suis à vous de tout mon cœur.

7. Je viens de recevoir votre seconde lettre dont je vous suis très obligé. Prenez courage en supportant paisiblement et humblement vos misères, vous soutenant par toute la nourriture que Dieu vous donne. Il faut beaucoup prendre garde en cette voie d’oraison et de foi où l’esprit de Dieu se communique en abondance, de ne pas marcher avec tant d’empressement pour avancer, mais d’aller bellement et doucement en supportant et soutenant Dieu, qui selon notre sens ne va pas si vite que nous le voudrions. Dans la suite que l’âme est plus capable de voir les choses telles qu’elles sont, elle remarque bien ce que ce procédé est un aller très vite, pourvu que l’âme meure à soi et à ses inclinations.

8. Continuez au nom de Dieu vos oraisons du matin et vos retours dans le reste du jour comme vous me le mandez ; et vous verrez dans la suite que tout cela aura son effet. Car le grand édifice de l’intérieur ne se fait pas tout d’un coup, ni sans bien de la peine et bien des hauts et bas. Et il est de grande conséquence de remarquer cela, passant toujours courageusement au travers de ses sécheresses, des distractions et des embarras, pour trouver et posséder en cherchant, votre cher repos, où vous trouverez vraiment Dieu, regardant toujours vos emplois et leur suite non seulement comme ordre de Dieu, mais comme moyen choisi de sa bonté pour vous élever en l’intérieur.

9. Vous vous ressouvenez bien de ce que nous avons tant de fois dit étant ensemble, savoir que le bonheur de la vie présente consistait à y pouvoir trouver Jésus-Christ dans les providences crucifiantes de nos états. Je vous avoue que cette grande vérité paraît en mon esprit comme une aurore, qui en s’avançant peu à peu, ne change jamais, mais s’accroît toujours et devient un plein jour qui éclaire toute l’âme pour trouver en tout et partout son bonheur, aussi grand que les croix sont grandes. Je prie Notre Seigneur que cette grande vérité pénètre non seulement votre esprit mais votre cœur. Cela supposé, une personne est plus riche et plus honorée que tous les rois du monde, et je vous tiens heureuse de ce que la Providence vous caresse comme elle fait. J’en ai ma part par les embarras des affaires où je suis, mais en vérité je n’y suis pas fidèle comme je devrais et selon la lumière que Dieu m’en donne. Je suis tout à vous sans réserve. Notre Seigneur a tellement lié mon âme à la vôtre, que ce qui vous touche me fait un contrecoup fort sensible17.

3.16 L’expérience de ses misères.

L.XVI. Porter gaiement l’expérience de ses misères18.

1. J’ai lu votre billet. Je puis vous assurer qu’il est très vrai qu’il y a bien de la différence de voir les choses avec la foi en général, ou bien de les voir avec cette même lumière de foi mélangée de notre expérience. La première les fait voir belles et plaisantes, et la seconde nous les fait expérimenter amè [43] res et difformes : cependant l’une conduit à l’autre, et l’une n’est purifiée et éclairée que par l’autre.

2. On voudrait toujours se voir admirable et pure, et l’on ne l’est pas : ainsi la lumière de foi qui luit dans les ténèbres de la nature et découvre ce que nous sommes, nous déplaît ; non parce qu’elle n’est pas vraie, mais bien parce qu’elle n’est pas selon l’inclination de la nature.

Il est très vrai qu’au lieu de trouver mauvais que nous nous voyions tels que nous sommes, nous devrions en avoir une plus grande consolation : et il est très certain que les âmes qui savent goûter cette divine foi en leur expérience, vont toujours plus se certifiant de leurs misères, et cependant sont toujours plus gaies et joyeuses.

Voyez donc autant que vous pourrez, (et vous le pouvez autant que vous voudrez,) et sentez vos misères : et vous expérimenterez que mourant par ces vues peu à peu, la paix et le repos prendront place en votre âme ; car par là se purifiant insensiblement elle tombera dans la vérité.

3. Il ne faut pas s’étonner de ce que l’on voit qu’on a infiniment à mourir et même plus que l’on ne l’a cru : cela vient de ce que la foi n’était pas si grande. Mourez et soyez fidèle ; et vous verrez que par là la foi augmentera, et en augmentant vous fera encore plus profondément expérimenter ce que vous êtes, et que dans la suite elle ne vous trompera pas, supposé que vous travaillez à mourir ; car par là le cœur est fortifié : mais si cela n’était [44] pas, vous seriez incessamment étonnée, et même dans la suite terrassée.

Il en arrive tout au contraire, quand ensuite de ces vues de foi en ces expériences de ses misères on meurt, que plus on meurt, plus on expérimente un soutien qui empêche de s’éblouir dans l’expérience de ses misères infinies.

4. Courage donc, et mourez avec une paix humble et humiliée ; et vous trouverez la vie dans la mort, et la lumière dans les ténèbres. Mais heureux qui devient ennemi de la nature et de soi-même, pour pouvoir jouir de l’agrément de cette divine lumière !

*3,17 Faire usage de ses défauts.

L.XVII. Comment faire usage de ses défauts et misères. La vertu et la vérité ne s’acquièrent que par le combat.

1. Je suis convaincu, Me. [Madame], que la Bonté Divine vous ayant fait la miséricorde de vous faire concevoir le dessein d’être vraiment petite en toute manière, et de recevoir très agréablement dans le fond de votre cœur toutes les occasions qui y contribueront, elle [cette Bonté] vous continuera cette miséricorde, et même vous l’augmentera beaucoup, y étant fidèle. Ne vous étonnez pas de vos défauts, mais plutôt servez-vous-en pour vous aider à creuser ce misérable soi-même, qui quoique très abject, étant vraiment humilié, et réduit au rien, doit être le trône de Sa Majesté. C’est tout le contraire des grandeurs du monde : elles n’étalent leur Majesté et leur pouvoir que dans les cœurs [45] suffisants et grands ; et Dieu ne donne son infinité et le comble de son amour que dans le rien, et dans la petitesse, qui font éclater la grandeur de Dieu en l’âme. On ne finirait jamais sur cet article, tant il est agréable et consolant ; mais il faut passer aux autres articles de votre lettre. Prenez donc garde, que jamais les défauts non volontaires, et nos faiblesses portées avec petitesse et humiliation, n’effacent pas [sic] les traces de Dieu et les dons de Sa Majesté ; au contraire insensiblement, et sans que l’âme s’en aperçoive, elles les font augmenter en nous diminuant.

3,17

2. Vous me dites qu’après avoir reçu de si bonnes nouvelles de la part de Dieu touchant sa bonne volonté pour vous, vous devez être dans la suite toute sans défauts. Ne vous imaginez pas cela ; car sa divine Majesté ne prendra jamais ce procédé : il ne fait fructifier ses dons, ne les augmente et ne les multiplie en nous que par les peines, les souffrances et les petits ennuis que nous avons à nous supporter nous-mêmes, et à détruire nos défauts. C’est pourquoi ces mêmes défauts et ces vues de vos pauvretés, au lieu de rabaisser votre cœur, et de lui donner comme quelque incertitude des dons de Dieu sur votre âme, vous doivent plutôt animer et encourager, afin d’arriver au dessein de Dieu sur vous : car prenant cette route et ce procédé assurément ils ne vous nuiront pas ; mais plutôt ils contribueront à faire fructifier ces dons.

3. Cette sécheresse et ce petit chagrin que vous avez dans les occasions, doit [singulier] être retranché avec grande fidélité : car quoiqu’en plusieurs [46] rencontres il ne paraisse pas de conséquence, il l’est cependant en son principe, par la raison qu’il nourrit beaucoup la nature et la fait vivre en soi-même, spécialement ayant un naturel bâti comme le vôtre, qui est infiniment caché dans sa plénitude et qui se cache entièrement à soi-même par sa lenteur naturelle. Car quoique devant les autres il ne paraisse pas que votre naturel soit beaucoup suffisant, paraissant raisonnable ; cependant il l’est extrêmement, et vous ne sauriez croire la peine que vous aurez à faire décamper votre naturel de chez soi par une solide humiliation et petitesse de soi-même. C’est pourquoi vous sentirez toujours une grande difficulté à vous soumettre aux sentiments des autres, et à vous assujettir à leurs naturels contrariants ; non pas que vous fassiez des éclats qui fassent grand bruit, car l’orgueil d’un naturel caché l’empêcherait : mais pour les petits feux sourds et sans bruit, vous les aurez fréquents ; et ce ne sera que par la très suave et très continuelle fidélité à vous vraiment rapetisser par union à Jésus-Christ que vous en viendrez à bout peu à peu.

4. Et sur toutes choses prenez garde qu’il vous est d’infinie conséquence de ne rien approuver en ces rencontres, mais plutôt de vous donner le tort ; d’autant que par ce moyen et par la Providence, qui vous en fournira continuellement, vous viendrez bien plutôt à bout de rectifier ces vies secrètes de votre naturel. Vous verrez par votre expérience, étant bien fidèle, qu’il n’y aura jamais que les moments de contradictions, d’humiliations et de combats qui auront le pouvoir de vraiment réveiller [47] votre âme et de la remettre en voie pour marcher efficacement vers Dieu. Tous les efforts de vertus ne vous seront point si surnaturels que vous seront ces moments, y étant fidèle ; et je suis très aise que vous expérimentiez cette vérité sur la diversité de vos naturels. Car comme vous a unis ensemble par son ordre, il est certain que Dieu élèvera ce moyen de contrariété19, (et ainsi tout le reste qui vous arrivera de cette part,) pour vous être un moyen divin de votre perfection, et pour entrer vraiment dans l’accomplissement des desseins de Dieu sur vous : c’est pourquoi soyez-y extrêmement fidèle. N’envisagez ces moments de providence que comme des coups de pinceaux dont Dieu se sert et se veut servir pour former vraiment Jésus-Christ dans le fond de votre âme : mais sachez et retenez toujours que jamais cela ne se fera ni [ne] s’exécutera qu’en faisant sortir de votre même âme le pus qui est contenu et renfermé dans vos mêmes plaies.

5. Et c’est ce qui trompe les personnes : car elles voudraient toujours que Dieu allât imprimant les vertus et les grâces dans leurs âmes, sans en faire sortir la malignité ; ce qui ne se fait jamais. Et c’est pour cet effet que l’on remarque que Dieu ne donne jamais une vertu et un don que par la pointe que son contraire nous donne. Si Dieu nous veut donner la petitesse, ce sera toujours en nous faisant combattre notre orgueil ; et cela par un million de petites occasions qui nous le font expérimenter, et ainsi nous oblige à le combattre et à y travailler : ce que je dis de cette occasion, je le dis de toutes les autres. C’est pourquoi les âmes [48] travaillant à leur perfection avec courage doivent être de plus en plus animées de posséder les vertus contraires, plus elles voient de misères, et expérimentent de pauvretés. Et je n’ai jamais vu d’âmes arriver à la vérité et à la jouissance de Dieu qui n’aient vraiment passé par ce procédé : c’est pourquoi quand je trouve des personnes, auxquelles leurs pauvretés et misères ne font point de peine, je conclus facilement qu’il y a peu ou point de lumière en elles.

6. Prenez donc courage au nom de Dieu, et vous servez [servez-vous] du don de Dieu, qui assurément se servira non seulement de toutes vos misères, mais de tout ce que vous avez en votre état, pour vous faire arriver au dessein éternel de Dieu.

3.18 Moyen de trouver la présence de Dieu.

L.XVIII. Que la fidélité à la lumière de l’ordre divin en tout ce qui nous arrive de pénible, est le véritable moyen pour trouver la lumière de la présence de Dieu.

1. Vous m’avez donné beaucoup de joie en m’apprenant de vos chères nouvelles dans ce désert où l’on ne parle que d’affaires, et où il faut que tout mon esprit soit partagé par un million de petits soins, que je tâche de prendre en ordre de Dieu, sa volonté m’ayant placé en ce lieu. La lumière de l’ordre divin est très belle à qui la fait goûter : mais en vérité c’est tout autre chose à qui s’en nourrit par l’expérience pénible de tout ce que nous [49] avons à faire et à souffrir dans l’état, et dans la posture où Dieu nous met.

2. La lumière de ce divin Ordre est bien agréable à l’esprit qui la goûte, et qui en est éclairé : mais l’expérience pénétrant plus profondément communique cette joie, autant qu’elle écrase véritablement, non seulement notre esprit par un million de choses contraires qui l’embarrassent et le brouillent, mais encore toutes nos passions et nos inclinations ; si bien qu’il semble que Dieu prenne plaisir dans les rencontres de choquer et de combattre tout ce qui est en nous par tout ce qui nous peut contrarier. Et il est vrai qu’un long temps par ce combat nous nous voyons tantôt forts, tantôt faibles ; souffrant ainsi un million de vicissitudes qui sont amères à la vérité, non seulement par la peine contrariante qu’elles nous causent, mais encore par les diverses choses qui nous arrivent. Cependant tout cela étant porté avec fidélité, sans qu’on y puisse découvrir la main de Dieu, ce qui consolerait beaucoup, on trouve peu à peu que par ce moyen inconnu l’âme s’arrange et se met dans sa place, et qu’ainsi elle expérimente autant de joie solide en toute [ms., toute] elle-même, qu’elle est peinée de douleurs en se soumettant et s’ajustant aux providences qui lui arrivent en son état.

3. Je vous parle de moi en la situation où je suis ; car je vois que vous avez la même peine en votre état. Mais prenez courage, et assurez-vous que par la fidélité que vous aurez, vous trouverez que la foi s’élevant peu à peu dans votre âme par l’aide des diverses croix et peines, vous sera une lumière qui vous découvrira toute cette beauté. Il ne faut pas se tromper [50] : elle n’éclaire et elle ne s’augmente que par la pointe des croix, et sa douceur ne pénètre notre âme que par l’amertume des renversements qu’elle nous cause. C’est pourquoi peu de personnes sont capables d’en jouir et de la goûter : mais quand on est assez heureux de pouvoir un peu savoir sa manière et son adresse, on doit tout faire et tout souffrir pour se rendre heureux par son moyen.

4. Vous voyez par tout ce que je vous viens de dire, que non seulement la pointe de la croix causée par les suites de nos états, nous donne un bien infini, l’ordre divin s’en servant ; mais qu’encore Dieu se sert industrieusement et par amour de nos faiblesses mêmes, et de nos contrariétés à nous laisser ajuster à cet ordre : et que par tout cela la lumière peu à peu se lève, autant que nous nous en servons en nous rectifiant peu à peu.

C’est pourquoi comme votre naturel est beaucoup abattu et que par une suite il est chagrin, s’ennuyant de beaucoup de choses que l’expérience vous découvre et vous fera découvrir, vous devez incessamment vous réveiller, non par acte ; mais par disposition intérieure de foi, qui vous doit certifier que Dieu est toujours présent et prêt de vous secourir et de vous donner la main autant que vous expérimentez votre pauvreté et votre contrariété : et ainsi tâchant de voir toujours Dieu en état de vous aider et de vous recevoir, il faut faire votre possible afin que votre cœur soit dilaté.

5. Vous me dites que vous croyez n’être pas assez occupée de Dieu durant le jour à cause des divers devoirs et des grandes occupations qui [51] consument votre journée, et qui ainsi peu à peu vous dérobent Dieu.

Il faut donc savoir une bonne fois, que sa bonté nous est présente en deux manières aussi véritables et aussi réelles, qui se succèdent et se soutiennent l’une l’autre, et qui à la suite ne deviennent qu’une. La première est l’ordre divin, qui nous doit être et qui nous est présence de Dieu, autant que nous nous y lions par dépendance.

La seconde est une lumière secrète de la présence de Dieu que l’on tâche de suivre et de goûter, et qui étant suivie mène l’âme loin. Mais il faut savoir qu’elle n’est pour l’ordinaire que le fruit de la première, et que Dieu la donne autant que l’âme est fidèle en suivant et poursuivant sa présence en son divin ordre.

6. C’est pourquoi il vous est de conséquence de faire de fois à autre et du mieux qu’il vous sera possible, ce que vous pourrez pour avoir Dieu présent par la foi. Mais Dieu se dérobant de vous par vos fautes mêmes, ne vous en embarrassez pas : trouvez le présent en son ordre et en ce que vous avez à faire ou à souffrir dans le moment ; et vous trouverez que cette présence vous sera nourriture, et un moyen pour vous attirer insensiblement l’autre présence, qui ne se donnera à vous peu à peu, qu’autant que votre cœur et vos inclinations s’ajusteront à ce que Dieu désire de vous.

Je suis bien aise que votre âme sente cette peine de la présence de Dieu et son éloignement par ces contrariétés ; car c’est une marque qu’étant fidèle à suivre Dieu comme je vous le dis, vous le trouverez assurément. Et [52] pour cet effet laissez-vous en la main de Dieu et en son soin, et vous verrez que tout se fera à merveille ; et qu’en cette disposition tout vous doit être égal, et que tout vous sera utile.

7. Ce que je vous ai dit et écrit en diverses occasions, est très véritable ; savoir, que la foi donne Dieu et les vertus en donnant une certaine capacité non seulement pour les acquérir, mais encore pour les trouver dans les diverses rencontres de nos vies. Vous avez de la peine sur cela, ne remarquant pas en votre âme une inclination toujours égale pour toutes les vertus, et à présent pour l’exercice de la charité. Ne vous étonnez pas de cela : souffrez cette peine, et ne laissez pas cependant de faire dans les rencontres, quoique sans inclination, ce que la charité et la bonne prudence vous marqueront ; et vous verrez qu’étant fidèle comme vous le pourrez, la foi ne laissera pas de vous donner par divers contraires les vertus conjointement avec la présence de Dieu. Soyez donc assurée en ce point. 1678.

3.19 Solitude. Découverte des défauts.

L.XIX. Solitude intérieure et extérieure. Fidélité à la lumière qui découvre nos défauts.

1. Cette paix et ce vide des créatures que vous expérimentez, vous est de grande conséquence ; et plus votre inclination est pétillante20 et a de penchant pour se produire aux créatures, plus vous devez être fidèle à soutenir cette paix et ce vide. Cette sorte d’inclination naturelle va toujours au remplissement [53] et par conséquent à inquiéter et brouiller l’âme [syntaxe] : ce qui vous doit obliger à faire tout votre possible pour nourrir cette paix et ce dégagement des créatures et de vos inclinations : cela même vous portera au silence et à la solitude comme disposition extrêmement nécessaire pour la paix intérieure et pour l’Oraison.

2. Il n’est pas possible qu’une âme qui suit son penchant pour l’activité et l’inclination vers les créatures, n’expérimente toujours un empressement pour parler ou pour se retirer facilement de sa solitude intérieure aussi bien que de l’extérieure. Où plusieurs se trompent qui croient pouvoir ajuster l’intérieur avec la dissipation et l’inclination trop emportée pour les créatures : cela ne se fera jamais, et leur vie se passera toujours en combats et en hauts et bas ; étant très certain que dès que notre cœur a le penchant pour l’Oraison, il doit être ami de la solitude, du silence et de la retraite des créatures ; et qu’autant que l’Oraison augmente, ces dispositions aussi s’établissent davantage : ce qui est si vrai que l’âme doit être extrêmement fidèle à soutenir cette disposition aussi bien dans les sécheresses que dans le facilité de sa paix ; aussi bien lorsque tout manque selon son désir, que lorsque tout réussit à souhait.

3. Tout ce que vous méditez de votre Oraison est très bien : continuez-la de cette manière, en y observant toutes choses comme vous me les marquez ; et assurément cette Oraison ainsi prise fera un très bon effet en vous à la suite.

4. J’ai bien de la consolation de vous voir [54] éclairée sur vos défauts : il faut beaucoup ménager ces lumières comme étant de grande conséquence, et des suites des dons de Dieu et de ses miséricordes.

5. Où il faut remarquer deux choses ; la première que selon que l’âme travaille plus efficacement pour détruire et pour observer ses défauts, plus aussi la lumière des défauts plus cachés et plus inconnus se découvre ; et au contraire moins on travaille moins on les voit, et aussi ils nous sont moins sensibles et ne nous incommodent pas.

La seconde chose est qu’il est certain que le travail vers nos défauts étant bien efficace, la grâce s’attache toujours à ce qui est de plus particulier et davantage dans notre inclination naturelle : c’est pour cet effet que vous expérimentez davantage la sensibilité, soit pour ce qui touche votre corps ou votre esprit. Car comme ce défaut est extrêmement naturel en vous, pour peu que vous soyez fidèle à la grâce, elle y ira toujours remuant ce fumier, qui vous donnera de la peine, jusqu’à ce qu’enfin aidée de la grâce vous l’ayez beaucoup combattu [i.e. ce fumier] et que vous vous soyez laissé puissamment abandonnée en la main de Dieu, en lui laissant vos intérêts et tout ce qui vous touche. Et vous devez être fort fidèle en ce point, afin que la grâce ne travaille point en vain en vous : car comme il est très certain qu’elle opère par un choix de sagesse divine sur tout ce qui nous est et plus naturel et plus dommageable ; ainsi s’appliquera-t-elle toujours à cette inclination, et ne correspondant pas à ce trait de la grâce, vous ne feriez rien et elle serait inutile. [55]

3.20 Courir vers Dieu etc.

L.XX. Courir paisiblement vers Dieu en mourant à soi, quoique dénué de tout.

1. J’attendais toujours à vous écrire en particulier, l’ayant toujours fait en commun à N., Car comme c’est une même lumière, ce qui est utile à l’une est propre à l’autre. J’ai lu votre lettre avec attention et pour y répondre exactement, je vous dirai que votre âme est bien dans la simple et nue recherche en mourant à soi incessamment, sans assurance que d’être certifiée par le moyen que Dieu vous a choisi. Votre âme cherche toujours à avoir quelque chose de positif qui la puisse certifier, et par la Bonté divine vous ne l’aurez pas. Car si Dieu, par compassion, vous le donnait, vous seriez arrêtée en votre course et par conséquent votre grâce serait moindre. Je vois bien par votre lettre que votre inclination naturelle voudrait être certifiée d’être arrivée, et ce serait votre mal. Dieu ne le veut pas de vous et Il veut que vous alliez toujours sans vous reposer ; car ce qui vous a égaré autrefois, a été l’extraordinaire, qui était quelque chose, lequel s’interposant en votre âme, l’arrêtait ; et par conséquent elle n’allait pas en course paisible vers Dieu en mourant à soi.

2 . Demeurez au nom de Dieu certifiée, non par quelque chose que vous ayez en vous, mais par la certitude que Dieu vous donne, laquelle n’étant rien qui vous puisse arrêter, vous fera courir incessamment et vous fera toujours aller à Dieu d’un pas égal. Ainsi aller de cette [56] manière est être arrivée, d’autant que cet aller vous est et vous sera toujours Dieu, et cependant ne mettra rien en vous qui vous puisse arrêter.

3. Ce que vous avez à observer est de ne vous pas forcer, vous voyant si nue, si simple et toujours en course ; car n’ayant rien où la nature se puisse accrocher, elle se tourne toujours de côté et d’autre pour avoir quelque chose, et ne le trouvant pas, elle se ronge soi-même, au lieu qu’en s’abandonnant nuement et avec joie sans se regarder, l’âme irait toujours et jouirait toujours, quoiqu’elle n’eût rien. Ressouvenez-vous bien de ce que je vous ai dit tant de fois, que vous n’aviez qu’à mourir ; et que l’affaire de Dieu était de soigner à vous [sic] et qu’assurément Il y soignait, quoique vous n’en eussiez aucune connaissance. Ainsi ne vous embarrassez pas de ne rien voir, ni de ne rien avoir et de n’être assuré de rien ; il vous doit suffire que Dieu le sache et que vous sachiez seulement ce que Dieu veut pour mourir à vous.

4. Le jardinier cultivant sa terre laisse au soleil de faire croître toutes choses. Tâchez donc dans cette nudité de vous récréer et de vous contenter d’être au gré de Dieu, quoique vous ne soyez pas au vôtre ; autrement un fond de mélancolie vous surprendrait, ce qui serait fâcheux et vous arrêterait. Enfin ne voyez point où vous mettez vos pas, et allez toujours ; ne vous apercevez pas du lieu de votre repos et vous reposez toujours ; et il vous suffit que Dieu vous fasse certifier pour avoir sûrement l’un et l’autre. Il est d’importance pour votre intérieur de vous élever au-dessus de votre crucifiement pour jouir de Dieu en [57] nudité et en amour nu, vous abandonnant et vous laissant en paix et confiance.

3.21 Se complaire en Dieu

L.XXI. Que pour trouver la paix solide, il faut se complaire non en soi, mais en Dieu.

Je viens de recevoir la vôtre. Je vous prie de ne vous embarrasser jamais de ce que vous ne voyez pas ; il suffit que vous alliez par où l’on vous dit ; et de cette manière la lumière ne vous manquera jamais. Si vous alliez au-dessus de tout sans rien prétendre que de contenter Dieu, vous ne remarqueriez pas autant vos pertes, vos dénuements et tout le reste qui insensiblement vous donne quelque ennui.

Faites bonnement ce que Dieu veut que vous fassiez de jour à jour et vous trouverez que vous aurez toujours tout ce qu’il vous faut. Quoique vos sens trouvent peu d’appui pour se repaître, laissez-les comme des enfants qui ne savent ce qui leur faut et allez au-dessus de tout, et vous trouverez de cette manière sûrement le Tout. Mais cherchant toujours quelque chose, vous ne trouverez rien, et votre cœur et vos mains seront toujours vides. Tout au contraire, le cœur passant au-dessus de tout pour se contenter de l’ordre divin, il est toujours plein, car il est en repos, et les mains sont toujours agissantes dans l’emploi où Dieu nous appelle. Étant tel, le cœur est toujours content quoique souvent en croix, car l’on rectifie leurs piqûres seulement par la joie que l’on a de se remettre et de se soutenir [58] en ce divin ordre selon le plaisir divin. Mais le malheur est que l’on se plaît plutôt en ce qui nous plaît qu’en ce qui plaît à Dieu. Agréons davantage à Dieu sans nous plaire ni en nous-mêmes ni à nous-mêmes, et nous serons incessamment dans la joie.

3. Il est vrai et je le confesse, que cela aide le solide, mais très difficile à cause de l’amour infini que nous avons pour nous complaire : que si nous pouvions être assez généreux pour ne vouloir jamais nous plaire, nous verrions infiniment à l’amour infini, et nous serions par conséquent infiniment agréable non seulement à Dieu mais encore aux créatures pour Dieu. Prenez donc courage pour travailler peu à peu sur ce plan ; ôtez chaque jour quelques morceaux de cette dissimilitude qui vous donnent tant de peine, non pas tant en faisant quand vous ajustant à ce que Dieu veut de vous. [58]

3.22 Conduite dans les embarras de sa charge.

L.XXII. Avis de conduite intérieure pour une personne de qualité qui par la nécessité de sa condition se trouve engagée dans plusieurs occupations, et même dans des bagatelles.

1. Je reçois toujours de la consolation en apprenant de vos chères nouvelles ; et c’est avec joie que je réponds à vos difficultés. Je le ferai avec ordre, afin que cela vous soit plus utile ; et que comme l’expérience de ce que nous devons faire dans toutes les actions les plus ordinaires, est très lumineuse à une âme [59] ainsi vous y conduisant de la bonne manière, la lumière soit continuelle.

2. Car il faut observer que cette divine lumière ne vient pas en nos âmes si abondamment par les rencontres fort extraordinaires quoique très particulièrement de Dieu ; mais bien plus par tout ce que nous avons à faire et à souffrir dans le commun de notre état et de notre condition : et qui fait avec lumière et avec expérience divine se ménager et ménager aussi le don de Dieu en ces rencontres, est en état de jouir d’une lumière perpétuelle, quoique souvent sans lumière selon que les sens nous rapportent. Cependant par ce procédé il naît dans le profond de nous-mêmes une lumière qui non seulement donne le beau jour de l’éternité, mais encore y arrange admirablement bien et avec grande raison et conduite tout ce que nous devons faire, non seulement pour nous faire être bien selon l’ordre de Dieu ; mais encore pour nous bien arranger et pour nous bien ajuster pour les autres et pour nos emplois. C’est pourquoi il est de très grande conséquence de se connaître par expérience, et aussi de savoir expérimentalement comment on doit agir dans toutes les rencontres.

3. Pour répondre donc actuellement au premier article de votre lettre, je vous dirai qu’il ne faut pas vous étonner des peines qui naissent en votre esprit de l’embarras que vous prévoyez dans certaines affaires. Cela vous est naturel ; et il faut tâcher d’adoucir peu à peu cette inclination naturelle en la familiarisant et en l’ajustant aux affaires selon l’ordre de Dieu sur vous. [60]

Où il faut remarquer qu’il est de grande conséquence de se savoir bien connaître, afin de pouvoir se ménager et gagner doucement ses inclinations naturelles, en les ajustant et en les rectifiant selon l’ordre de Dieu, qui nous est marqué par nos emplois. Et ainsi quand vous vous trouvez embarrassé des affaires temporelles pour y donner ordre, tâchez de faire comme vous avez fait, et de ne pas écouter votre peine, ni votre trouble, passant fidèlement outre pour faire régner avec courage l’ordre divin à vos dépens ; et vous verrez toujours qu’encore que vous ayez eu de la peine, et même, si vous voulez, quelque petit trouble, ce procédé et cette victoire de vous-même sera toujours suivie [seront toujours suivis] de lumière et de paix en vous marquant l’ordre de Dieu.

4. Ce que vous me dites que vous avez fait en négligeant la petite joie naturelle que vous avez reçue étant déchargé de ces embarras, a été très bien : car votre esprit, comme je vous viens de dire, et tout vous-même ayant une antipathie naturelle pour les affaires et les embarras, l’esprit s’en voyant libre, insensiblement se sent au large et à l’aise ; et ainsi il vit naturellement. Il est bon pour lors du moins de n’accepter pas naturellement cette joie, mais seulement de la recevoir de la main de Dieu, qui nous met davantage en solitude par cette expédition ou décharge : mais si l’âme a inclination de passer outre en faisant le sacrifice de cette joie pour faire régner nuement l’ordre de Dieu, il est très bon ; mais il faut se laisser aller doucement et suavement à l’inclination de l’Esprit de Dieu pour en faire le choix.

5. Quand Dieu vous met dans le calme tel [61] que vous me l’exprimez, demeurez-y en abandon comme un enfant entre les bras de sa mère ; mais toujours en attente amoureuse des changements que la divine providence y voudra mettre, sans cependant changer, à cause de l’abandon du véritable fond de votre volonté : et en cette disposition recevez, comme vous avez fait, tous les changements qui vous arriveront, remarquant bien ce que je vous viens de dire de votre naturel qui reçoit facilement les grandes impressions de peines et de crainte, afin que vous vous possédiez davantage, étant suffisant en ces rencontres de troubles et d’inquiétudes qui vous arrivent en votre repos, de vous posséder seulement en vous laissant en abandon.

6. Où il faut remarquer qu’il faut bien se donner de garde de juger mal des choses et de les prendre autrement qu’elles ne sont dans l’ordre divin : autrement on se donnerait infiniment de la peine pour penser, s’arranger et s’ajuster, et ainsi pour accommoder ce que l’on aurait à faire à telle vue et à telle connaissance ; et comme elle [vue et connaissance] ne serait pas d’ordre de Dieu, l’on n’en pourrait jamais venir à bout. Il est donc certain qu’il est d’ordre de Dieu, étant de votre condition ; que vous tâchiez de faire avec perfection tout ce qu’il y a à faire, jusqu’aux bagatelles ; et qu’ainsi les retours et les soins que vous avez pris pour remarquer si tout était bien et comme il fallait, n’étaient pas hors de l’ordre de Dieu. Et quoique la nature s’y puisse trouver, et s’y trouve en plusieurs choses, il n’y a qu’à ne la pas suivre, mais seulement l’ordre de Dieu qui y est : et ainsi tels retours ne seront point une souillure, mais une rectitude, qu’il faut sou (f) [62] frir à cause de la peine que telles choses donnent à l’esprit, sans vouloir s’en défaire en les retranchant ; et ayant fait ce que l’on a pu, il faut tâcher de porter la peine et la pointe de l’humiliation qui nous peut [peuvent] arriver par les rencontres comme vous avez fait, ce qui a été fort bien exécuté.

7. Il est vrai que l’emportement des mondains pour la bagatelle est infiniment plein de lumière aux âmes qui sont assez heureuses de tendre vraiment à Dieu de leur mieux. Ne voyez-vous pas ces pauvres gens courir toujours éperdument après un moucheron ? Car en vérité tous leurs plaisirs, tous leurs spectacles, et tout ce qui fait l’emploi de leur vie n’est rien de plus solide, ni de plus de conséquence ; ce qui consume malheureusement leurs années. Mais ce rien qui est la perte de tant de gens, est la lumière très grande des âmes qui ont les yeux assez ouverts pour jouir de la lumière de Dieu qui leur découvre cette bagatelle, et qui leur fait voir au même temps le bonheur, dont ils sont capables en faisant usage du don de Dieu, qui leur fait voir bien d’autres choses, leur donnant le moyen de trouver Dieu dès cette vie, et de le pouvoir rencontrer en toutes choses, mêmes dans ces bagatelles qui sont la perte et la ruine des autres.

8. C’est pourquoi au nom de Dieu tenez votre âme en repos en tous ces spectacles, souffrant en abandon tous les effets pénibles qu’ils vous causeront ; et vous trouverez qu’ils vous seront vie par l’ordre de Dieu, et source de grâce pour vous arranger en son ordre, y trouvant un million de petites rencon [63] tres qui par leurs croix pénibles iront incessamment vous ajustant à tout ce que Dieu veut de vous : et dans la suite vous trouverez que ce qui vous a paru vous éloigner, vous approche insensiblement et imperceptiblement autant que votre âme a été fidèle à suivre avec courage Dieu dans les sentiers inconnus où il vous a fait courir, et vous êtes assuré que bien que par l’ordre de Dieu vous soyez occupé en toutes ces choses, Dieu cependant vous y occupera, et empêchera que vous n’y preniez plaisir, mais plutôt il fera que par un secret de sa divine bonté vous l’y trouverez, sans pouvoir savoir le moyen comment cela soit [sic]. Il suffit seulement que le fond de votre volonté se pointe de fois à autres vers le secret de Dieu en votre âme, laissant suavement vos sens s’occuper de ce qu’ils doivent selon votre état, afin que vous ne paraissiez ni trop recueilli, ni trop éloigné de remarquer ce que vous devez voir en telles rencontres ; étant là non seulement par l’ordre de Dieu, mais étant obligé d’en prendre soin.

9. Pour ce que vous me dites de l’ordre du [et non : de] N. pour de nouveaux embarras, laissez-vous en la main de Dieu pour tout ce qu’il voudra ; et vous trouverez que toutes les vues qui peuvent être fort véritables, touchant les croix qui vous sont préparées, vous seront utiles. Il n’importe comme nous soyons [sic], ni ce qu’on nous fait, et même ce que nous faisons ; pourvu que nous demeurions entre les bras de notre tout aimable Père, qui fait et qui peut arranger toutes choses selon son bon plaisir. Il faut recevoir également tout ce que la divine providence ordonnera : et si elle permet que [64] vous ne soyez pas approuvé, souffrez-le humblement et laissez entièrement tout votre soulagement entre les mains de Dieu.

10. Quand vous êtes beaucoup dans les embarras en vos emplois, et que vous vous sentez même distrait, ne vous ramassez pas avec force et violence, mais tout doucement. Il n’est pas le temps présentement que vous preniez beaucoup de vérités pour le faire. La simple présence de Dieu en repos et en inclination amoureuse vous sera souvent plus utile que toute autre chose ; souvent aussi une simple pensée ou vérité qui touchera amoureusement votre âme, vous suffira : et ainsi le tout est d’observer suavement et sans effort l’inclination de Dieu à vous secourir par le moyen qu’il vous présentera, sans que vous le fassiez en vous multipliant trop.

11. Je suis bien aise que vous connaissiez votre naturel qui s’arrêterait à la bagatelle et à un certain arrangement trop actif et trop exact. Dieu veut que vous ayez soin des moindres choses, mais avec une manière libre et abandonnée qui vous tienne en repos et en calme non seulement dans tout ce que vous avez à faire et à souffrir, mais encore à l’égard de vous-même. Car souvent un petit défaut que vous avez commis, brouillera votre arrangement intérieur ; ou quelque chose qui concernera votre maison et vos affaires, vous brouillera et vous incommodera beaucoup. Il est certain que cette disposition vient du fond de votre naturel ; et ainsi il faut être fort fidèle à ne vous pas embarrasser de telles choses, les faisant avec liberté et en portant aussi avec abandon les petites croix et les suites : ce qui [65] fera que votre âme se soutiendra bien mieux dans les accidents quels qu’ils soient.

12. Ne vous étonnez pas si au milieu de votre Oraison et du temps plus recueilli, votre imagination se promène et travaille sur tout ce que vous avez à faire. C’est une croix qu’il faut porter avec patience et humilité, et ne pas laisser de faire ce que l’âme doit en Oraison ; car nonobstant cette disposition elle trouvera qu’en négligeant <cette> [l’] imagination (car il est difficile d’y remédier) le pur de votre âme ne laissera pas de pouvoir s’occuper en l’Oraison, non pas si tranquillement selon les sens qu’on le voudrait, mais avec fruit par le fond de la volonté, étant fidèle à se soutenir en l’Oraison.

13. Prenez au nom de Dieu courage ; et j’espère que sa bonté vous fera trouver la paix et la joie en lui par toutes ces vicissitudes d’expériences, qui sont une allée perpétuelle vers sa divine Majesté autant que votre âme sera fidèle à outrepasser tout, en vous servant de toutes choses, pour vraiment trouver celui qui se fait chercher si amoureusement et se laisse trouver si avantageusement. Je suis à vous de tout mon cœur. 1677. [66]

3.23 Fidélité à l’Oraison dans les embarras.

L. XXIII. Sur le même sujet. Comment conserver avec la fidélité à sa charge l’esprit d’Oraison, de repos et d’abandon, même dans les abattements causés par les affaires et par la vue de ses défauts.

1. Afin de vous répondre dans le même ordre que vous m’écrivez, je vous dirai que vous faites très bien d’être très exact à votre Oraison du matin : elle sera toujours le soutien et la nourriture de votre âme, étant proprement le temps où l’âme puise la lumière et l’amour qui anime [animent] tout le reste du jour. C’est pourquoi ne vous arrêtez pas beaucoup à vous mettre en peine de remarquer si elle est lumineuse ou non : il suffit que vous y soyez exact, et que vous y demeuriez selon le bon plaisir de Dieu, pour qu’elle vous soit une vraie source de grâce.

2. Soyez autant fidèle que vous le pourrez aussi à votre Oraison d’après-midi, vous ajustant à l’ordre de Dieu, qui vous désire en cet embarras par la raison de votre charge ; et assurez-vous que les distractions, les divagations, et tout le reste qui vous y trouble, au lieu de vous faire du tort, font la pureté de votre Oraison. Pour lors votre âme tendant au repos, ou le désirant, et par là, ne pouvant en ces divers embarras d’esprit, avoir facilement d’occupation fixe en votre Oraison, la simple présence en ressouvenir de foi en fera l’occupation en ce même repos ; et cela, comme je vous dis, avec autant de fruit, que les distractions [67] et divagations vous causeront de peine et que votre fidélité sera victorieuse pour outrepasser tout sans effort, afin de trouver votre repos en simple présence ou simple vérité.

Remarquez ceci et chaque parole, comme chose qui vous est de grande importance, non seulement pour faire usage de votre état, mais encore pour en tirer le fruit d’Oraison et d’occupation intérieure que vous y pouvez trouver avec abondance de grâce.

3. Et remarquez bien encore qu’il est d’ordre de Dieu sur vous de ménager avec grande discrétion et humble suavité toutes les petites rencontres qui vous occupent, ou qui vous distraient durant ce temps, sans en faire usage avec chagrin, ni vous brouiller par un million de remises21, causées par les discours que l’on vous fait ou autres divertissements que l’on vous procure ; n’y ayant autre chose à faire, sinon de revenir doucement après ces distractions.

C’est pourquoi étant en compagnie, soit à cheval, ou en carrosse à la suite du Roi, vous n’avez qu’à faire doucement votre Oraison, et vous laisser aller comme la providence vous conduira. Tantôt une personne vous distraira et vous parlera d’une affaire, et cette affaire remplira votre imagination, tantôt une autre en fera de même ; et ainsi d’un million d’occurrences, par lesquelles il faut traverser en faisant votre Oraison, et tendre ainsi doucement à votre repos intérieur.

Votre présence de Dieu simple et sans beaucoup d’effort, est très bonne : et ne croyez pas que pour en être souvent distrait, elle soit moindre ; au contraire cela y sert, en réveillant [68] la fidélité à y revenir après la distraction, et même la purifie par la peine qu’elle cause.

4. J’ai bien de la joie que vous soyez au milieu des divertissements de votre état, comme vous me le marquez : au lieu de vous salir, ils vous purifieront, étant ordre de Dieu sur vous. Et ne vous étonnez pas, si souvent vous n’y avez pas la présence de Dieu bien sensible : il vous suffit pour l’ordinaire que la pointe de votre volonté soit tournée vers Dieu, et c’est une présence efficace. Vous ne devez point avoir de peine d’être obligé d’assister en ces rencontres ; mais au contraire le repos en abandon tout nu, vous y sera fécond.

5. Vous devez remarquer que quand vous faites Oraison le matin, et qu’ainsi vous êtes dans un plus grand repos, vous devez avoir plus d’application à vos vérités simples, ne vous laissant pas trop tomber dans la nudité, sinon après plusieurs petits retours en votre même vérité ; et pour lors il n’y a point de danger de vous y laisser doucement et humblement. Mais quand vous faites Oraison l’après-midi dans l’embarras, laissez votre âme tendre à la nudité intérieure ; autrement vous n’y pourriez pas faire Oraison.

6. Il est vrai que votre état étant si dissipant, il cause insensiblement l’abattement par les lassitudes continuelles, et par le grand suspens d’esprit que telles affaires extérieures causent. De plus cet état est encore l’origine de quantité de défauts dont vous ne vous sauverez que par la longue et continuelle mort à vous-même. Tout cela cause assurément de l’abattement [69] pour l’ordinaire, à moins que de se soutenir et se relever incessamment.

Mais quand vous vous surprenez dans cet abattement, soit de corps ou en vue de vos défauts, tâchez de vous relever aussitôt. Car il est certain que les défauts bien ménagés, c’est-à-dire qui nous humilient, sans nous faire perdre notre repos, au lieu de nuire, servent beaucoup : et quand on se laisse abattre pour peu que ce soit, l’on se nuit extrêmement en retombant en soi-même ; et ainsi l’on s’expose à diverses tentations qui resserrent le cœur, au lieu de le dilater. Il en arrive autant de l’abattement du corps que de l’esprit : c’est pourquoi il est de grande conséquence de se traiter soi-même charitablement, et de se soulager lors qu’on se voit dans cet état ; autrement on se cause des inquiétudes qui ne sont bonnes à rien, quelque bonne intention qu’on ait.

7. C’est un très bon signe, de voir plus clairement et de sentir même davantage ses défauts en l’état où vous êtes : n’en ayez pas de scrupule ; mais au contraire il faut que cette lumière vous anime, afin que vous soyez plus fidèle, et que vous approchiez encore avec plus d’amour, s’il se peut, du très saint Sacrement. Car comme cette vue plus grande de vos défauts, vient d’une lumière plus pure qui vous découvre davantage ce que vous êtes ; elle vous doit animer aussi de plus en plus de vous approcher de la pureté même qui vous peut purifier, et cela en Oraison et en la fréquente Communion. Ainsi au lieu que le sentiment plus grand de vos misères vous éloigne de Dieu, il vous en doit approcher par la nécessité que vous avez de lui : et Dieu aime extrêmement ce procédé, [70] étant humble et véritable ; humble parce qu’il fait rabaisser l’âme et [accroître] l’humilité ; et véritable, mettant la créature dans la dépendance de Dieu et en son rien. C’est pourquoi je vous prie, ne vous éloignez jamais des Sacrements par la vue de vos défaut, mais plutôt faites exactement ce dont je vous prie.

8. Mettez toujours pour capital de votre conduite, le repos intérieur, du moins de volonté, étant embarrassé dans votre emploi ; et vous verrez que ce repos, non seulement purifiera toujours vos défauts, mais encore vous fera trouver un million de secours aux besoins présents. Et pour vous faciliter ce divin repos, tâchez de vous renouveler souvent en la présence de Dieu, spécialement dans le temps où vous vous voyez plus exposé aux distractions ; et par là votre âme se soutiendra mieux en son état.

9. Vous faites fort bien de continuer le plus que vous pourrez, vos sujets d’Oraison, et même de les simplifier autant qu’il vous sera possible : car comme vous n’y devez chercher que la nourriture, vous y appliquant humblement en foi et en simplicité, cela suffira.

Les sujets plus pleins de confiance et d’amour, vous seront plus utiles et fructueux que tous les autres. Ne vous embarrassez pas d’une suite de sujets ; mais cherchez-y plutôt l’onction et l’inclination de votre âme. C’est pourquoi prenez-les, comme vous verrez qu’ils vous serviront davantage ; et pourvu que vous les envisagiez doucement en foi, réveillant de fois à autre vos puissances par cet envisagement, il suffit, sans tant raisonner par effort. Car ce simple et humble envisagement excitera [71] et réveillera assez l’amour de la volonté, par où l’âme se nourrit.

10. Nourrissez autant que vous pourrez cette douce confiance en Dieu : c’est par ce moyen que Dieu élèvera votre âme, et la nourrira sur son sein, comme un enfant très cher ; et c’est là aussi et par ce moyen, que vous remédierez à un million de défauts, et où vous trouverez un secours très prompt dans toutes vos nécessités.

3.24 Réponses à des questions :

L.XXIV. Réponse à quelques doutes proposés à l’Auteur.

I.

D’où vient que je ressens plus mes défauts et souvent même que j’y tombe plus que je ne faisais il y a dix ans ?

Réponse

Plus la lumière croît dans l’âme ; plus voit-elle ses défauts.

1. Pour répondre à vos doutes, je vous dirai premièrement, que la raison pourquoi vous ressentez davantage vos défauts, et que même il vous paraît que vous y tombez plus que du passé ; c’est que la lumière divine est [72] plus grande, et ainsi vous découvre davantage vos défauts.

Car il est certain, que dès que cette divine lumière s’augmente beaucoup, l’objet premier qu’elle manifeste et découvre sont nos défauts et ce qu’il y a de contraire à Dieu et à Son divin ordre en nous, et à mesure que cette divine lumière augmente, ces vues aussi le font et deviennent plus manifestes, de manière que, croissant beaucoup par la dilatation et par la pureté plus grande et plus étendue de cette divine lumière, il paraît à l’âme qu’elle fait plus de fautes qu’elle ne faisait autrefois, quoique dans la vérité cela ne soit pas. Quand la lumière divine, et par conséquent Dieu, est éloignée de nous, nous le sommes aussi beaucoup au fait de nous connaître, sinon en nous estimant et en nous préférant à toutes choses, à cause de l’infini fond d’orgueil, de suffisance et d’amour-propre qui est en nous. Et c’est pourquoi en cet état d’éloignement de la lumière divine, on voit très peu ses défauts et l’on se sent très peu fautif.

3,24

2. Mais quand cette lumière divine en s’approchant devient plus pure, plus étendue et plus générale, et par conséquent plus vérité divine, aussi fait-elle voir plus véritablement ce que la créature est et fait juger plus justement et contre les intérêts de la créature ce qu’elle est en vérité. C’est pourquoi cela vient en tel état en beaucoup d’âmes très éclairées de cette divine et générale lumière de vérité, qu’en se connaissant telles qu’elles sont, elles se voient et se sentent si misérables que, si Dieu ne Se donnait à elles également à cette connaissance, elles ne pourraient [73] pas se supporter, tant elles voient et sentent la moindre faute qu’elles commettent. Et comme elles ne peuvent être sans un million de fautes, il est certain qu’elles sont toujours comme abîmées dans cette connaissance de leur néant, allant toujours de plus en plus s’y approfondissant par la pointe de cette divine lumière, ce qui vraiment les obligent d’être perpétuellement dans une dépendance de Dieu admirable, afin d’être soutenues dans ce néant infini où la main de Dieu les met ; et là elles voient peu à peu naître un désir du fond de leur cœur pour détruire ces défauts, mais avec dépendance et subordination à leur premier principe, qui les soutient dans leur néant.

II.

Quelle différence y a-t-il entre mes imperfections et mes chutes, et celles de ceux qui ne font que commencer ; et s’il y a lieu d’espérer que je les consume toutes.

Réponse

Différence des défauts des commençants d’avec ceux des âmes plus avancées.

[74] 1. La différence des défauts et des péchés des âmes qui commencent, et de celles où la lumière divine est bien avancée, et qui leur découvre, comme je viens de dire, tant de misère et de défauts actuels, est très grande. Et pour concevoir cette différence, il faut savoir que la lumière divine et de vérité s’emparant d’une âme, commence toujours par le fonds de la volonté, de manière qu’elle la détourne de tout péché volontaire, et que plus cette divine lumière augmente, plus elle prend possession de la volonté : de sorte que quoiqu’elle manifeste et fasse davantage découvrir les défauts tels qu’ils sont dans l’âme, et que même ils paraissent à telle âme, que comme tels défauts sont si grands et si propres d’elle, qu’il lui semble qu’ils lui sont plus volontaires qu’autrefois, cependant cela n’est pas vrai ; d’autant que la lumière divine ayant pris beaucoup possession de la volonté, elle la retire aussi de beaucoup de tels défauts. Mais il n’est pas possible que l’âme puisse découvrir ce secret jusqu’à ce qu’à l’aide de cette divine lumière, elle ait beaucoup travaillé à la destruction de tels défauts ; et pour lors elle voit et découvre fort bien, que quoiqu’elle ne se voit de plus en plus misérable à cause de la clarté plus grande de cette lumière, cependant dans la vérité ils sont plus éloignés du fond de sa volonté. Et ce que l’âme doit faire un long temps, pour avoir ce discernement, est de croire une personne expérimentée en cette divine lumière, laquelle juge du peu ou du beaucoup de volonté en tels défauts ; et cela jusqu’à ce que telle divine lumière soit si avancée et si pure, et que l’âme par fidélité à la suivre en mourant à soi [75] combattant tels défauts, ait acquis cette élévation et autorité de volonté au-dessus d’elle-même, qu’elle puisse discerner par elle, que bien qu’elle se voit à la vérité infiniment enfoncée dans la corruption et dans le néant, cependant sa volonté en est extrêmement éloignée, et qu’ainsi elle regarde ce néant et cette corruption au-dessous d’elle ; mais avec un esprit non de suffisance, mais d’humiliation, se voyant si pleine de corruption.

Au contraire comme les commençants, et même les âmes n’ont pas encore cette divine lumière en degré suffisant pour découvrir leurs défauts en vérité, ont toute leur volonté dans ces mêmes défauts, aussi sont-ils tout d’une autre nature, étant bien plus volontaires ; et par conséquent ces âmes coupables de tels défauts, ne le voyant pas tant, ni les sentent pas avec tant de peines ; mais elles les commettent plus volontairement.

2. On peut encore ajouter à cette raison essentielle, qu’il est très certain que comme les âmes éclairées de la lumière divine voient et jouissent de Dieu proportionnément à la vue et au sentiment de leur néant et de leur petitesse ; aussi sentent-elles davantage le moindre défaut : de manière qu’un atome leur paraît devant Dieu et devant sa divine Majesté un monstre infini ; ce qui les pénètre également selon leur lumière.

Mais les âmes qui n’ont pas encore cette divine lumière, comme elles ont peu de connaissance de la grandeur et de la Majesté de Dieu ; aussi sentent-elles et découvrent-elles peu la multitude et la grandeur de leur faute. Ainsi il ne faut pas s’étonner si telles âmes [76] ne se croient pas si fautives, et même ne le paraissent pas tant à leurs yeux que les autres.

Je dis à leurs yeux, d’autant qu’aux yeux des autres qui ont la lumière divine, cela paraît beaucoup ; car il leur est facile de faire le discernement de la nature des défauts des commençants et des autres qui sont en lumière divine.

3. Et sur ceci il est à remarquer comme chose de conséquence, que quand les âmes ne sont pas beaucoup en lumière divine, ne voyant pas et ne sentent pas la pointe de leurs défauts, elles jugent facilement qu’elles n’en ont pas ou bien peu : non pas qu’elles n’en aient pas ; mais bien parce qu’elles ne les voient pas bien ; et cela même doit faire juger de leur peu de lumière par les raisons que je viens de dire. Car assurément une âme en lumière, se voyant, ce juge toujours infiniment fautive ; mais cela avec beaucoup de confiance : car comme ces vues approchent plus de Dieu, quoiqu’elle paraisse s’en éloigner, aussi imprime-t-elle plus, bien que secrètement et à leur insu en ces âmes dans lesquels elles sont, une véritable confiance en Dieu, dont elles approchent d’autant plus qu’elles sont plus anéanties et plus apetissées par la vue et par le véritable sentiment de leur misère.

4. Et ceci pourrait encore donner une différence des défauts des commençants et des autres. Mais pour ne pas être trop long, je ne dirai que ce mot, savoir que quoi que ceux qui sont en lumière divine voient et sentent plus leur misère et leur pauvreté que les commençants, cependant comme cette lumière [77] dans laquelle ils se voient, est un écoulement de Dieu ; ainsi sentent-ils au milieu de leur pauvreté un certain soutien de Dieu, une certaine confiance qui les appuie, et qui les soutient invisiblement : non pas pour les empêcher de tomber dans leur néant ; mais bien seulement pour les encourager de plus en plus, afin de s’y laisser couler, et de s’y laisser perdre avec plus grande joie et inclination pour ce même néant, qui rend un souverain hommage à Dieu.

Au contraire les défauts des autres les entortillent toujours et les embarrassent dans le labyrinthe d’elles-mêmes, où elles ne voient et ne sentent que faiblesse et inclination à tomber de défauts en défauts. Ceci se pourrait étendre beaucoup ; mais je le laisse.

III.

D’où vient que je n’aurais pas tant de peines intérieures que les croix extérieures ?

Réponse

Diversité de purification.

1. Cela vient de l’ordre divin, qui veut vous purifier par ces choses : et comme votre esprit naturellement n’est pas si passionné comme d’autres, aussi vous donne-t-il et vous donnera-t-il un exercice qui sera conforme à la qualité de cet esprit naturel : les autres au [78] contraire qui sont passionnées et entortillées en elles-mêmes, pour l’ordinaire n’ont pas tant d’exercices extérieurs en ayant assez chez elles. Car comme Dieu est une Sagesse infinie, il règle de toute chose avec poids et mesures, et ne nous surcharge jamais ; et l’adresse de l’âme en connaissant la conduite de Dieu sur elle, est de s’y ajuster, sans s’amuser à la conduite des autres. Et ainsi toutes choses demeurant bien réglées, chacun demeurera en son exercice, portant sa croix selon que la Sagesse divine nous l’a ajusté et approprié ; et à mesure qu’on porte généreusement cette croix, on trouve et on expérimente, que non seulement elle est bâtie par une main très sage, mais encore très sagement ajustée à notre portée et à tout ce qu’il nous faut.

Lettre à l’auteur.

état d’une âme qui expérimente des vicissitudes fréquentes, de paix et de trouble, de force et de faiblesse.

1. « Je ne sais comment m’y prendre pour vous rendre compte de ce qui me regarde : car sans les espérances que vous m’avez données et sans la confiance que j’ai aux mérites de notre Seigneur, je ne verrais aucun lieu d’attendre rien de bon à cause de mes infidélités continuelles.

2. « Je vous ai instruit des diverses dispositions où je me suis trouvé jusqu’au départ de N. ; et cela été compris à ce qu’il me semble dans la lettre que je vous ai fait voir. Depuis ce temps j’ai éprouvé des changements très fréquents ; tantôt la grâce plus sensible me donnant la force de résister à des mouvements naturels, et tantôt aussi les mouvements naturels reprenant tout à fait le dessus. Vers le 22 juillet j’ai été environ huit ou dix jours dans la plus grande facilité du monde de posséder mon âme en paix et même (ce qui ne m’était pas encore arrivé) dans les actions les plus turbulentes et où le corps peinait et l’esprit était agité : lors que je m’apercevais que ma paix se troublait, je tâchais de tourner la pointe de ma volonté vers Dieu par un désir de repos, ce qui apaisait petit à petit tout le trouble et me rétablissait dans le repos sensible que j’avais goûté et qui avait été interrompu. Je n’imaginais qu’au moins serai-je toujours le maître de désirer ce repos quand je serai dans le trouble : mais des infidélités nouvelles et mon trop peu d’envie de contrarier la nature et de résister à mon naturel, me rejetèrent bientôt dans mon ancien état ; et j’éprouvais alors dans de petites occasions mon horreur pour l’abjection et mon fond ordinaire d’opposition pour être conforme aux inclinations de Jésus-Christ.

3. « Vers le 12 d’août j’ai été environ huit jours dans un calme très grand ; et alors ce même calme était la force qui me donnait la possession de mon âme, et le pouvoir de contredire jusqu’aux plus petits de mes mouvements naturels, qu’il me semble que je découvrais clairement. Il me paraît que durant ce temps je fus toujours en baleine pour veiller à tout ce qui pouvait être agréable à Dieu : mais depuis j’ai tant éprouvé de misères que je croirai tout perdu. J’ai commis une infinité de fautes, et beaucoup avec connaissance et volontairement. Je me suis laissé entraîner à tous mes mouvements naturels ; et il semblait que je remis à un autre temps de les combattre et de faire effort pour me corriger : tant j’apercevais de faiblesses et peu de moyens de le faire alors. Le tracas et l’embarras m’ayant jeté dans l’agitation, il me semble que cet état de trouble était la source de tous mes maux, comme celui de repos de tous mes biens ; et que je voyais aussi que le secours de Dieu plus présent était ma richesse, comme d’être un peu moins aidé de lui, me réduisaient dans cette extrême pauvreté. Si j’avais examiné les choses à la rigueur, je me serais cru perdu sans ressource à cause de ces fautes volontaires, qui ce me semble, n’était pas de malice, mais de fragilité et défaut de vertu. Tout ce que j’ai tâché de faire a été de mettre ma confiance, malgré tout cela, en l’extrême et infinie miséricorde de Dieu et aux mérites du sang de Jésus-Christ ; connaissant, sans en pouvoir douter, qu’il n’y avait en moi nulle ressource sur quoi je puisse compter, et n’apercevant la moindre apparence de vertu qu’au temps que dans les occasions j’en reçois de Dieu par une espèce d’écoulement : lequel étant suspendu, il ne me reste que misère et corruption, non seulement en fond, mais en actes selon les diverses rencontres qui se présentent et auxquelles je succombe d’abord.

4. « Je pris hier pour sujet d’oraison ces paroles22 : Comme nous voyons qu’un Père à pitié de ses enfants, de même le Seigneur a compassion de nous parce qu’il connait notre pauvreté et indigence. Je ne m’arrêtais qu’aux premières : ce qui me donnait de la confiance et me calmait dans le temps de mes plus grandes misères. Je ne laissais pas de tirer beaucoup de nourriture de l’oraison. Et même pendant que j’y étais tous mes mouvements corrompus étaient suspendus, et je me trouvais dans le calme ; quoi que je sentisse en même temps que le mouvement était prêt à s’échapper de nouveau, aussitôt que ce secours serait moins actuel. Ce qui arrivait ainsi après l’oraison, l’agitation se succédant au calme : ce qui me faisait toucher au doigt et à l’œil combien le secours continuel de Dieu m’est nécessaire.

5. « Il me semble que je ne vois que croix en la vie, et qu’elle est extrêmement ennuyeuse. Je suis très convaincu que les gens qui s’éloignent de Dieu en ont infiniment : aussi ne me persuaderai-je pas que ce serait l’abondance des richesses et des honneurs qui pourraient me rendre heureux ; puisqu’au contraire c’est le peu que j’en ai, qui en multipliant mes soins, multiplie les croix. Car à présent ce qui m’est croix, et surtout les choses qui me multipliaient les occasions où étant obligé d’agir par mon état, je vois que par ma misère je me trouble et ne fais rien qui vaille. Cependant je ne balance pas à croire que Dieu demande de moi la fidélité à m’y appliquer ; et lorsque j’envisage avec plaisir une vie plus tranquille je vois bien que ce n’est qu’une recherche de ma nature qui fuit la mort et ce qui l’incommode. Souvent je suis dans le dégoût de tous côtés, accablé de misères de celui de Dieu, et ne voyant rien de celui du monde que je puisse désirer. Dans ces états tout m’ennuie et sans l’espérance d’une autre vie celle-ci me paraîtrait un terrible exil. Voilà à peu près une partie de mes dispositions. J’avoue que si je m’y laissais aller, je serais bien jaloux du nouveau venu qui est si fidèle et va si bien pendant que je ne fais rien qui vaille. Mais en même temps je sais que ce n’est pas pas la faute de Dieu, et que c’est seulement la mienne. J’aurais bien de la joie de vous revoir et de recevoir de vous les secours qui me sont si nécessaires.

3.25 Vicissitudes dans l’intérieur. Oraison.

Réponse à la Lettre précédente. :

L.XXV. Avis sur l’expérience de ses misères et les vicissitudes dans l’état intérieur. Nécessité de l’Oraison. Fruit de l’Incarnation de Jésus-Christ.

Je vous assure que je reçois une grande consolation en recevant de vos chères nouvelles.

1. Vous savez que je vous ai dit quantité de fois, que vos pauvretés et vos défauts ne vous doivent jamais étonner, pourvu que vous [83] expériment [i] ez un certain penchant et désir pour tendre à Dieu au milieu et au travers de toutes vos misères ; car insensiblement elles humilient et fortifient votre âme par la patience vigoureuse à les supporter et les outrepasser, en vous en défaisant de votre mieux. Ce procédé est beaucoup efficace pour faire régner la foi dans votre cœur, laquelle en son temps portera ses fruits ; où vous aurez de la consolation de voir en pratique ce que je vous dis et à nos chers amis, et combien il est bon de mourir par quelque moyen que la providence nous puisse choisir.

2. Ce que vous me dites en cet article est très bien ; et ces vicissitudes sont de l’ordre de Dieu. Il n’y a qu’à se laisser aller doucement et humblement, au gré de la providence qui va instruisant l’âme expérimentalement. C’est pourquoi quand vous vous possédez en force et en facilité pour jouir du repos, ou quand vous l’avez égaré, pour le retrouver par le désir du repos, pour lors aidez-vous-en : et quand au contraire vous retombez en vous-même, et qu’ainsi vous êtes embourbé en votre misère, ne vous étonnez pas. Souffrez-vous et tâchez non d’expérimenter le repos, ni même la volonté du repos : c’est assez que vous le vouliez sans que vous vous arrêtiez à vouloir le sentir. Et pour lors arrêtez-vous, c’est-à-dire, possédez-vous en humiliation, allant et venant tantôt d’une sorte tantôt d’une autre. Toutes ces vicissitudes sont utiles et efficaces pour mourir vraiment à son procédé, et ainsi pour apprendre à s’ajuster à celui de Dieu qui est caché dans toutes ces diverses allées et venues. Tout ce que vous me dites en cet article est très bien, et vous n’avez qu’à continuer de cet [84] te manière, comprenant bien ce que vous expérimentez de votre corruption, et que dès que nous y sommes nous n’avons que des inclinations pour l’honneur et pour toutes les choses contraires à Jésus-Christ ; et qu’au contraire y mourant, les inclinations de Jésus-Christ naissent en nous, comme de la pourriture de la semence naît [naissent] l’herbe et le grain.

3. Tout cet article est très bien décrit et vous doit être d’une grande lumière et d’une forte expérience ; car vous expérimenterez très souvent ces vicissitudes. Possédez-vous, sans vous étonner des précipices : ne vous assurez pas par ce que vous savez ou expérimenterez, mais bien par les certitudes que Dieu vous fait donner ; et ainsi laissez-vous humblement porter comme dans le paradis par le repos et la possession d’une force qui vous rend maître de vos mouvements, et qui vous fait expérimenter des grâces très grandes. Mais aussi laissez-vous humblement choir jusqu’au plus profond de vos misères, de vos faiblesses et de l’enfer même par vos expériences ; et sachez que demeurant humble, c’est-à-dire, humilié et voulant l’être, et vous laisser en repos, la même main qui vous élève au-dessus de vous, vous conduit et vous précipite en vous ; et que le tout est de se bien tenir également en cette main et de la reconnaître aussi véritablement en un mouvement qu’en l’autre : Si ascendero in cœlum tu illic es, si descendero in infernum ades. & c. & illic tenebit me dextera tua23, et le reste [85] du passage des Psaumes. Faites donc bien réflexion sur tout ce que vous dites en cet article, et sur ce que je vous réponds, afin que cela vous serve à l’avenir.

4. Il n’est nullement croyable sinon par l’expérience combien l’Oraison et l’actuelle Oraison est [sont] nécessaire [s], non seulement pour nous mettre auprès de Dieu durant ce précieux temps, mais encore pour nous attirer des grâces à l’infini. C’est pourquoi il ne faut jamais s’embarrasser de tout ce qui nous arrive hors l’Oraison, étant dans les brouilleries et les convulsions de nos passions, ni nous amuser pour lors à porter jugement de nous et de notre état : mais ayant recours à l’Oraison, tâchons de nous y mette ; et nous verrons que ce saint et sacré exercice calmant notre esprit nous le rendra lumineux pour le discernement de ce que nous sommes, et que très souvent nous porterons tout un autre jugement en l’Oraison et après l’Oraison qu’auparavant étant dans le trouble et l’agitation. Je suis bien aise de votre expérience en cet article : ayez-y recours dans la nécessité.

5. Il est très constant que la vie présente en quelque manière qu’elle soit, est une croix perpétuelle, et ne sera jamais autre chose. Que l’on se trouve comme on voudra, l’on trouvera toujours des croix ; et il n’y a pas moyen d’y remédier, sinon en se rendant capable et digne de les porter par union à Jésus-Christ. C’est le secret de l’Incarnation de pouvoir par un [sic] Jésus-Christ rendre tout le monde heureux, non pas en nous exemptant de souffrir, mais bien en nous faisant dignement et saintement porter nos croix. Si nous sommes dans un état [86] médiocre, nous y trouverons les croix et les peines de cet état ; si au contraire nous sommes dans un état et une condition éminente, nous y rencontrerons les croix et les peines proportionnées à cet état : et ainsi de tous les états de la vie. De manière qu’il est certain que selon que les états sont plus grands et plus éloignés de l’état de Jésus-Christ, les croix sont plus grandes et plus pesantes, et même qu’il y a moins de grâce ; comme nous voyons que plus un pays s’éloigne du Soleil, plus il y fait froid et moins il est fertile.

Le tout donc est de s’abandonner à Dieu pour recevoir de sa main paternelle nos états et nos conditions, et de porter humblement les croix en paix et en abandon ; sans nous laisser foisonner en désirs qui ne font que nous faire sortir de nos états et nous tirent insensiblement de la protection de Dieu : de manière que quand nous changeons d’état sans que la main de Dieu nous y ait mis, souvent nous sommes écrasés par les croix que nous y rencontrons.

Demeurons donc fidèles en nos états, et marchons courageusement chargés de nos croix, et nous trouverons que quelles qu’elles soient elles nous conduiront à Jésus-Christ. C’est pourquoi ne vous embarrassez pas des vôtres quoiqu’elles vous multiplient : gardez les maximes que Notre-Seigneur vous donne par sa providence ; et vous trouverez que c’est ce qui [ce qu’il] vous faut. Portez avec patience les ennuis de la nature toujours contrariée par tout ce qui se rencontre dans nos états : car comme elle est infiniment inconstante à cause de la corruption du péché, elle voudrait toujours [87] changer et n’avoir jamais ce qu’elle a ; au contraire elle a toujours et par corruption, de soi-même désir et inclination d’avoir ce qu’elle n’a pas, se lassant de tout. Corrigez ce défaut commun et général aux hommes, par la constance solide à vous contenter de moment en moment de tout ce que Dieu veut, qui est proprement ce que nous avons, en faisant ainsi mourir tous ces désirs par un vrai repos dans l’ordre de la divine providence sur nous ; et de cette manière votre âme se purifiera admirablement.

Le nouveau-venu fait merveilles, et j’en suis très consolé. Je le suis beaucoup de vous, et de tous nos chers amis, qui vont Dieu merci à grands pas. Tâchez au nom de Dieu de les suivre, en vous reposant et en vous calmant. Je suis à vous de tout mon cœur.

3.26 Se posséder dans les chutes et dans les affaires.

L.XXVI. Se posséder humblement dans ses chutes et dans l’accablement des affaires sans s’en surcharger, et se remettre par là doucement en repos, où l’on trouve Dieu et tout.

1. J’ai bien de la satisfaction d’apprendre de vos chères nouvelles par la Lettre que vous m’avez écrite, voyant non seulement que vous continuez à chercher Notre-Seigneur de tout votre cœur ; mais encore que sa bonté vous fournit ce qu’il vous faut, pour vous humilier, et vous faire mourir à vous-même ; par où seulement vous trouverez la véritable lumière pourvu que vous soyez fidèle à vous posséder en humiliation et petitesse dans les chutes [88] et les renversements qui vous arrivent. Vous croirez que vous aurez un million de fois tout perdu, et que la lumière divine, qui vous paraît fort petite en son commencement, sera disparue, et même éteinte : quoique dans la vérité ni l’un ni l’autre ne soit vrai ; pourvu que vous vous possédiez un peu, en supposant par un petit retour votre lumière, et que vous remédiiez à vos faiblesses en vous tranquillisant et revenant peu à peu comme un enfant qui s’est égaré.

2. Ces diverses chutes sont causées tant par vos faiblesses que par vos mauvaises habitudes dans la diversité des affaires, tant en ne vous y possédant pas avec assez de paix, qu’en vous en chargeant et vous y précipitant trop ; et cela fait la multiplication de vos défauts. Mais comme tout cela ne peut pas être remédié tout d’un coup, et que même la Sagesse divine infiniment amoureuse de sa créature s’en sert pour allumer davantage sa lumière, et pour la réduire peu à peu à une plus grande petitesse par toutes ses misères et pauvretés ; insensiblement elle trouve que pourvu que le cœur revienne en paix et en humiliation, la lumière revient vraiment par les ténèbres.

3. Ce que vous avez donc à faire incessamment est de donner, en vous possédant, le meilleur ordre que vous pourrez à l’accablement de vos affaires ; mais cet ordre prudent étant suffisamment donné, laissez-vous en paix à la divine providence pour être vraiment éclairée par vos pauvretés et misères. Et vous verrez par expérience que du milieu de votre tombeau sortira vraiment la lumière, pour vous aider à discerner un million de choses qui vous occupent, [89] et qui ne le valent pas ; votre âme étant non seulement capable de Dieu, mais aussi appelée de sa divine Majesté pour jouir autant que vous saurez mettre le calme dans votre âme, et la tranquilliser peu à peu parmi les diverses vicissitudes. Et par là vous trouverez et la correction de vos fautes et la capacité pour une plus grande lumière en l’Oraison et en vos exercices.

4. D’ici à un très long temps vous serez toujours étonnée, croyant tout perdre dans les diverses rencontres de vos affaires, et de vos faiblesses, votre vous-même ayant trop pris le dessus ; ce qui vous trouble facilement. Mais mourez peu à peu par toutes les petites occasions, mourez à votre suffisance, apprenez à ne point vous faire des affaires, mais seulement à prendre celles que Dieu vous donnera par sa providence : et vous trouverez que par le même lieu et les mêmes choses où vous trouvez la mort de votre Oraison, des vertus et de la lumière en votre âme, vous y rencontrerez toutes ces mêmes choses autant que vous serez humblement paisible et que votre cœur tendra droitement à Dieu.

5. Voilà selon ma pensée à quoi vous devez vous appliquer davantage, afin que votre Oraison, vos Communions et vos autres petits exercices de piété vous donnent autant de grâce qu’ils le doivent selon la vocation et le don que sa divine Majesté vous a fait en ce renouvellement. Ne vous amusez pas tant à vous regarder après vos chutes, vous arrêtant ; au lieu de vous servir de ces mêmes misères pour avancer votre course et vous remettre par une foi nouvelle dans le repos et le calme auprès [90] de Dieu et de réparer là bien mieux votre faute et vous remettre en votre place précédente, ce que vous ferez mieux par là que par tous les autres moyens qui ne feraient que vous brouiller.

6. Il ne s’agit présentement en l’état où vous êtes, supposé la grâce que Dieu vous présente, que de vous tirer le plus promptement que vous pourrez du bourbier de vous-même, de vos précipitations, et de l’avidité étrange des affaires, pour vous mettre peu à peu en terre ferme, où, comme sans vous en apercevoir, vous trouverez non seulement Dieu, mais encore l’ordre merveilleux à vos affaires et à tout ce que Dieu demandera de vous ; et tout cela dans le seul calme de vous-même et de vos embarras.

7. Patience donc : allez pas à pas comme un homme embourbé qui ne respire qu’après le repos de la terre ferme ; où il trouvera tout son bien, quoiqu’un très long temps il ne puisse comprendre comment cela lui peut venir par de si faibles exercices et par une manière si petite et si humiliante. Cependant à la suite l’on verra que c’est le vrai procédé, et que par ce moyen, mourant à soi, l’on trouve tout, et que même l’on devient bien plus capable de toutes les choses où Dieu nous destine, soit pour le temporel ou pour le spirituel ; et que sans cela l’on ne fait que faire et défaire sans jamais rien faire de solide et de parfait.

8. Ménagez donc au nom de Dieu votre grâce avec fidélité, et faites ce que vous pourrez pour être fidèle à vos petits exercices : et par là ne vous embarrassant que de ce que Dieu [91] vous commettra, vous trouverez assurément le repos et le calme qui vous diront, sans vous tromper, des nouvelles assurées de tout ce que je ne vous dis pas présentement.

3.27 Se connaître et se combattre.

L.XXVII. Bonheur de se connaître et de se combattre. Victoire de Dieu en l’âme.

1. Je vous avoue que Notre-Seigneur renouvelle beaucoup mon âme pour vous, et que je ne puis jamais avoir plus d’union et plus de tendresse que j’ai pour vous : car en vérité mon cœur ne tarit pas parlant de notre union, et comme Dieu a mis tout ce que j’ai eu autrefois avec M. de Bernières avec vous autres24.

2. Ce que vous me mandez de votre intérieur me réjouit bien. Car vous connaissant bien, et Dieu vous donnant lumière pour cela, l’affaire est presque faite ; d’autant que le bonheur est de voir son mal et de le sentir tel. Suivez donc au nom de Dieu cette lumière, ne vous pardonnez rien : car vous êtes un peu traîtresse à vous-même ; et il y a bien des choses que vous ne voulez pas voir selon votre inclination. C’est pourquoi voyant tout ce que vous découvrez, ne vous pardonnez rien ; et vous verrez que le secours de Dieu y sera pour vous aider. Tout le mal est que nous ne suivons pas assez à nos dépens les lumières que l’on nous donne ; et par ce moyen la nature se cantonne en soi, sans en vouloir sortir : que si au contraire on les suivait peu à peu pour se corriger, insensiblement on [92] rectifierait les choses et l’on y remédierait tout autrement que l’on ne fait. Soyez fidèle à vous poursuivre ; et vous verrez que quoique vos Oraisons soient sèches et pauvres, cependant elles seront lumineuses pour vous découvrir vos attaches et tout ce que [tout ce qui] vous empêche de marcher.

3. Je suis bien aise de vous voir dans cette confusion d’esprit pour le dehors. Ce n’est pas que cela soit plus mal; mais Dieu fait cela afin que nous n’ayons pas de la complaisance en nous-mêmes, et en nos actions; ce qui perd presque tout le monde, et ce qui amuse la créature autour de soi et de tout ce qu’elle fait pour s’adorer elle-même. Mourez au nom de Dieu, et portez les abjections qui vous arrivent; et tout cela vous sera utile, et vous donnera de la joie et de l’ouverture auprès de Dieu.

4. Je suis charmé de N., car elle fait merveilles. Ô, que Dieu fait de merveilles quand il entre amplement dans un cœur; car il y règle admirablement les passions et les inclinations! Si vous saviez le changement de cette chère N. depuis quelque temps! Il me semble que Dieu est dans son âme comme un magnifique vainqueur, qui régit et gouverne doucement ce peuple de passions et inclinations qui étaient turbulentes et en émeute pour tout où son inclination se portait; et je vois avec joie que Jésus-Christ commence à la régir. [93]

3.28 Dieu Se donnant à l’âme.

L.XXVIII. Quand Dieu se donne à l’âme, tout ce qui n’est pas de lui tombe des mains. Retour à Dieu dans les distractions.

1. La disposition intérieure dont vous me parlez me plaît infiniment, car autant que vous tâcherez d’être petite et abandonnée et en confiance, autant vous entrerez dans la puissance divine. Et c’est pourquoi vous trouverez que la mort à soi donne le repos, car autant que nous mourons, autant Dieu S’approche et ainsi nous soutient et fait en nous ce qu’il faut. Prenez courage au nom de Dieu et travaillez à soutenir cette inclination à n’être rien et à n’avoir rien, car assurément elle mettra un merveilleux calme en vous, retranchant un million de petits soins naturels pour bien des accommodements peu nécessaires. Je ne vous en ai rien dit, car j’ai espéré du bon Dieu que Se donnant à vous, bien des choses vous tomberaient des mains. Et c’est là le bien des âmes auxquelles Dieu donne le don de la foi : car mourant peu à peu à elles-mêmes, et ainsi cette lumière s’augmentant en donnant Dieu, tout ce qui n’est pas Lui et dans Son ordre tombe des mains, non par des pratiques forcées, mais par le dedans et le fond de l’âme.

2. Laissez aller toutes choses, selon qu’elles vous tombent des mains et du cœur ; et cela par un je ne sais quoi, c’est-à-dire par une inclination fort intérieure qui penche l’âme vers Dieu, et qui est plus aperçue plus les sens sont occupés à des choses contraires. Ce n’est pas que cela soit plus en ces choses que dans l’oraison et la communion : mais cela vient de ce que les sens étant plus divertis, ils sentent davantage leur désunion ; et au contraire en l’oraison et en la communion l’âme y étant plus unie, elle sent moins son union. Vous ne sentez l’union de votre corps que lorsqu’il y a quelque chose qui cause de la désunion : car le bras étant bien sain, c’est une habitude naturelle à laquelle l’on ne pense pas et l’on ne la sent pas, mais quelque entre-deux y entrevenant, aussitôt l’on sent son union ou désunion.

3. Il n’est pas nécessaire de retour de volonté en l’oraison et en la communion qu’au cas que vous vous sentez absolument et entièrement distraite. Et cette réunion de volonté se fait en se remettant par inclination vers Dieu, sans acte qui vous fasse grand mouvement : ainsi ce retour ne vous peut embarrasser étant bien pris comme je le dis ; car c’est se remettre en repos n’y étant pas par la distraction.

4. Les affaires sont un poison pour moi25 et une mort continuelle qui ne fait nulle bien à mon âme, sinon que la mort, de quelque part qu’elle vienne, y donne toujours un repos. Mais je n’expérimente pas que cela soit ma vocation ; et ainsi ce repos n’est pas de toute mon âme, mais seulement de la pointe de la volonté. J’attends cependant en patience mon repos et ma solitude selon l’inclination de mon cœur : quand Dieu le voudra, je l’espère de sa bonté. [95]

3.29 Faire régner Dieu

L.XXIX. Fidélité à faire régner Dieu en nous à nos dépens, même par nos défauts. Aller à grands pas à ce qui est ordre de Dieu sans donner lieu à la timidité.

1. Il est de très grande conséquence d’être bien convaincu que les allées et les venues de Dieu en notre âme, ne sont pas et ne doivent pas être toujours uniformes et semblables. Il faut par la nécessité de notre imperfection qu’il s’y trouve des hauts et des bas, de la bonace et de la tempête, afin de nous apprendre à marcher également et de pas assuré par toutes ces diversités pour rencontrer notre centre et le terme où Dieu nous désire.

2. Quantité d’âmes qui désirent de faire régner Dieu sur elles et tendent à leur perfection, n’y arrivent jamais, faute de s’y bien prendre touchant la fidélité qu’elles doivent à Dieu dans les renversements et dans les croix qu’elles portent en Son éloignement, par leurs défauts et par leurs affaiblissements, même volontaires à ce qui leur paraît. Elles croient toujours que la perfection consiste en une certaine droiture et pureté intérieure qu’elles estiment blessées lorsqu’elles souffrent la peine de leurs impuretés et de leurs misères, et ainsi au lieu de marcher toujours par ce moyen, elles s’amusent à rajuster ce qu’elles croient ou tout à fait gâté ou du moins affaibli. Ce n’est point là le véritable procédé. Dieu Se sert bien de la fidélité et de la pureté de vertu, car Il est [96] un Dieu de pureté, qui est jaloux de la nôtre, mais comme Son principal est de régner vraiment en souverain et en Dieu sur nous, Il est très souvent plus honoré par la perte que nous faisons de nous-mêmes en souffrant humblement et patiemment nos misères et en nous souffrant aussi agités d’elles, que par la pureté de vertu qui nous tient en calme, où souvent nous croyons être quelque chose par la faiblesse que nous avons à nous croire et à nous estimer toujours.

3. C’est pourquoi les âmes qui ne sont pas assez aguerries pour se supporter également avec patience et avec une charité tranquille dans l’expérience de leurs plus grandes misères, ne sont jamais guéries d’une secrète estime d’elles-mêmes, qu’elles expérimentent très bien quand, par providence, elles viennent à ressentir les mauvais goûts de leur nature, ou à tomber dans quelque faiblesse dont elles ne se jugeaient pas capables. Vous voyez ces âmes, plus élevées par certaines médiocres vertus et par beaucoup d’estime d’elles que par une véritable mort et une véritable connaissance d’elles-mêmes et de ce qu’elles sont en vérité, si écrasées et si terrassées de se voir faibles et pécheresses, que vous remarquerez qu’en un moment elles font un pays infini en leur esprit pour se brouiller et pour s’entortiller par orgueil et par propre subsistance, de manière qu’autant que l’expérience de leurs misères dure, elles sont tout étonnées et épouvantées de ce qu’elles voient et de ce qu’elles expérimentent, ne faisant aucune démarche vers Dieu, mais s’enfonçant au contraire beaucoup en elles-mêmes. [97]

4. Tout le contraire de ceci arrive aux âmes vraiment éclairées de Dieu et par l’expérience d’elles-mêmes. Elles travaillent aussi bien de la main gauche que de la main droite. Et comme elles font régner Dieu sur elles-mêmes par l’oraison, par la bonace et par la vertu selon les occurrences de providence, aussi Le font-elles régner par leurs défauts et par l’expérience de leurs misères en travaillant à leur destruction. Et quoiqu’en ces rencontres26 elles soient humblement humiliées de ce qu’elles sentent et de ce qu’elles sont, elles ne laissent pas, sous le poids de cette expérience tranquillement et humblement soufferte, d’avoir de la joie dans la pointe de l’esprit de se voir ainsi humiliées sous le pouvoir divin, afin de n’être rien devant lui, et de laisser ainsi peu à peu détruire ce fond inépuisable de propre estime en croyant toujours d’être et de pouvoir quelque chose.

5. Si vous me demandez même sincèrement ma pensée sur ces deux moyens de faire régner Dieu en notre âme, ou par la bonace et la tranquillité en la pratique des vertus, ou par l’expérience de nos faiblesses et même de nos péchés en l’écrasement de nous-mêmes, savoir lequel des deux est le plus avantageux pour Le faire régner, je vous réponds qu’il est certain que le dernier le peut plus faire en une heure que l’autre ne le fera en plusieurs mois ; non seulement parce qu’il fait beaucoup souffrir, mais aussi parce qu’il purifie l’âme d’une impureté qui lui est comme essentielle et dont elle ne se peut presque jamais défaire en la vie, savoir de la suffisance et des désirs [98] d’être toujours quelque chose non seulement devant Dieu, mais devant les hommes.

6. Le démon fort expérimenté au moyen de nous nuire, se servit de ce même stratagème pour renverser Adam et Eve de l’état de la Justice originelle. Vous serez comme des dieux, leur dit-il ; et aussitôt qu’Eve entendit vous serez quelque chose de grand, elle succomba. Ce n’est donc proprement que par la vraie humiliation dans nos misères, que ce fond d’orgueil est détruit, et qu’ainsi nous apprenons à faire régner Dieu en souverain.

7. Soyez donc fidèles en vos exercices et à tendre incessamment à la paix et à la pureté intérieure. Mais quand la divine providence, dont la main se cache sous des moyens infinis que nous ne voyons pas, permet que vos faiblesses, vos pauvretés, et vos misères vous prennent au collet, possédez-vous en paix sans vous troubler : voyez-vous humilier sans vous embarrasser ; et en marchant doucement comme le bon Dieu permettra en ces rencontres, tâchez de vous tirer de la mêlée, portant cependant le poids de vos misères en vraie connaissance de votre néant ; et lors qu’au milieu de l’expérience de ce fumier, non seulement tout vous est ôté, mais qu’encore vous êtes affaibli dans le plus fort de votre volonté, soyez fidèle à demeurer là tout nud de tout ornement qui vous console, et tout pauvre, en la simple présence de Dieu présent, et en la simple attente que Dieu aura la bonté de voir votre misère et de vous consoler de nouveau. Vous possédant de cette manière et faisant cet usage de vos misères vous apprendrez insensiblement à vous aider par ces fâcheuses rencontres, et [99] vous remarquez et que par ce moyen votre âme ira toujours également, soit qu’elle soit haut ou bas, c’est-à-dire élevée ou humiliée, soutenue ou terrassée.

8. J’aurais beaucoup de consolation si vous me comprenez bien ; car ceci est de la dernière conséquence pour toutes les personnes qui désirent tendre à Dieu de tout leur cœur et qui sont déjà un peu à l’écart de leurs plus grossières misères. Entendant bien ce procédé il n’y a pas de moment en la vie, ou elles ne puissent avancer beaucoup, et où elles ne se fondent dans une paix imperturbable et inaltérable. Prenez donc courage au nom de Dieu, et travaillez incessamment sur ce modèle, afin que vous griffonniez tant et tant en vous copiant sur ce principe, qu’à la fin vous vous établissiez fortement dans ce procédé ; et je m’assure que si cela est, vous vous verrez en peu de temps tout une autre personne, non seulement pour l’oraison mais encore pour l’usage général de tout ce qui est dans votre état.

9. Afin de faire beaucoup fructifier tout ce que je vis vous viens de dire, allez à grands pas en tout ce qui est ordre de Dieu en votre état et en votre condition ; ne vous laissant pas aller à la timidité par la raison de la vanité ou d’autres inclinations qui naissent par les occasions que votre état vous donne. Souffrez donc ces distractions et soyez assuré que quand Dieu le trouvera bon et qu’il vous sera nécessaire, il vous donnera le temps de retraite et de solitude. Je vous remarque un peu plus généreux qu’à l’ordinaire et moins étonné dans vos misères, ce qui me donne de la consolation et beaucoup [100] d’espérance, que tout votre édifice intérieur réussira et qu’assurément Dieu accomplira par sa bonté son dessein éternel sur vous ; ce qui vous doit donner beaucoup de consolation et animer votre cœur pour poursuivre fortement, sans vous arrêter à un million de petits retours que votre naturel et vos inclinations vous pourraient inspirer.

10. Les gens du monde mettent la grandeur de courage qu’à défaire leurs ennemis, et a remporter des victoires et des places : leurs yeux sont trop chassieux pour découvrir les belles victoires. La non-pareille et la plus admirable de toutes est vraiment celle par laquelle nous nous vainquons nous-mêmes et nous outrepassons pour faire régner Dieu sur nous, à nos propres dépens. La paix qui la suit est inaltérable, et donne une joie en cette vie, qui ne se peut jamais estimer telle qu’elle est. Prenez donc courage au nom de Dieu, et travaillez avec fidélité à faire usage de tout ce que Dieu désire de vous. Croyez, je vous prie, que je suis à vous de tout mon cœur. 1678.

3.30 Oraison véritable. Foi divine

L.XXX. Que Dieu établit dans les âmes ou il commence à régner, sa véritable la véritable oraison, par les sécheresses, les obscurités et les dissipations ; de même qu’il leur donne la foi divine par les tentations contre la foi. Comment s’appliquer aux actions de vertu, et remédier à ses défauts en cet état.

1. J’ai beaucoup de consolation d’apprendre de vos chères nouvelles, spécialement des intérieures comme des plus nécessaires ; les autres n’étant que passagères et accidentelles.

Il est de grande importance qu’une âme qui veut tout de bon être à Dieu, et marcher sans relâche, sache la manière dont Dieu traite avec les âmes, pour les faire beaucoup avancer. Pour l’ordinaire, nous ne comprenons pas les choses nous être avantageuses, pour nous faire beaucoup courir vers Dieu, si elles n’ont apparence de sainteté, et qu’elle ne porte le caractère d’amour, de ferveur, de lumière divine et d’un million d’autres saintes dispositions, qui sont la recherche et la poursuite de presque tous ceux qui tendent à la piété et à la sainteté. Il faut prendre d’autres idées (sans idée cependant) de la sainteté et de la piété, lors que Dieu prétend disposer une âme pour être sa demeure, ou bien, lors qu’il commence déjà à y être par résidence : car pour lors il ne bâtit pas, mais il détruit ; il ne remplit pas, mais il vide ; il n’embellit pas, mais il défigure : et il fait tout cela, afin de jeter l’âme peu à peu dans le néant, et de lui ôter tout le moyen de s’arrêter à quoique ce soit, et même d’en avoir aucune idée.

2. Les premières âmes faisant consister leur perfection dans les saintes actions, et Dieu les destinant à cette sainteté, Il prend plaisir de les éclairer et échauffer et de produire en elle mille beaux effets, pour en l’ornement et l’occupation de ces âmes ; et c’est ce que le commun prend pour l’unique sainteté de la vie présente. Les autres, dont Dieu seul est la perfection et la sainteté, vont autrement ; d’autant que Dieu prenant plaisir à les faire toujours avancer, va toujours démolissant, détruisant et effaçant toutes [102] ces sortes de sainteté, qui serait des images et des empêchements ; et par là l’âme se perdant soi-même et toutes choses, et enfin ne trouvant rien, trouve le tout qui est hors de toutes choses quoiqu’il soit en toutes choses.

3. Ce procédé dans la seule pratique est toujours sans expérience et sans qu’on puisse jamais le bien apprendre, parce qu’il est toujours nouveau à l’âme ; et à moins qu’elle ne se perde incessamment, et qu’elle n’en suive toujours l’attrait par toutes les choses qui lui arrivent, sans s’arrêter ni s’amuser à ce qu’elles ont d’apparence, mais bien en pénétrant dans leur principe, jamais une âme ne peut aller incessamment à grand pas et être toujours pleinement contente.

Tantôt notre esprit est d’une façon tantôt d’une autre : une fois nous avons de la ferveur, tout subitement la lâcheté et la sécheresse s’empare de notre cœur ; enfin tous les moments de la vie sont différents et pour l’ordinaire de pis en pis ; ainsi si les âmes ne savent juger par l’immuable et le solide, et qu’elles ne soient pas encore arrivées à ce degré, elles changeront et auront des vicissitudes, non seulement aussi souvent que les heures et les quarts d’heure changent, mais à tous les moments de la vie qui sont différents. Le moyen donc de juger solidement est d’en juger par le principe qui gouverne tout ; et par conséquent comme il est certain que Dieu préside à tout et règle chaque moment de la vie, il ne faut pas s’arrêter à ce qui paraît, mais à ce que l’on a quel qu’il soit, car étant ordonné et réglé de Dieu, il a sa véritable sainteté et grandeur, quoiqu’il [103] n’en porte aucune figure ni caractère extérieur ; et supposé que l’on en use de cette manière, son effet sera toujours de nous faire sortir de nous-mêmes pour entrer dans l’inconnu de Dieu, étant conduit par cette divine opération qui se rencontre en toutes choses et qui est toutes choses.

4. Voilà pourquoi quand Dieu a une fois gagné le cœur et qu’Il commence d’y régner, il n’agit pas dans une âme selon ses idées de sainteté, comme autrefois Il le faisait lorsqu’elle était amorcée [sic] par les actions saintes de la vertu. Il n’a en cette âme que les mêmes intentions qu’Il a de toute éternité en Lui-même ; et comme Il est Sa fin et Son unique béatitude, aussi opérant en cette âme et par elle, Il n’a d’autre dessein que Lui-même, allant toujours démolissant et détruisant tout le reste ; et par ce procédé Il se trouve Lui-même.

5. Ne vous étonnez donc pas de ce qu’étant secrètement si désireuse et affamée de l’oraison, vous ne la pouvez trouver et qu’au contraire vous y êtes dans l’impatience, dans la sécheresse et dans le vide de Dieu et de toutes les bonnes choses. Au lieu de vous en inquiéter, souffrez patiemment et vous laissez vider de ce divin moyen qui, par sa perte, vous fait trouver la fin ; ce que vous avez à faire, à moins que votre corps ne souffre trop, c’est de ne pas quitter le temps que vous avez réglé pour l’oraison, mais bien de laisser volontiers perdre votre oraison en Dieu. Que dis-je en Dieu ? Puisque votre âme n’y a rien, et même que ce qu’elle a est plutôt mauvais que bon ; je dis bien, nonobstant cela, car cela même est Dieu à votre âme, étant soumise et anéantie [104] sous l’opération divine, laquelle quoiqu’elle ne fasse et ne soit rien pour lors à l’âme, est néanmoins tout et Dieu même, n’étant rien de tout ce que nous pouvons avoir et connaître.

6. Laissez-vous donc doucement au gré du bon plaisir divin qui va et vient, qui est tantôt d’une sorte et tantôt d’une autre, qui agit quelquefois et qui quelquefois ne fait rien ; et de cette manière vous trouverez dans la suite que tous vos moments d’oraison seront pleins et qu’il n’y aura proprement de vide que ce que vous aurez voulu avoir de rempli, soit en ferveur ou lumière ou intention, Dieu faisant éclipser toute lumière pour allumer et donner une naissance à la grande et infinie lumière. Je sais que ceci est surprenant à qui n’a pas l’expérience, et qu’assurément ce procédé est bien difficile, puisqu’il donne un million d’incertitudes, de peines et d’autres accidents, qui convainquent fort facilement que l’on n’a pas d’oraison ; mais lorsqu’une âme commence d’être un peu éclairée de la lumière éternelle qui est Dieu, pour lors elle entend ce procédé et elle sait que la lumière luit dans les ténèbres, que tout est dans le rien, et que la sainteté est dans la privation de tout le créé et très souvent de toutes les choses qui nous paraissent les plus saintes.

7. C’est ce qui oblige Dieu de traiter l’âme comme s’Il s’enfuyait d’elle, ce qui fait que le sens et même l’esprit sont toujours en suspens en l’oraison, sans pouvoir trouver où s’asseoir. Cette disposition cause beaucoup de peine ; mais elle est sans remède, jusqu’à ce que l’âme ait [105] trouvé Dieu véritablement, c’est-à-dire non dans Ses dons mais en Lui. Jusque-là, les sens sont en inquiétude et sans vouloir ni pouvoir s’appliquer ; au contraire ce temps ne fait qu’ennuyer, et ensuite on est convaincu qu’on est mieux en tout autre lieu à cause qu’on expérimente extrêmement sa dissipation et son inapplication, plus on est en oraison et en recollection ; et au contraire quand on est avec les créatures, ou dans des occupations de votre état, non seulement vous êtes en repos et vous jouissez facilement de Dieu ; mais encore on est tout autrement propre pour être touché de Dieu et pour se recueillir. Ce qui est cause que plusieurs personnes qui n’ont pas suffisamment d’expérience, jugeant par ce profit et par ce mieux apparent de l’utilité de l’action, et du peu de fruit de l’oraison, se laissant volontiers aller au premier, négligent le second et ainsi s’égarent insensiblement, pensant marcher par le solide.

8. Prenez donc courage et ne vous étonnez pas de la grande et continuelle dissipation de vos sens et de votre esprit ; souffrez ces impatiences et inquiétudes et soyez persuadée que par ce procédé, continuant tout doucement votre oraison, vous trouverez sans rien avoir Celui qui fait Sa demeure au-dessus des lumières, des goûts et des expériences.

Mais combien de peines, ennuis et de douleurs vous faudrait-il porter ! Cela ne se peut dire ; il n’y a que les seules âmes qui prennent à tâche de se perdre vraiment en tout et partout, qui en puissent entendre des nouvelles et en dire quelque chose. Si les personnes qui sont ainsi traitées de Dieu à l’oraison, consultent [106] quelqu’un qui ne soit pas expérimenté, il jugera assurément par le libertinage des sens et la divagation de l’esprit, que sans doute il n’y a rien ; et qu’ainsi il ne faut pas faire perdre inutilement le temps à cet exercice ; qu’il vaut mieux, en attendant que Dieu revienne, Se faisant sentir par quelque facilité ou suavité, se donner à quelque chose d’utile. Et ainsi il détournera une âme de son bien et du plus excellent de tous les biens qui lui peuvent arriver, faute d’apercevoir que cette personne ne fait plus oraison par les sens, ni par les puissances sur lesquels elle a pouvoir ; mais par un je ne sais quoi qui est proche du centre ou le centre même, dans lequel et par lequel Dieu opère quelque chose qui est caché à l’âme par toutes ces divagations. Si bien qu’il lui fait un tort infini de ne pas l’aider à patienter humblement en tel état ; et si Dieu même venait à changer cette conduite en donnant le repos, le calme et l’aperçu, ce serait un grand miracle si l’âme ne quittait ce premier inconnu par lequel elle court à l’infini en Dieu, pour s’arrêter et pour jouir de ces dispositions, quoique avec une sainte intention, ce qui la retarderait tout le temps qu’elle s’y occuperait.

9. Combien voit-on d’âmes qui s’arrêtent sans faire un pas vers Dieu, à cause de ces dispositions de repos, de suavité et de sentiments d’amour dont ces pauvres âmes sont toutes abreuvées et dont leur nature se repaît, et qui ainsi sont arrêtées par là, comme serait un chien de chasse qui s’arrêterait à un os ou morceau de viande et serait par là détourné de son gibier, lequel il ne peut attraper qu’en courant incessamment et en quittant [107] tout. Vous en voyez de pâmées d’amour, pleines de lumière, toutes en feu de ferveur, lesquelles, nonobstant ces belles merveilles, ne volent pas néanmoins plus haut que l’appétit de leurs propres goûts et de leurs inclinations amorcées de quelques bons désirs.

C’est un miracle quand une âme au milieu de ces fécondités quitte tout et oublie tout, pour ne chercher que Dieu. Mais Dieu par Son infinie bonté fait Lui-même l’ouvrage en Se cachant et Se déguisant si bien qu’il est impossible que l’âme Le connaisse. C’est pourquoi il faut qu’elle aille toujours sans aller néanmoins, et qu’elle ne s’attende à rien trouver que lorsqu’elle sera au lieu de repos.

10. Les pèlerins d’Emmaüs avaient Jésus-Christ qui parlait à eux, et il ne le connaissait pas ; ils s’aperçurent seulement de quelque ferveur : mais ils ne le connurent qu’en ce lieu ce lieu de repos et pour un moment ; car il s’évanouit aussitôt de leurs yeux, emportant avec lui leur cœur et le plus véritable d’eux-mêmes. Plus vous irez en avançant et plus vous serez fidèles ; plus votre oraison deviendra nue et moins vos sens et vos puissances y pourront trouver de quoi agir, et où se reposer. Il faut humblement les voir et les souffrir en peine, voyant souvent que c’est par votre faute sans néanmoins vous en troubler ni inquiéter. Demeurez abandonnée sans voir l’ouvrage qui se fait en vous, ni rien où tend votre âme, sinon un certain fond de mort où sa secrète inclination la porte.

Ce que vous avez à observer sur vos sens et sur vos puissances, c’est que lors que vous vous voyez trop fatiguée et lassée en cette pénible oraison, vous vous soulagiez doucement, en la faisant par plusieurs reprises, afin de ne pas accabler votre corps. Ce n’est pas de vous comme des religieuses, qui sont obligées à l’heure réglée de la faire une heure, ou une demi-heure ; et le reste de leur journée est employée en bonnes et saintes actions. Pour vous, vous devez être en une oraison perpétuelle par état, et ainsi vous n’y devez rien mesurer sinon pour donner quelque règle à votre âme : il faut que vous destiniez quelque temps particulier dans la journée pour cela, sans en exclure tout le reste du jour dans les emplois de votre condition.

11. Pour ce qui est de vos tentations contre la foi, vous en devez faire le même jugement que de l’oraison. Dieu qui veut communiquer à une âme une grande et pure foi, souffre qu’elle soit agitée de grandes tentations, afin que tous les appuis et tout ce qui peut y avoir de sensible, et même de spirituel, se perde et s’éclipse pour communiquer à l’insu et à l’inconnu de l’âme, cette belle et admirable lumière que l’on peut vraiment nommer incompréhensible ; d’autant qu’elle ne tombe jamais sous les sens ni sous l’appréhension et compréhension humaine, mais qu’en l’outrepassant et la perdant elle paraît alors merveilleusement. Il me semble que Dieu au milieu de ces tentations, et de cet état déplorable agit comme ferait un roi qui serait chassé de son royaume, qui viendrait déguisé comme un de ses ennemis pour y entrer, et ainsi sans combat ni contestation entrerait sans peine dans le cœur de son royaume.

12. Quand donc une âme est assez adroite pour souffrir comme il faut les peines contre la foi, sans s’amuser à les combattre, cette divine foi s’empare aussi purement et fortement du fond intérieur de cette âme, que les peines contre la foi sont grandes, et qu’ils font perdre terre, c’est-à-dire généralement tout appui à l’âme. Dieu se sert de toutes ces peines contre la foi et souvent dans les choses les plus apparentes, afin que nous ayons moins d’appui, et qu’elles nous tourmentent et nous assiègent plus dans leur fort. Il nous paraît souvent que nous y donnions lieu ; et qu’en vérité ce ne soit point des tentations, mais des doutes véritables, qui convainquent notre entendement et emporte notre esprit : il n’importe ; il n’y a qu’à souffrir et à mourir, sans se mettre en peine de tout cela : car par cette mort nous verrons qu’adroitement la foi s’emparera de notre cœur, et s’y établira comme dans sa place et dans son siège.

13. Vous voyez bien que Dieu par cette manière tient le même procédé qu’en l’oraison pour donner l’oraison : il l’ôte, et l’âme croit la perdre mais d’une façon que dans la suite du temps il ne lui en paraît plus du tout, mais plutôt toutes choses contraires et opposées à l’oraison. Dieu donne ainsi la foi par le manque, et l’augmente très avantageusement par les combats et les peines contre la foi ; par ce que cette conduite efface tous les appuis humains et toutes les idées impures, qui terniraient pour peu que ce soit la foi qui doit être sans image et en pure nudité.

Laissez-vous donc au nom de Dieu dans sa main, et souffrez toutes ces peines sans vous en inquiéter : tenez-vous seulement comme la providence vous mettra de moment en moment ; et quand il sera temps toutes ces contre-images disparaîtront et la vérité subsistera nonobstant tous ces combats.

14. Il y a des âmes à qui Dieu donne cette foi éminemment, sans passer par ces tentations contraires à la foi ; Dieu se servant de beaucoup de peines et d’obscurités qui peu à peu précipitent l’esprit humain dans cet océan sans fond. Dieu se sert indifféremment de tout ; tantôt c’est du naturel, sujet aux peines contre la foi ; tantôt pour d’autres d’un grand cœur et d’un esprit étendu, il se sert des obscurités et des ténèbres effroyables ; quelquefois de l’un et l’autre ; souvent aussi sans consulter rien du naturel dans la créature, il agit selon son plaisir, et se sert de toute chose comme je viens de dire pour produire ces divers effets surnaturellement. C’est pourquoi vous ne devez pas vous arrêter à examiner d’où viennent vos peines, ce qui cause tels effets ; il suffit que chaque chose soit en la main de Dieu pour s’en servir comme il lui plaît. Il y a donc à s’y soumettre et laisser opérer Dieu par le moyen qu’il choisit, jusqu’à ce qu’enfin vous soyez capables de l’opération de Dieu en lui-même, qui pour lors ne reçoit nulle distinction ni différence par le naturel ni le surnaturel dont il se sert, demeurant toujours en lui-même très pur quoi que mélangé en la créature, c’est-à-dire dans les choses par lesquelles il agit.

15. Il faut remarquer qu’il est de grande conséquence afin que Dieu prenne possession d’une âme, qu’elle cesse ses opérations propres, et ainsi qu’elle ne se porte pas par simple intention aux actions de vertu, de charité et de sainteté ; mais bien qu’elle y soit appliquée par la main de Dieu. Cet état d’anéantissement est bien long ; et Dieu prend plaisir durant tout ce temps de priver et d’ôter à l’âme tout ce à quoi elle pourrait s’appliquer, soit naturellement ou surnaturellement : il lui ôte ses œuvres de charité pour la mettre en solitude ; et lui dérobent les pratiques de vertu pour les lui donner plus substantiellement, et ainsi généralement tout le reste. Mais quand il semble bon à Dieu, il le lui rend l’une après l’autre, et l’y appliquent tout de nouveau : et comme Dieu en privant et en ôtant ses actions, devenait le principe des mouvements de l’âme ; aussi en redemandant et en donnant les mêmes actions il continue à en être le principe.

16. C’est pourquoi il faut vous tenir également en la main de Dieu, pour être comme il veut, et pour faire ce qu’il désire. Puisque donc votre âme depuis bien des années n’avait plus nul penchant, ni inclination pour des actions de charité envers le prochain, et que maintenant ce penchant et cette inclination reviennent, laissez-vous y aller doucement et suavement, comme un enfant conduit par la main de sa mère : laissez-vous à la providence divine qui vous présente ses actions de charité, et vous y tenez autant que la même providence vous marquera le vouloir de vous, n’y ajoutez ni n’y diminuez pas : mais seulement faite de jour en jour, et de moment en moment ce qui se présente, et quand la même providence ne vous présentera plus les occasions de pratiquer la charité, cesser de le vouloir et de vous y appliquer.

Ne craignez pas que ces actions faites de cette manière vous dissipent et vous éloignent de l’esprit intérieur ; tant s’en faut, que vous expérimenterez qu’étant faites par le mouvement divin, et par le moment de la providence qui vous y applique, elles ôteront et elles effaceront beaucoup d’images de repos, d’oraison, de récollection et autres choses, qui sont un certain milieu et entre-deux, qui gâte et ternit encore la foi nue ; et ces actions faites de la manière que je viens de dire, précipitent immédiatement dans la foi nue. Et voilà pourquoi quantités de saints qui nous paraissent fort actif, comme saint François Xavier et quantité d’autres ont été d’un centre très éminent et d’une foi très pure, et très vive.

17. Mais le tout est de se tenir et se laisser très librement en la main de Dieu, pour aller et venir comme il Lui plaît, pour être tantôt d’une manière et tantôt de l’autre, tantôt en solitude et tantôt en action, quelquefois en repos et le plus souvent dans les croix ; et par toutes ces vicissitudes qui sont parfois momentanées, Dieu nous dérobe amoureusement et d’une manière inconnue notre propre opération, pour mettre la Sienne en sa place, et par là Il est et vit en nous comme Il désire.

18. D’où vient que le grand secret en cette vie n’est pas d’avoir ceci ou cela, quelque saint et éminent qu’il soit, mais bien que nous l’ayons et que nous opérions par l’opération de Dieu, sans nous arrêter à ce qu’Il fait ou à ce qu’Il ne fait pas, toutes ces choses n’étant que passagères ; mais pour l’autre, c’est ce qu’il peut y avoir de permanent et d’immobile dans la vie. D’où vient que les âmes [113] qui ne sont pas suffisamment éclairées de la lumière divine pour faire cette distinction, s’arrêtent plus facilement et naturellement aux images de ce qu’elles ont ou de ce qu’elles n’ont pas, qu’à l’opération divine, et ainsi elles sont aussi mobiles que les moments sont vides et changeants, mais lorsqu’elles viennent à découvrir que l’opération divine est le solide et qu’il n’y a aucun moment qu’elle ne travaille dans notre âme, quoiqu’il nous arrive, elles s’y tiennent, bien que sans lumière et sans goût. Et ainsi elles établissent leur vie sur le solide et la pierre ferme : elles vont, elles viennent, elles travaillent, elles se reposent, elles font beaucoup, elles ne font rien ; et généralement elles font tout selon que la Providence le demande d’elles.

Et voilà comme il faut être en solitude ou en action, et faire de cette manière toutes choses, et toujours avancer sans jamais en désister un moment ; car Dieu ne cesse jamais d’opérer et de vouloir opérer dans notre âme.

Laissez-vous donc aller doucement aux actions qui se présentent dans votre état, tout le temps et en la manière que la providence de Dieu le marquera.

19. Pour vos défauts il ne faut pas vous imaginer que votre âme doive être impeccable, pour être dans l’esprit d’oraison et de foi. Dieu s’en sert très souvent pour faire mourir l’âme, et pour lui dérober une opération délicate qui est en elle : car comme il n’y a rien de plus doux à la créature que l’amour-propre, et que sa propre excellence ; quand il lui a arrivé quelque défaut, au même temps toute la nature se met en trouble pour y remédier, et aussi fortement que la perfection ou le péché est grand ; la nature qui soigne toujours à son bien-être, se revêt de toutes sortes d’inventions, et il n’y a rien dont secrètement elle ne fasse usage pour le réparer, et ainsi d’un million d’autres mouvements qui s’élèvent dans l’âme, et qui la portent à agir pour remédier à sa faute.

20. Autrefois cette manière était utile et sainte à votre âme, et la purifiait, parce que c’était des retours des puissances et des sens dont l’âme devait faire usage pour sa purification ; mais depuis que l’âme approche de Dieu immédiatement, elle ne doit plus opérer par ses puissances de cette manière, mais bien en repos et en perte et en vive foi ; et par là vous y remédierez et mille fois mieux que par les moyens passés et consommés. Je dis plus, que votre âme ne ferait plus rien par ses mouvements et ses actes, qui dans la vérité ne lui sont plus fructueux : votre âme ne peut plus opérer utilement qu’en unité, repos et perte. C’est pourquoi les âmes qui sont arrivées à cette foi vive et à ce centre, et qui cependant veulent remédier à leurs défauts par des actes de leurs puissances, n’y réussissent en aucune façon, mais plutôt se salissent davantage et s’embrouillent, se dérobant de l’unité et de la perte où elles sont.

Ce n’est donc qu’en se perdant doucement en nudité, et de cette manière dont j’ai parlé bien à fond dans les autres lettres que je vous ai écrites, que l’on fait tout sans s’en apercevoir, et ainsi les défauts servent à ces âmes infiniment pour étouffer plus promptement [115] l’amour-propre et ce délicat que nous avons sur nous-mêmes, les jetant ainsi dans l’océan infini de Dieu, où la foi peu à peu nous conduit.

Appliquez-vous à ceci ; car toutes ces choses sont de grande conséquence, afin de vous établir solidement dans la voie où vous êtes, et de vous ôter d’une hésitation, qui fait douter du chemin et qui insensiblement arrête. 1673.

3.31 Lumière de foi

L.XXXI. La divine lumière de foi sollicite l’âme à se purifier, puis à chercher la présence de Dieu en son intérieur, et enfin au lieu de cette présence elle substitue la divine Providence, qui lui fait trouver Dieu non seulement dans l’intérieur, mais aussi en son extérieur. Degrés et progrès de cette lumière de Providence, qui lors qu’on y est fidèle, découvre et donne Dieu par tous les moments de la vie.

1. Il est très vrai qu’il faut qu’une âme ait un commencement de lumière divine pour découvrir Dieu dans ses providences en notre état et notre condition : mais aussi quand une âme est assez heureuse d’être enrichie de ce sacré trésor, elle voit et remarque Dieu et sa divine conduite en toutes choses ; non seulement aux grandes, mais même aux petites : ce qui commence de calmer beaucoup un cœur, et de l’incliner à se contenter de tout ce que Dieu ordonne d’elle, et de tout ce qui lui arrive de moment en moment ; car tous ces moments dans la suite, ne sont pas moins que Dieu à telle âme.

2. Où il faut savoir qu’avant que de pouvoir découvrir Dieu en ses providences en notre état, il faut que la lumière de foi soit déjà grande et même beaucoup avancée : car quand elle ne fait que commencer, son inclination est de solliciter l’âme à la pureté intérieure sur les commandements et sur les conseils.

L’âme ayant fait progrès par son moyen en cette pureté, insensiblement et comme sans savoir le comment, la foi et la lumière divine, qui n’est que la même chose, insinue en l’âme une inclination pour la divine présence, laquelle l’âme va cherchant en elle et en son intérieur, par le moyen de la foi, qui donne à l’âme un million d’inventions, pour chercher Dieu, tantôt d’une façon, tantôt d’une autre.

L’âme ayant fait beaucoup de progrès en cette divine présence par le moyen de cette divine lumière et ayant beaucoup trouvé Dieu en elle et l’ayant goûté souvent insensiblement, ce Dieu infiniment amoureux de Sa créature la mène plus avant. Pour cet effet, Il cache Sa présence que sa foi découvrait, et pour lors sa foi augmentant, Dieu substitue Sa Providence au lieu de Sa présence, où il y avait toujours quelque chose d’agréable et de perceptible ; et comme la foi lui faisait chercher et trouver la présence de Dieu en son intérieur comme en oubliant et en outrepassant tout dans un certain calme et oubli de toutes créatures, l’âme ayant été longtemps en cet exercice et y ayant beaucoup profité, pour lors la lumière divine substitue au lieu de Sa présence, Sa providence. Et ainsi quoique la [117] Providence soit Sa présence, cependant cette présence en lumière de foi Le faisait chercher intérieurement pour L’y trouver ; et cette foi donnant Sa providence, non seulement fait trouver Dieu intérieurement et dans son plus profond fond, mais dans tout son extérieur : car tout ce qui est providence sur elle et en son état, est présence de Dieu véritable. Ainsi par ce degré de foi qui est bien plus avancé et plus grand, non seulement l’âme peut et doit trouver Dieu en son intérieur et en son fond, mais elle Le trouve en son extérieur et généralement en tout ce qui est ordre de Dieu sur elle, de manière que, dans le degré de présence, elle ne pouvait par sa lumière trouver Dieu qu’en se recueillant intérieurement ; mais quand la foi est assez accrue pour lui donner et pour lui communiquer Sa providence, elle trouve Dieu et Le goûte, non seulement en son intérieur mais encore en son extérieur et généralement en tout ce qui lui arrive en son état.

4. Si le pays de la présence de Dieu en lumière de foi est ample et de grande étendue, celui-ci de providence et d’ordre de Dieu, est bien plus grand, et demande une lumière divine et de foi bien plus grande.

Cette lumière de foi en degré de providence et d’ordre de Dieu étant supérieure à la présence de Dieu, renferme toujours et contient sûrement tous les degrés inférieurs et ainsi elle a la grâce et la lumière du degré de présence ; c’est pourquoi plus la lumière de foi croît en ce degré, plus la présence divine augmente.

5. Ou il faut remarquer comme une chose de grande importance, que la lumière divine de foi a des degrés infinis, et qu’en ce degré de foi de providence divine elle commence toujours par les plus grands objets, c’est-à-dire qu’elle commence toujours à découvrir les providences plus manifeste et plus de conséquence ; et ainsi peu à peu à mesure que la foi augmente, elle découvre de plus en plus les objets qui sont moindres, jusqu’à ce qu’enfin cette foi devienne si grande qu’elle fasse voir jusqu’aux atomes : et pour lors la foi est très grande, faisant remarquer des merveilles en tous les moments de la vie, et en toutes les moindres rencontres qui nous arrivent. Il ne se perdra pas un cheveu de votre tête sans la volonté de mon Père, dit notre Seigneur. (a Luc 21 versets 18)

Tout au contraire la même foi en degré de divine présence, et même de pureté, comme j’ai dit, commence toujours par peu, et va toujours grossissant son objet ; car au commencement elle découvre peu la divine présence, et l’âme étant fidèle dans son exercice de pureté, peu à peu trouve la présence de Dieu plus grand et plus manifeste, jusqu’à ce qu’enfin cette divine présence lui soit très découverte et hautement manifestée.

Mais en ce degré de foi de providence divine, les choses vont tout autrement : elle montent du grand au moindre, et ainsi de degrés en degré, jusqu’à ce que l’âme tombe dans le néant, c’est-à-dire qu’elle trouve que le rien soit le tout, et que vraiment le tout soit le rien de tout ce qui lui arrive, et que l’âme a de moment en moment.

6. Vous me demandez peut-être pourquoi ce changement de route si contraire en la lumière divine ? Je réponds que cela vient de l’extraordinaire démarche du Verbe Incarné, qui s’est caché dans le néant et dans le fumier de la nature humaine : si bien que le moyen pour trouver Jésus-Christ dans son magnifique état, et son sublime Mystère, c’est de le chercher et de le trouver dans le rien de chaque moment de la vie par sa providence. Tout ceci demanderait un très gros volume pour crayonner seulement un peu les démarches du Sleil éternel dans l’intérieur d’une âme qu’il destine pour soi : mais comme cela serait trop long, je me contente de vous dire ceci en passant afin que cela vous fasse voir quelque chose qui vous console et vous aide pour suivre les démarches de la lumière divine avec plus de facilité. J’en dis peu ; car sur chaque passage il faudrait un très long écrit : mais étant ensemble la vive voix y suppléera ; et de plus nous avons déjà tant et tant parlé de ses divines démarches, et j’en ai déjà tant et tant écrit, que ceci n’est que pour vous en renouveler un peu la mémoire, et pour vous consoler dans les peines que vous trouvez par ce chemin.

7. Ce n’est pas que Jésus-Christ ayant porté le poids du jour, n’ait porté le principal des peines que nous y devrions rencontrer : mais comme les épines de sa croix en sont le plus divin et brillant éclat, il est impossible que l’on ne les sente. Ce qui fait que dans le degré de providence en lumière divine on trouve de si fâcheuses rencontres, qui nous paraissent être comme naturelles dans nos états, mais qui cependant sont très divines dans le secret de la très sage providence. C’est pourquoi elles en accablent les saints et vivifient les autres ; elles accablent ceux et celles qui ne sont pas disposées divinement pour y trouver la divine providence ; mais elle vivifie ceux qui par ces exercices successifs de pureté, de présence et enfin de providence, sont capables de la lumière divine, pour trouver et faire usage de cette divine providence dans tout ce que nous rencontrons dans nos états.

Il faudrait ici un long discours sur le bonheur des saints et le malheur des autres : car les mêmes croix qui sanctifient les uns damnent les autres, ce que nous voyons arriver dans tous les hommes, si nous remarquons leurs états et leurs conditions.

8. De là tirez des lumières pour être fort fidèlle à la grâce que Dieu vous donne, afin que vous alliez de degré en degré. De plus voyez aussi par là, que plus la lumière augmente en votre âme, plus elle vous doit manifester clairement les moindres rencontres de votre état, et de votre vie, afin de trouver vraiment Dieu, qui y est pour vous et pour votre sanctification.

Ne voyez-vous pas par votre expérience journalière comment le soleil se levant et faisant son aurore, découvre premièrement les plus gros et manifestes objets, et que peu à peu s’avançant dans sa course, il devient plus clair et plus élevé, et découvre ainsi chaque chose plus manifestement, jusqu’à ce que le plein jour soit en son plein midi, et alors non seulement il n’y a coin ni recoin qu’il n’éclaire, mais encore il découvre et l’on voit par son moyen les moindres atomes. Voilà proprement les démarches de la lumière divine et du soleil éternel en foi pour manifester les objets divins de sa divine providence.

Or pour pouvoir expliquer la beauté que l’âme découvre en la moindre chose, et en la moindre rencontre, il faut aller à l’expérience. Car celui qui l’a vu, le sait ; et nul ne le peut comprendre sans expérience. Et pour avoir cette expérience, il faut être fort fidèle aux démarches de cette divine lumière selon ce que je viens de dire.

9. Mais comme votre âme par une grâce spéciale commence à goûter la foi et la lumière divine dans les providences de votre état, soyez fidèles aux démarches de cette divine providence par laquelle la foi opérera en vous ; ne perdez pas un moment de ses démarches sans vous amuser à les comprendre ni à les goûter. Quand donc ces divines providences vous sont plus manifestes, comme celles que vous me marquez, laissez-vous en la main de Dieu et vous calmez pour y faire tout ce que Dieu vous demandera, mourant et expirant par là autant que vous verrez que Dieu le désirera par cette providence.

Quand il n’y a rien de si manifeste et qu’il y a seulement une rencontre de mille choses très différentes qui se rencontrent confusément, pour lors possédez davantage votre âme en présence et en calme divin, afin que vous demeuriez plus purement en la main de Dieu. Et comme ces communes et petites rencontres, semblent davantage vous détourner de Dieu et vous aveugler, soyez pour lors plus fidèle que dans les autres où l’ordre de Dieu vous est plus manifeste ; et vous trouverez dans

La suite, que tout cela vous est autant ordre de Dieu, que les autres, et même encore plus, y ayant moins de l’humain et du sensible de vos sens. C’est pourquoi toutes ces menues choses des providences de votre état, font plus mourir sans comparaison que les autres, et aussi font plutôt tomber dans le naturel et dans les faiblesses que les grandes rencontres.

10. Mais il est très vrai que quand l’âme est assez fidèle pour porter le poids de toutes ces menues rencontres de providence, et qu’elle est assez clairvoyante pour y découvrir beaucoup l’ordre divin, pour lors tout cela donne Dieu très hautement et très continûment ; ce que l’on remarque singulièrement par la pureté intérieure que telle petite rencontre cause. Tant il est vrai qu’elles vont toujours combattant directement et sans y manquer, tous nos faibles et tout ce qu’il y a à mourir en nous : c’est pourquoi elles sont plus fortes et nous sommes plus faibles à leur égard, qu’à l’égard des grandes, qui pour l’ordinaire ne sont dirigées de Dieu que pour la pratique de quelque vertu ; mais ces rencontres menues et ordinaires vont toujours et incessamment à notre mort, et mort très cruelle et très pénible.

11. Ceci ne paraîtrait pas vrai à une personne qui n’aurait pas la lumière divine au point dont nous parlons, mais plutôt paraîtrait être une chanson ; par la raison que les hommes du commun et même d’une lumière bien avancée, négligent ces rencontres ordinaires, les estimant comme inutile dont il ne faut pas faire état, et qui même pourrait amuser en s’y arrêtant, n’y ayant à ce qu’ils pensent, rien de considérables dans nos états et conditions, que ce qui est considérable par sa conséquence objective, c’est-à-dire manifeste et sensible, sans regarder tout cela dans son principe divin, qui est la conduite et la providence de Dieu sur chaque âme en son état.

Oui, mais me direz-vous, l’observation de toutes ces choses peut mettre de la confusion et de la multiplicité dans les âmes. Cela est vrai pour qui voudrait prendre ceci comme une pratique, n’ayant pas la lumière divine et la foi qui fait voir tout cela sans se multiplier, et qui fait découvrir tout ce procédé en moment éternel, c’est-à-dire en chaque moment de la vie de chaque créature ; et ainsi cette divine providence au lieu de multiplier dénue, ôtant tout à une âme pour la mettre toute nue en abondon dans les bras, et dans le cœur de Dieu, où cette divine providence conduit par tous les divers chemins et détours journaliers. Et vous voyez par là que non seulement toutes rencontres de notre état sont de Dieu, mais qu’elles sont Dieu ; et de plus que les grandes providences ne sont pas plus Dieu que les petites, et les communes ; mais que même souvent les plus communes sont plus Dieu, nous faisant davantage mourir.

12. Cette lumière que vous m’exprimez touchant les providences divines, est assurément de Dieu ; comme aussi cette paix et cette joie : c’est une augmentation de votre lumière, qui me marque qu’elle travaille et qu’elle est vraiment en votre âme ; ce qui vous doit consoler et certifier dans les temps des brouillards et des ténèbres intérieures. Et il faut remarquer que cette foi est dans le fond de l’âme et non dans les sens ; car elle est trop générale pour leur capacité. C’est pourquoi il ne faut pas s’étonner durant que les providences ne font que nous écraser et nous moudre sans que nous y voyions goutte : cela se fait afin de crever les yeux de notre propre suffisance et de notre orgueil, et de nous ouvrir par là les yeux de notre fond plus intime et profond. Et par là on commence à goûter avec joie cette divine Providence écrasante et on admire le bonheur que Dieu donne à une âme par tous les moments de sa vie.

13. Cette lumière de foi, comme je vous le viens de décrire obscurément, cause une inclination perpétuelle à la pureté intérieure, découvrant incessamment nos pauvretés, car il y en a en tout et par tout, tout étant corrompu ; et il est impossible que cette pureté s’opère que par cette divine lumière, laquelle va toujours découvrant ce qu’il y a d’impur non seulement à chaque moment, mais en tout et par tout, et par là l’âme est sollicitée à se rectifier. C’est pourquoi selon ces instincts lumineux, possédez-vous en une paix humble dans la présence de Dieu et tâchez doucement comme en vous détournant de ces impuretés découvertes, de vous tourner vers Dieu intimement en vous, car par ce détour de volonté qui est plutôt fait qu’il ne se dit, l’âme désavoue sa misère et se purifie dans la pureté même. Il ne faut pas s’amuser de faire et refaire incessamment cela : car quoiqu’il paraisse à l’âme qu’elle n’avance en rien, elle avance infiniment ; et ce n’est que dans la suite qu’elle découvre l’avancement de la pureté de son fond corrompu, qui est comme un rocher qu’il faut peu à peu diminuer.

14. Tout ce que vous me dites en cette article de la vue de votre corruption et de vos misères est très vrai, comme vous me l’exprimez. Travaillez-y doucement en cette manière ; et il est bon que vous vous en ressouveniez selon cette expression, afin de peu à peu les rectifier. Ayez donc bon courage et ne vous étonnez jamais des difficultés : continuez au nom de Dieu selon tout ce que vous me marquez, vous laissant exercer par la volonté des autres, et que vous servant de tout pour mourir en tout. Ceci est très cruel et très rude, mais ensuite l’on en voit un effet souverain et admirable, et que les créatures remarquent très bien quoiqu’aveugles en tout.

15. Il est très vrai que la croix, et les peines qu’elle cause, donne une vie qui vivifie. C’est pourquoi vous avez très bien remarqué que votre croix en cette rencontre, et les sacrifices que vous avez faits, ont donné une agilité à votre âme : cela sera toujours en toute rencontre. Et cette agilité n’est pas seulement dans vos sens ; elle est encore plus dans votre fond, ayant été pénétré d’une vive douleur et d’une juste douleur ; comme étant pour une personne que Dieu vous a choisie et donnée : Dieu veut que vous l’aimiez de toute l’étendue de votre âme ; et Dieu veut que dans les rencontres vous lui fassiez un million de sacrifices de cet aimable objet que Dieu vous a donné.

16. Assurez-vous que l’un et l’autre sont de l’esprit de Dieu en votre âme, et la sensibilité que vous avez avec justice pour une personne si chère, et aussi la croix que vous avez ressentie jusque dans le plus intime de vous. Dieu l’a permis et l’a voulu sur vous, afin de vous sacrifier à sa bonté ; et Dieu le voudra dans toutes les rencontres de providence, où telles croix vous arriveront. Mais remarquez bien que comme tout cela est de Dieu, la paix succède au sacrifice cruel que votre âme en fait.

17. Si vous êtes fidèle à continuer votre travail, et à mourir à vous-même en paix et en esprit d’humilité, vous verrez les effets de l’esprit de Dieu en vous. Ne vous étonnez jamais de vos pauvretés, sécheresses et de votre vide de toutes vertus, au contraire animez votre cœur pour chercher cet Aimable qui Se cache si avant dans la sombre forêt de vos misères, afin que vous perdant en Le cherchant, vous Le trouviez, heureusement pour vous, dans le fond inconnu de votre cœur et de vous-même. 1678 (?) :

*[0]. 3.32. Se voir en Dieu.

L.XXXII. Les âmes unies en Dieu se voient et se servent en lui, quoique absent pour arriver en à cette vie en Dieu, il faut passer par bien des morts, qui naissent ordinairement des plus petites choses de notre état. Comment y être fidèle en passiveté et pertes. Nécessité de tout outrepasser.

3,32

1. Je vous assure, Madame, que mon âme vous trouve beaucoup en Dieu, et qu’encore que vous soyez fort éloignée, nous sommes cependant fort proches, n’ayant fait nulle différence de votre présence et de votre absence, départ et éloignement. Les âmes unies de [127] cette manière peuvent être et sont toujours ensemble autant qu’elles demeurent et qu’elles vivent dans l’unique nécessaire : là, elles se servent et se consolent aussi efficacement, pour le moins, que si elles étaient présentes, et la présence corporelle ne fait que suppléer au défaut de notre demeure et perte en Dieu.

Assurez-vous donc, Madame, que j’ai et que j’aurai grande joie de vous pouvoir être utile en quelque chose en vous répondant et vous disant en simplicité les petites lumières que Sa Bonté me donnera et que je souhaite vous être fort efficaces. Pour ce qui est de la reconnaissance, il n’en faut point d’autre sinon de se voir et de se trouver en union en Dieu, chacun selon sa manière et son degré ; et là, on se rendra plus que tous les compliments humains ne pourraient nous dire.

2. C’est la misère présente du monde qui ne fait agir que par les sens et qui tient toute autre manière comme une chose chimérique et non réelle. D’être privé de ses amis et de toutes choses généralement dès que les sens ne les aperçoivent plus, cette manière des sens est l’origine de tant de croix pour les hommes et les rend si misérables dans la vie présente qu’on peut dire sûrement qu’une personne commence d’être malheureuse dès cette vie aussitôt qu’elle naît, et qu’elle ne finit son malheur qu’en mourant, supposé qu’elle soit sauvée. Mais au contraire les âmes qui sont assez heureuses de pouvoir trouver Dieu en soi dès cette vie, commencent leur bonheur dès aussitôt que cette lumière commence, et ce même bonheur va toujours augmentant autant qu’elle leur donne Dieu [128] de plus en plus, jusqu’à ce qu’enfin elles soient en état de pouvoir voir et converser par ce moyen : car assurément l’âme, dans la suite, peut être si bien en Dieu qu’elle y trouve toutes choses et y jouit de tout. Les sens n’ont pas toujours là leur compte, mais, à la suite que la divine lumière qui cause ce bonheur s’augmente, elle les calme et réduit peu à peu à la raison, voyant qu’encore qu’ils ne trouvent pas toujours selon leurs désirs toutes choses, ils ne laissent pas de les avoir plus abondamment sans comparaison que s’ils les avaient par leur moyen. Et ainsi comme Dieu est l’infaillibilité même et le principe de toute fidélité, bonté et amour pour les créatures, ayant le moyen d’en jouir fort facilement, on trouve là sans peine le moyen de se contenter. Il est donc d’importance très grande de mourir peu à peu au procédé des sens, à leurs façons d’agir et à leurs lumières, afin que, se servant de la foi qui nous fait être et demeurer facilement en Dieu et y trouver tout notre nécessaire, nous y trouvions aussi notre joie véritable, et généralement tout ce qui nous manque.

3. Ceci paraît fort difficile et souvent impossible aux personnes qui n’en ont pas l’expérience et jugent selon les sens, mais en vérité, je ne saurais exprimer combien il [cela] est facile aux âmes qui sont assez heureuses d’avoir le don de la foi et qui ne s’amusent à rien discerner selon les sens, mais bien qui voient tout et jouissent de tout selon la foi.

C’est donc là que l’on trouve ses amis et qu’on leur est plus utile qu’en toute autre manière, car en les trouvant on ne laisse pas [129] d’avoir Dieu et de jouir de Lui. Et au contraire, quand on a ses amis et qu’on est occupé par les sens, pour l’ordinaire on est peu en Dieu et on leur est peu utile.

Ce n’est pas [le cas lors] qu’ayant trouvé Dieu par la foi, quoique l’on soit avec ses amis et que l’on travaille pour eux avec les sens, on ne laisse pas d’être en Dieu et qu’ainsi ils n’occupent pas mais plutôt renvoient l’âme en Dieu par le petit travail et service qu’on leur rend à cause de la charité qui est exercée.

4. Il faut bien savoir qu’une âme destinée à arriver en Dieu et à jouir de Dieu en foi de la manière susdite est destinée à la mort et qu’elle peut bien s’attendre incessamment à mourir par toutes choses. Il y a une Sagesse qui accompagne tous les moments de telle âme pour lui faire trouver l’occasion de mourir et des morts en toutes choses : je dis une Sagesse, car assurément ce ne sont pas les choses en elles-mêmes qui font mourir au point qu’elles nous causent la mort, mais bien un secret de Sagesse de Dieu qui s’y rencontre et qui nous les approprie si bien que nous trouvons à chaque moment de notre vie que c’est vraiment cela qu’il nous faut pour mourir à nous-mêmes.

5. Ce n’est donc pas [sic] pour l’ordinaire les grandes choses qui nous donnent la mort en nous accablant, mais bien un million de petites qui se rencontrent dans notre état et qui semblent fourmiller et naître à l’improviste, si bien que nous ne sommes pas plutôt crucifiés par une qu’une autre succède. Et ainsi il nous paraît (si l’âme est fidèle à sa lumière et à Dieu) que selon que l’âme avance ses démarches, les [130] croix aussi la précèdent et font vraiment le vide que Dieu qui suit ces croix remplit. Car telles croix vont toujours faisant mourir l’esprit et la raison en attaquant un million de petites recherches d’amour propre que nous remarquons bien ensuite à la venue de Dieu, qui faisaient plénitude et qui, par conséquent, l’empêchaient. Tout ce qu’il y a à faire c’est de mourir sans mesure, sans règle, sans ordre. Dans la suite on trouvera que ce procédé de mort par toutes les petites rencontres de notre état et condition faisant beaucoup naître la lumière de Dieu en nous et nous mettant de plus en plus en Dieu, y met ordre et arrange merveilleusement bien ce que nous croyons se gâter et se renverser par les morts et par les croix.

6. [C’est là] où il faut remarquer que toutes telles croix et morts attaquent toujours puissamment les sens, la raison et par conséquent tout le procédé humain et font par là insensiblement, et comme sans s’en apercevoir, régner magnifiquement la foi au-dessus des sens et de l’esprit. C’est par là que l’âme se dérobe de ses sens, de sa raison et de tout son peuple, je veux dire de ses passions et de ses appétits pour entrer et vivre dans la région de l’esprit ou, pour mieux dire, dans la région de la foi où elle trouve Dieu en vérité et plus facilement que nos yeux ne trouvent le soleil en rase campagne et en plein midi. Mais, ô malheur ! le procédé des sens est si difficilement détruit, et les morts et les croix leur sont si amères qu’incessamment ils attirent l’esprit éclairé de la foi à leur compatir et à s’amuser à ce qui les étourdit.

7. Soyez donc fidèle, je vous prie, à ne pas laisser passer le moindre moment de ce qui vous arrive par providence parce que chaque moment de mort est infiniment précieux, la vie divine y correspondant. D’abord l’âme est en peine au milieu de ces morts comment elle en usera et comment elle s’en servira. Mais un peu de courage et de patience, et vous trouverez que votre âme s’y ajustera si bien qu’elle y trouvera son bonheur, y trouvant Dieu. N’avez-vous jamais vu travailler à une statue de pierre ou de marbre ? Les premiers coups de ciseau et de marteau qu’on y donne semblent gâter et défigurer cette masse, mais quand à force de coups elle commence ensuite à recevoir quelque figure, pour lors, on remarque avec joie ce que les coups qui suivent font pour former et polir cette statue.

8. Il est vrai que du premier abord que l’âme entre dans le procédé de la divine Sagesse en mort, ce n’est que comme une confusion, quoique en paix, à laquelle on s’abandonne par une lumière au-dessus de soi, et comme se soumettant à l’ordre de Dieu. Mais à la suite que ces croix et ces morts donnent Dieu, l’âme est [si] surprise du bonheur qui lui vient par ce moyen qu’elle devient paisiblement amoureuse des croix et des morts, d’autant qu’elle remarque par un miracle qu’elle ne comprend pas ni ne peut comprendre que, comme cette statue vient en quelque manière du fond de la pierre, aussi ces morts font rencontrer Dieu ou deviennent Dieu par le fond de l’âme, si bien qu’autant qu’elle meurt autant elle vit et voit pour lors la mort comme source de sa vie. [132] Ce qui fait qu’elle estime infiniment toutes les petites occasions qui lui arrivent, ne pouvant faire aucun choix pour ce qui les concerne et aussi ne pouvant ne les pas recevoir avec un accueil tout plein d’amour quoique souvent insensible. Et ainsi l’âme trouve que tout son bonheur est de se laisser en la main de la Providence pour tout choix, pour toute élection et pour toute sa conduite.

9. Car les âmes qui sont destinées à mourir de cette manière en foi, doivent tellement mourir à elles-mêmes que dans la suite elles ne voient pas un moment qu’elles doivent choisir pour être d’une manière ou d’une autre, pour être dans un lieu ou dans un autre, pour être d’une façon qu’elles pourraient désirer ou d’une autre. Mais plutôt elles demeureront toujours dans la main de Dieu pour tout et toutes choses leur seront égales. Et au contraire, quand l’âme y a quelque part, il n’en va pas de même. Car toutes choses déchoient autant de leur opération pour donner Dieu à [une] telle âme qu’elles sont dans Son choix et dans Sa volonté.

Oui, mais, me dira-t-on, c’est donc une étrange captivité de n’user et de ne pouvoir user en rien de sa propre volonté ! C’est là au contraire que commence la vraie liberté, et autant que nous sommes en la main de Dieu pour n’avoir que Son unique conduite, autant le cœur se trouve vraiment en liberté.

10. Si l’âme n’avait expérimenté cet effet admirable de toutes les petites morts et croix de l’état d’une âme en foi, elle ne croirait jamais que telles dispositions pussent arriver à un si sublime état ; cependant il est très vrai et il n’en faut nullement douter. Il est même [133] de grande conséquence d’accommoder peu à peu par la lumière d’autrui les sens et l’esprit à cette divine lumière afin de recevoir de moment en moment toutes les morts et toutes les croix qui arrivent, sans hésiter pour s’en délivrer, en les côtoyant et en se laissant perdre et mourir avant qu’elles le peuvent faire. Car par là, la divine lumière s’augmentera beaucoup et, peu à peu, elle nous fera voir par notre propre fond la vérité que nous découvrons par la lumière d’autrui, de manière qu’à la suite qu’une âme commence de s’avancer en Dieu, elle soupçonne l’accroissement et l’augmentation des démarches de Dieu par les croix et les morts qui lui surviennent, de sorte qu’après plusieurs expériences chaque moment de croix ou de mort lui devient infiniment précieux, ce qui la sollicite à demeurer en pauvreté et perte autant qu’elles sont et subsistent.

11. Et afin d’expliquer davantage ceci comme une chose fort nécessaire, posons une âme qui soit en Dieu et en lumière divine : une affaire de son état, un embarras, un procès, une faiblesse qu’elle commettra (et ainsi de tout ce qui peut arriver généralement, car je n’excepte rien) y mettant l’abjection et la confusion qu’on peut avoir dans le monde, quelque chose, donc, de pareil lui embarrassera l’esprit, y jettera de l’obscurité et du trouble et un million d’autres effets qui paraissent effacer les traces de Dieu, embourber l’âme en elle-même, la jeter dans les embarras et lui causer un million d’effets tout contraires à ce qu’elle juge lui être nécessaire selon son degré d’oraison. L’âme, désireuse de sa perfection en [134] son commencement, voit tels effets de mort, travaille aussitôt, et même doit travailler pour trouver Dieu et ajuster ce que tels effets ont pu gâter. Mais au degré que j’écris, à telle âme il n’y a qu’à subsister passivement et porter l’effet de la mort en passivité nue tout le temps qu’elle durera, et l’on verra que la pointe de la mort donnera la vie et fera ainsi autant de jour qu’elle a été longue, pénible et renversant tout notre procédé propre et toute notre façon d’agir envers Dieu. Et cette manière dure jusqu’à la fin de la vie, changeant cependant selon le degré de lumière de plus au moins.

12. Par là, Madame, vous voyez combien vous devez priser chaque moment de mort et de croix de quelque part qu’elles viennent et que vous leur devez donner un favorable accueil dans votre âme. Il est vrai, Madame, que nous avons un grand voyage à faire et dont on ne voit l’éloignement que lorsque l’on est déjà beaucoup avancé dans le chemin, ce long voyage étant d’aller du fini à l’infini, du créé à l’incréé, de l’impur à la pureté même, et enfin de la créature en Dieu. Or quand l’âme commence déjà à sortir d’elle-même et par conséquent à goûter un peu de l’Être infini qui est infiniment au-dessus de la créature et infiniment éloigné de ce qu’elle peut avoir et de ce qu’elle peut goûter, il se fait en elle un certain désir, un instinct inconnu de tout outrepasser et de ne se pouvoir contenter de rien qu’elle ait. Il semble que l’esprit dit toujours en sa course et en s’avançant : « ce n’est point ce que j’ai que je cherche », et qu’il se fait un certain mouvement, [135] inconnu, d’avancer toujours, que l’on a et que l’on n’a rien, que l’on désire tout et que l’on ne désire rien, et qu’ainsi en vérité l’âme est en tout ce qu’elle a pour l’intérieur et en tout ce qui lui arrive comme un voyageur est pour les hôtelleries : il y passe et il y demeure autant que la nécessité le requiert mais non pas pour s’y arrêter, et ainsi il est toujours en mouvement, quoique en repos. Cette disposition de votre esprit est vraiment une touche de Dieu et une disposition certaine de Son approche, laquelle doit augmenter autant que Dieu S’approchera encore davantage. Et même, les âmes qui sont beaucoup arrivées en Dieu et qui ainsi sont au-dessus d’elles-mêmes, ne jouissent jamais un moment de ce qu’elles ont, ne jouissant jamais de Dieu que par ce qu’elles n’ont pas.

13. Il faut qu’une âme ait un peu d’expérience pour entendre ceci et pour comprendre l’agilité et la course que Dieu imprime en une âme aussitôt qu’Il l’approche de Lui et la met en Lui. Il suffit que je vous assure que cela doit être tel sans plus nous étendre sur cela qui serait de longue déduction, d’autant que cela est inséparable de Dieu et propre à toutes les âmes qui approchent de Dieu et qui commencent d’être en Lui. Si bien que celles qui sont déjà fort avancées en cet Être infini et par conséquent qui boivent abondamment à la source, et sont jugées heureuses parce qu’elles possèdent abondamment les merveilles qu’on leur communique (soit des perfections de Dieu ou des Mystères et enfin de la jouissance de cet Être infini), sont cependant les plus pauvres d’autant que, quoiqu’elles aient abondamment [136], elles n’ont rien en comparaison des âmes moins avancées : car leurs sens et leurs puissances ne peuvent rien retenir et il faut par nécessité que cette source qui découle abondamment en elles recoule dans la même source en les faisant recouler elles-mêmes avec autant de vitesse en la même source que ce qu’elles reçoivent est grand. Et ainsi il ne leur demeure rien qu’une agilité bien plus grande pour outrepasser tout et aller en se reposant après cet Être infini qui les attire.

14. Vous n’avez donc qu’à vous laisser doucement et suavement aller et faire votre voyage, et autant que vous serez nue et déchargée de tout vous serez plus en état d’avancer. Ne rien avoir de cette manière est beaucoup avoir. Courir de cette manière est vous reposer et jouir pour vous remplir quoique en vous vidant et cela en unité et sans que vous ayez rien à craindre, car pourvu que vous vous laissiez aller et que votre âme se laisse mourir de cette manière en courant après Dieu, elle Le trouvera assurément.

*[0]. 3.33. La mort à soi.

L.XXXIII. Que l’oraison et la solitude n’avance vers l’âme vers Dieu sans la mort à soi, qui seule peut former Jésus-Christ en nous. Avis sur l’oraison comme le moyen pour arriver à la présence de Dieu.

1. J’ai bien de la consolation de recevoir de vos nouvelles et d’apprendre par vous-même le désir que vous avez de votre perfection et de travailler tout de bon à la rectification de tout ce qui n’est point selon l’ordre de Dieu en vous. Je vous assure que je [137] désire de tout mon cœur vous pouvoir être utile à cela qui est capital et qu’il n’y a rien que je ne fasse pour vous y aider.

2. Votre solitude et l’état libre 27 dans lequel vous êtes présentement ne vous sera pas une petite aide puisque au contraire c’est un très grand secours d’être toujours attentif sur soi-même pour empêcher ces trop grands épanchements de nature sur les choses où notre inclination se trouve trop naturelle.

Les rencontres qui nous contrarient et auxquelles nous avons peine de nous ajuster en mourant à nous, ne nous dissipent pas tant dans nos conditions et nos états comme celles qui rendent nos inclinations trop pétillantes en nous dissipant et nous faisant trop courber vers les créatures. Usez donc du bon temps que vous avez et l’estimez fort cher afin de retourner plus facilement vers Dieu et de vous animer encore davantage à mourir plus efficacement à vos propres inclinations.

3. Vous avez observé une chose de grande conséquence que, dans l’état où vous êtes, l’oraison et la solitude, soit intérieure soit extérieure, ne vous sont qu’une aide pour vous approcher de plus en plus de Dieu, mais que les occasions où vous avez à mourir, à vous rabaisser et à vous écraser sont l’essentiel et le plus nécessaire que vous devez cultiver et rechercher de tout votre cœur. L’oraison et la solitude sont bien des moyens que vous devez aimer et que vous devez pratiquer, quoique par ordre et par dépendance à tout ce que Dieu demande de vous en votre condition. Mais pour les occasions de mourir et de vous contrarier incessamment plus selon les vues d’autrui [138] que les vôtres, cela ne vous est pas seulement nécessaire mais indispensablement de conséquence. Sans quoi vous erreriez, toujours vagabonde, désirant Dieu et Le cherchant de tout votre cœur sans jamais Le pouvoir trouver, par la raison que votre inclination naturelle et votre esprit sont toujours alertes pour pouvoir se contenter des choses grandes selon leurs inclinations et selon qu’un certain esprit de suffisance et de grandeur leur donne de mouvement. Et comme vous êtes beaucoup naturelle en toutes choses, votre mort est extrêmement difficile et vous ne devez pas vous étonner de sa longueur ni des difficultés que vous trouvez dans les rencontres. Ainsi il est très certain que cette mort est l’essentiel pour votre intérieur et que vous ménageant doucement le moyen d’oraison et de retraite en mourant à vous, vous devez beaucoup espérer d’arriver et d’approcher de Dieu en gagnant Son cœur et en vous ajustant à Ses inclinations.

4. Ce que je vous dis est de si grande conséquence qu’il est certain que manquant en ce point vous manquez en tout, et que faisant tout le reste sans faire ceci, vous ne faites rien. Au contraire vous faites bien moins que rien, d’autant qu’étant solitaire et travaillant à l’oraison sans une véritable mort, insensiblement on se croit fort avancé et fort intérieur, et dans la suite on trouve qu’on s’est trompé, remarquant ses fautes et ses défauts d’autant que la source en était cachée sous la magnifique apparence de cette oraison solitaire.

5. Je ne puis m’empêcher de vous dire un mot en passant de l’étonnement où j’ai été [139] souvent de remarquer plusieurs personnes s’appliquant beaucoup, soit aux bonnes œuvres, soit à la solitude et à l’oraison, et que cependant je ne remarquais point du tout leur avancement et leurs démarches efficaces vers Dieu : au contraire souvent ces choses les approchaient davantage d’elles-mêmes en leur causant quelque estime, quelque distinction dans le monde, quelque hardiesse et liberté auprès de Dieu, et un million d’autres défauts où l’inclination naturelle prenait secrètement sa vie. Et quand, par providence, venant à découvrir ce secret et la cause de ce désordre, elles remarquaient que tout cela venait du manque de mort et d’usage de chaque chose pour mourir, insensiblement elles se sont aperçues que l’oraison et la solitude qu’elles n’ont pas quittées ont eu un autre effet dans leurs âmes, la mort en vraie humiliation étant la vie qui vivifie l’oraison, la solitude et la retraite. Et de cette manière elles ont fort bien jugé que cette mort devait être leur capital et qu’elles devaient se servir de l’oraison, de la retraite et de la solitude comme de moyens divins pour élever insensiblement l’âme à Dieu en la faisant sortir d’elle-même et de ses inclinations, remarquant très bien que cette mort a des yeux perçants pour pénétrer les moindres atomes des imperfections et pour faire échapper tous les pièges dans lesquels l’âme pourrait tomber sans ce moyen, quoique remplie et ornée de tous les autres moyens qui rencontrent tout leur bonheur en elle et par son moyen.

6. Cette mort donc se sert de tous ces moyens divins admirablement et il faut l’avoir expérimenté pour le bien savoir comme il est. Et [140] lorsque cette mort de soi-même remarque par une raison éclairée qu’il se faut priver de ces divins moyens à cause des empêchements que notre état nous fournit et ainsi que l’ordre divin nous impose pour lors, [cette mort] étant vraiment une Reine et une Souveraine en nous infiniment riche et abondante, elle supplée à tout et fait que l’oraison et la retraite ne pouvant se pratiquer se trouvent merveilleusement en la mort et par la mort de soi-même. De sorte que l’âme expérimente de jour à jour qu’en mourant fidèlement, non seulement elle trouve tout bien mais encore [qu’] elle élève tous moyens divins et tous les exercices de piété de telle manière qu’il n’y a rien qui ne la fasse approcher de Dieu et qui ne fasse un effet en elle merveilleusement efficace pour sa pureté intérieure, [effet] qui la rend non seulement agréable à Dieu mais aussi beaucoup aimable aux créatures avec lesquelles elle est et avec lesquelles elle doit agir.

7. Cette vraie mort de soi par toutes les petites rencontres de son état est une vraie fonte où l’on prend toutes les figures, et en vérité je puis dire que par ce moyen divin de mort on peut faire plus en un jour que l’on en fait en plusieurs années. N’avez-vous jamais pris garde que ces ouvriers qui jettent en fonte ont bien plus tôt donné la figure à un crucifix ou à quelque autre image que ne font ceux qui les font par le moyen de la sculpture ? Il me semble que cette comparaison est fort juste pour exprimer la manière dont Dieu forme Jésus-Christ en nous par le moyen de la mort à soi-même. Ce [141] moyen divin est vraiment une fonte par laquelle tout ce qui est en nous de raison propre, de propres jugements, d’inclinations naturelles, de passions, se fond et se liquéfie et étant ainsi ajusté par la solitude et par l’oraison, se forme en un Jésus-Christ. Ne mourez pas à vous-même, [et] vous vous donnerez bien des coups inutiles et qui produiront peu : faites-le [mourir à soi-même]. Il est vrai que si c’est de la bonne manière, vous vous écraserez et un long temps vous serez embarrassée à cause d’une certaine confusion que cette mort cause. Mais prenez courage : cette confusion et ce mélange qui humilie cause désunion de notre cœur d’avec nous-mêmes, et ainsi fait et exécute vraiment cette fonte dont je vous parle, amollissant notre cœur et le rendant vraiment souple entre les mains de Dieu.

8. Pour ce qui est de votre oraison vous ne devez pas vous étonner de vos sécheresses : au contraire elles vous seront toujours très utiles et nécessaires, supposé que cette mort dont je vous parle soit vraie en vous, car si cela n’était pas, la sécheresse et les divagations vous nuiraient beaucoup. Et au contraire elles vous serviront et vous servent beaucoup en mourant efficacement, et non seulement en vous donnant des moyens de mourir mais encore en vous ajustant pour peu à peu vous tranquilliser davantage. C’est pourquoi ne vous étonnez pas de ces sécheresses ni de ces distractions : soyez seulement fidèle à en faire usage de mort. De plus ne laissez pas de continuer de prendre simplement vos petits sujets et lorsqu’ils vous sont ôtés, patientez et vous possédez un peu, car, quoique [142] vous ne les ayez pas si fort dans l’imagination et dans l’esprit, elles [ils] ne laissent pas d’opérer en votre âme. Et étant trop effacés, revenez doucement par ces mêmes sujets, ou, si vous ne pouvez, remettez-vous un peu en paix en la présence de Dieu. Et y étant recueillie et ainsi votre âme étant plus calme, renvisagez doucement votre même vérité.

9. Où il faut remarquer qu’au degré où vous êtes, la présence de Dieu et par conséquent la paix et la tranquillité que vous y trouvez, ne vous est pas un moyen mais bien la fin à laquelle vous tendez par la simple vue des sujets et des vérités dont vous vous devez nourrir, selon la lumière et la manière que Dieu vous donnera en l’oraison. Ainsi ce ne serait pas bien faire que tout d’un coup vous vous tinssiez à la fin, quittant vos moyens ; mais vous devez plutôt humblement vous nourrir et tendre à votre fin par l’exercice de ces mêmes moyens, ménagés et exercés doucement, selon la capacité actuelle que vous avez en l’oraison, tantôt plus perceptiblement tantôt moins.

10. Et quand vous avez ménagé doucement et de votre mieux ces moyens en l’oraison et qu’enfin vous vous voyez si pauvre que vous ne pouvez recouler vers Dieu par ces mêmes moyens, il ne faut pas laisser de le faire par leur privation, d’autant que la sécheresse pour lors vous y renvoie en vous faisant désirer Dieu. Et ainsi vous êtes en repos, en inclination et en désir vers Dieu, ménageant toujours les moyens, comme je vous le viens de dire, qui est proprement l’exercice de l’oraison en votre degré, qui vous fait insensiblement arriver à leur fin, qui [143] est la présence de Dieu. Et sans ce ménagement d’oraison on se tourmente souvent en cet exercice, sans avancer, croyant toujours que le plus grand et le plus beau est le meilleur ! Et cela n’est pas, n’y ayant de vrai et de moyen divin pour faire l’oraison que ce qu’il nous faut dans le degré où nous sommes, où la mort ménage tout merveilleusement bien, sans laquelle il est bien difficile d’aller tant à pas comptés comme il est besoin, spécialement pour les esprits impétueux qui voudraient tout faire sans moyens, et passer à la fin sans milieu, ce qu’il ne faut pas faire si l’on veut beaucoup réussir dans la piété et dans l’oraison.

Lisez et relisez souvent cette lettre, elle vous pourra être utile un très long temps. Je suis à vous sans réserve. 1678 28. [143]

3.34 Vie nouvelle.

L.XXXIV. Que l’on ne vient à la vie nouvelle que par la mort. En quoi consiste cette vie.

1. Me voilà à la veille de faire un voyage en Normandie ; je ne sais combien il durera. Il faut être dans la main de Dieu en la manière qu’il voudra : il ne faut pas vouloir les choses autrement que Dieu les donne ; car c’est toujours de la meilleure manière, quoique nous ne le croyions [subj.] pas. Heureuse l’âme qui est si bien morte à soi-même, que Dieu soit en une pleine liberté en elle ; car par là il y vit et règne entièrement, et sans aucun moment de vide ! Ô si nous avions les yeux ouverts, pour voir ce divin Mystère ! Mais il est [144] vrai que toute la difficulté est dans la lumière, qui ne naît en l’âme que par sa mort : et à mesure que ses yeux se ferment par la mort, ils s’ouvrent pour voir et vivre comme je dis, au même temps que la défaillance de la mort, et le reste qui arrive à l’âme par la mort spirituelle, semblable à la mort corporelle, la prive du mouvement. C’est pour lui en donne un autre.

3,34

2. Ce qui trompe presque tout le monde, à moins d’une très véritable lumière et d’une expérience un peu profonde, est que l’on prend toujours cette vie et cette lumière pour quelque chose de ravissant, comme les extases, les visions, et les autres dons que l’on admire : et ce n’est nullement cela. C’est une vision à la vérité, mais de la vérité même, qui ne paraît ni à l’âme ni aux autres : et cependant, c’est voir admirablement, non quelque chose de particulier, mais comme Dieu gouverne et conduit toutes choses ; et de cette manière ce qui est tout commun vient à lui être découvert, ce qui lui est une source admirable de grâce. Elle voit comme la divine Providence est en toutes choses, et qu’il n’y a rien dans la terre qui ne soit conduit par une sagesse paternelle : elle a par cette lumière tout, et elle n’a rien de différent des autres ; car elle a ce que les autres ont, à la réserve que ses yeux sont ouverts pour voir la divine conduite, et comment ce qui est créé ne peut même subsister sans la providence de Dieu : ce qui lui fait trouver la vie.

3. Quand une âme par la foi peu à peu en est venue là, se soumettant amoureusement et par la mort de soi-même, faisant régner Dieu [145] par sa providence, sa conduite, et sa sagesse, agréant de tout son cœur tout ce qui lui arrive, tant intérieurement qu’extérieurement ; pour lors insensiblement et peu à peu sans extase, ni ravissement, sans visions, ni rien de particulier, elle trouve Dieu en tout, ou plutôt elle ne trouve que Dieu : car dans la vérité il n’y a que lui, toutes les choses de la terre n’étant rien. Et ainsi elle a tant cru à ses dépens que ces accidents crucifiants, ces renversements tant intérieurs qu’extérieurs, et généralement tout ce qui arrive de moment en moment, que tout cela, dis-je, est conduit de la divine Providence et Sagesse ; qu’à la fin elle ne voit que Dieu là-dedans, ou plutôt elle voit tout cela être Dieu.

4. N’est-ce pas une chose digne de compassion, de voir tant d’âmes misérables, faute de lumière de foi et de la pratique pour mourir à soi, lesquelles ont les mêmes choses : car elles ne peuvent être sans la conduite de Dieu sur elles ; et cependant faute de la grâce et de la poursuivre par lumière et pratique, elles en sont malheureusement opprimées. Au lieu que les autres y trouvent Dieu, ou plutôt, et pour mieux dire, que tout cela leur est Dieu ; mais d’une manière admirable : il faut l’avoir goûté pour le savoir. Et ainsi il est aussi difficile d’ôter Dieu à une telle âme qui l’a trouvé de cette manière, qu’il est difficile que Dieu ne soit pas Dieu. Heureuse et mille fois heureuse l’âme qui a été si longtemps malheureuse par les providences crucifiantes, qu’enfin Dieu s’est dévoilé non en lui ôtant sa foi, mais en lui donnant une foi si vive et si forte qui lui ôte toute hésitation, qu’il n’y a que Dieu dans le mon [146] de, et par conséquent que sa divine Providence, conduite, et Sagesse font le mouvement et le tout de ce qui paraît à nos yeux ! Combien de jours a-t-elle passé dans l’amertume, dans la douleur, et dans l’abandon, vivant à tâtons ? Mais il n’importe ; c’est par là que la foi croît, et que peu à peu faisant mourir l’âme, elle devient sa lumière qui lui fait découvrir ce beau Mystère. Je crois que c’était dans cette lumière qu’un pauvre Solitaire courait les bois jour et nuit et pour toute oraison criait à haute voix : Deum à me tollere nemo potest, personne ne me peut ôter Dieu, car il l’avait trouvé en vérité. 1669.

3.35 Vie nouvelle.

L.XXXV Sur le même sujet.

1. Je trouve que la constitution ténébreuse que vous décrivez, et où vous êtes présentement, me plaît. Ne vous mettez pas en peine d’être sans lumière et sans multiplicité : il suffit que vous ayez un certain abandon pour n’être et ne désirer que ce que Dieu veut. Soyez contente de ce que vous êtes, et de ce que Dieu permet : car ce que vous êtes à chaque moment, et ce que Dieu permet vous arriver par les croix, les peines, et le reste, c’est ce qu’il vous faut, et rien plus. Il vous suffit de vous abandonner à Dieu et d’en avoir quelquefois quelque ressouvenir sèchement amoureux ; car de cette manière l’âme trouve Dieu en tout temps, et en toutes choses. Mais vous n’arriverez jamais là, que par l’abandon total, non seulement selon les sens, mais encore selon le [147] raisonnable ; ce qui est très difficile : et quoique l’on n’y puisse arriver que très difficilement et fort tard, il faut faire ce que vous pourrez pour cela.

2. Il y aurait beaucoup à dire sur cela : mais pour le présent il suffit que vous tâchiez de mourir à votre volonté entre les mains de celle qui vous aide. Et pour cet effet quittez toutes vos vues et vos raisons, afin de faire et d’être comme l’on voudra, quoiqu’il vous paraisse quelquefois le moins parfait. Le secret de tout est d’estimer davantage à dépendre sans relâche, à mourir à soi, et non à se perfectionner, soit par la pratique de la pauvreté, de l’humilité, ou par d’autres vertus. Mais ensuite Dieu jette l’âme dans une certaine confusion, où il la dissout, l’âme ne pouvant trouver en soi, ni ordre, ni mesure ; cependant dans la suite il y a bien de l’ordre. Tout cause mort ; et la mort produit tout : c’est la terre d’où germent les fleurs et les fruits qui y sont produits. Enfin mourir à soi et à tout tant humain que divin, est la source de toutes choses. Ne cherchez donc pas l’ordre où il n’en faut pas. Et ce manque d’ordre n’est pas un désordre, mais plutôt la source de tout ordre : ce qui ne laisse pas de donner bien de la peine jusqu’à ce que l’âme ait trouvé le moyen de se servir de toutes choses qui arrivent, et dans lesquelles on est par son état et par sa condition. Dieu seul peut faire cela, et il ne le fera jamais que par la mort ; et la mort seule nous fera trouver la vie en toutes choses de notre état et condition.

3. Et voilà pourquoi tant d’âmes sont accablées par les croix de leur état, désirant secrètement [148] toutes choses qu’elles n’ont pas : mais quand par telles croix elles arrivent à la mort, pour lors telle mort leur fait trouver la vie, vie qui est divine, et où chaque chose qui vous arrive est vie de Dieu même. Voyez donc par là combien il faut s’abandonner à mourir par le couteau que nous avons entre les mains ; vous par ce que vous avez, moi par ce que j’ai, un autre par ce qu’il a ; et ainsi de toutes créatures. Heureuse l’âme qui par expérience sait ce secret ! Elle trouve le Paradis [ms., P maj.] en terre : et par là l’éternité est proche, chaque journée étant une démarche infinie. Priez Dieu pour moi.

3.36 Divine volonté

L.XXXVI. Que Dieu ne vient en l’âme qu’en lui communiquant sa divine volonté, qui n’opère que mort, et qui fait par là trouver Dieu partout et en tout.

1. Me voici de retour à Paris : je prie notre Seigneur qu’il fasse en moi sa sainte volonté. Il n’est pas possible de subsister un moment sans cette adorable volonté : c’est être malheureux que de n’y être pas, et de subsister par autre moyen que par elle. Quand on est plus éloigné de Dieu, cette volonté aide à fuir le péché ; et à mesure que l’on approche de lui on fuit le moindre péché : enfin arrivant à Dieu, c’est cette adorable volonté qui renferme tout, et par laquelle tout subsiste ; c’est pour lors être sans subsistance, que d’être sans elle : c’est pourquoi plus on approche de Dieu, plus cette divine volonté se découvre en tout. Or pour que cela soit en pratique, il faut par nécessité que l’âme se tourne et accepte la mort. Car la divine volonté n’opère que mort ; et il n’y a que la mort qui fasse régner la divine volonté : c’est ce qui fait qu’à moins qu’une âme soit assez heureuse de tendre incessamment à la mort de soi-même, il est impossible qu’elle reçoive l’effet de la divine volonté. On peut bien avoir dépensé de la divine volonté ; mais de subsister par elle, et de l’avoir pour vie, cela est impossible sans mort. Et c’est ce qui cause souvent l’enfer de quelques âmes, lesquelles ayant travaillé de leur mieux pour s’approcher de Dieu, et ayant réussi véritablement par la fuite des gros péchés, des plus petits, et d’un million d’imperfections, et se sentant par la grâce de Dieu proche de lui ; leur cœur à quelque joie, mais passagère ; d’autant qu’elle subsiste dans leur bonne volonté bien intentionnée et cherchant Dieu.

2. Mais Dieu désirant quelque chose de plus en se communiquant à l’âme, c’est pour lors que viennent les croix. Car en tout ce précédent degré que l’âme va à Dieu, c’est par sa bonne volonté qui le cherche : mais Dieu voulant à son tour travailler, chercher, et se donner, c’est en communiquant sa volonté ; si bien qu’il faut mourir à mesure que cette divine volonté se donne, jusqu’à ce qu’elle fasse trouver Dieu partout et en tout. Ce qui dit une mort continuelle dont l’âme est fort crucifiée : car on veut Dieu, et on ne peut désirer autre chose ; et d’une autre part on ne veut pas tant mourir. Si bien que l’on veut, et ne veut pas ; et jusqu’à ce que la volonté propre ait cédé, on est malheureux, et souvent on ne passe pas outre le premier degré. On ne peut comprendre la mort que Dieu opère ; au contraire on croit tout perdu, ne pouvant jamais se persuader que Dieu soit là : cependant c’est un faire le faut, et il ne fera jamais autrement. Jamais Dieu ne viendra en l’âme par possession véritable qu’en lui communiquant Sa divine volonté, et jamais la divine volonté n’y sera qu’en mourant à soi : ainsi sans la mort, jamais rien ne se fera et l’on demeurera toujours à la porte.

3. Mourez et vous vivrez, mourez et vous jouirez, mourez et vous trouverez pleinement Dieu et comprendrez qu’il n’y a rien plus proche de l’âme que Dieu, qu’Il est plus nous que nous-mêmes et que n’étant pas morts, nous Le croyons si loin et Se donnant si peu, mais que mourant à nous-mêmes, tout nous devient Dieu et moment de la volonté divine, qui est véritablement Dieu, mais pour une âme mourante ou morte, ce qui surprend infiniment, n’ayant plus besoin de Le chercher, de Le désirer ni d’être en souci de Lui. Heureuse mort qui fait régner la volonté divine ! Aimable divine volonté qui fait jouir de Dieu aussi réellement et continuellement, qu’en l’éternité, non en lumière de gloire mais en vérité de foi.

4. Je vous dis ceci est en abrégé, pour vous faire voir que la volonté divine ne peut subsister sans mort ; que l’on ne peut jouir de Dieu, sans que ce soit par le moyen de la communication de sa divine volonté ; et qu’ainsi il est infaillible qu’une âme qui ne veut pas mourir et continuellement mourir, se ferme la porte, ou pour mieux dire la ferme à Dieu, qui désire incessamment à se communiquer : et l’âme ne voulant ce qu’il faut, c’est un cruel combat de Dieu et de la créature. Jugez si la partie est égale. Cependant bien des âmes en viennent là, après qu’elles ont cherché Dieu (comme j’ai dit) de leur mieux. Mais quand il vient à se vouloir donner, c’est la douleur à ces pauvres âmes : il ne fallait plus que faire un pas, et faute de ce pas elles seront malheureuses toute leur vie. Si ces âmes expérimentent en leur impuissance à avancer, au lieu de se forcer en vivant à elles, mouraient et s’abandonnaient à Dieu, cette impuissance, mourant à soi, deviendrait puissance divine.

5. La raison et l’esprit propre font tout ce qu’ils peuvent pour se soutenir. Mourez : en devenant saintement déraisonnable et sans esprit, vous devenez fort raisonnable et vous avez l’esprit de Dieu. Mais comment ? Est-ce en faisant des folies ? Non, mais en vous abandonnant à la Providence et en rejetant ce que dira-t-on ?, et un million d’autres choses où l’esprit et la raison ne trouvent du fond que dans la volonté de Dieu par les providences. L’âme sera souvent sans lumière, mais savez-vous bien que cet aveuglement est lumière ; et plus on est aveuglé, mourant, c’est Dieu, et ainsi devient lumière infinie. La lumière dont votre esprit est capable n’est qu’une petite bougie à l’égard du soleil et de la lumière que la mort cause ; car l’aveuglement et la sécheresse deviennent un soleil par la mort, non en voyant, mais en jouissant.

6. Il est très vrai que jamais une âme ne peut faire un pas en ce chemin sans abandon. C’est pourquoi c’est tout perdre, quelque prétexte que vous ayez, de ne vous pas abandonner ; vous demeurez toujours en votre domaine. Mourez à toutes ces vues de ce que l’on dira pour vous manger et vos autres petites nécessités. Sachez que ce manque d’abandon rétrécit le cœur, qui y est comme un oiseau lié par le pied, qui fait des essais, mais ne prend jamais l’effort. Il y a bien d’autres choses en quoi se perdre et bien plus périlleuses en apparence ; sans s’amuser à si peu.

Quand Dieu vous donne quelque chose de distinct, prenez le ; mais ne courez pas après : mourez et laissez aller votre volonté dans un certain général. Si vous saviez vous perdre, ô que vous seriez heureuse.

7. N. a beaucoup de grâces, mais ne pouvant avoir la retraite, ni l’abjection, ni la pauvreté, elle n’a pas la nourriture abondamment comme vous. Je compare ces pauvres gens du monde (quoique fort touchés de Dieu) à ces pauvres qui vivent des miettes qu’ils quêtent comme ils peuvent, pendant que les pauvres, soit Religieux ou Religieuses, étant pauvres d’esprit et amoureux de Dieu, se remplissent par la perte en Dieu dans la solitude, l’abjection, et la mort véritable à soi-même, opérée en eux par l’obscurité et nudité de tout. Mais ô, que ce langage est dur, et qu’il est rare de le croire tel qu’il est ! Dieu me fasse la grâce d’être fidèle en cela. Priez pour moi, et me croyez tout à vous. 1669.

3.37 Foi obscure. Sécheresses. Oraison.

L.XXXVII. Dieu ne donne la foi obscure que pour avancer l’âme vers lui et la faire mourir à soi de plus en plus. Différence des sécheresses en la voie de foi d’avec les autres. Effets de la lumière divine de la foi. Bonté de l’Oraison. Fidélité durant le jour.

1. Je vous écris volontiers en cette occasion, pour vous marquer combien je suis à vous, et combien je désire vous être utile pour votre perfection ; spécialement remarquant que les grâces de Dieu s’augmentent en vous et que votre âme travaille tout de bon pour être fidèle à sa divine Majesté.

C’est beaucoup que de recevoir le don et les grâces qui sont nécessaires pour être d’Oraison, et pour devenir selon le cœur de Dieu ; mais c’est encore toute autre chose quand l’âme est assez heureuse pour faire usage de ces divines grâces, entendant de la bonne manière la voix de Dieu qui parle au cœur. On voit quantité d’âmes recevoir beaucoup de lumières et de grâces de la Bonté divine, qui cependant faute d’intelligence et de fidélité pour les mettre en usage en mourant vraiment à soi, portent très peu de fruit quoiqu’elles reçoivent beaucoup. Ce n’est pas donc le tout d’être bien honoré des miséricordes de Dieu, si le même Dieu ne fait la grâce de donner une certaine intelligence pour entendre cette divine voix et la fidélité pour vraiment se surmonter soi-même, afin qu’à l’aide de ce divin secours l’âme puisse faire régner vraiment Dieu sur elle aux dépens [154] de son amour-propre et de ses inclinations.

2. Tout ceci supposé, il faut remarquer, (pour répondre à la vôtre,) que Dieu ne donne des goûts et des lumières aperçues par les sens que pour soutenir un peu l’âme, et la disposer par là peu à peu à entendre son langage plus spirituel, plus insensible et plus inconnu. Car comme notre âme est capable de lui, ainsi la dispose-t-il peu à peu pour le pouvoir recevoir ; ce qui ne peut être que par l’insensible, et par l’incertain selon les sens, et ainsi par la foi : c’est pourquoi plus l’âme avance et est fidèle, plus aussi a-t-elle fréquemment des obscurités, des sécheresses et des incertitudes. Quand l’âme ne comprend pas encore ce procédé, elle croit reculer à l’égard de ce qu’elle avait dans ses commencements ; et ainsi au lieu d’entendre la voix de Dieu, et de tâcher de s’y ajuster, elle fait ce qu’elle peut pour avoir quelques grâces et quelques sensibilités tirées par force. De cette manière elle se dessèche plutôt que de se consoler ; et pensant mettre l’ordre où elle voit le désordre, elle se brouille plus qu’elle ne s’ajuste, y mettant insensiblement la confusion.

3. Mais quand l’âme est fidèle à faire usage des sécheresses et des obscurités où la voix de Dieu et son opération sont bien plus pures, pour lors Dieu les donne fréquemment ; spécialement dans les temps où l’on se voit plus renouvelée pour l’Oraison et pour la perfection. Car comme ce renouvellement dispose beaucoup l’âme pour la divine lumière, aussi Dieu la donne plus pure et non mélangée du sensible. Et l’âme doit doucement et humblement se laisser davantage en la main de Dieu ; [155] se contentant de ce qu’elle ne goûte ni n’entend pas, tâchant seulement de s’occuper doucement dans les vérités conformément à son degré : et si même tout moyen de s’aider lui est ôté, qu’elle pâtisse pour lors et souffre. Car alors la foi ne laissera pas dans son obscurité et [sa] sécheresse de faire plus qu’elle ne pourrait faire selon son aperçu. Je dis bien plus : quand une âme est fidèle à entendre la voix de Dieu dans la sécheresse, dans l’insensibilité et dans l’abattement de la nature, alors Dieu prisant extrêmement une telle disposition, multiplie ses grâces pour lui donner une foi encore plus obscure ; et tout cela afin de tirer peu à peu l’âme à l’écart de soi-même et hors de ses inclinations, afin qu’étant là seule avec Dieu seul, elle soit capable d’une plus forte grâce et d’une communication plus secrète avec sa divine Majesté.

4. Où il faut remarquer que la sécheresse, et ainsi la foi, étant un don beaucoup relevé et magnifique selon Dieu, il faut que l’âme y corresponde par une plus grande perte de soi-même ; autrement elle s’égarera et ne pourra suivre Dieu selon son dessein. C’est la cause pourquoi [sic] plusieurs âmes recevant ce don de foi et d’obscurité, sans se perdre assez soi-même et mourir ainsi assez à leurs inclinations naturelles, s’égarent facilement. Car demeurant en elles-mêmes, où cette divine lumière de foi ne peut subsister, elles la cherchent incessamment à tâtons, comme ferait une personne dans un lieu obscur, cherchant quelque chose l’ayant perdue [ms., participe accordé : perdue] : elle ne pourrait la trouver, et ainsi perdrait son temps avec ennui et tristesse. Mais quand l’âme est assez heureuse [156] de suivre, en se quittant soi-même, avec générosité, cette obscurité et cette foi qui conduit [qui conduisent] l’âme tant à l’écart ; pour lors elle n’a que faire de craindre de s’égarer : elle a une sûre guide [sic] qui sans faute la mènera où vraiment Dieu la désire, et ainsi lui donnera un contentement solide en soutenant l’âme, quoique sans saveur et sans s’apercevoir de ce qui la soutient ; cette divine foi étant une manne qui a tous goûts et qui vraiment soutient, sans savoir comment elle s’est donnée : tout ce dont on peut et dont on doit s’apercevoir, est ce plus grand éloignement de soi-même sans se mettre en peine de connaître et de goûter ni où l’on va, ni ce que l’on a.

5. Il faut remarquer ici un peu en passant la différence des âmes qui ont des sécheresses et des obscurités, et qui cependant ne sont pas en foi, d’avec celles qui les ont en foi. C’est que les premières n’ont point ce désir de perfection que j’ai dit : plus les obscurités augmentent, plus vous y voyez un aveuglement égal à leurs obscurités pour juger de leurs défauts et imperfections, et pour s’en tirer avec promptitude et agilité. Les autres tout au contraire, plus elles sont obscures, plus elles désirent Dieu ; et moins elles goûtent et voient ce qu’elles ont et ce qu’elles sont, plus elles sont clairvoyantes, sans savoir le comment, pour découvrir leurs défauts et agréer qu’on les leur découvre : ce qu’elles n’ont point de difficulté à comprendre, et même ce qu’elles font mieux, plus elles sont obscures et en ténèbres, d’autant que la lumière est vraiment chez elles ; qui par son brillant sans éclat leur découvre en vérité tout ce qu’elles sont. Car comme cette foi est une [157] lumière de vérité, plus elle est et devient elle-même pure, plus elle met la vérité en ces âmes qui la possèdent. Cependant comme elle fait voir la vérité, elle imprime en l’âme un tel dégoût de soi-même, qu’il semble que l’âme ne saurait assez se mépriser et se juger coupable et fautive. Ce qui est tout le contraire des premières, qui plus elles ont d’obscurités, moins elles se voient ; s’aimant et se flattant davantage pour demeurer avec amour-propre dans leurs défauts : et si par providence on leur en découvre qu’elles ne sauraient nier, étant trop manifestes ; il n’y a rien qu’elles ne fassent pour les diminuer ou pour les excuser, manifestant en cela qu’en vérité leurs ténèbres ne sont pas lumineuses. Mais il suffit de cette petite digression pour faire voir un peu la nature de cette divine lumière en l’âme obscure : poursuivons de faire voir l’adresse de Dieu pour l’augmenter en une âme qui lui fait accueil et la reçoit bien dans les occasions.

6. Comme il est certain que les fêtes principales et les temps des divins Mystères et solemnités sont des temps de grâces et de faveurs ; aussi pour le très ordinaire Dieu prend-il plaisir d’augmenter en ces jours la foi en une âme qui court et avance beaucoup dans le désir de sa perfection et de le [objet ?] trouver par tous les moyens divins que Dieu lui fournit. Au lieu donc de lui donner des goûts et des douceurs sur les Mystères, il les lui retire très souvent, non pour lui ôter la grâce ni la participation du Mystère ; mais plutôt pour la retirer plus en secret et en cachette, afin de la lui [objet ? (la grâce ?] communiquer plus abondamment en foi. Et lorsqu’en ce temps l’âme s’aperçoit de ce divin secret, elle [158] doit humblement prêter l’oreille pour entendre ce discours de foi, et ainsi se contenter de son obscurité et de sa pauvreté selon ces temps : et poursuivant, autant que sa foi se rendra obscure, elle trouvera qu’encore qu’elle ne lui donne rien selon ses sens, elle ne laissera cependant de lui donner une substance29 qui vraiment la nourrira en ce Mystère et en cette fête ; où elle trouvera infiniment plus qu’elle ne pourrait avoir par tout l’aperçu que son âme pourrait désirer. Et quand l’âme n’entend pas encore ce secret, elle se fait du tort et en mélangeant plusieurs choses où elle s’applique en se forçant, elle perd peu à peu la conduite de cette foi qui la mène par la main, pour lui faire jouir du Mystère, quoique vraiment elle ne sache le comment. Et il suffit que l’âme se soumettant humblement à la disposition que Dieu lui donne, fasse et agisse conformément au degré où elle est, et ensuite s’abandonne à la conduite de la foi. Et cela est si vrai, que quand l’âme est fort fidèle à cette divine conduite, elle voit et remarque que plus les fêtes et les solemnités sont grandes, plus son obscurité s’accroît ; Dieu faisant en ces temps ce qu’un voyageur adroit et judicieux fait quand il entreprend un fort long voyage. Il s’habille à la légère et prend fort peu d’équipage, afin de marcher promptement et d’avancer en hâte. Ainsi Dieu par amour, impatient de nous donner la plénitude des Mystères et de nous y faire trouver leur substance comme un aliment digne de Dieu, nous met en course par la foi de ces mêmes Mystères, afin de ne nous arrêter en rien de ce que nos sens et nos puissances y pourraient trouver.

7. Cela est si vrai dans l’expérience que l’âme [159] fidèle à la foi et à son procédé divin en ces saints temps, étant en emploi et en nécessité d’en parler quoiqu’elle sente et expérimente son vide, causé par la foi, ne laisse pas cependant de trouver chez elle (sans savoir comment cela y a [sic] entré) une infinité de choses auxquelles elle n’a nullement pensé, et qui cependant lui sont extrêmement savoureuses par le débit30 qu’elle en fait et aussitôt que sa bouche se ferme pour n’en plus parler par nécessité, son cœur devient sec et l’obscurité reprend sa place. Ce qui va et vient un long temps, y ayant des vicissitudes tantôt d’une manière et tantôt de l’autre : jusqu’à ce que l’âme étant assez forte et courageuse pour porter une sécheresse longue et pénible, elle soit capable de soutenir sa durée. Et pour lors les obscurités sont longues, et Dieu ne s’en ennuie point, quoique souvent l’âme les porte avec grande peine ; car les sens ni l’esprit humain n’apprennent presque jamais ce procédé, étant leur mort et leur perte.

8. Quand la foi ne tient pas l’âme tant en presse par son obscurité et par ses ténèbres, comme son dessein, pour l’ordinaire, est de conduire l’âme à l’unité, elle lui donne facilité pour la simple présence de Dieu, qu’elle doit priser, et faire suavement et simplement ce qu’elle pourra pour la cultiver non seulement dans l’Oraison, mais hors de l’Oraison ; afin qu’étant embaumée de cette manne elle soit fort fidèle à s’ôter tous les empêchements qui lui dérobent cette présence ; et pour lors elle lui sera autant lumineuse, que son cœur sera dépris de tout objet volontaire.

9. La foi prenant plaisir de donner cette divine [160] présence, l’accompagne assurément (si l’âme est fidèle) des vertus que vous me marquez pour lesquelles votre âme a inclination et disposition. Où il faut remarquer que lorsqu’on ne voit point d’opération du Soleil dans un lieu, l’on juge facilement qu’il n’y est point et qu’il n’y donne pas : car il n’est jamais oisif au lieu où il communique ses rayons ; faisant un million d’effets et de merveilles qui marquent son pouvoir et son opération. Par là on peut juger quand l’opération de Dieu est dans une âme, n’y pouvant jamais être sans effet véritable et efficace. Mais souvent comme on veut que ces effets soient sensibles et aperçus, on se trompe en leur discernement quant à soi : car pour la lumière des autres, elle ne peut jamais être si fautive que la nôtre pour voir les vertus ou les défauts qui sont en nous. Et pour ce qui est de l’ordre des effets de la lumière de foi dans les âmes, il faut remarquer que d’abord, et même un long temps, elle n’y met que les désirs des vertus et de la pureté intérieure, et indirectement les vertus mêmes, mais en petit degré. L’âme étant fidèle à ceci, le désir croissant, les vertus augmentent aussi : et de cette manière la foi va insensiblement opérant les vertus dans les âmes. Ce qui se rencontre quelquefois de pénible en l’âme, est qu’elle est souvent crucifiée par les désirs de pureté et de vertu sans discerner en soi ni pureté ni vertu : mais les personnes qui approchent cette âme, et qui voient bien plus clair au travers des nuages obscurs de la foi, que ne fait la pauvre âme qui en est éblouie, discernent fort bien que les vertus y sont, et que ce n’est qu’une peine que la foi cause, afin d’animer [161] cette âme encore davantage à la pureté des vertus.

10. Et quand vous trouvez des âmes qui croient avoir la foi, même en éminent degré, sans expérimenter tels effets que je viens de marquer, pour lors jugez, ou qu’il n’y a point de foi en don divin, ou que l’âme y est assurément infidèle ; spécialement quand vous voyez que ces âmes ont de la peine à consentir et à s’humilier aux vues que les autres ont de leurs défauts ; car quand la foi est dans un cœur et que l’âme y est fidèle, il peut bien être et se trouver que telles âmes paraîtront fautives, et que même (par opération de cette même foi) elles le verront beaucoup sans pouvoir s’en défaire, et que d’autres fois cette vue s’évanouira et qu’elles ne verront pas leurs défauts ; mais aussitôt qu’on les leur découvre, aidant à la lumière de la foi qui est en elles, non seulement elles y consentent agréablement, mais elles le croient si véritablement par la lumière qu’on leur donne, qu’on ne saurait leur faire un plus grand plaisir que de découvrir tels objets agréables à leur lumière. C’est pourquoi quand les âmes qui ont le don de foi, se voient ou peinées de ce qu’on leur dit d’elles, ou point inclinées à le croire facilement, c’est un signe ou que leur lumière de foi est encore fort petite et par conséquent encore bien extérieure, ou que par leurs imperfections elles y ont donné beaucoup d’atteintes, et ont comme enfoui le plus fort de leur lumière dans le fond de leur âme.

11. Tout ce que vous me mandez pour votre Oraison est très bien ; et ne vous étonnez pas si elle n’est pas toujours comme vous la [162] voudriez ; mais plutôt soyez fort fidèle à vous laisser aller suavement et bonnement au gré de Dieu. La bonté de l’Oraison ne consiste pas à la bien faire, et à y recevoir beaucoup selon nos inclinations ; mais bien à y être selon que Dieu veut que nous y soyons : et ainsi le bon plaisir divin fait le principal et le bien de l’Oraison. De cette manière, l’âme étant fidèle, elle peut toujours être pleinement contente de son Oraison, s’ajustant parfaitement au bon plaisir divin : et l’âme doit être contente et sûre qu’elle s’y ajuste quand elle fait bonnement ce qu’elle peut de sa part, disposant également son âme pour la pratique des vertus en tout ce qui lui arrive par les rencontres de providence.

12. Où il faut remarquer, que très souvent et presque toujours la lumière de l’Oraison dépend de la droiture de l’âme en la fidélité durant le jour. Car s’étant salie par des défauts, il faut par nécessité que la foi en l’Oraison s’occupe à purifier tels défauts, et qu’ainsi elle quitte son ouvrage pour en faire un autre ; et si au contraire l’âme est fidèle à conserver sa pureté, sa paix et son union durant le jour, la foi continue d’Oraison en Oraison, de produire et de faire ce qu’il faut pour établir vraiment Dieu en l’âme. Et voilà en quoi consiste le plus grand mal des âmes qui font et défont, d’autant qu’elles ne souffrent presque jamais que la foi travaille en elles en unité, et ainsi par leur multiplicité d’interruption [s] elles sont cause que malgré Dieu la foi est interrompue dans elles en son opération. C’est pourquoi il est de la dernière conséquence pour aider à la continuation de l’opération de la foi, [163] que l’âme observe avec fidélité l’instinct que cette même foi lui donne pour les vertus et pour la pureté intérieure : car elle [cette foi] ne manque jamais d’accompagner ce qu’elle fait en l’âme des inclinations de pureté et de destruction des défauts qui lui sont plus contraires ; et c’est ce que je remarque dans votre lettre.

13. C’est pourquoi vous devez être fort fidèle, en faisant usage de la grâce que Dieu vous donne, à travailler à détruire l’estime de vous-même dans toutes les occasions, et aussi à contribuer aux autres qui y travaillent, trouvant bon qu’on parle mal de vous, et que l’on ne vous estime pas : et comme il est certain que votre faible a toujours été de porter péniblement les défauts d’autrui, portez avec grande longanimité et patience les sottises et les faiblesses que vous voyez dans les autres, et faites beaucoup crever votre raison et votre naturel sur cet article. Ce n’est pas que vous ne devez [ms., devez : mode indicatif, et non subj. : deviez] observer qu’il faut être raisonnable sur cette même pratique, afin que les filles n’en abusent pas ; mais la bonne prudence, éclairée de la foi, vous précautionnera en cette fidélité.

3.38 Immobilité dans les croix et pertes.

L.XXXVIII. Demeurer immobile dans toutes les croix, obscurités, pertes et tentations, dont les âmes de foi se trouvent accablées de toute part par la sage conduite de la Bonté divine.

1. Toutes les âmes qui sont assez heureuses d’être appelées à l’Oraison de foi, doivent se résoudre à un million de croix, tant [164] intérieures qu’extérieures. Car il est très certain que c’est la marque la plus grande de l’accroissement de l’amour divin sur une âme, lorsque Dieu la traite plus rigoureusement et plus rudement, tant par soi en l’Oraison et durant le jour, que par les créatures et par les providences journalières ; lesquelles un très long temps nous semblent venir uniquement des créatures : mais dans la suite, à mesure que la lumière s’augmente, on découvre la main de Dieu, cachée en la créature. Ce qui est consolant, et fait conclure à la fidélité générale, pour l’usage de toutes choses, et pour redoubler et renouveler son amour, plus il est cruel, crucifiant, impitoyable et méprisant nos petits services31 et ce que nous pouvons faire pour le contenter, ou pour exécuter ses ordres ; la continuation de ces choses, et même l’augmentation, étant des marques infaillibles de son amour intime, et ensuite de son amour essentiel ; ce qui met dans le fond, et le plus immobile de l’âme, une certaine paix et abandon, et dans la suite un repos entier : mais pour l’extérieur et les puissances [de l’âme], tout ce que je vous viens de dire est leur partage.

2. Cela supposé, contentez-vous d’être paix, et abandonnée en repos, souffrant tout ce qui vous y arrivera, et tout ce qui se présentera. Car le diable, la nature, et souvent les créatures, font, comme vous dites, des huées et des cris étranges, qui brouillent tout, quand l’âme s’en étonne et s’en remue. Il faut tâcher de demeurer immobile comme un rocher, et laisser tout perdre, son Oraison, sa perfection, son salut, et enfin son âme, comme dit Notre-Seigneur. Ô que ce pas est rude, [165] et qu’on l’essaie longtemps avant que de le faire une bonne fois ! Et quoique l’on ne le fasse parfaitement, on court très vitement, pourvu que l’on fasse ce que je vous dis.

Ne vous mettez pas en peine de savoir où vous allez : car moins vous le savez, plus vous courez vite, mourant encore davantage par l’intime désir d’être à Dieu sans y pouvoir arriver.

3. Méprisez fortement le Démon, qui vous représente que vous ne dites pas vrai en exprimant votre intérieur. Tout son soin est d’effacer de votre esprit ce qu’il y a d’intérieur, en vous rabaissant le courage, et en vous mettant dans les sens des convictions de votre indignité, que tout n’est que chimères, qu’il n’y a rien de solide, que ce ne sont que des défauts, et un million d’autres choses, que vous devez absolument mépriser pour vous convaincre fortement et constamment que votre intérieur est vrai nonobstant tout cela. On ne saurait croire combien cet ennemi par ce procédé fait de mal et de ravage, jusqu’à ce que l’on soit passé absolument son pays [syntaxe], et ses prises. Ce qui ne sera de long temps en vous, si vous ne vous dépêchez de le négliger et mépriser, courant à grands pas, quoi que vous voyiez en vous de pauvre et de répugnant à cette grâce selon votre sens. Il ne faut pas seulement, s’il se peut, s’amuser à réfléchir un moment en passant sur ces choses ; car c’est s’arrêter plus que l’on ne peut croire. Il faut que Dieu en donne l’expérience pour le savoir ; et je crois que c’est cette vérité qui fut découverte à St.[saint] Antoine.

4. La nature nous est encore un très grand [166] empêchement, par ses faiblesses, son peu de cœur à porter des croix, et son peu de courage pour une haute prétention ; à cause qu’elle ploie continuellement faute de foi et de confiance, et faute de s’élever au-dessus d’elle-même, de ses vues et de sa compréhension. Le monde nous achève par ses affaires, par ses respects, et par un million d’autres choses auxquelles il faut mourir.

5. Prenez courage au nom de Dieu, et vous ressouvenez [et ressouvenez-vous] souvent de ce beau mot, lux in tenebris lucet32, dans l’Épître d’aujourd’hui. Moïse dit qu’il vit Dieu in caligine33. C’est là que l’on le trouve en vérité. Et il faut que le ménage et la maison d’une âme soit toute renversée, que tout y soit perdu sans espérance, et enfin qu’elle soit sans Dieu, pour tout avoir, pour avoir la paix et pour jouir de Dieu. Et ne croyez jamais ajuster si bien et arranger si solidement les choses en votre âme, que vous viendrez à mettre en pratique chaque chose selon votre désir. Il faut le faire sans qu’on le croie faire et il faut en être contente sans assurance ni fondement en vous qui certifie. 1669.

3.39 Croix portées avec paix.

L.XXXIX. Bonheur et fruit des croix portées avec paix et générosité, quoiqu’avec confusion.

1. Je suis de votre avis qu’il est fort nécessaire et même fort doux d’être proche de [167] son Directeur, afin d’être éclairé de lui sur les besoins actuels ; des Lettres ne pouvant répondre si exactement à toutes choses.

Je vous porte compassion dans les peines que vous souffrez : cependant comme elles sont d’ordre de Dieu, il faut les porter avec fidélité ; et elles auront leur effet en leur temps. Vous ne devez pas attendre d’avoir présentement l’esprit calme et clair sur ces diverses peines : il suffit que le fond de votre volonté soit droit pour vouloir Dieu aux dépens de toutes choses, et par les voies que la providence vous marque. D’ici à longtemps vous aurez à souffrir avec confusion, sans y voir de remède, ni même y pouvoir mettre d’ordre. Ce qu’il faut faire est de vous calmer autant qu’il sera possible, souffrant les croix qui vous arriveront, et faisant avec paix ce que votre Directeur, ou quelque autre personne en laquelle vous aurez confiance, vous dira.

2. Pour ce qui est de la manière que [(sic) et non : dont] vous devez porter vos croix, vous devez savoir qu’elles sont de saison, et qu’ainsi il faut vous y abandonner, tâchant de vous calmer dans tous les évènements qui vous arrivent, faisant seulement ce que vous verrez à faire pour les empêcher, ou pour vous ajuster à l’esprit des personnes par lesquelles ces croix viennent. Ne prétendez pas que cette paix soit un ajustement de vos croix, ou de votre esprit pour ne pas être peiné en elles ; mais bien une certaine tranquillité pour vous y abandonner en les souffrant : car Dieu veut autant nous perdre à nous-mêmes dans les croix, que de nous faire souffrir en nous y purifiant ; et si nous étions en paix selon notre volonté, nous ne nous y per [168] drions pas. Ainsi il suffit de nous abandonner dans une certaine tranquillité pour avoir cette paix.

3. De plus nous ne devons pas tant nous mettre en peine de mille petites choses qui nous font peine. Nous devons tâcher de devenir de grands cœurs qui soient capables de digérer et de dévorer un million de croix de toutes façons : autrement nous serons embourbés à tous moments. Car comme Jésus-Christ a tout fait en la croix et par la croix, jamais son opération en nous ne sera autre. Il faut sur cela une grandeur, [une] latitude et [une] générosité de cœur, pour nous ajuster à toutes manières de croix, comme nous nous ajustons à l’air, dont nous vivons : autrement notre cœur ne sera pas propre à aimer, et nous aurons le même reproche que les pèlerins d’Emmaüs ; Ô cœurs insensés, qui êtes si tardifs à croire, n’a-t-il pas fallu que j’aie souffert !34 Ils avaient Jésus-Christ, et ils ne s’en apercevaient pas ; d’autant qu’ils ne le connaissaient pas : et aussitôt qu’ils le connurent, il s’évanouit de leurs yeux. Si en cette vie nous ne le connaissons en croix et par la croix, nous ne l’aurons jamais ; et si nous en avons quelque autre connaissance, elle sera momentanée.

4. Vous vous plaignez de votre bonheur sans le connaître. Connaissez-le donc en réveillant votre foi ; laquelle sous ces ombres défigurantes découvre Jésus-Christ, même en la croix quelle qu’elle soit. Mais ô le malheur continuel ! connaissant le bonheur des croix, on veut être en croix sans être crucifié ! Jé [169] sus-Christ a-t-il été de cette manière ! Tout au contraire, il a porté la croix dans toute son étendue, aussi bien intérieurement qu’extérieurement, Mon Dieu pourquoi m’avez-vous délaissé ?35

5. Soyez donc fidèle aux croix de quelle [sic] manière qu’elles soient ; et vous trouvez tout en elles selon les besoins de votre âme, et selon les degrés où vous en serez. Au commencement elles purifient, ensuite elles deviennent présence de Jésus-Christ, et enfin toutes choses se trouvent en elles. Que si les âmes savaient le Mystère de la croix, elles seraient heureuses : elles trouveraient la béatitude dès cette vie, non en douceur, mais en croix ; et elles découvriraient cet admirable Mystère de Jésus-Christ toujours crucifié en tout et par tout. Était-il moins Dieu crucifié que glorifié ? C’était le même. Ainsi la croix est égale en cette vie à la lumière de gloire. Mais vous me direz que cela est bon pour les grandes et saintes croix des grandes âmes : et je vous réponds que, pourvu que l’âme en fasse usage, toute croix porte cet effet, l’âme s’élevant en foi et en amour pour trouver l’inconnu caché en elle. Soyez donc fidèle à demeurer en croix ; et n’en descendez pas : nourrissez votre esprit de votre mieux des lumières que l’on vous donne ; et de cette manière elles feront en vous tout ce qu’il faut. Priez pour moi. [170]

3.40 Recevoir tout de Dieu avec complaisance.

L.XL. À un Ecclésiastique, qui quelque travail qu’il fît, ne croyait guère avancer vers la perfection.

Se laisser en la main de Dieu pour recevoir de lui avec complaisance tout ce qu’il choisit pour nous, et pour souffrir humblement même ses défauts.

Mon cher Frère,

1. J’ai eu une très grande joie en la lecture de la vôtre, voyant votre disposition intérieure pour la perte de toutes les choses saintes, et pour l’indifférence, dans laquelle votre âme est paisiblement et humblement en la main de Dieu pour recevoir tout de lui. Son plaisir éternel doit être le vôtre ; et vous devez tellement travailler à poursuivre la destruction de toute inclination, qui ne se trouve point véritablement dans la complaisance de tout ce que Dieu veut et choisit pour vous, que vous ne devez vous donner aucune relâche jusqu’à ce que vous soyez arrivé à cette humble et tranquille paix.

Votre joie donc ne doit pas être d’avoir quelque chose de Dieu, ni de faire quoi que ce soit pour sa gloire ; mais bien d’avoir une complaisance vraiment humble et amoureuse pour ses desseins éternels sur vous, et pour ce qu’il vous donne à chaque moment, qui est proprement ce que vous avez. Car il est certain que votre cœur désirant Dieu, et aussi de le servir, Dieu ne manque jamais à vous fournir [171] à chaque moment ce qu’il vous faut et ce qui vous est le plus propre, pour l’aimer et vous perfectionner en son amour.

Ayez donc au nom de Dieu, autant que vous pourrez, une humble joie, satisfaction et complaisance pour recevoir et pour vous voir traiter de Dieu en la manière que vous l’êtes en chaque moment sans vous mettre en peine de le concevoir, sinon d’être comme vous le pouvez être et de faire ce qui se présente raisonnablement à faire à chaque moment.

2. Ce que je vous dis pour les dispositions de votre âme soit à l’Oraison ou hors de l’Oraison, je vous le dis aussi pour vos défauts. Souffrez-les humblement et avec paix, Dieu vous agréant de cette manière ; et quand vous sentez certaines peines ou abattements intérieurs de vous voir si petit et pauvret en perfection, relevez votre cœur par la complaisance divine, en ne vous regardant pas par vos yeux d’amour-propre, mais par les yeux de Dieu, qui vous veut de cette manière. Ressouvenez-vous de ce que St. [saint] François de Sales dit très saintement et lumineusement dans son Théotime36 de cette statue, laquelle quoique manquant de tout, ne voulait pas être autrement par complaisance à son ouvrier ; et par là elle avait toute sa perfection ; non en elle, mais dans l’inclination et le plaisir de son sculpteur.

3. Hélas que nous nous trompons au fait de la perfection ! Nous jugeons notre perfection être grande, parce qu’elle nous plaît ; [172] cependant dans la vérité souvent elle est très petite dans l’agrément de Dieu, ce qui seul donne le degré de grandeur ou de petitesse. Le moyen donc, cher Frère, de charmer le cœur de Dieu est d’entrer sans mesure et sans bornes dans ses complaisances pour être dans ses inclinations, et de tâcher peu à peu paisiblement et amoureusement que votre cœur soit en la main de Dieu et non en la vôtre.

Faites donc en sorte en toute rencontre que votre âme entre dans cette paisible disposition ; et assurément elle ne peut jamais être mieux selon l’ordre de Dieu. Faites là tout ce que vous avez à faire, et vivez vraiment une vie de joie dans cette complaisance, laquelle aura et contiendra tout ce qu’il vous faut.

Ne vous arrêtez plus au passé, n’y pensez plus volontairement. Donnez-vous à cette disposition ; et vous trouverez à la suite une miséricorde de Dieu admirable, qui vous charmera et vous découvrira le secret de Dieu pour vous conduire par où vous ne saviez pas.

4. C’est un grand malheur que les hommes veulent toujours voir, savoir, et être les conducteurs de leur perfection. Ainsi c’est tout perdre. Et s’ils savaient faire ce que je vous viens de dire, en se laissant à la main de Dieu, sans savoir où ils iraient, sans savoir ce qu’ils auraient, et sans voir où les choses se devraient terminer, Dieu ferait toutes choses admirablement. Car il n’y a aucun moment de la vie où Dieu ne se communique surabondamment aux hommes pour sa gloire ; mais non toujours selon leur inclination et leur volonté [173]. Je vous prie de prier Dieu pour moi, et de me croire tout à vous.

3.41 Mystères du Néant.

L.XLI. Mystères du Néant, qui est le grand ouvrage de Dieu.

1. Priez Notre-Seigneur, que je sois vraiment un ver de terre, afin que n’étant rien, je sois selon le cœur de Dieu.

Ce matin me recueillant pour être en Dieu, j’ai envisagé à mes pieds un ver, qui m’a été une grande lumière,37 Ego [autem] sum vermis et non homo, etc. Ô que les lumières de Dieu sont différentes des lumières du monde ! Pour être grand et puissant, il faut avoir beaucoup, et beaucoup éclater [sic] ; et pour être et devenir tout, il ne faut être rien. Remarquez N. [sic] que JÉSUS-CHRIST le dit en sa personne, qu’il est un ver et non un homme ; et ainsi ce n’est pas seulement pour être grand qu’il faut devenir rien, mais pour être la grandeur même.

2. Heureuse et mille fois heureuse l’âme qui vraiment n’est que pour être oubliée de tout le monde, pour n’être rien, étant la dernière et la plus vile chose du monde, pour être vraiment foulée aux pieds, pour ne vivre que de ce qu’il y a de plus vil, et enfin pour n’être propre à rien.

Ô que ces beaux mots sont admirables ! mais qu’il est encore bien plus beau de porter en son âme cette belle vérité : Je suis un ver et non un homme, l’opprobre des hommes, et le [174] mépris du peuple ! Si les âmes savaient la profondité de ces merveilles, ô qu’elles comprendraient facilement les desseins de Dieu en tout ce qu’il a fait ! Car n’y ayant rien de grand devant lui, et dans la vérité, que ce néant, il ne fait pour l’ordinaire et selon son cœur que cela. Et voilà la raison pourquoi il paraît si souvent ne rien faire dans les âmes, et pourquoi il est si réservé à donner ses grandeurs ; car en ne donnant rien, et en ne faisant rien, il fait des Mystères admirables dans les cœurs, qui ne sont rien, et qui sont des vers de terre.

Si je vous pouvais exprimer tout ce que je vois de ces merveilles, et que toute la terre le peut [le pût ?] goûter, je m’assure qu’il n’y a ni Rois ni Princes, qui ne voulussent donner un million de Royaumes et de Principautés pour être traités de Dieu et des hommes selon ce divin Mystère.

3. Une âme éclairée de cette lumière, voit et découvre l’opération infinie de Dieu en ses créatures, pour les traiter incessamment et sans aucune relâche d’une manière infiniment amoureuse : mais quand elle n’est éclairée que selon les sens et la raison, elle voit Dieu si éloigné ; car elle se voit toujours si pauvre, si petite et si faible, et ainsi du reste que la raison humaine nous découvre en nous, et en ce qui se passe en notre intérieur.

Je finis en disant à votre cher cœur ces belles paroles : Je suis un ver de terre, et non un homme, l’opprobre des hommes et le mépris du peuple. Plus de grandeurs, plus de merveilles, plus de profondités que cela ! Et heureu [175] se, et mille fois heureuse l’âme qui est traitée de Dieu de cette manière, et qui est en sa main et en son opération, comme un ver ! Mais ô chose digne de compassion ! L’âme se reprend toujours pour être quelque chose ; et Dieu ne le fait jamais. Il le permet, et il le souffre : mais le rien et le néant, il le fait, et c’est son opération amoureuse en sa créature.

4. Je ne sais si je me fais entendre. Les richesses, les honneurs, et ce qui est quelque chose dans le monde en quelque manière qu’il soit, tombe de Dieu par sa providence dans les créatures comme par dédain et sans y penser, parce qu’elles le veulent et le désirent : mais pour le néant et le rien, c’est l’œuvre de Dieu magnifique et l’effet du conseil, c’est l’épanchement du cœur paternel, et où il applique toute son attention ; et enfin c’est l’opération de toute la sainte et adorable Trinité sur les cœurs de ses très chères créatures, pour devenir ce que Jésus-Christ est : Je suis un ver et non un homme.

Je vous le dis encore, que si je vous pouvais exprimer quelque chose de ce que je vois de l’opération divine sur les créatures, non seulement vous seriez épouvantée et charmée ; mais toutes les personnes qui le pourraient entendre, le seraient, voyant son amour infini incessamment appliqué sur chaque créature. Mais la propre suffisance et la lumière humaine cache [cachent] cela, et l’opération divine n’est pas connue ; et je ne puis le dire que par des paroles trop grossières. [176]

LETTRE à l’Auteur.

état d’une âme qui se voit tantôt en sécheresse et par là pleine de défauts, et tantôt dans un grand goût de la présence de Dieu en toutes ses actions.

1. « Puisque la divine providence me prive de l’honneur de vous voir, vous voulez bien me permettre de vous écrire pour suivre vos saints conseils et avis, que je vous prie d’avoir la bonté de me continuer, ayant un grand désir d’être plus fidèle à les suivre que je n’ai encore fait. Voilà ce me semble les vrais sentiments dans lesquels je me trouve dans le fond de mon cœur. Mais comme assez souvent les œuvres ne suivent pas, particulièrement lorsque je suis en sécheresse, cela m’inquiète ; me voyant si remplie d’imperfections, comme est le soin de ma santé et de mes commodités, de l’estime et [de la] réputation des créatures qui occupe [occupent] insensiblement mon imagination, aussi bien qu’un trop grand soin des choses extérieures de la maison et de l’avancement des Sœurs, quelquefois même des bagatelles dont j’ai confusion de voir que cela m’ait occupée et privée de la présence de Dieu, et même dans l’Oraison, la sainte Messe, et de [sic] la sainte Communion : en ce temps j’en approche (ce me semble) sans foi et sans esprit.

2. « Que ma faiblesse est grande lorsque Dieu se retire un peu de moi et me laisse à moi-même ! alors je sens mes passions se ré [177] veiller comme dans ma jeunesse, et les moindres occasions me font tomber dans un abîme de misère, d’incertitude et de crainte de tromper et d’être trompée [par ?] manque d’esprit et de me pouvoir expliquer ; et mille autres peines qui me viennent sur toutes mes autres fautes passées et mes ingratitudes envers sa divine Bonté. Voilà en général et en partie ce qui me peine et qui me semble ne mériter que l’enfer.

3. « Il y a toutefois quelque petite chose que je ne puis expliquer, qui m’empêche de tomber dans le désespoir et de me laisser aller à la tristesse et au découragement. Je me suis trouvée quelquefois un mois dans cette disposition : et puis je me trouve auprès de Dieu et en sa divine présence dans toutes mes actions, comme un enfant qui est conduit de moment en moment par son Père ; ou je trouve Dieu comme un Roi qui se fait obéir et calme toutes mes passions, et mes sens : alors il me semble que je ne manquerai plus de foi et d’abandon à Dieu, et lorsque les choses les plus pénibles se présentent, j’ai de la joie de les avoir pour les offrir à Dieu. Voilà l’inconstance de mon esprit qui est si petit et si faible qu’il a besoin de vos saintes prières, etc. » [178]

3.42 Sécheresses et insensibilités.

RÉPONSE à la précédente.

Comment il faut être fidèle aux sécheresses et insensibilités quand on s’y trouve, non par sa faute, mais par l’ordre de Dieu. Avis sur le soin pour la santé. Vicissitudes intérieures.

La diversité des embarras etc. m’ont empêché de vous répondre.

1. Il est de grande conséquence de ménager beaucoup les sécheresses et les insensibilités qui nous arrivent en l’Oraison et hors l’Oraison, comme des temps infiniment précieux pour négocier auprès de Dieu. C’est en ce temps où il se communique plus purement et où son opération est mieux appropriée pour nous faire sortir de nous-mêmes et de nos inclinations ; et cependant faute de ménager soi-même et de s’y ajuster, on compte tout ce temps comme perdu et comme tout à fait impropre pour l’Oraison et pour le commerce avec Dieu. Ce qui est cause que selon la ferveur en laquelle on est, on met tous ses sens en actes pour remplir ce que l’on croit qui manque de la part de Dieu. Et ainsi au lieu de se remplir de lui selon le vide que cette sécheresse et [cette] insensibilité met [mettent] en l’âme, on se remplit de ses inventions et de ses désirs selon l’inclination que l’on a ; ne comprenant pas que la perte et la mort de soi-même est [sont] le principal en tout ce que Dieu fait en nous ; mais plutôt gardant toujours une conviction que l’on doit avoir quelque [179] chose qui soit lumineux, aperçu et sensible : et ainsi ne l’ayant pas de la part de Dieu, l’on tâche de se le former ou de se l’attirer adroitement, et de s’occuper et se remplir par là au lieu de se vider.

2. Cette grande vérité supposée, vous devez en l’état où est votre âme, faire tout ce que vous pourrez pour être fort fidèle aux sécheresses, afin d’y entendre la voix de Dieu, qui vous dit au cœur : je veux que tu meures à toi-même, et que tu te simplifies, en n’amassant pas production sur production, mais plutôt en vous [en t’] ajustant peu à peu, quoique très insensiblement, à ce que Dieu veut, ou fait en vous [en toi] sans vous en [sans t’en] apercevoir ni le voir.

Et pour lors ne vous mettez pas peine que votre esprit et vos sens aient la peur ou de ne rien faire, ou d’être inutiles dangereusement pour votre perfection. Il vous suffit alors que votre âme expérimente dans le plus secret d’elle-même un certain retour du fond de la volonté, avec un acquiescement humble, silencieux et paisible à ce que vous êtes et à ce que vous faites : et vous verrez pour lors et dans la suite que jamais les sécheresses ni les insensibilités ne seront dans votre âme qu’avec un très grand fruit ; Dieu y étant et opérant plus purement sans comparaison que par tout le sensible et tout l’aperçu. Ce que vous remarquerez spécialement par la grande découverte de vos défauts. Car quoiqu’il ne paraisse rien de l’opération de Dieu ni de sa lumière dans les sécheresses, cependant y ayant beaucoup, comme je viens de vous le dire ; cette lumière et cette opération se terminent à la plus grande découverte des défauts. C’est pourquoi plus [180] cette opération et cette lumière divine [s] deviennent imperceptibles et cachées à nos sens par la sécheresse, plus elles découvrent profondément en l’esprit comme dans leur source les défauts à milliers. Et l’âme qui n’entend pas ce procédé, ne voyant ni n’apercevant point la lumière qui les découvre, sent fort péniblement la découverte de ces défauts : et ainsi au lieu d’en recevoir du soulagement comme elle devrait, elle est fort peinée, jusqu’à ce qu’elle entende le secret, qui consiste à savoir par expérience, que plus l’âme est fidèle à porter l’opération de la lumière si sèche et si détruisante, plus elle lui découvre ses défauts et lui fait pénétrer ses misères ; et ainsi elle doit s’animer de plus en plus pour travailler à la destruction de tels défauts par l’aide de cette lumière.

3. Et quand les sécheresses et les insensibilités ne sont pas de Dieu ni du degré des âmes, il est certain qu’elles aveuglent ; et au lieu de découvrir les défauts en leur source et même les plus grossiers et extérieurs, elles les cachent. C’est pourquoi les âmes mal avisées, qui de soi-même se simplifient trop, et ainsi ne tâchent pas de se retirer de leurs sécheresses et insensibilités par l’application fidèle aux vérités et par l’occupation intérieure conformément à leur degré, au lieu de se vider d’elles-mêmes par ces sécheresses, se remplissent infiniment : d’autant que la suffisance, l’orgueil et la présomption, les animant en cet aveuglement, et en cette privation de lumière, leur cachent tous leurs défauts, et les mettent en une telle estime et plénitude d’elles-mêmes, que non seulement elles ne voient pas leurs [181] défauts, quoiqu’elles en fourmillent ; mais que de plus en étant averties et reprises, elles crèvent d’orgueil et de suffisance par un million d’adresses à se cacher. Tant la plénitude d’elles-mêmes s’accroît par ces sécheresses non éclairées des vérités selon le pouvoir actuel de l’âme.

4. Vous voyez par là la différence qui se trouve entre une âme en sécheresse par l’ordre de Dieu, et une autre qui y est faute de s’aider et s’éclaircir. La première est toujours toute prête à croire toutes choses d’elle-même, et avec un esprit doux et humble, sans tous ces retours de réflexion que la nature a ; elle se persuade facilement [de] tout, et s’ajuste ainsi à tout ce que l’on veut d’elle. Ce que je vous dis étant très vrai, vous pouvez vous l’appliquer pour votre consolation et vous tranquilliser dans vos sécheresses, voyant encore tels défauts, auxquels vous devez humblement vous ajuster : et comme Dieu vous a préposée sur une Communauté, vous pouvez même vous servir de cela pour faire le discernement des sécheresses dans lesquelles plusieurs âmes tombent en un degré différent du vôtre.

5. Vous devez remédier à tous ces défauts que vous me marquez en la manière que je vous dis, tâchant de vous posséder sans inquiétude et de les rectifier peu à peu. Et ne pouvant y donner ordre selon votre désir, portez-en la peine : et par là vous verrez que vous y remédierez sans comparaison mieux [sic] ; d’autant que Dieu demande extrêmement la dépendance et l’aveu fidèle de nos misères : et par ce procédé, il vient avec amour aider notre faiblesse et notre peu de courage pour dé [182] truire tels défauts. Mais jusqu’à ce que l’âme soit fort éclairée sur ces défauts, il est de conséquence de suivre la lumière des serviteurs ou servantes de Dieu touchant le combat de plusieurs choses auxquelles nous ne pouvons pas donner ordre.

6. Comme vous êtes d’une santé faible, et qu’il y a quantité de choses à observer sur cela, prenez garde de vous faire un ennemi imaginaire à combattre en telles rencontres qui vous arrivent journellement dans votre Communauté ou dans le reste de votre vie, afin qu’étant une fois déterminée sur ce que vous pouvez ou devez faire ou que vous ne devez pas faire, vous ne vous arrêtiez pas à vous donner un million de peines inutiles, qui cependant faute d’y réussir comme vous voudriez, ne laisseraient pas de vous donner de l’inquiétude et ainsi de vous brouiller beaucoup et d’embarrasser l’opération de Dieu en vous ; comme font quantité de personnes, qui sous bon prétexte d’être fidèles, mélangeant toujours en leur intérieur, n’arrivent jamais à avoir et à posséder la volonté de Dieu en elles purement, mais toujours avec un million de mélanges qui font extrêmement tort et rabaissent beaucoup tout ce que Dieu voudrait faire de grand en ces âmes. Ce qui cause un million de défauts, dont il n’est pas possible qu’une telle âme puisse se sauver ; et cela pour vouloir trop faire à sa mode et selon son inclination, quoiqu’avec bon prétexte.

7. Vous me dites que de fois à autre vous vous trouvez toute remplie d’expériences et de vues de vos misères, et que cela vous inclinerait à l’incertitude et au désespoir de ne ja [183] mais faire de bien. Tout cela vient de la nature oppressée secrètement de l’opération de Dieu38 ; et pour lors il n’y a rien autre chose à faire, que ce que je vous dis de sa part, qui est de vous posséder en paix en vous laissant et vous perdant sans savoir où vous allez, ni qui vous tient. Et je suis sûr que quand Dieu aura fait ce qu’il aura voulu par cette disposition, vous retomberez promptement dans la paix et la subordination paisible à Dieu, comme un enfant qui aime chèrement son Père : et pour lors cette disposition mettra et fera naître un million de choses conformément à ce que vous m’en dites, qu’il faut garder humblement en soi autant qu’elles y subsistent, sans les vouloir garder par force quand elles sont ôtées pour faire retomber dans l’autre disposition.

8. Toutes ces diversités, ces haut et bas, ne sont pas des bizarreries, mais un ordre de Dieu, qui s’ajuste à notre faiblesse ; et quand l’âme ne s’y ajuste pas aussi, en se laissant aller doucement et humblement, elle se fait bien du tort, interrompant cette divine opération. Si vous mangiez toujours du même mets le plus délicieux qui soit sur la terre, non seulement vous vous en ennuieriez, mais encore ce serait une chose capable à [sic] vous faire perdre l’appétit, et à vous faire malade.

C’est ce qui est cause que Dieu par une bonté infinie a pourvu l’homme d’une si grande diversité d’aliments, afin que non seulement il fût nourri, mais encore recréé. Il en est de même pour l’intérieur : la situation ne demeure pas toujours la même ; il y a des hauts et des bas ; et tout le secret est [184] de se laisser aller à l’ordre divin, qui nous ajuste selon son bon plaisir ; et qui ainsi nous humilie et nous exalte, nous fait mourir et nous fait vivre, et agissant peu à peu de cette manière, déracine nos défauts et nos misères, pour nous rétablir selon son dessein éternel.

3.43 La Foi conduisant à la Sagesse.

L.XLIII. Comment la Foi en aveuglant et détruisant l’âme la conduit et l’élève à la divine Sagesse.

1. Je suis très persuadé que ce n’est point par oubli, mais bien par nécessité, que vous avez été quelque temps sans écrire, afin d’éviter les compliments. Je ne l’ai pas fait non plus, attendant qu’il y eût quelque chose de conséquence pour votre intérieur. Je le fais donc présentement avec grand cœur, me réjouissant avec vous, de ce que vous comprenez mieux, quel bonheur une âme possède, quand Dieu la dispose peu à peu pour le don de foi. Il lui paraît dans les commencements et même bien du temps qu’il n’a dessein que de l’écraser et de l’aveugler, et de détruire même en elle tout ce qu’il y aurait de bon, conformément au désir que l’âme a d’aimer et de glorifier Dieu ; et plus l’âme augmente en ses désirs, plus cependant elle est aveuglée et desséchée. Cette pauvre âme dans ces presses de la foi, ne comprenant pas ce qu’elle fait, à la suite se tourmente et souvent s’embarrasse : mais comme cette foi n’est que pour vivifier et établir, quand elle a fait beaucoup mourir, insensiblement elle fait naître le repos, et par là donne lieu à la Sagesse divine. [185]

2. D’où vient qu’il est de grande importance pour les âmes de beaucoup se laisser conduire sans raison, s’il faut ainsi parler, durant tout le temps de la foi, qui ne s’augmente comme je vous viens de dire, qu’en détruisant ; sans qu’il paraisse, ou qu’il puisse paraître en l’âme où cela s’opère, rien de la Sagesse divine. Cependant c’est toute sagesse, comme on le remarque bien ensuite : et lorsque l’âme a été assez patiente et souffrante pour se laisser détruire et démolir par cette sagesse inconnue, insensiblement la Sagesse divine, qui a sa racine en elle, se manifeste et paraît par un saint repos, prenant peu à peu la place des inquiétudes de cette âme en foi ; de manière qu’après s’être bien tourmentée et l’avoir été beaucoup durant tout le temps de la foi, ne sachant où donner de la tête, elle cède les armes et se rend, se reposant comme en se perdant ; et ainsi comme la foi peu à peu renverse et obscurcit, de la même manière insensiblement ce repos en abandon et en perte de soi s’insinue en l’âme : et voilà proprement par où la foi devient Sagesse divine. Car qu’y a-t-il de plus sage que de ne point s’appuyer sur ce qui n’est rien, et la faiblesse même que nous sommes ; et au contraire se laisser et s’abandonner à la conduite de Dieu, qui est toutes choses, toute puissance et toute sagesse Et par ce procédé peu à peu l’âme passe en la Sagesse divine.

3. Et c’est pour lors que l’âme commence à découvrir un petit jour du bonheur qu’elle a rencontré, en trouvant par providence cette chère et aimable foi, laquelle quoiqu’amoureusement cruelle, lui a découvert le commencement [186] de son bonheur. Car elle voit qu’à mesure qu’elle se laisse, qu’elle s’abandonne, et qu’elle se perd en repos, comme je viens de dire, elle trouve tout si bien fait, et tout si bien ordonné, soit intérieurement, soit extérieurement, qu’elle remarque très bien qu’une autre main que la Sagesse divine n’a pas pu faire ces choses. Et c’est ce qui commence à lui donner une inclination si amoureuse pour cette divine et toute aimable Sagesse ; et autant que sa douleur a été profonde et cruelle dans les ténèbres de la foi ; autant ici expérimente-t-elle profondément sa joie pour l’ordre divin, que met cette divine Sagesse en tout. Et quand même il y arrive souvent des fautes, ne se laissant pas assez en la main de cette divine Princesse, pour faire toutes choses selon son inclination ; ces mêmes fautes servent beaucoup à l’âme pour lui faire voir que tout cela n’est arrivé que faute de s’être assez tenue et laissée en sa main, pour ne voir et ne rien faire que par sa conduite et selon son inclination.

4. Si je pouvais vous exprimer comment la foi dans une âme est la source, l’origine et la semence de la Sagesse divine, et comment cette divine foi par ses inclinations d’obscurité, de perte et de sécheresse, travaille pour faire naître la Sagesse divine qui naît de cette foi, et en cette foi, et l’ordre fécond et admirable de toutes choses en l’intérieur, et en l’extérieur de telle âme ; je m’assure que cela vous charmerait. J’en ai écrit en plusieurs endroits que vous pouvez voir : mais après tout, ces choses ici déduites, peuvent bien récréer et un peu aider ; mais l’expérience fait toute autre [187] chose, étant un goût divin qui nous fait jouir de toutes choses, et qui nous fait trouver si à point nommé toutes ces mêmes choses en sa providence, qu’il semble à une âme, où cette divine Sagesse commence, que Dieu n’ait des yeux, une providence, et une conduite que pour elle, trouvant toutes choses tellement ajustées pour ce qu’il lui faut, qu’elle remarque que cette divine Sagesse est un beau Soleil, qui non seulement l’éclaire incessamment en tout, soit intérieurement, soit extérieurement ; mais encore la rend féconde en sa manière pour porter vraiment les fruits d’une divine Sagesse.

5. C’est là où l’on voit que les Sages du monde, qui n’ont point été aveuglés par la foi, et qui ainsi ne sont point conduits par cette divine Sagesse, sont vraiment des aveugles, donnant de la tête à toutes rencontres, sans conduite en tout ce qu’ils font, et ainsi renversant souvent plutôt les choses, que de les établir.

Quelle joie donc, je vous prie, à une âme pauvrette, se voyant assez heureuse de commencer un peu à goûter des fruits de ce divin arbre de vie, lequel est planté au milieu de nous-mêmes, et qui ne refuse point de prendre nourriture de tout ce qui est en nous et hors de nous, pourvu que l’âme se laisse en repos, pour y découvrir l’ordre de la divine conduite en divine Sagesse !

6. Vous voyez donc par ceci, en abrégé, les démarches de Dieu, pour élever une âme en sagesse. Il l’aveugle d’abord, en lui donnant la foi ; cette foi travaille l’âme et la dispose par ses pressures39 pour y faire naître et trouver [188] la sagesse  ; et le repos intérieur peu à peu s’y rencontre en calmant et en y abandonnant l’âme : et quand une fois elle s’est aperçue de son hôtesse et des richesses qu’elle renferme, pour lors il est de grande importance de beaucoup la laisser maîtresse dans le logis, afin que vraiment et avec magnificence, elle ordonne et règle toutes choses ; ce qui ne manquera jamais à une telle âme, pourvu qu’elle soit véritablement petite et humble ; d’autant que c’est à ces personnes qu’elle étale avec libéralité ses trésors.

7. Tout ce qui vous est arrivé, et que vous me décrivez dans la vôtre, est une expérience de ce que je vous viens de dire ; c’est pourquoi il vous est d’infinie conséquence de vous posséder en repos dans toutes les rencontres, quelque fâcheuses et turbulentes qu’elles puissent être. Pour cet effet, quand vous voyez venir quantité d’embarras qui vous pourraient brouiller, ou qui du moins pourraient agiter le fond de votre âme, possédez-vous en paix, et ne laissez point voltiger vos puissances [de l’âme] avec inquiétude, sous prétexte de remédier, ou d’ordonner quelque chose : calmez-vous, et aussitôt voyez raisonnablement ce qu’il faut faire, ou ce qui se peut faire, et le faites [et faites-le] ; et pour lors abandonnez-vous à toutes les suites. Toutes les vues que vous avez eues, et que vous me marquez en la vôtre, sont des choses qui vous arriveront en un million de rencontres ; car Dieu qui veut établir sa conduite en nous, ne le fait qu’en semant un million de petites rencontres crucifiantes, afin que par là nous mourions à notre raison, à nos vues et à nos appuis, et qu’elle ainsi [sic] s’établisse [189] en nous. C’est pourquoi soyez fidèle ; et vous verrez que de plus en plus votre âme se tranquillisera, et que votre imagination par conséquent ne se brouillera pas tant dans les rencontres, mais plutôt se calmera en paix, en se soumettant amoureusement. On vous garde votre lettre, afin qu’elle vous fasse ressouvenir de la situation, où votre âme a été dans cette rencontre : car il vous est nécessaire d’être fort fidèle à suivre continuellement ce même procédé ; et vous trouverez qu’étant fidèle, toutes choses s’ajusteront merveilleusement bien selon vos nécessités : car comme tout est admirablement bien dans la main de Dieu, il les [pluriel] distribue amoureusement de moment en moment aux âmes capables des traits40, et de l’opération de sa divine Sagesse.

8. Prenez donc courage et mourez : car jamais la divine Sagesse n’augmente dans une âme, et n’y répand avec plaisir ses richesses, qu’autant que la foi, qui l’accompagne toujours inséparablement, travaille et dispose l’âme pour ses grandeurs, et vous trouverez que proprement la Sagesse divine est une foi éclairée en goût et en amour divin [s].

3.44 S’abandonner sans réflexion.

L.XLIV. Ne point se donner à une vocation sans grâce. S’abandonner sans réflexion, suivant Dieu en simplicité et soumission entière. Conduite des filles.

1. Vous savez qu’il ne faut pas se mettre dans une vocation sans grâce, non plus que s’embarquer sur une mer sans biscuit41. Ainsi [190] faut-il prendre garde si l’âme en a, avant que de se donner à une vocation, comme à la pauvreté séculière, et à l’abandon à la divine Providence en cet état : ce qui ne dit pas de petites choses, et peut-être dans la suite ferait s’exposer à une furieuse tentation, devenant malade et vieux, sans bien ni secours. Peut-être suis-je trop humain et prudent. Mais on m’a tant instruit de ne devancer pas la grâce, mais de la suivre pas à pas, qu’il m’est impossible de faire autrement : sachant fort bien que tous les meilleurs desseins et toutes les plus hautes idées de perfection qui n’ont pas leur source et leur origine dans l’ordre de Dieu, manquent à la suite et ne portent pas de fruit ; et qu’au contraire la moindre chose et la plus petite grâce dans l’ordre divin, a un effet merveilleux. C’est ce qui est cause que je me tiens volontiers à ma plus petite et pauvre grâce, regardant et admirant les grandes grâces, sans m’y vouloir ingérer. Et voilà pourquoi je donne ordre de mon mieux à mon temporel, croyant et étant convaincu que c’est l’ordre de Dieu. Peut-être finira-t-il [un tiret ajouté] mes jours par le tracas et l’embarras : mais il ne m’importe ; Dieu en soit béni, cela m’est indifférent comment je meurs et quoi que je fasse, pourvu que j’accomplisse l’ordre de Dieu. Ce n’est pas que si ce même ordre divin m’appelait à l’abandon total de la pauvreté entière et sans souci, que je ne serais heureux : et je baiserais amiablement la main divine qui me ferait ce présent ; car en vérité c’est un embarras fâcheux que d’avoir des affaires.

2. Je n’ai pas pu vous répondre, ni même lire votre dernière [lettre] jusqu’aujourd’hui. Je vous [191] dirai donc que si la chose est encore en état, que vous ferez très bien d’aider ces deux bonnes âmes. C’est un sacrifice qui est réservé aux personnes auxquelles Dieu donne l’Oraison, et l’amour de l’intérieur comme il vous a fait. Vous pouvez et êtes en état de secourir ces personnes, et d’autres que la providence vous enverra. Et je vous avoue que je vois si clairement, qu’à moins d’âmes vraiment désireuses de la perfection, et qui travaillent de tout leur cœur à l’Oraison, rien ne se fait de bien, mais tout est humain ; et c’est ce qui me va, Dieu aidant, retirer du travail que je fais pour plusieurs maisons Religieuses, auxquelles il faut travailler humainement, quoiqu’avec sainte intention, faute de trouver des Supérieures qui aient vraiment l’amour de l’Oraison et de la perfection, sans quoi vous n’y sauriez travailler divinement, je veux dire y former la grâce et l’esprit intérieur. Il faut suivre l’ordre de Dieu, et se contenter de l’ouverture qu’il donne. Et de cette manière j’espère être plus solitaire et sans soin que jamais. Mon âme y est portée, et je m’y laisse aller de tout mon cœur. Peut-être cela me donnera-t-il lieu à la suite de vous aller voir plus librement.

3. Continuez de vous laisser à l’abandon, et sans réflexion : il vous suffit que vous vous laissiez telle que vous êtes entre les mains de Dieu, sans cependant vous laisser ; car ce serait agir. Vous n’avez qu’à être de jour en jour et de moment en moment telle que vous êtes, par un simple retour, sans retour, en Dieu, qui est le centre de votre cœur, qui vous voit, et qui fait tout ce qu’il faut, afin que [192] vous soyez à lui selon qu’il le désire.

4. On ne peut savoir où conduit la simplicité quand elle est vocation de Dieu sur une âme : ce que l’on en pourrait dire ne pourrait jamais être entendu sans expérience. Mais qui en dirait ce qui en est, quand l’expérience est venue ! C’est qu’en vérité une âme, sans être en quelque manière, est véritablement, et subsiste en Dieu ; et ne faisant rien selon ce qu’elle croit, Dieu fait ce qu’il faut pour sa gloire et la sanctification de cette âme : et tout cela par un moyen si caché, que l’âme croit plus se perdre que se trouver ; et dans la suite que les choses sont bien avancées, elle croit plus être absolument perdue, qu’en grâce. Mais, comment donc (me direz-vous) aller là ? Je vous réponds qu’à moins d’un miracle cela ne se peut sans un guide qui ait fait le chemin et y soit arrivé, qui par ordre divin y conduise une âme, laquelle est emportée, sans savoir où, par une soumission aveugle, sans route ni voie aperçue. Il n’y a donc pour les âmes auxquelles Dieu donne cette vocation, et à qui il donne au même temps la conduite, qu’à se laisser conduire, et croire, sans savoir comment, ni où elles vont : et plus l’âme est telle, plus aussi va-t-elle vite, et plus tôt arrive-t-elle.

5. Quand une telle âme est dans la suite destinée à aider beaucoup à d’autres, pour l’ordinaire Dieu lui donne la lumière en son cachot : mais si cela n’est pas, et qu’il veuille conduire loin telle âme, l’obscurité continue, et la soumission croît jusqu’à ce que toute la lumière, le pouvoir et le vouloir de se conduire, se perde [se perdent] dans une entière et aveugle soumission [193] ; si bien que pour toutes choses, il ne lui reste que soumission sans consolation. C’est une statue que l’on met dans une niche, laquelle pour tout vit à la suite de la seule complaisance d’être comme et ce qu’on la fait être, sans se réserver aucune complaisance pour elle, ni moyen d’en avoir ; n’ayant et ne voyant rien qui la satisfasse : d’autant qu’elle n’est ni ne vit que par soumission, sans plaisir même de cette soumission ; car ce serait encore trop être que de subsister là : il suffit qu’elle soit soumise sans soumission ; et de cette manière elle est tout ce que Dieu veut qu’elle soit.

6. Pour arriver là, chère Sœur42, combien d’agonies, et combien de morts ! Cependant c’est un faire le faut43 qui est bien doux aux âmes auxquelles Dieu donne un Moïse pour leur faire passer la mer Rouge. Mais ô, quelle [s] mort et agonie, ou plutôt quelle mort cruelle sans douceur à ces âmes que Dieu conduit par lui-même ! Ne disons rien de celles-là ; car il n’est pas temps ni nécessaire : cela ne vous touche pas. Laissons-le aux âmes pour lesquelles Dieu a choisi un gibet d’amour, sans douceur, et dont la douceur est amère comme la mort ; fortis ut mors dilectio44. Les voies des premières, quoique étranges étant sans voie, sont très douces en comparaison des voies de ces dernières, que le saint Esprit compare au sentier que les grands navires font dans la Mer, qui disparaît aussitôt qu’il paraît : c’est dans les Proverbes45. Ceci est seulement pour vous [194] dire, quoi que vous croyiez que votre voie soit fort obscure, cependant elle est fort lumineuse en comparaison de celle-ci ; et quoiqu’elle vous semble dure, que cependant elle est très douce et très agréable : [n] on loquatur nobis Deus, ne forte moriamur, sed nobis loquatur Moyses46.

7. Pour N., c’est une bonne et très vertueuse fille ; mais vous ne devez pas la porter à la perfection : c’est grande pitié que le naturel qui se corrompt à moins que d’être beaucoup aidé. Cette personne est d’un naturel vif et sanguin, dont les vapeurs sont subtiles : faites en sorte de tempérer doucement ce naturel, en la divertissant à des œuvres extérieures sans qu’elle s’en aperçoive ; car ses peines sont naturelles et non divines. C’est un esprit de feu qu’il faut porter modérément à la perfection ; autrement les vapeurs subtiles de son sang la perdront : et si elle est conduite modérément, et sans qu’elle se donne impression de grande perfection par une pureté grande, elle peut faire quelque chose.

Ô que c’est une chose difficile, et extrêmement difficile de conduire des filles ! Je vous avoue que j’apprends toujours, et que je suis toujours novice : je ne sais comment si grande quantité de personnes se fourrent47 à leur conduite.

Il faut doucement divertir telles filles quand elles se fourrent et se précipitent dans ces peines ; d’autant que sans être beaucoup aidées on les perd, et on ne tire aucun bien d’elles : et cependant on peut les aider à beaucoup glorifier Dieu, en soutenant ce naturel faible, et qui insensiblement vient dans des peines extrê [195] mes, que plusieurs personnes sans grande expérience, qualifient de peines divines ; et ainsi ils perdent ces pauvres âmes, et souvent même y font venir le Démon. Il faut une très grande lumière de Notre-Seigneur pour discerner ces sortes de peines, et pour prendre justement la voie de Dieu dans toutes ces faiblesses et embarras naturels, et pour leur aider ainsi à s’en tirer, sans les décourager. Souvent ce qui est de plus mal, c’est que l’on estime, comme j’ai dit, ce qui est naturel être divin : et on les perd en augmentant leur mal ; ou bien on les décourage. Il faut par lumière divine prendre le milieu, et leur aider à glorifier Dieu en crucifiant cette pauvreté du naturel. Voilà ma pensée simplement : usez-en bien, non pour celle-là [cette fille-là] seulement, mais encore pour plusieurs autres, à cause du désir d’Oraison, et de perfection qui est dans votre maison. 1661.48.

3.45 Moyen de trouver J.-C. en son fond.

L.XLV. Que la soumission et la petitesse d’esprit est le vrai moyen de trouver Jésus-Christ dans le fond de son âme.

1. Il est de grande importance pour la vie spirituelle de bien comprendre que la soumission, la dépendance et la petitesse d’esprit, sont véritablement le moyen d’attirer Jésus-Christ en nous. Les autres vertus, soit de pauvreté ou de souffrance, ornent saintement notre âme, pour la rendre conforme à Jésus-Christ ; mais la soumission l’engendre véritablement en nous. C’est pour cette raison que [196] la très sainte Vierge, recevant les nouvelles de son élection pour être mère de Dieu, n’y apporta point d’autre disposition, que celle de l’esprit de soumission, et qu’en prononçant ces paroles49, voilà la servante du Seigneur, véritablement le Verbe divin s’humanisa en elle. Ce qui confirme fortement ce principe qu’à moins d’une très grande soumission, non seulement à tout ce que Dieu veut de nous, mais encore à tout ce qu’il nous fait déclarer vouloir par les personnes qui ont ordre de Dieu pour notre conduite, il est impossible que jamais nous arrivions à avoir véritablement Jésus-Christ en nous.

Cette soumission et cette dépendance ne doivent avoir nulle mesure, devant être entières ; afin que l’esprit se soumettant véritablement, il meure [subj.] à ses inclinations, et que par là il arrive où vraiment la foi le veut. Et au contraire pour peu que l’esprit veuille se conduire et raisonner sur les ordres de Dieu, et sur ce qui nous est marqué être sa conduite ; il s’égare dans ses lumières et dans ses propres volontés : et ainsi tombant de labyrinthe en labyrinthe, quoiqu’il fasse bien du chemin, il ne sort jamais de lui-même, de ses inclinations et de ses propres prétentions ; et par conséquent il n’arrive jamais à trouver Dieu, qui ne se laisse jamais rencontrer qu’autant que l’on sort véritablement de soi.

2. Ce principe est très vrai pour toute la vie ; mais encore spécialement, comme je dis, pour le commencement que l’on est en désir de trouver sa divine Majesté dans le fond de soi-même : car en ce temps à moins que de l’y [197] chercher par la lumière d’autrui, spécialement quand Dieu donne quelqu’un éclairé [sic] de sa divine Majesté, on marche toujours en très épaisses ténèbres. Car l’âme n’étant pas encore en état d’avoir les lumières divines pour cet effet, elle est toujours aveugle et incertaine, s’égarant en un million de manières qui très souvent lui empêchent de trouver le Bien-Aimé : mais quand elle sait se soumettre vraiment à l’aveugle, elle se conduit sûrement par les lumières d’autrui ; et en ne voyant pas, mais en croyant, elle voit tout ce qu’il faut pour mourir vraiment à soi, et par conséquent pour trouver vraiment Jésus-Christ dans le fond d’elle-même.

3. Remarquez conformément à ce grand principe, que la sainte Église voulant engendrer les enfants en Jésus-Christ par le saint Baptême, se contente de la foi de leurs parrains et marraines, ces enfants n’étant pas en état de croire eux-mêmes. Il en doit arriver autant aux âmes désireuses de Jésus-Christ. Elles doivent croire non par la capacité et les lumières qui sont en elles ; mais par la foi et la lumière de leurs amis : et ainsi s’apetissant pour vraiment croire de cette manière, sans savoir le comment [sic] Jésus-Christ s’écoule en ces âmes autant véritablement qu’elles deviennent humbles et petites, par cette véritable soumission, dépendance et vraie docilité ; et je suis sûr qu’à moins de l’expérience véritable de cette vérité, jamais une âme ne sera assez heureuse de goûter vraiment Jésus-Christ. Elle pourra goûter quelque chose qui Le touche ; mais d’avoir ce sublime goût de Sa divine Personne, cela ne sera jamais : car il est réser [198] vé aux véritablement petits et humbles, et à ceux qui savent n’être rien en eux-mêmes ; revelasti ea parvulis50. Ceci est fort aisé à exprimer, mais fort difficile à expérimenter, à cause de l’infinie suffisance que la créature a de vouloir toujours être quelque chose de grand, de vouloir toujours voir où elle va, et ce qu’elle a, et de vouloir toujours posséder et comprendre ce qu’on lui dit : mais qui dit cette petitesse et [cette] souplesse, exprime un moyen continuel pour sortir de tout cela et de soi-même, et par conséquent de mourir à tous moments [pluriel] à ce qu’on est.

4. Si l’on veut prendre cette route et faire fruit en cette petitesse et [cette] soumission, il faut tâcher de faire un usage continuel de tous les moments de notre vie : car une âme doit être certaine qu’étant bien déterminée de tendre à Jésus-Christ, et de se servir pour cet effet de ce divin moyen, qu’il ne manquera jamais de faire trouver les occasions et les rencontres pour exercer cette soumission et cette docilité ; et par conséquent pour nous faire trouver heureusement Jésus-Christ. Si au contraire l’âme est infidèle, elle trouvera qu’autant qu’elle sera éloignée de la soumission et de la docilité, quoiqu’en très petites choses, elle se trouvera en défaut et égarée, et ne reviendra jamais par d’autre moyen [singulier] en sa place, que par sa docilité et par sa soumission.

3.46 Suivre Dieu sans voir où.

L.XLVI. Se laisser conduire sans voir ou l’on voit. Souffrir en abandon et en joie de ce que Dieu est et veut.

1. J’ai lu avec grande application votre grande lettre, où j’ai vu votre état crucifiant en toute manière tant pour l’intérieur que pour l’extérieur.

Il vous est de la dernière conséquence de suivre la lumière divine que Dieu donne pour votre conduite ; car vous êtes toute différente de conduite de bien d’autres, qui sont éclairées et instruites pour voir l’état où elles sont, et les pas où elles doivent poser leurs démarches. Vous ne devez pas être éclairée de cette manière, mais bien en vous perdant, et en perdant toutes choses et vos voies même, pour marcher paisiblement comme on vous dit.

2. Vous êtes toujours arrêtée ; par ce que vous avez vu et senti qui était en vous. Et par là vous avez toujours marché en vous, et jamais hors de vous51. Ainsi vous vous êtes souvent égarée, quoique pleine de bons désirs et de saintes volontés : car vous avez marché et travaillé dans le temps passé infiniment ; et cependant vous n’êtes pas sortie de vous, d’autant que votre travail était toujours en vous. Il ne faut pas présentement faire de même, Dieu vous donnant une lumière hors de vous, qui est tout ce que l’on vous dit.

3. J’entends et comprends fort bien tout votre état de crucifiement tant intérieur qu’extérieur, et même tous les détails que vous m’en dites et que vous ne me dites pas. À tout cela [les épreuves] je réponds [200] dans l’ordre de Dieu qu’il faut sans effort, mais par une humble soumission à la conduite divine, laisser tout en arrière, pour vous laisser conduire sans voir vos pas ni où vous allez. Soyez seulement tranquille et paisible, et quand vous vous voyez occupée de croix qui vous font trop réfléchir ou vous abattent trop, pour lors laissez-vous en abandon, surpassant tout pour jouir de tout en paix et en joie sans assurance de ce que vous avez ou de ce que vous êtes. Là, faites votre oraison comme vous le pourrez. Là, souffrez sans vous y appliquer par pénétration, mais en abandon et en joie de ce que Dieu est et de ce que Dieu veut, et vous appliquez le moins que vous pourrez à tout ce qui est en vous quel qu’il soit, lumière, crucifiement ou autre disposition ; autrement plus vous y appliquez, plus vous vous enfoncerez et vous embarrasserez en vous-même. Car ce n’est nullement votre grâce et c’est ce que vous devez bien connaître.

4. Votre grâce donc est de marcher par-dessus de vous et de ce que vous avez et sentez, quel qu’il soit, vous soutenant et vous conduisant à l’aveugle, quoiqu’en lumière et par la lumière que Dieu vous donnera en votre conduite. Quand vous ne marcherez pas de cette manière, plus vous aurez et plus vous serez comme dans un labyrinthe ; et au contraire, suivant la lumière divine, vous aurez tout et n’aurez rien. Ayez donc de la joie et du repos non en vous, mais hors de vous, non en ce que vous avez, mais en ce que vous n’avez pas et dont vous pouvez jouir en autrui, qui est plus à vous que si vous le possédiez. Et remarquez bien que, ne marchant pas de cette manière, vous [201] n’avancerez pas, mais plutôt vous vous égarerez en mille désirs et inquiétudes, qui vous donneront de la mélancolie.

5. Soyez donc en repos, et ayez vraiment de la joie en vous abandonnant à notre Seigneur : et vous trouverez, non seulement que vous aurez la liberté, que vous me dites avoir dans vos emplois, et vous aurez encore une joie et consolation en toutes choses, quelque crucifiantes qu’elles puissent être ; car par ce moyen votre cœur et votre esprit sera hors de la presse, élevé par le bon plaisir divin.

3.47 Oraison de repos et d’abandon

L.XLVII. De l’oraison de repos et d’abandon ; ce que c’est : son commencement, son progrès et ses effets ; et comment s’en servir pour son avancement, même quand on est tombé en quelque défaut.

1. Vous ne devez nullement douter que Dieu ne vous appelle à l’oraison de repos et abandon, qui consiste à vous laisser en quiétude entre les mains de Dieu pour faire et opérer en vous et de vous ce qui Lui plaira, de telle manière que le repos et la paix soient votre nourriture continuelle dans l’oraison et hors l’oraison. Cette oraison de repos doit vous séparer et vous faire mourir à toutes choses, non seulement aux extérieures mais aussi aux intérieures, c’est-à-dire aux passions, inclinations et attaches tant aux choses de la terre qu’aux célestes, afin d’établir ce repos par une disposition générale, votre âme ne sentant durant tout le temps de cette oraison [202] qu’une inclination au général et non une application au particulier et au spécifique, qui fasse spécialement l’occupation de votre âme. Ce n’est pas que vous n’en puissiez avoir de fois à autre, mais je suis assuré que ce ne sera qu’en passant, toute la tendance votre âme étant particulièrement pour le repos et l’abandon. C’est ce qui fait que tous les sujets et vérités générales sont plus selon votre goût que les particulières ; et universellement tout ce qui incline votre âme au repos et à l’abandon et à un certain amour général, dont l’effet particulier est de détacher insensiblement l’âme d’elle-même et des créatures, comme je viens de dire.

2. Cet amour croît insensiblement et imperceptiblement par le repos et abandon ; et plus l’âme fait oraison en cette disposition, et plus elle y passe la journée en travaillant et faisant ce qu’elle a à faire, plus aussi cet amour s’augmente, lequel ne paraît à l’âme que comme un désir secret de Dieu, qui insensiblement l’attire et la sépare de tout le créé, et ainsi la met encore plus en capacité et en inclination de repos. Et l’abandon va toujours croissant, car faisant augmenter l’amour, l’amour sollicite l’âme aussi à un plus grand repos et un plus grand abandon, en sorte que l’oraison et l’action, et généralement tout ce que l’on a à faire et à souffrir, s’exécutant dans cette disposition et par cet esprit de paix, est fort fécond.

3. Il ne faut pas que vous vous mettiez en peine des sécheresses qui sont très continuelles, non plus que des peines qui vous viendront, d’être fainéant et de n’aimer que le repos, la généralité et l’abandon. Mourez à toutes ces [203] peines, vous abandonnant sans vouloir y donner de remède ; au milieu de cela, vous ne laisserez pas de voir de fois à autre un certain instinct et désir secret de mourir et d’être fidèle à tout ce que la Providence vous fournira de moment en moment, ce qui vous soutiendra un peu. Car il est très vrai qu’aussitôt que cette oraison de repos et de quiétude commence en une âme, comme c’est un don surnaturel et un commencement d’amour divin, il met en l’âme un soin et une vigilance qui va toujours croissant pour la pratique et pour l’effet, mais cela en repos et abandon. Et comme cette grâce est très grande et le commencement de très grandes miséricordes de Dieu, aussi ne la donne-t-Il que pour purifier et dépouiller et faire mourir l’âme à tout, pour insensiblement et peu à peu S’insinuer et Se glisser dans son cœur afin d’être le Principe de sa vie.

4. Il est vrai qu’à moins que la Providence ne fournisse quelqu’un qui soutienne de temps en temps et qui assure l’âme par l’ordre de Dieu, cette oraison est très pénible, à cause qu’elle est très éloignée de la manière ordinaire, qui ne va que par le particulier et le spécifique et qui voit toujours son travail entre ses mains ; mais ici l’âme n’ayant que son repos et son abandon en tout et partout, cet amour secret que nous avons dit, va remédier aux défauts particuliers par la racine et sans que l’âme s’en aperçoive distinctement, comme ferait un jardinier, lequel voulant se défaire de quelques mauvais arbres, ne se mettrait pas en travail pour l’ébrancher branche la branche, mais arracherait la racine dont elles tirent leur vie.

[204] Ceux qui sont dans la méditation font autrement, car ils s’appliquent et le doivent à chaque imperfection en particulier et jusqu’à ce que Dieu leur dit, par une bonté infinie, voyant leur travail et leur confiance : « Ami, montez plus haut52», c’est-à-dire qu’Il leur donne de cet amour qui commence le degré de repos et de quiétude.

5. Et afin de mieux comprendre l’effet de cette oraison et le dessein de Dieu en la donnant, on peut se servir de cette comparaison pour exprimer admirablement bien ce degré d’oraison : savoir que la quiétude et le repos est semblable à des ouvriers qui jettent en moules et qui font diverses figures de métal ; ils le mettent sur le feu pour le fondre et peu à peu, par l’excès de la chaleur, il perd toute figure et est rendu indifférent à tout, pour ainsi dire, étant entièrement fondu ; et jusque-là il n’est pas propre à être mis en œuvre dans les moules ; mais dès qu’il l’est, ils en font facilement telles figures qu’ils veulent. Ainsi Dieu ayant, par les pratiques et les degrés où l’âme a commencé de se donner à Dieu, disposé toutes choses, Il lui donne l’oraison de repos, de paix et de quiétude, laquelle augmentant peu à peu, fait naître en l’âme un amour qui insensiblement aussi s’augmente peu à peu, et qui avec beaucoup de patience fond et dissout toutes les passions, les inclinations et les attaches, les desseins, les prétentions, et généralement la met dans une sainte indifférence à tout, pour être haut et bas, d’une manière ou d’une autre, belle ou laide, petite ou grande, et enfin sans inclination [205] à quoi que ce soit, sinon au bon plaisir de l’ouvrier : car jusqu’à ce que l’âme en soit là, aussi bien que de métal fondu et sans figure particulière, elle n’est pas propre à être formée de Dieu pour ce dessein.

6. D’où vient qu’il est de grande conséquence d’être fidèle en ce degré de repos et de quiétude ; autrement, l’âme y demeurerait incessamment sans passer outre, ce qui arrive à quantité de personnes, lesquelles sont fort sensibles sur elles-mêmes, et ainsi craignent de se perdre, de se faire mal, et de se laisser exercer à Dieu et aux créatures.

N’est-il pas vrai que plus un ouvrier met de feu et plus le feu est ardent, plus tôt aussi son métal est fondu et plus tôt est-il prêt à être mis en œuvre magnifiquement ? Il en arrive autant à l’âme. Plus Dieu dans ce degré de repos l’exerce par les sécheresses, insensibilités, peines et abandon, y ajoutant les persécutions et les humiliations, qui sont comme un feu dévorant et très puissant, plus tôt aussi l’âme, par la paix et le repos qu’elle garde fidèlement, meurt à elle-même et devient capable d’une nouvelle vie.

7. Il faut remarquer que ce repos et cette quiétude a plusieurs degrés qui vont toujours s’augmentant par la fidélité de l’âme, parcourant en quelque sorte toutes ses parties. Au commencement, il est sensible et on le goûte fort bien et avec joie ; peu à peu, ce repos sensible devient plus spirituel et insensiblement il se spiritualise encore, jusqu’à ce qu’enfin il arrive au plus pur sommet de l’esprit et dans le plus pur de la volonté, se dilatant à mesure qu’il se spiritualise, c’est-à-dire qu’il devient plus fort et plus étendu, [206] étant autant dans la sécheresse, dans les croix et dans toutes les actions qui sont dans l’ordre de Dieu que dans la solitude, parce que, perdant le sensible, l’âme devient plus forte et plus capable de ce repos et de cette quiétude vraiment mâle et raisonnable, dont peu d’âmes sont capables ; à moins qu’elles ne soient d’un esprit fort et généreux, pour peu à peu se laisser déprendre du sensible afin d’entrer dans le pur raisonnable où les opérations divines sont dans leur siège.

8. Une des choses les plus à observer dans ce degré et dans la suite, c’est touchant les défauts que l’on commet, d’autant que selon le sentiment des personnes qui n’ont pas d’expérience, il leur semble que l’on veuille que les âmes soient impeccables et sans défauts, aussitôt que l’on parle d’oraison surnaturelle. Cela n’est nullement vrai : car jusqu’à la consommation parfaite, on doit porter la véritable humiliation de sa propre corruption, qui s’échappe de fois à autre selon les diverses occurrences. Ce que l’âme doit faire en ce degré est de se supporter humblement soi-même et de ne pas se laisser aller au découragement ; et si la faute a été de quelque conséquence, de suite et de durée, il faut tâcher de se remettre doucement et humblement dans son train ordinaire d’oraison et de pratiques, attendant là humblement la purification de sa faute et d’être remise dans les bonnes grâces de Dieu, prenant garde de ne se pas multiplier en actes par inquiétude et empressement, se voyant déchue et salie, mais plutôt de se retourner par une disposition humblement humiliée vers Dieu son principe, portant dans son cœur un amour filial et de confiance, comme vers son [207] Père, qui entend la disposition intérieure du cœur criant à Lui dans le silence amoureux, quoique desséché et terrassé par le ressouvenir inquiet de sa faute. Et au cas que les fautes que l’on a commises aient éloigné l’âme d’une telle manière qu’il semble que Dieu ne l’entende pas et qu’Il se soit retiré bien loin, ce qui arrive quand les fautes sont un peu fortes et de durée, il faut s’armer de patience dans son retour amoureux en silence sec et aride, attendant, nonobstant tout ce qui s’élève dans le cœur, que Dieu revienne ; et quelquefois il sera long temps, ce qui humilie et terrasse beaucoup l’âme. Mais il n’importe, car toutes ses fautes que l’on commet servent pour beaucoup pourvu que l’on y remédie de la manière que je viens de dire.

9. Et ceci est une des choses les plus à remarquer qui se rencontre dans la voie d’oraison, et en quoi l’on tombe plus ordinairement, parce que nous portons ce fond de corruption dont j’ai parlé et qu’il peut faire de méchantes productions jusqu’à la fin de la vie. Le tout est de bien savoir de quelle manière il s’en faut garder et y remédier selon le degré d’oraison où l’on est, faute de quoi les âmes peuvent extrêmement perdre, soit en abandonnant leur oraison soit aussi en n’entrant pas dans les desseins de Dieu, qui permet ces chutes pour servir de bain à l’âme et pour la purifier de son orgueil et de sa suffisance, lui découvrant, à mesure que la grâce de son oraison s’augmente, le fond infini de corruption qui est en elle et qui la rend capable de tous péchés ; ce qui fait que ceux qui n’ont pas d’expérience de ces grâces et de ces dons d’oraison, [208] se trompent fort, en faisant peur et épouvantant les simples, disant que de marcher par ces voies, c’est se mettre en péril d’orgueil et de vanité. Ils disent vrai quand on s’y met de soi-même et sans vocation ; mais quand elle est véritable, tant s’en faut que c’est le vrai et unique moyen de découvrir par la lumière de l’amour un sujet infini d’humiliation en se voyant tel que l’on est.

10. Il faut remarquer que, quoique l’âme fasse des chutes en ce degré, elles sont bien moins fréquentes de volonté que dans les degrés passés ; et de plus, comme il y a plus de lumière et d’amour, l’âme se relève bien plus facilement, voyant ces chutes et sentant très sensiblement quand il y a quelque chose qui n’est pas dans l’ordre : c’est un os démis de sa place qui ne cessera de faire mal jusqu’à ce qu’il soit remis en sa place.

11. Il est de grande conséquence d’être fort fidèle à la lumière qui vient par l’expérience de ses défauts, spécialement en ce degré, car on ne saurait croire, si on ne l’expérimente, combien l’amour, la lumière et le repos s’augmentent quand on sait faire usage comme il faut de ses défauts, et s’en corriger avec fidélité dans la même disposition. C’est comme un jeune ouvrier qui apprend à travailler : il fait beaucoup de choses mal à propos dans l’intention d’apprendre et à la fin il devient savant et maître. On ne saurait assez inculquer, et l’âme ne peut suffisamment apprendre à moins d’expérience, ce qui sera un peu plus tard, combien il lui est important dans ce degré de quiétude et de repos, de se recueillir doucement mais vivement pour combattre ses défauts et se [209] persécuter soi-même, usant pour cet effet de l’avantage qu’elle a en son degré d’oraison, dans laquelle, comme j’ai dit, il lui est donné un instinct continuel de se reformer et de se conformer aux véritables inclinations de Dieu dans son état et sa condition, selon le mouvement qu’elle en porte dans son cœur, autant qu’elle est fidèle à l’oraison et à cultiver la grâce qui lui est donnée.

12. Il ne faut pas s’imaginer, comme quelques personnes sans expérience croient, que cette oraison de repos soit une fainéantise stupide qui se nourrit de son secret amour propre : c’est tout le contraire en vérité, car plus l’âme tombe dans le repos et la quiétude, plus elle est affamée de Dieu et réveillée en l’intime d’elle-même pour travailler à sa perfection, conformément à ces paroles du Cantique53 ou l’épouse dit d’elle-même qu’elle dort à la vérité, mais que son cœur veille, ce repos étant un véritable réveil, qui ne cesse que ce cœur ne contente le cœur de Dieu par sa pureté et par sa fidélité.

3.48 Croix portées en abandon.

L.XLVIII. Bonheur des croix portées en abandon et en perte. Grandes croix des âmes qui sont en Dieu ou qui en approchent ; et quelle doit être leur fidélité à se laisser traiter au gré de la divine Sagesse.

1. On m’avait déjà parlé de vos croix, qui ne m’étonnent pas beaucoup ; d’autant que ce doit être votre principale nourriture en l’état où est votre âme : et la divine providence [210], qui soigne54 toujours à notre avantage, et à notre perfection, n’a garde de vous laisser longtemps sans vous en redonner, à moins que votre intérieur ne déchoie, de manière qu’il ne soit plus en état d’aller où Dieu le désire ; quand l’intérieur diminue, Dieu diminue aussi le nombre et la pesanteur des croix, afin qu’en se proportionnant doucement à la faiblesse de la créature, il la relève insensiblement. Mais quand elles [sujet pluriel : les croix] marchent de pas égal, Dieu va toujours continuant, et souvent augmentant les croix ; de manière que l’une ne finit pas plutôt [sic], qu’une autre succède : ainsi il se fait une suite de croix, lesquelles étant portées en abandon et en perte, font et causent la pureté de l’intérieur.

Je dis abandon et perte, pour marquer que qui veut faire tout l’usage des croix que Dieu demande, ne doit pas seulement se contenter de les porter en patience, mais encore passer par elles à la perte de l’âme propre, ce qui s’effectue par toute sorte de croix, par le renversement des sens, et même encore par les défauts que causent telles croix ; de plus par l’incertitude où tout cela met les âmes, qui va très souvent jusqu’à effacer les idées saintes qui restent en elles de repos et d’Oraison, et, qui plus est, les traces de Dieu.

2. Ne soyez donc pas comme plusieurs âmes qui croient tout gâté et perdu quand les croix [se] succèdent les unes aux autres, à cause qu’elles perdent un certain repos intérieur, et se trouvent comme égarées et perdues dans la seule providence de Dieu, sans pouvoir se recouvrer, ni être secourues des créatures. Ce qui est leur bien en cette rencontre, leur paraît [211] un malheur ; et elles se trompent. Elles n’ont qu’à se laisser conduire à Dieu quoique ce soit par une manière qui leur soit inconnue : il fait par une adresse incroyable faire élever des tempêtes, et faire perdre toutes voies et tout [tous ?] secours, afin d’ôter à l’âme toute aide et tout appui humain ; et de cette sorte lui insinuer le divin, autant qu’elle sait se laisser perdre sans vue, sans assurance et sans appui ; et c’est par là que l’on a toute assurance et tout appui, non en soi, mais en Dieu, qui ne laisse jamais pour un moment seulement les âmes véritablement désireuses de leur perfection.

3. Je dis plus : elles ne peuvent avoir de plus sensible marque de la jouissance actuelle de la divine présence, et de l’opération amoureuse de Dieu sur elles, que de se voir dans les croix et par les croix bouleversées, et en état de se perdre soi-même ; pourvu qu’elles s’abandonnent et se laissent aller dans le plus fort des croix, et dans la succession des croix, comme l’on verrait une personne dans une eau rapide, qui ne prétendrait autre bonheur que de se noyer et d’être perdue : elle n’aurait qu’à se laisser aller sans se tenir à rien pour arriver promptement à la fin de ses désirs55.

4. Croyez-vous que Dieu vous ait donné l’Oraison de simplicité et de repos pour en jouir en vous-même ; ou plutôt pour jouir par son moyen de vous-même et des créatures ? Non certainement : tout ce que Dieu vous a donné jusqu’ici, n’a été que pour vous disposer à vous perdre, et à perdre toutes choses, les spirituelles aussi bien que les temporelles ; et cela par la suite des croix que la main industrieuse de Dieu vous fournira avec une sagesse admirable. [212]

5. Laissez-vous donc au nom de Dieu en la main de sa divine providence, pour recevoir de moment en moment toutes les croix qu’elle vous enverra, quelles qu’elles soient et de quelque part qu’elles viennent, soit de Dieu ou des créatures ou de vous-même. Tout est égal en sa main, et tout vient de Dieu même en l’état où vous êtes ; supposé [sic (adv.)] que votre âme demeure en abandon sans réflexion non seulement pour les croix, mais encore pour la suite des croix.

J’entends fort bien tout ce que vous me voulez dire touchant vos croix et celle qui vous est survenue qui vous peut causer grande incommodité. Je vous le dis encore, laissez-vous, et vous abandonnez [et abandonnez-vous] ; car la sagesse divine sait, voit, et fait tout ce qu’il faut.

6. Et pour vous convaincre de cette divine vérité, faites réflexion sur les belles paroles de l’Évangile par lesquelles Notre-Seigneur en instruit profondément une âme, où il dit56 un cheveu ne tombera pas de votre tête sans mon ordre, ni une feuille d’un arbre. Il dit un cheveu de la tête, comme étant la moindre chose, et la plus petite de nous-mêmes : il dit une feuille d’arbre comme étant la moindre de ce qui est au-dehors de nous : pour nous montrer qu’il n’y a rien, quelque petit qu’il soit au-dedans ou au-dehors de nous, qui arrive sans une actuelle application de sa Sagesse divine pour le régler à une fin éminente de notre perfection et de notre bonheur.

7. Par toutes ces vérités vous devez comprendre qu’il faut être fort fidèle à vous laisser traiter par la divine Sagesse comme elle voudra, demeurant dans les croix, en la manière [213] qui lui sera la plus agréable, qui sera toujours celle que vous ne choisiriez pas, et par conséquent qui vous sera plus utile, et plus propre à vous faire mourir.

Ne vous étonnez pas des défauts que vous commettez dans ces croix ; ils en font partie : et ainsi le renversement, l’incertitude, la divagation sont des effets des croix, qui produisent l’effet général que je vous ai dit, supposé que vous les portiez en perte et d’abandon ; même les craintes de perdre votre Oraison, votre perfection et même votre salut, et enfin tout ce que vous avez autrefois désiré et recherché.

8. Car remarquez bien que je vous parle à présent des croix qui viennent quand l’âme commence d’être en Dieu, et tout le temps qu’elle y avance. Où il faut remarquer qu’il y a diverses croix selon les divers états où l’âme est. Quand elle n’a pas encore trouvé Dieu, elle fait usage des croix qui lui arrivent par des pratiques ou dispositions de patience, en purifiant son intention, et ornant son âme de mille dispositions intérieures selon le mouvement de la grâce et l’abondance de sa ferveur. Mais quand l’âme a commencé à trouver Dieu, pour lors l’usage des croix change ; et comme Dieu par sa présence dénue du créé pour se communiquer plus amplement, aussi prétend-il dénuer par les croix et les donne pour cela pour perdre peu à peu l’âme, et l’état avançant, les croix doivent perdre l’âme de plus en plus, jusqu’à ce qu’enfin elle puisse soutenir Dieu tout nu [ms., nud]. Alors elle devient capable de demeurer attachée à la croix quelle qu’elle soit, n’y prétendant que de se perdre purement. [214]

Vous n’avez donc qu’à continuer doucement votre simple état et faire pour ainsi dire au jour la journée ce que Dieu vous présentera, en continuant votre solitude et votre Oraison selon que vous serez [sic], et faisant vos Communions et le reste de vos exercices en cet état et en nu abandon.

9. Vous ne devez jamais oublier, mais plutôt vous devez incessamment avoir en votre esprit une vérité, laquelle est si générale que jamais il ne se peut trouver un moment en la vie qu’elle ne se doive mettre en exécution. C’est que Dieu tout lui-même s’applique à chaque âme selon toute sa bonté et sa sagesse divine, pour s’y donner et s’y communiquer, non seulement selon tout son besoin, mais encore selon toute la perfection de son idée éternelle sur chaque âme. Ce qui est cause qu’il n’y a point de moment en la vie, qu’une âme où Dieu commence de se communiquer lui-même, ne doive infiniment priser et recevoir avec respect, quelque crucifiant qu’il soit, sans vouloir ni oser en changer rien du tout ; d’autant que tout ce que Dieu fait en chaque moment, toutes les croix qui arrivent, toutes les peines, toutes les rencontres fâcheuses intérieures ou extérieures, toutes choses enfin portent un caractère divin de la Sagesse éternelle si beau, que qui le verrait en serait ravi et charmé : d’autant que l’on y découvrirait les beautés du dessein éternel sur l’âme conjointement avec la merveilleuse exécution de la main de Dieu par toutes ces choses actuelles ; ce que personne presque ne peut ou ne veut soutenir, voulant toujours y mêler leurs mains grossières, pour ajuster ou pour changer quelque cho [215] se à ce qui nous arrive. Cependant c’est salir ses traces de la main de Dieu.

10. C’est pourquoi quand une âme devient une bonne fois éclairée de ce divin Mystère, elle traite avec tant de respect tout ce qui lui arrive généralement, qu’elle ne voit rien de mieux que cela même, pour la rendre plus belle et agréable à sa divine Majesté : de sorte qu’elle se tient exposée pour recevoir par les croix et par le reste qui lui arrive, les coups de pinceau qui travaillent à sa beauté et à sa perfection ; de la même manière qu’un tableau qui serait exposé à la main d’un habile peintre qui lui applique les diverses couleurs jusqu’à ce qu’enfin il ait fini et perfectionné son ouvrage.

11. Sachez donc que c’est véritablement salir les traits de Dieu, et diminuer les beautés de l’opération de sa divine Sagesse, que de mêler pour peu que ce soit notre propre opération, pour changer ou pour diminuer les croix, et généralement tout ce qui nous arrive, soit au-dedans, soit au-dehors, sous quelque prétexte que ce puisse être.

Je dis sous quelque prétexte que ce soit, parce que souvent les âmes n’étouffant pas toutes leurs lumières naturelles, trouvent que ce qui leur arrive, soit intérieurement ou extérieurement, les défigure tellement à leurs yeux, qu’elles sont incessamment en action pour y remédier par une bonne intention. Ainsi la Sagesse divine travaille toujours de son côté, et la nature avec ses lumières propres tâche incessamment de s’y opposer ; et ainsi elles [i.e. les âmes] consument leur vie à ne rien faire de parfait, mais à toujours mélanger : puisqu’il [ms., puis qu’il] est véritable et un principe très assuré que la pureté et la beauté divine se rencontre [se rencontrent] autant [216] en une âme que l’opération de Dieu y demeure seule pour y travailler à son aise, et y achever magnifiquement l’ouvrage d’un Dieu, non pas par les choses que nous nous imaginons devoir être extraordinaires, mais par toutes les croix, les contradictions, les peines, les renversements, et généralement par tout ce qui nous arrive de moment en moment, soit au-dedans soit au-dehors, cela seul étant l’opération magnifique d’un Dieu.

12. D’où il faut remarquer que l’on ne vient bien en état de faire un plein usage de tout ceci que lorsque l’âme commence de s’approcher de Dieu : car pour lors elle devient capable de son opération et ainsi de trouver par la pratique ces vérités. Les âmes qui commencent d’être à Dieu bonnement, en peuvent faire usage en saintes intentions, comme j’ai dit ; mais il est vrai qu’elles ne trouvent pas que leurs forces soient suffisantes ni leurs cœurs assez grands pour digérer les croix et le reste de la manière susdite. Mais pour les âmes qui ont commencé de trouver Dieu, tout leur bonheur ou tout leur malheur est en ceci : car il est vrai que demeurant dans son repos, son abandon et sa perte, sans faire beaucoup comme l’on voudrait ordinairement, mais se laissant seulement aller et manier au gré de la Sagesse divine selon son bon plaisir, l’on fait plus en une année, que souvent en vingt ans, quoi qu’il ne paraisse pas à l’âme qu’elle avance, mais plutôt qu’elle recule.

Quoique que je vous laisse de grand cœur en la main de Dieu, pour être comme il veut et où il veut, je ne laisse pas en sa volonté de désirer que vous fussiez [sic (fassiez ? fissiez ?)] ceci, d’autant qu’on se [217] parle plus utilement de vive voix que par écrit. Il faut cependant se contenter de ce que Dieu désire. Donnez-moi part à vos saintes prières et me croyez [et croyez-moi] tout à vous. 1673.

3.49 Faim de Dieu et ses effets.

L.XLIX. Faim de Dieu ou touche d’amour dans le centre de l’âme, qui la fait tendre au néant et par le néant la purifie et lui fait trouver Jésus-Christ. Comment Dieu se donne à l’âme par tous les besoins et les providences de son état, et enfin lui donne Jésus-Christ par les providences des croix.

1. Je suis bien aise de vous dire mes petites lumières sur votre état présent, qui me semble dans la vérité, et comme vous devez être selon la suite des opérations de Dieu dans votre âme. Quand l’âme approche du néant, son mouvement est toujours une faim, laquelle doit toujours s’augmenter, plus l’âme avance dans le néant. Cette faim est une véritable touche de Dieu dans le centre de notre âme, laquelle la touche toujours par amour, sans que l’âme y puisse apercevoir de connaissance et de lumière qui lui explique [expliquent] ce que c’est que cette touche.

C’est ce qui a donné tant de peines aux personnes éclairées sur l’intérieur, et même ce qui a causé de l’embarras à ceux qui sont non seulement éclairés mais encore savants, les uns voulant que cette touche d’amour et cette faim dans le fond de l’âme, fussent entièrement sans lumière, et qu’ainsi Dieu en cette opération agit seulement par amour, et meut ainsi l’âme sans connaissance préalable : [218] les autres au contraire ne pouvant comprendre que l’amour fût le guide de l’âme sans connaissance, (appuyés sur cette maxime, qu’on ne peut aimer sans connaître,) soutiennent qu’assurément il y a de la connaissance qui prévient l’amour : de manière que cela a fait de la peine jusqu’à présent, sans que ce différend se soit absolument ajusté57 ce qui est cependant fort facile, quand on a un degré suffisant d’expérience.

2. Et jusqu’à ce que l’on ait acquis cette expérience, on est convaincu facilement qu’il n’y a que de l’amour ; d’autant qu’on ne sent et qu’on n’expérimente cet amour que comme une certaine faim générale sans distinction, qui touchant le plus vif du fond de l’âme, l’affame et la met en désir de Dieu, que l’âme ne saurait aborder qu’en défaillant et se laissant anéantir ; de manière que cette faim n’étant rien qu’elle puisse apercevoir, il lui paraît de n’avoir point [sic] de connaissance, mais seulement d’être affamée et désireuse d’un je-ne-sais-quoi, pour lequel posséder elle fait tout ce qu’elle peut afin de s’anéantir : mais dans la suite, à mesure que cette faim s’augmente, et que ce désir devient plus fort, il devient plus amoureux, et prend plus sa qualité d’amour ; et ainsi l’âme y discerne davantage la connaissance. Ce n’est pas qu’à la vérité, il n’y en ait dès le commencement de cette touche ; mais elle est si imperceptible un long temps, que l’on ne sent pas sa faim, sans connaître ce qu’on désire, et à quoi l’on tend : mais à mesure qu’elle augmente, comme je viens de dire, et qu’elle devient plus en qualité d’amour, la connaissance aussi se manifeste davantage. [219]

3. Les personnes qui ne sont pas encore suffisamment avancées en cette touche divine soutiennent, selon leur expérience, qu’il n’y a point de lumière, et que c’est l’amour seul qui prévient et conduit, et qui est le principe de la lumière. Ils [ou : elles, i.e. : les personnes] soutiennent leur opinion et ont raison, parce qu’ils [ou : elles] ne voient pas davantage. Mais quand cette faim amoureuse est devenue en état de faire paraître et manifester la lumière, ils [ou : elles] voient bien qu’il faut changer d’opinion, et qu’assurément la lumière y était, quoiqu’ils [ou : quoiqu’elles] ne la vissent pas ; et ainsi ils [ou : elles] sont convaincu [e] s que cette faim et cette touche divine est [sic (sont ?)] vraiment lumière et amour, ou pour mieux exprimer, une lumière amoureusement divine.

4. Et de cette manière tout ce différend se calme et s’ajuste. Car les savants sans expérience ont raison de ne pas comprendre que l’amour opère sans lumière : et les autres aussi ont raison de dire qu’il le fait, parce qu’ils n’en ont pas et n’en peuvent pas encore avoir l’expérience ; mais dans la suite quand elle leur est donnée, ils découvrent clairement qu’il n’y a point d’amour qui ne soit lumineux, ni de lumière divine qui ne soit amoureuse, mais non pas en la manière que savent et en discourent les savants sans amour Divin.

Presque sans y penser nous parlons d’une profonde Théologie ; mais qui n’est pas inutile : puisqu’il est certain que c’est ce qui donne de la peine, quand Dieu par amour commence à opérer en une âme, ne se pouvant comprendre facilement, que son opération soit vraie et efficace, n’étant pas fort lumineuse un très long temps.

5. Mais il faut remarquer que la lumière de [220] cet amour est le néant, et la tendance au néant ; et qu’ainsi dès que cette faim et cette touche commence [sic (commencent ?)] en l’âme, ce désir de néant et de n’être rien commence à paraître ; et aussi ce néant va de pas égal avec la faim intérieure, étant aussi inconnu que l’est cette faim. Car il faut remarquer qu’un très long temps cette faim est seulement expérimentée sans aucune distinction, prenant et agitant l’âme tantôt d’une sorte tantôt d’une autre, pour lui faire désirer Dieu avec quelque anxiété, à cause de la rouille de ses imperfections et de ses mauvaises habitudes : mais dans la suite quand cette faim a beaucoup excité l’âme, et que par son moyen elle a fait un accroissement suffisant en mourant à soi-même, elle se calme et s’ajuste davantage à l’ordre divin ; et ainsi elle tombe plus facilement dans son néant, qui est toujours le terme de tous les mouvements de l’âme par sa faim.

6. Il faut donc que vous remarquiez les mouvements successifs de ces deux dispositions qui sont toujours enchaînées l’une avec l’autre, afin que vous vous laissiez en liberté dans l’une ou dans l’autre, et ensuite souvent dans toutes deux en un même temps, afin de ne vous pas embarrasser.

La faim donc de Dieu est vraiment la touche intérieure de sa divine Majesté, qui agitant incessamment l’âme, l’incline peu à peu au néant : et il n’y a qu’à se laisser pénétrer doucement et humblement de cette faim et de ce désir de Dieu. Mais comme au commencement, et un très long temps, cette faim rencontre quantité d’imperfections, elle jette l’âme dans plusieurs incertitudes et peines, et ainsi [221] elle cause grande agitation : comme nous voyons que du bois vert jeté dans le feu pétille et fait grand bruit ; mais ensuite quand le feu est devenu le maître, il se tranquillise. De la même manière en est-il en l’âme du désir et de la faim de Dieu : elle est pénible au commencement ; mais peu à peu l’âme s’abandonnant et se perdant insensiblement, elle se tranquillise, et par là fait naître l’inclination du néant : lequel aussi en son commencement est turbulent ; mais à la suite se tranquillise de la même manière.

Et ainsi quand votre âme se trouve en la faim de Dieu, et dans le désir amoureux de sa divine Majesté, laissez-la doucement se repaître de cette faim le temps que cela dure : quand au contraire cette faim s’évanouit, et que l’inclination et la pente au néant en prend [en prennent] la place, laissez-vous-y aller aussi fidèlement.

7. Mais remarquez que quand votre âme est dans le désir et la faim de Dieu, elle est portée à la solitude et au repos intérieur : et quand au contraire le néant prend sa place, elle devient comme multipliée, à cause de l’inclination à mourir à toutes les choses qui l’anéantissent par la providence de son état. Mais en toutes ces diversités, il faut tâcher qu’il n’y en ait point dans la paix et l’abandon, se laissant humblement et doucement agiter par l’un et l’autre de ces états, qui se tiennent la main, et qui sont le principe l’un de l’autre ; et dans la suite plus le néant continue, quoiqu’il ne soit pas si plein de goût et d’assurance, il ne faut pas laisser de s’y laisser entièrement selon l’ordre de Dieu ; d’autant qu’il augmente extrêmement la faim et le désir, et qu’à la suite [222] même ils n’ont leur perfection que par le néant. C’est pourquoi plus ce néant est dénué, incertain, et perdu en soi, plus l’âme y devient affamée et désireuse de Dieu, et ensuite amoureuse de sa divine Majesté : ainsi quand l’âme est fort fidèle de soutenir le néant, et de le suivre en tous les précipices, où il la mène, il lui apprend insensiblement une science d’amour qui surprend admirablement l’âme. Car se croyant toute perdue, et se perdant dans le néant et par le néant, en vide et en perte de tout, aussi bien de Dieu que de soi-même, elle souffre des peines et des incertitudes extrêmes qui l’agitent d’un million de craintes de sa perte, et de sa ruine pour Dieu : et cependant plus cela est, plus le bonheur est grand dans la vérité : parce que plus ces choses sont, et sont fortes, plus l’âme tombe dans le vrai rien et le vrai néant, et ainsi elle y est purifiée et d’un plus pur amour ; amour qui n’en manifeste les qualités qu’à ceux qui savent ce que c’est que d’aimer dans le néant et par le néant d’eux-mêmes : car pour les autres qui ne connaissent d’amour que celui qui est en ferveur et en mouvement sensiblement amoureux, elles sont fort embarrassées, n’y voyant rien que perte, qui les dégoûte extrêmement, et qui les jette dans de grandes perplexités et incertitudes. Mais pour celles qui savent le prix de l’amour qui se trouve dans la perte et le néant de soi ; elles s’estiment heureuses, plus elles ont d’occasions, et souffrent de peines qui les anéantissent, et qui leur font porter les convulsions et les peines du néant. C’est pourquoi elles reçoivent avec reconnaissance les mouvements amoureux et les désirs que Dieu leur fait expérimenter [223] dans leur faim de Dieu ; mais pour l’expérience du néant et de ses suites, c’est leur demeure solide et le moyen véritable, dont elles sont certaines, pour jouir de Dieu et remplir ses desseins éternels : si bien que plus il y a de néants [pluriel], quels qu’ils soient, plus elles s’estiment heureuses, et y demeurent volontiers, sans appéter ni désirer autre chose qui les assure.

C’est pourquoi vous ferez très bien de vous y laisser avec fidélité ; et vous verrez par expérience que non seulement tout ce qui sera intérieur, mais même l’extérieur travaillera de la bonne manière pour mettre en vous ce que Dieu y désire mettre, et pour y opérer le néant, pourvu que vous soyez fidèle à y demeurer en disposition de néant, et en abandon.

8. Pour ce qui est des défauts, il n’y a point de creuset plus propre pour purifier une âme, et la défaire peu à peu de ses défauts en la manière de Dieu, que celui du néant, comme je vous le viens d’exprimer. Car quoique l’âme n’ait pas toujours les images et les idées de ses défauts pour les combattre ; cependant sa demeure constante en ce néant la purifie peu à peu, comme l’or dans la fournaise, allant fureter partout, et découvrant des défauts en toutes choses, où elle n’en aurait jamais pensé ; dans ses paroles, dans ses actions, dans sa manière d’agir, dans son état, dans ses habits, et en toutes choses généralement, ayant en ce néant des yeux de lynx, pour chercher et pour voir un million de choses que les autres personnes ne peuvent pas voir, à moins que [ce soit] par la même lumière.

Il n’y a rien qui délivre le cœur des tristesses, [224] comme le néant ; par la raison que ce néant rendant le cœur indifférent à toutes choses, il ne peut s’attrister de rien ; et de plus qu’étant véritablement le siège de Dieu, il donne secrètement une certaine joie à l’âme qui lui fait bien ressentir son plaisir en toutes choses qui sont selon son ordre. C’est pourquoi tout ce que vous me dites sur cet article est vraiment de l’ordre de Dieu, et comme il faut que cela soit.

9. Il est constant que la grâce du néant, et par conséquent de la demeure de Dieu dans l’âme, la rend si délicate au fait du goût des choses, qu’à moins qu’elle n’y trouve Dieu, elle n’y peut pas trouver de plaisir : mais encore sa mémoire ne peut pas s’en ressouvenir ; c’est pourquoi dans la suite ce défaut de mémoire dans les affaires embarrasse, jusqu’à ce que l’âme soit beaucoup purifiée, et qu’elle [cette mémoire] lui soit redonnée.

10. Cet éloignement que votre âme expérimente des Mystères, et spécialement de la Communion, est bon et de Dieu au degré où vous êtes : car le néant et la faim de Dieu doivent présentement vider votre âme, et non pas la remplir ; autrement son remplissement serait peu de chose. C’est pourquoi ce vide en la Communion et dans l’applications aux Mystères, cette incapacité, à ce qui vous paraît, de les pénétrer, ce non-goût que vous y trouvez, [tout cela] est y trouver beaucoup en voie et en manière du néant ; et ainsi au lieu que cela vous détourne, cela doit animer votre course pour y tendre, et pour vous en occuper. Est-ce un signe qu’un voyageur, qui marche toujours en pays nouveau sans voir ni apercevoir [225] encore le lieu où il tend, n’avance pas, et qu’il ne chemine pas ? Non ; c’est bien un signe qu’il n’y est pas arrivé ; mais aussi c’est une marque qu’il marche toujours, et qu’il arrivera. Par là vous voyez que vous ne devez pas cesser votre inclination aux Mystères, et spécialement à celui de la Communion, quoique vous vous y voyiez pauvre et dénuée ; ceci étant tout ce qu’il vous faut.

11. Il est très véritable que le fond et le terme du néant est [sont] Jésus-Christ, non seulement pour la gloire, mais encore pour cette vie présente ; et qu’une âme qui peu à peu est fidèle à cette divine grâce, non seulement reçoit grâce pour tendre à Jésus-Christ, mais pour le trouver en tout, agissant en agissant, souffrant en souffrant, conversant en conversant ; et ainsi de tout le reste de nos états qui en sont le principe par diverses providences. Je ne doute pas assurément qu’étant fidèle à poursuivre cet heureux néant selon la conduite de l’Esprit de Dieu, vous ne manquerez point, s’il plaît à Dieu, de trouver Jésus-Christ, qui étant ainsi trouvé surprend tellement l’âme, qu’elle n’aurait jamais cru que les choses où il est, et par lesquelles il se trouve, eussent été telles ; toutes choses contribuant à cela, aussi bien nos défauts que tout le reste des autres rencontres de la vie. Car depuis l’Incarnation, Jésus-Christ a été tellement mêlé parmi toutes les créatures et les providences, qu’il naît d’elles et par elles d’une façon que la seule expérience peut dire. C’est pourquoi je vous y renvoie, afin d’être bien constante à l’y voir par la foi ; et vous verrez qu’y mourant avec fidélité, Jésus-Christ paraîtra dans la [226] suite comme vous voyez que les fleurs paraissent dans les parterres, où auparavant il ne paraissait rien. Mais de vous dire le Quomodo, (le comment) [parenthèse de Bertot], hors le néant qui infailliblement en est la source et le principe, cela ne se peut ; non plus que de vous pouvoir exprimer comment le Verbe divin s’est uni, et a divinisé l’Humanité [H maj.] sacrée, et toutes ses actions. Ce sont des choses dont la beauté est admirable dans l’expérience, et dont l’expérience est infiniment lumineuse ; mais qui cependant par une bonté cache tous ses éclats et ses brillants dans la mort et dans le néant qui en sont la source. Et c’est là proprement l’explication de ces belles paroles toutes prophétiques de Job [italiques], parlant de la divine Sagesse, et en disant des merveilles ; par comparaison, qu’on ne la peut pas comparer à l’or et aux pierres précieuses, et au reste que le passage dit : où après s’être efforcé en sa lumière d’exprimer ce qu’elle n’est pas, il l’exprime cependant par ces paroles ; la mort58 et la perte de soi-même ont entendu des nouvelles de sa renommée. Ce qui explique admirablement bien que dans la vérité on ne peut exprimer les beautés et la manière admirable avec laquelle la Sagesse divine se communique en cette vie.

12. Il est certain que le procédé de Dieu, pour conduire à Jésus-Christ, et à le trouver de la manière que [sic] nous venons de parler, est de réveiller beaucoup la foi vers sa Divinité, la faisant trouver fort présente à tous les besoins de la vie ; de manière que chaque besoin selon l’état, est une ouverture pour l’écoulement de Dieu afin de remplir ce besoin. Et [227] c’est ce que voient très clairement les âmes où Dieu veut habiter spécialement ; c’est pourquoi elles sont plus assurées du secours de Dieu selon leur abandon, que de toutes les espérances temporelles qu’elles pourraient avoir. Et c’est par ce moyen que vraiment Dieu se communique lui-même en la créature, et par lequel aussi l’âme découvre que la créature n’est vraiment qu’un même écoulement de ce Dieu de bonté ; ce qui met un calme merveilleux en l’âme, avec une joie telle que tous les hommes de la terre, à moins qu’ils ne participent à cette foi et à ce don, ne peuvent jamais acquérir par toutes les richesses, et par toutes les assurances temporelles qu’ils se peuvent procurer. Cette foi qui leur communique et qui leur fait trouver Dieu si à point nommé dans tous leurs besoins, trouve un plaisir merveilleux dans ces belles paroles de Jésus-Christ59, un cheveu de votre tête, ni une feuille d’arbre ne tombera pas sans votre Père, d’autant qu’il a incessamment soin de vous. Et quand les âmes par cette fidèle pratique en foi, se sont beaucoup remplies de Dieu, elles se trouvent si ajusté et si plein [(sic) : si ajustées et si pleines] de bonté, que vraiment tous leurs besoins tels qu’ils soient [(sic ?) : quels qu’ils soient (?)], depuis le moindre jusqu’aux plus grands, leur deviennent des marques du secours, et de l’écoulement de Dieu pour les remplir et les secourir ; et par là non seulement elles acquièrent une vue continuelle de Dieu ; mais encore elles le trouvent si intimement présent, qu’il est vrai que dans la suite elles le trouvent leur soi-même : tant Dieu devient le remplissement de toutes choses pour elles. [228]

13. Remarquez que les besoins et le reste de nos conditions et de nos états, sont les moyens par lesquels Dieu fait découler ses divines perfections en nous, comme sa puissance par notre impuissance, sa providence par nos besoins, sa sagesse par le manque de conduite, et le besoin que nous avons d’être éclairés ; et ainsi de toutes ses perfections, selon l’exigence de ce qui nous manque. Cela dans la pratique et dans l’expérience est une merveilleuse grâce, et un secret admirable de la communication de Dieu pour se donner à ses pauvres créatures ; mais quand l’âme y est beaucoup avancée, elle commence à découvrir que c’est vraiment le naturel et ce qui nous est tout à fait propre. Cela ravit l’âme : car elle voit que l’âme étant un écoulement de Dieu, et étant aussi créée pour lui, les créatures comme créatures quelles qu’elles soient, ne peuvent point être son remplissement naturel ; mais bien Dieu dans ces créatures mêmes60. C’est pourquoi l’âme sent une joie merveilleuse, et une situation qui lui semble si agréable, se trouvant remplie de Dieu par ses besoins, qu’elle trouve que toutes les richesses et tous les appuis humains ne la pourraient jamais délivrer d’un certain fonds mélancolique et empressé, que les créatures donnent, comme elle s’en trouve délivrée par l’abandon qu’elle a en Dieu, et par tout ce que Dieu lui fournit en cet abandon pour la remplir de tout ce dont elle a besoin, selon l’état ou la condition où Dieu l’a mise. Car il est certain que Dieu ayant placé une personne dans une condition relevée, (supposé qu’elle soit telle comme nous en parlons,) Dieu ne fournit [229] pas seulement à ses besoins pour le purement nécessaire ; mais selon la totale exigence de son état : si c’est une personne pauvre de sa naissance, Dieu y fournira aussi selon son état : et ainsi généralement l’âme doit par l’état et par la condition, où elle est appelée, travailler à faire écouler Dieu en elle par cela même.

14. Comme je viens de dire que les besoins et tout le reste que demandent nos états et nos conditions, sont les moyens par lesquels Dieu en ses divines perfections s’écoule en nos âmes et s’y manifeste magnifiquement selon leur fidélité ; aussi Jésus-Christ Homme-Dieu [italiques pour J.-C.], dans la suite se donne, et s’écoule dans les âmes extrêmement fidèles, par la pauvreté, par l’abjection, par les croix, et le reste que ce Dieu-homme [homme : h min.] a voulu prendre en son Incarnation : ce qui est un degré bien plus haut, mais qui en découle comme de la source qui l’a donné [accord masc. (J.-C.)] à la terre.

Il y aurait ici infiniment à dire ; mais cela suffit pour le présent. C’est assez que vous voyez [voiez : (le subj. serait préférable : que vous voyiez)] l’économie de la conduite de Dieu pour se donner ; et que par là vous sachiez [subj. respecté] que ce n’est point présomption, ni des pensées creuses, que de prétendre et d’espérer que se servant de la foi pour attirer le secours de Dieu selon nos besoins, nous nous assurions que jamais il ne manquera, et qu’il fera toujours à point nommé autant que nos besoins seront grands, et que nous nous abandonnerons entièrement à sa sage disposition et conduite, faisant tout ce que la bonne prudence et le conseil nous donneront le moyen de faire en tels besoins.

15. Et il faut remarquer que plusieurs âmes [230] lisant ces vérités, ou en [en] entendant parler, et qui cependant n’y sont pas encore par aucune pratique ni don de foi, croient qu’il ne faut proprement que s’abandonner et ne rien faire. Cela n’est nullement vrai, comme savent fort bien les personnes d’expérience. D’autant que Dieu fait et communique toujours toutes choses pour nous ou pour les autres. C’est pourquoi dès que nous nous abandonnons et que nous nous laissons en la main de Dieu, nous devons faire tout ce que raisonnablement nous voyions [ms., voïions : (l’indicatif serait préférable : que nous voyons)] être à faire, ou, (supposé que nous ne le voy [i] ons [230] pas,) [parenthèse de Bertot] que le conseil et la bonne conduite nous peut [peuvent] faire voir : car quand ensuite nous avons fait ce que nous avons pu, et que les choses ne réussissent pas comme nous pensons, Dieu cependant ne manquera jamais de les faire réussir en sa manière. Et remarquez bien qu’à telles âmes Dieu n’agit jamais par voie extraordinaire, et qu’on appelle miraculeuse ; faisant tout réussir si naturellement, que supposé que leurs cœurs soient vraiment droits, elles goûtent infailliblement que Dieu ne manque point de remplir tout selon leur besoin, et aussi selon la fidélité qu’elles ont apportée pour travailler en bonne raison, et en bon conseil, conformément aux affaires et aux embarras qui leur surviennent ; si bien que ce qui paraîtrait et serait aux autres une prudence purement naturelle, et qui n’aurait qu’un effet naturel, est en telles âmes un écoulement de Dieu par leur moyen.

16. Voyez par ce que je vous viens de dire de la communication de Dieu en notre âme, combien il faut être fidèle aux choses qui touchent nos états ; parce que par là Dieu se [231] communique ; et c’est par ce moyen que s’entretient le commerce de Dieu à notre âme, et de notre âme à Dieu : de manière que qui voudrait sans ordre bien réglé, renverser cette conduite par intention de pauvreté, d’abjection, et du reste, par le désir d’une plus grande perfection, même de conformité à Jésus-Christ, se tromperait ; et au lieu d’y trouver Jésus-Christ, n’y trouverait que des croix terrassantes ; par la raison que ce serait l’amour-propre (quoique avec bonne intention) qui serait le principe de ces croix, et de ces abjections. Mais quand Dieu a beaucoup nourri et élevé l’âme par tel commerce de flux et reflux de Dieu à la créature et de la créature à Dieu, par les providences de nos états mélangés souvent de croix, d’abjections et de peines, et que Dieu est suffisamment en telles créatures ; il ne manque jamais pour lors d’être le principe de Jésus-Christ par les providences de croix, d’humiliations, et du reste d’où il naît en telles âmes.

17. Où il faut remarquer qu’il faut s’abandonner aux croix et aux humiliations qui nous arrivent dans nos états, sans les chercher et procurer ; et même avec bonne prudence et conduite par ordre réglé de nos états, nous pouvons faire ce qui nous est possible pour y remédier : mais quand nous avons agi de cette manière, pour lors nous devons les souffrir en abandon ; parce qu’ils font partie de l’ordre divin dans notre état. Mais à la suite qu’une âme est assez heureuse d’être digne de Jésus-Christ, quoiqu’elle agisse avec telle prudence et même conformément à un degré de grâce qui est encore plus grand que les précédents ; [232] elle a beau faire : plus elle pense remédier aux croix, aux abjections, aux pertes, et aux autres choses par lesquelles Jésus-Christ [sans italiques] se communique, plus ces choses se multiplient, et naissent comme miraculeusement de toutes rencontres. Mais comment [sic] il est certain que Jésus-Christ est l’œuvre toute pure du saint-Esprit, aussi sa communication, et sa naissance dans notre âme par les croix, doit [doivent] être par son seul principe sans que nous y puissions mettre la main : c’est pourquoi cette œuvre est vraiment extraordinaire, et dans peu d’âmes ; d’autant qu’il faut qu’il [sujet ?] précède une mort, dont Dieu seul en peut être le principe. [232]

Lettre à l’Auteur

Ecrite par une religieuse, qui lui expose l’état de son âme et les miséricordes de Dieu sur elle : ou l’on voit les belles démarches d’une âme conduite par la foi passive en lumière, et féconde en saintes pratiques de mortification et de renoncement à soi, et en lumières et ardeurs divines pour tous les Mystères de Jésus-Christ, et pour tous les exercices de la vie spirituelle et religieuse.

« Au nom du saint enfant Jésus, et dans la lumière de sa divine simplicité que j’invoque sur mon âme.

1. « Ses premières miséricordes sur elle, ont été de me donner dans les premiers usages de ma raison, le désir de me faire instruire des vérités de la foi, appliquant mon esprit à les retenir par-dessus toutes choses, et prenant un singulier plaisir à les apprendre à d’autres ; quoiqu’étant un peu avancée en âge je me rendis la raillerie de mes compagnes, d’être toujours assidue au Catéchisme public, et à le répéter ou expliquer à ceux qui ne l’avaient pas bien compris et retenu, établissant cependant ma gloire dans leur mépris.

2. « La seconde a été d’avoir dès la première réflexion sur moi-même à l’âge de six à sept ans une grande estime, et un grand amour et respect pour les confesseurs, choisissant les plus exact et les plus zélés à me reprendre de mes défauts et à m’humilier, leur donnant la matière dans la sincérité de mes confessions, qui étaient par-dessus tout, des choses qui me donnaient plus de confusion, et cela dans la vue de Dieu. Le reste de mon âge dans le monde s’est passé dans le mensonge, l’orgueil, la colère, la liberté et peu de modestie, l’impiété vers Dieu, la justice, prochain, et la recherche de mes appétits.

3. « Dans la religion : je n’y suis senti vraiment appelée de Dieu par une providence particulière. La seule crainte de Dieu en a été le motif qui m’a toujours pressée à cela, me faisant remarquer dans le monde le goût et la suavité intérieure que je sentais quand je formais avec la grâce ce dessein, et que je m’appliquais aux actions de piété ; et au contraire le chagrin et l’amertume que j’éprouvais dans les divertissements et plaisir du siècle, où je ne pouvais rencontrer le repos de mon cœur, ni la paix de ma conscience.

4. « D’abord que j’ai été en religion j’ai été pressée d’un désir de faire toutes les mortifications humiliantes et pénibles, afin de me surmonter, et que rien ne me fit de la peine dans la suite ; ne connaissant pas d’autre vertu que cet extérieur.

« Je ne sentis rien d’intérieur dans ce commencement qu’un scandale que les maîtresses des novices nous voulaient apprendre à faire l’oraison, ne croyant pas que les créatures en fussent jamais capables, puisque c’était, ce me semble, à Dieu de toucher le cœur : quand je ne l’ai pas senti touché, j’ai toujours cru qu’il n’y avait pas d’oraison ; ce qui n’était que de fois à autres, je veux dire qu’il sentait cet attrait intérieur : hors de là je n’ai pas fait d’autre exercice mental que de répéter par mémoire ce que je savais.

5. « Après que j’ai eu l’habit, j’ai senti de certaines touches sur l’anéantissement du Verbe en la chair, qui me sont restées longtemps, et m’ont inspiré un attrait plus grand pour l’oraison où je n’ai répété l’espace de quelques mois que ces paroles, qui portaient lumière et leur efficace à mon âme ; Dieu anéanti, Dieu humilié, Dieu enfant ! Sans savoir comment, parce que je ne m’apercevais pas que j’eusse rien ajouter du mien à cette impression, qui me dégageait de tout l’extérieur, et me montrait la beauté intérieure des vertus, desquelles je devins fort amoureuse, ne pouvant rien goûter et estimer que leur pratique. J’éprouvais aussitôt la direction d’un maître intérieur qui me montrait ce que je devais faire ou éviter, et qui me reprenait des moindres fautes. Quand j’étais fidèle à lui obéir, il ne me quittait pas, et m’éclairait et purifiait de moment en moment : mais quand je marchandais de le suivre sous des prétextes d’amour-propre ou de respects humains, il s’éloignait, et j’avais assez de peine à le retrouver. Et il me semble que je n’ai pas éprouvé de depuis cette grâce comme elle était dans le commencement pour la sensibilité.

« Cette grâce m’a presque duré tout le temps de probation ou deux années. Elle a diminué un peu dans les occupations extérieures ou j’ai été occupé, ayant trop d’inclination à plaire aux créatures dans des petites condescendances d’amitié sous prétexte de charité ; dont néanmoins j’étais repris intérieurement. Les rebuts et les mépris que j’ai portés en ce temps m’ont beaucoup servi à la faire revenir et à entrer dans le meilleur état où je m’étais trouvé depuis ma conversion à Dieu. Je fis ma profession dans un grand désir d’être entièrement à Dieu, et rien au monde, auquel j’ai dit un adieu véritable, renonçant à l’affection des plus proches, et toute désireuse de mourir à moi-même.

6. « Je me trouvai quelques années tout animée et fortifiée de cette grâce, qui s’est ralentie peu à peu et s’est presque toute dissipée trois ans après la profession ; où étant engagée dans les affections particulières qui me faisaien observer et railler les actions de mes compagnes, contre le reproche de ma propre conscience ; cela fit que notre Seigneur m’abandonna à moi-même. Je me relachai de la poursuite de la vertu, ne faisant plus que le nécessaire, ou l’extérieur de la règle, négligeant les pénitences de dévotion, devenant sensible dans les humiliations qui jusqu’à ce temps avaient fait ma joie, vaine dans mes pensées et paroles, amie de la chair recherchant ses aises, et dans les intérêts des parents.

7. « Cet état a duré presque trois années couvert du voile des infirmités, qui étaient plus imaginaires que réelles. Et je ne sais avoir rien fait de bon et d’intérieur dans ce temps que la lecture de l’Ecriture sainte ; où je donnai presque tout mon loisir, par curiosité au commencement, et puis pour l’utilité que j’y trouvais, sentant que cette lecture convainquait fort mon esprit et le rappelait peu à peu de ses égarements. Les fins dernières firent une forte impression en mon âme, et me donnèrent un grand désir de me convertir à Dieu tout de bon. J’en remettais le moment de jour en jour, et m’attendais un plus grand secours pour la commencer. Il me fut donné d’une manière cachée et fort efficace sur la fin de l’année 1652 dans une retraite de 8 jours. Où je sentis tout d’un coup mes liens brisés, et un front d’airain pour m’opposer à tout et pour soutenir toutes les difficultés sans rien craindre, assurée intérieurement du secours de notre Seigneur.

8. « Je dis tout de bon le dernier adieu à Dieu aux parents et à toutes les créatures ; j’entrepris à bons escient la persécution et la perte de mon honneur, de mes intérêts et de mes satisfactions ; je mortifiai mes sens en toutes les manières, et m’interdis tout commerce et toute liaison avec celles qui ne me diraient pas mes fautes, ou qui me parleraient d’autre chose que de Dieu. Mon changement édifiant d’un côté, ne laissa pas de faire beaucoup de bruit ; surtout c’étaient des pénitences et mortifications extraordinaires auxquelles on devait avoir égard. Mon âme toute recueillie n’entendait rien, et poursuivait sa pointe quelques années ; jusqu’à ce que la supérieure s’y joignant me défendit toutes sortes de mortifications. Ce qui a été une des plus grandes peines que j’ai éprouvées, non pas à cause du commandement ; par ce que ma peine étais de ne savoir obéir volontiers : le diable, comme je crois, me faisait appréhender tant de risques à les quitter, à cause des funestes expériences que j’avais fait du relâchement passé.

9. « Enfin Dieu me fit la grâce de renoncer à tous les intérêts de mon propre salut et de perdre mon âme dans l’obéissance ; qui me devint si chère et si précieuse dès ce moment, que tout mon état intérieur se trouva dans l’amour de l’obéissance aveugle, ne connaissant plus d’autres sentiments en moi que le désir d’obéir et la joie de ne plus faire ma volonté. J’attendais avec soumission l’ordre de Dieu pour les moindres choses, ne voyant plus rien de bon et utile que cela, et craignant beaucoup de tomber dans la propriété et l’aveuglement où j’avais été dans l’usage que j’en avais fait.

« Ce dépouillement me mit en état de suivre l’attrait intérieur qui me fut donné de travailler au dénuement de moi-même, demeurant devant Dieu et mes supérieures comme une bête, qui n’avait ni sens ni raison : je l’ai éprouvé si souvent que j’eusse pensé être ridicule de croire autre chose de moi. De sorte que depuis ce moment l’obéissance m’est devenue très facile et un Mystère que j’ai regardé avec respect sans le vouloir pénétrer. C’est toujours le fond de mon esprit, quoique la variété et la contrariété même des affaires m’ait fait quelquefois raisonner. Ce m’était une grande souffrance de me voir privée de la consolation d’obéir à mes supérieures dans la simplicité que je chérissais uniquement, les regardant comme Jésus-Christ visible ; et je trouve que les supérieures et les confesseurs donnés de Dieu auront toujours le pouvoir de m’humilier et anéantir, comme ils voudront. Je ne conçois rien de plus saint et de meilleur que l’obéissance.

10. « En ce temps je me trouvais en un coup réduite à un à une totale impuissance d’agir en l’oraison. Où je ne trouvais aucun appui sensible ni raisonnable ; l’entendement étant devenu incapable de rien connaître et de rien penser par lui-même, étant suspendu et arrêté dans une attention et dans un silence de pensées et de paroles sans pouvoir dire comme cela était ; parce que je trouvais la volonté dans une ardeur et un désir si vif pour Dieu que cela me dévorait et m’inspirait un zèle ardent d’être à Dieu en la manière qu’il le voulait, c’est-à-dire sans moi-même. Dans la crainte de perdre mon temps en cet exercice, seul capable de me conduire à Dieu, notre Seigneur me consola de ces paroles qu’il me dit au cœur seulement (a psaume 45 versets 10 : Il brisera l’arc et mettra les armes en pièces, et il jettera les boucliers dans le feu) ; comprenant que la puissance de l’entendement quant à sa puissance de concevoir était rompue, que ses actes demeuraient brisés et sans m’en pouvoir aider, et que le bouclier ou l’écu avec lequel j’ai repoussé les traits de mes ennemis, serait abandonné et consumé par le feu de l’amour. Ce qui m’appris à ne plus regretter mes pertes, mais à les juger même nécessaires pour être toute à Dieu, et plus rien en moi-même. Ces paroles, (b psaume 75 verset 3 :) il a établi sa demeure dans la paix, me firent concevoir que Dieu voulait établir sa demeure en mon âme dans la paix et la cessation des actes propres : mais de comprenant pas de quelle manière il les fallait quitter, je me tenais attentive au moment qu’il m’était offert d’en produire quelques-unes conformes à ma disposition, afin de ne pas tomber dans les fausses oisivetés, dont j’avais ouï parler, ne doutant pas aussi qu’il y en pût avoir une bonne. C’est pourquoi je demeurai sans trouble de celle où je me trouvais, qui me mettait en foi et en abandon aveugle à notre Seigneur.

11. « Dans la disposition susdite, que j’ai porté près d’un an dans sa force et sa nudité, j’ai reçu des connaissances très claires du mauvais fonds qui était en moi ; me sentant un abîme de péché, capable de commettre tous les péchés du monde, me voyant pénétrée jusqu’à la moelle d’orgueil, d’impureté et d’amour-propre avec une totale impuissance de me changer et amender de moi-même. Il me semblait que c’eut été avec justice si on m’eût puni pour tous les péchés des hommes, me trouvant pleine d’aversion et de haine pour moi-même, et d’amour envers les pécheurs : en cette vue j’aurais souffert la mort avec joie.

12. « L’expérience continuelle que j’avais de mes misères et qui me désespérait et me mettait hors d’état d’en pouvoir jamais sortir, m’a fait jeter de ce profond abîme où j’étais tenu, un regard de foi, de respect et de confiance en notre Seigneur, si fort, si pénétrant et si efficace que je puis assurer qu’il me le donnait comme le seul en qui je pouvais être sauvé. J’éprouvais même ce véritable salut dans ma ruine et perte totale : et je la voulais et aimais comme la dernière disposition à trouver Jésus-Christ, ou plutôt à être trouvé de lui ; par ce que je voyais bien que le regard fixe qui était en moi vers lui était un rayon de ce divin Soleil.

« C’est ici où je me trouve toute éblouie et incapable de dire les choses qui se sont passées en mon âme en ce temps où Jésus-Christ mettait toutes choses dans cet unique et continuel regard.

13. « Il m’apprit une pratique qui fut le seul exercice de cet état, à savoir de lui dire en toutes mes actions et en tous les exercices spirituels ou naturels, où je me trouvais occupée par son ordre, de lui dire, dis-je, par la clameur secrète du cœur, dans la vue du mauvais fonds que je sentais en moi, et dans le regard fixe vers lui où sa grâce me tenait : je renonce à tout ce que je suis, et je me donne à tout ce que vous êtes. Cette renonciation me paraissait si entière, que je ne pouvais souffrir ni esprit, ni volonté propre, ni appétit, passion, corps, sens, action et mouvement propre. J’avais pour tout cela la même aversion que j’aurais eue pour le démon : et cette donation était si véritable, qu’elle me retirait de moi-même, pour me mettre absolument en la disposition de notre Seigneur, qui était plus maître de tout ce que j’étais et pouvais que moi-même.

14. « En effet en lui je faisais et je pouvais toute chose : hors de lui j’étais réduit à l’incapacité et stupidité des brutes, ne pouvant faire chose quelconque de moi-même ; mais j’étais si assurée de son secours où je m’apercevais de sa volonté et de sa conduite, que j’eusse pu l’impossible dans la dernière facilité ; non pas en ma force, mais en celle de notre Seigneur. (a Phil. 4 verset 13. Je puis tout en celui qui me fortifie) ; toutefois avec ce discernement de ne rien vouloir entreprendre de moi-même, mais d’attendre l’ordre de Dieu qui me fournissait dans chaque action ce qu’il demandait de moi : et je m’en tenais si assurée, que j’aurais cru faire une grande faute de ne pas compter là-dessus disant : quand Dieu voudra je le pourrai. Dans cette assurance du secours de notre Seigneur pour accomplir ce qu’il demandait de moi, je ne prévoyais pas le bon succès apparent des choses, mais ordinairement le renversement total ; et en cela était ordinairement mon plus grand goût, les choses tournant à ma confusion, disant confidemment à notre Seigneur, Vous m’avez donné ma part : songez seul à votre gloire et au bien des âmes, puisque vous avez brisé le pauvre petit instrument qui s’offrit d’y contribuer ! O, que vous en viendrez bien mieux à bout vous seul ! Je n’en ai pas toujours vu le succès ; et j’ai été bien aise d’en laisser la connaissance à notre Seigneur, m’aveuglant à tout autre chose qu’au regard fixe et nu dont j’ai parlé, qui ne produisait jamais que l’effet de ces paroles : Je renonce à tout ce que je suis, et me donne à tout ce que vous êtes.

« M’étonnant de la durée de cette pratique de laquelle je ne sortais pas, et y voulant réfléchir de moi-même, notre Seigneur me dit intérieurement (a Jean 13 versets 7) : ce que je fais tu ne le fais et ne le vois pas à présent mais tu le sauras ci-après. En effet je ne concevais pas la grâce cachée sous cette renonciation continuelle de moi-même et cette donation perpétuelle à notre Seigneur ; mais je l’ai comprise, voyant naître mon bonheur de cet exercice, qui n’a subsisté longtemps que par une foi nue et aveugle, et qui s’est confirmée par la lecture de quelques livres qui traitent de l’union à notre Seigneur.

15. « Croyant donc que c’était là mon fond j’ai pensé à m’y établir par quelque méthode pour me servir lorsque je sentirais un peu ralentir l’attrait intérieur, comme par quelques actes et considérations très propres à le conserver. Je m’en suis servie dans le besoin pour me soutenir, et ils ont produit cet effet : mais il n’y a rien de comparable à cette grâce cachée, qui le fait bien d’une autre force. Il m’apparut quelquefois, que l’usage que je faisais de ces actes, n’était qu’un amour-propre secret et un désir de voir et de connaître par l’entendement ce qui se passait dans le fond de mon âme. Je ne répondais pas à ce doute ou scrupule, continuant ces méthodes, à cause que c’était des directions et intentions pour toutes les actions ou exercices de la journée, et que des personnes très vertueuses et très élevées pratiquaient et conseillaient le semblable : mais je n’y pouvais rien goûter de propre ni que ces actes paraissaient miens qui ne répétaient que ce que je croyais être déjà fait et exécuté, n’étant plus à moi pour me donner.

16. « Je me trouvai remplie de quelques lumières sensibles qui me tenaient occupée sans aucuns actes : mais étant devant Dieu, je me suis vu réduit en sa présence comme un peu de poussière sans regard, sans puissance et sans mérite pour le connaître, le nommer et l’invoquer ; demeurant ainsi exposée à sa clarté et à sa parole qui illumine et vivifie toutes choses. Dans cette lumière il m’était quelquefois donné de lui rendre mes devoirs : sinon je demeurais dans le néant où je me voyais réduite de toutes parts. D’autres fois cette disposition m’était continuée [244] dans la Croix, les clous, les liens, la colonne, le roseau, la lance et les épines de notre Seigneur, je voyais qu’il m’avait cachée et renfermée. S’il me le permettait ou s’il le voulait en m’éclairant, j’avais quelque rapport avec lui vers lui comme du néant au tout, et de l’ouvrage à l’ouvrier : sinon je demeurais anéantie en recevant ses regards vivifiants et des unions ineffables que je ne puis dire ; mais qui me faisait mourir au monde et à moi-même, me rendant aussi insensible que les créatures ou signes (la croix, les liens etc.) sous lesquels je me trouvais cachée et seule capable de vivre et d’agir pour Jésus, vers lequel seul je me trouvais arrêté. Cet état a duré longtemps, et il n’a pas été en mon pouvoir de m’en séparer l’esprit ; quoiqu’il n’en fût pas fort content, voulant aller plus vite et ne point être ainsi arrêté dans ces vues imaginaires qui ne faisaient pas un effet si sensible que la première que je viens de dire. Mais il les a fallu souffrir tant que Notre-Seigneur ait produit ces assoupissements des mouvements intérieurs trop vifs, les mettant dans le repos et la cessation entière de tout acte, et dans l’unique attention à ce qui lui était montré de Jésus-Christ, le grand livre de vie éternelle.

« En effet après ce que j’en ai appris et éprouvé par lumière surnaturelle, je suis la plus infidèle créature du monde d’être si peu à lui ; et je voudrais acheter cette grâce inestimable, que j’ai ce me semble comprise par quelques expériences, avec tous les tourments imaginables, que mon seul amour-propre redoute, me faisant une singulière joie des abaissements et des mépris.

17. « Ma première école a été la crèche de Bethléem, où le saint Enfant Jésus ; dont la divine pureté et simplicité m’a enlevé le cœur pour n’aimer et ne goûter que lui dans l’usage de ces divines vertus. Pureté qui l’appliquait uniquement dans le pur regard de son Père : simplicité en notre manière de concevoir, qui le retirait de l’application du passé et du futur, pour l’arrêter au moment de conduite de son Père sur lui, où il trouvait toutes choses pour nous les donner. Sa pauvreté, son silence, son humilité, sa douceur, soumission, indigence et son abandon, m’ont mille fois charmée par les impressions de grâce qu’ils ont fait en mon âme ; qui a été attirée par l’odeur de ses parfums à l’imitation de toutes ses vertus, dont la pratique a fait ma plus sensible consolation. Et je gémis d’être empêchée par des considérations humaines de ne pouvoir tout perdre pour les suivre : par ce que toutes ces vertus me paraissent Dieu même à présent ; et je le croyais pour lors, quoique je n’en fusse pas si convaincu.

« Je ne puis jamais dire les secours temporels et spirituels que j’ai reçus de ce Mystère, le S [aint] Enfant m’ayant presque toujours tenu dans le foin sur lequel il était couché ou dans les langes pendant les charges de Supérieure, de Dépositaire et autres ; où j’ai fait et souffert ce qui ne se voit pas ordinairement sans que j’y eusse pris aucune part, étant toute cachée et perdue en lui, et morte à tout, sans faire réflexion que sur sa [246] conduite, qui était mon refuge et mon appui, ma défense et ma protection. Il ne se peut faire que l’on n’en ait été fort scandalisé : je l’accorde et me soumets aux justes reproches qu’on m’eût pu faire sans m’en donner d’inquiétude, n’ayant d’autres instincts que de souffrir et de m’abandonner à ses regards, fermant les yeux. Ce que je pourrais faire de moi-même ne servira de rien ; mais dans cet abandon je ne manquerai jamais à ce qu’il faudra faire. Je ne découvre jamais rien que par cet abandon. O, que je dois mon salut à la grâce de ce divin Enfant, qui a empêché que la malignité du siècle ne soit entrée dans mon âme, et qui me montre et m’ouvre une voie pour aller à Dieu ; où je ne crains point de me perdre ! Je ne puis ni aller ni marcher que par son secours, n’étant entendue de personne : il me suffit s’il le veut. Amen.

18. « Sans sortir des dispositions de son enfance, qui ont fait le fond de mon âme, j’ai senti beaucoup de goût et de lumières sur la dépendance de sa vie cachée à l’égard de la volonté de son Père qu’il voyait et suivait en tous ses emplois et occupations auxquels il s’appliquait par son ordre. Le silence qu’il a gardé tout ce temps, sa retraite des créatures, son travail manuel, son obéissance à saint Joseph et à la sainte Vierge, et le reste des vertus qu’il a pratiquées dans l’état de sa vie cachée et inconnue, m’ont servi de lumière et d’exemplù dans la vie que je devais mener en religion : ou j’ai goûté et trouvé Jésus-Christ dans les moindres choses qui s’y pratiquent, qui éclaire et con [247] tente mon esprit avec autant de joie et de bonheur que si j’étais dans le Paradis ; et cela est une vérité qui se rend d’autant plus sensible que j’y éprouve des contrariétés, et quand elles sont si grandes que je les puisse ressentir, y ayant peu de choses capables de me toucher.

19. « La passion de Notre-Seigneur m’a paru après toutes ces lumières toute autre que je n’avais éprouvé jusqu’alors. Dieu s’est montré en elle avec tant de vérité, que je me trouvais toute pénétré de ses regards. Je n’ai point eu de liberté d’agir vers Notre-Seigneur que dans le néant ci-dessus dit, ou je me tenais toujours ; ne pouvant faire autre chose que de recevoir les impressions et les regards de Jésus souffrant : m’y laissant attirer et appliquer dans ce silence, il a fait parler hautement à mon cœur toutes ses vertus, qui sont mieux imprimées en mon idée que si on les y avait dépeintes. Je n’ai pas besoin d’images pour m’en faire ressouvenir : celle que j’ai imprimée en mon cœur le fait beaucoup mieux ; et pour peu que je l’envisage, elle produit toujours de bons effets en mon âme ; surtout ceux d’une confiance inébranlable en Notre-Seigneur, et d’une disposition intérieure vers ses états humbles et abjects qui me donnent estime et désir de les embrasser, n’y voyant plus que Jésus-Christ tout seul, en sorte que toutes les vertus ne me paraissent plus que comme Jésus-Christ même.

20. « Le tombeau de Jésus-Christ a été longtemps l’objet de ma plus tendre dévotion, y considérant la séparation, la mort, [248] l’anéantissement et la seule vie de Dieu et à Dieu. Cette vue m’a fait désirer que toutes les actions, pensées, souffrances et tous les désirs de la créature pussent par un bon usage être rapportés à Dieu. Mais après avoir vu Jésus anéanti à soi-même et à toutes choses pour le corps et pour l’âme dans le tombeau, j’ai cru qu’il fallait tout faire mourir et demeurer ensevelie jusqu’à ce que Notre Seigneur nous apellât du tombeau. O, que ce lieu m’a semblé charmant et que le silence et le repos qui s’y rencontrent m’ont servi à me tenir comme morte et insensible à toutes choses, et à éteindre l’impression que les passions et les sens pourraient recevoir de la vue des objets, qui n’agissent point sur un mort ! Cette disposition m’a protégée et défendue à l’égard du monde, que je voyais sans voir, entendais sans entendre et sans en recevoir aucune impression ; et à l’égard de moi-même, étant comme un mort qui n’a point de retour et de réflexion sur soi, demeurant sans soin et sans intérêt pour soi-même, attendant de Dieu sa vie et sa résurrection.

21. « L’état de Jésus-Christ en sa résurrection m’a fait concevoir l’état de la vie nouvelle d’une âme qui vit de la foi pure, élevé au-dessus des sens et de toutes les choses créées, qu’elle ne voit plus que dans la lumière de Dieu et dans leur vérité ; devenant insensible aux choses du monde, insensible à cette très, et indépendante de ces secours, lui Dieu lui devenant toutes choses61. J’ai compris que c’était le dernier état où il fallait passer pour suivre Jésus-Christ dans le retour [249] qu’il a fait à son Père ; où il est consommé en lui par sa divine unité, étant fait Dieu en toutes choses. J’ai vu que c’était le lieu où il fallait l’adorer comme un même Dieu avec le Père et le S [aint] Esprit, et d’où il le faut voir envoyer son Esprit saint sur les membres pour les animer et vivifier de ses saintes dispositions. Ce que j’ai vu et éprouvé d’une manière ineffable, parce qu’elle est infinie et Dieu même : de sorte que j’en puis être bien pénétrée dans le fond de mon âme, portant et sentant cet effet en pure foi ; mais plus véritablement que toutes les choses qui se voient des yeux et de la raison humaine, et qui me paraissent une chimère au prix de la réalité dont je parle.

22. « Dans tous les Mystères de Jésus-Christ le seul trait qui me touche est de voir dans une simple vue Dieu descendre jusqu’à la boue de l’homme, pour faire que cette boue soit divinisée en lui ; que Dieu soit et demeure éternellement uni à toutes les misères, pauvretés, faiblesses et souffrances de l’homme, et que toutes ces choses nous donnent Dieu et soient Dieu, en nous et hors de nous. Je me perds dans cet abîme, dont je ne puis trouver le fond, quoique j’en puise incessamment lumière, vie éternelle, amour, force, mérite62 et toutes choses, étant fait riche en Notre-Seigneur, en sorte que rien ne me manque.

23. « La conduite de sa grâce sur mon âme pour me former sur le modèle de Notre-Seigneur, a été de me le montrer à imiter, et cela par une manière de considérations et de réflexions morales ; puis de me tenir [250] arrêtée par un regard fixe sur Notre-Seigneur, sans acte ni raisonnement, afin de recevoir ses impressions et ses regards sur mon âme ; après de m’appliquer à ses dispositions intérieures vers son Père ; puis j’ai vu63 toute la sainte âme de Jésus dans une perte et un anéantissement de tout elle-même pour recevoir et porter l’opération de la Divinité, qui y était et faisait tout en elle selon ces paroles64 Le Père est en moi qui fais tout l’œuvre, je ne fais et ne dis rien de moi-même ; ce qui me donna à connaître que cette âme sainte ne voulait ne voyait et ne recevait que Dieu en elle et en toutes les créatures.

« J’ai senti en cette vue réveiller le premier attrait de ma vocation intérieure contenue en ces paroles65, Ego sum qui sum, ou en ces autres66, Videte quia ego sum solus ; qui produisaient toujours le même effet, me montrant Dieu en toutes choses uniquement présents, et le néant de tout l’être créé en sa présence67, Omnes gentes quasi non sunt.

24. « Cette seule lumière de la foi tient mon esprit élevé au-dessus des sens et de toutes les expériences que j’ai eu autrefois de ces vérités ci-dessus dites, qui n’étaient pas si universelles et continuelles comme celle-ci, qui me paraît aussi naturelle que la lumière du soleil que l’on voit en ouvrant les yeux. Et même je trouve plus davantage en celle [251] de la foi ; parce qu’elle ne souffre pas d’éclipse, faisant un jour perpétuel dans l’âme qui brille même dans ses obscurités : en sorte qu’elle reste persuadée que lorsqu’elle ne voit pas à cause de ses propres ténèbres, elle est éclairée de cette divine lumière, capable de les dissiper en un moment par un seul ressouvenir de Dieu. C’est le seul remède dont il semble que je me doive servir ; tout le reste ne semblant inutile et seulement propre à faire naître des obstacles ou nuage entre Dieu et l’âme, pour lui cacher sa face. C’est pourquoi l’âme se sent pressée de s’en séparer pour chercher le vider le néant ou il semble qu’elle doit toujours demeurer, afin que Dieu soit tout68.

25. « C’est la secrète passion de ce cœur qui devient si jaloux de Dieu seul, qu’il ne peut penser, parler et désirer autre chose, qui ne sont plus et qui ne peuvent jamais rien être sans un aveuglement épouvantable pour lui. Je ne sais point si j’ai un corps ou un esprit : il me serait ennuyeux de le savoir ; et à moins que de n’y voir que Dieu, je ne le voudrais point souffrir. Je n’ai point de joie plus sensible que d’éprouver mon néant en toutes choses intérieures et extérieures. Je ne sais pas ce que c’est d’avoir un sentiment d’humilité et de pénitence : j’aurais peine de m’en voir revêtue, de peur de me les approprier, n’en étant pas digne ; me sentant inspirée de les rendre à Dieu et de les remettre dans leur source et dans son sacré cœur69, afin de les conserver et offrir à Dieu en lui. Lorsque je me vois dépouillée de lumière et de grâces, je me console de cette [252] justice, que j’aime uniquement pour l’intérêt de Dieu ; n’ayant plus rien à m’imaginer pour moi, qui me tiens toute perdue en Notre Seigneur, ne me trouvant plus qu’en lui pour Dieu seul : hors de là je ne suis rien et ne veux rien être. Je sais que je suis un enfer de péché, et j’en porte la confusion et le reproche, lors qu’il plaît à Notre-Seigneur ; sans trouble ni inquiétude pourtant, ne pouvant par mes vains efforts que m’y enfoncer encore plus avant. C’est pourquoi je me tiens en paix, attendant celui qui descend dans cet enfer pour me donner la liberté, et la lumière à ceux qui sont assis en [sic] l’ombre de la mort. Je demeure ainsi sans désir ni volonté de dire une parole pour en sortir ; mais demandant seulement le règne de Dieu et mon anéantissement total.

26. « Je ne songe nullement aux choses que j’ai à faire ; parce que ce serait m’indisposer à les bien faire : je vois que le seul abandon m’y prépare, et les fait mieux réussir que je ne saurais penser. Si j’ai à instruire, je me mets devant Dieu afin qu’il m’inspire ce qu’il veut que je dise ; ou bien je parle ce qui me vient en l’esprit, quand il le faut faire, sur le champ. Je travaille fort à l’extérieur dans l’Ordre ; rien ne me fatigue et embarrasse ; mais le repos accompagné de propre volonté me tourmente et inquiète. Je ne goûte de paix que dans la perte de moi-même et dans la confiance en Notre-Seigneur. J’ai peine à dire ce que j’en espère, ne désirant que sa sainte volonté : quand il m’aurait anéanti, j’aurais eu toujours confiance en lui, et même plus grande [253] par cette raison. C’est le fond de mon âme : il me semble que les châtiments et les épreuves augmenteraient ma confiance qui est telle que nonobstant mes péchés, l’on ne me le saurait ôter, qu’il est à moi et que je suis à lui ; mais comment ? Par sa seule miséricorde qui regarde ma grande misère, et qui lui a fait mettre et continuer l’état de mon âme dans une singulière confiance en lui.

27. « Ah, que ne m’est-il permis, et que ne suis-je capable de publier les miséricordes de ce cher Seigneur, dont je vois mon âme toute comblée ! Mais comment le reconnaître ? Je ne sais que me perdre en lui et le voir seul régner en toutes choses. C’est la seule passion de mon âme, le mouvement et l’attrait de grâce, qui par sa lumière détruit l’être des créatures pour me montrer cette vérité cachée si longtemps à mes yeux, Ego sum qui sum, et pour se donner en toutes choses et par toutes choses. Il y a près de vingt ans que cette parole a produits de grands effets pour anéantir toutes choses à mon esprit. Il semble que je ne voyais en elle que cette parole éternelle et subsistante qui soutient ces accidents qui s’évanouissaient en sa présence, n’étant plus. Toutes les passions, les désirs, pensées, peines et autres mouvements de mon âme ont été de même et ne m’ont pas donné grand exercice. Il faut que tout cesse au son de cette parole ; et je n’ai jamais fait d’autre combat contre eux : quelque rude, difficile et violent qu’en ait été leur attaque, je puis assurer qu’ils ont été vaincus du premier mot ; et quoique [254] le sentiment sensible en soi restait encore quelque temps, il ne pouvait empêcher la solide joie de ma défaite et de la victoire que Notre Seigneur remportait sur moi.

28. « Cette vue intérieure de Dieu seul a rappelé et consommé toutes choses dans son unité. Après avoir eu le goût et l’expérience des vertus dans le particulier de chacune d’elles, l’humilité, la pauvreté, l’obéissance, la charité etc. qui ont fait l’attrait de mon cœur sans concevoir autre chose d’abord ; elles m’ont paru dans la suite toutes l’une dans l’autre, et une seule les contenait toutes. Je n’en ai plus connu de véritables qu’en Notre-Seigneur, les pratiquant dans les occasions mieux que je n’avais jamais fait, sans y penser jamais, parce que je ne les pouvais plus voir en moi. Ces vertus en Jésus-Christ ont été toutes divinisées, et Dieu même, et quand l’occasion se présente de les pratiquer, je n’y vois que Dieu auquel je m’abandonne et cesse d’être afin qu’il soit seul.

« Les perfections de Dieu chacune dans le particulier ont produit leur lumière et leur effet dans mon âme : je les ai goûtées avec délices. Mais mon plus intime plaisir a été après longtemps, de les voir l’une dans l’autre et une seule les contenir toutes ensemble, et n’être que cette adorable unité qui est mon Dieu et un océan de toutes grandeurs et perfections : en le croyant ou voyant seul je les vois toutes en lui d’un simple regard.

29. « Il me semble que toutes les saintes Ecritures anciennes, le saint Évangile, les Epîtres de saint Paul etc. et tout autre livre, il [255] me semble, dis-je, que tout se réduit à cette parole qui seule se fait entendre à mon cœur : Ego sum qui sum ; que tous les états et toutes les voies par lesquelles Notre Seigneur m’a fait passer, me conduisaient à ce terme, qui m’était toujours proposé en l’esprit ; et que le cœur blessé de ce trait ne pouvait tendre et se reposer qu’en lui seul. Je ne puis dire comment tous les Mystères de Notre Seigneur, avec la multitude de leurs circonstances que j’ai honorées longtemps, et le fais encore quelquefois, me paraissent tous compris et renfermés dans cette divine unité, étant faits Dieu en tout pour mon âme, qui trouve la vie éternelle dans le ressouvenir de la moindre circonstance, Dieu me faisant voir en elle tout ce qu’il est et tout ce qu’il m’a donné et qu’il me veut être par elle. O que ces vues sont infinies ! Il faut m’y perdre, n’en pouvant parler qu’avec langueur et avec effusion de cœur ; ce que je ne dois pas à présent, et que je ne pourrais jamais que quand Dieu voudra.

« Je ne me sens pas toujours dans la même liberté : les obscurités, les sécheresses, les peines intérieures, et les souffrances extérieures sont envisagées comme les effets de ma corruption et me montrent ce que je fais, me conduisant au néant de moi-même, elles me causent bien de la joie, et me tiennent en repos : ou si je ne les vois de ce côté, il ne m’y paraît plus rien que Dieu.

30. « Les grâces et la sainteté des saints ne me paraissent point aussi en eux-mêmes, mais seulement en Dieu, où je les vois [256] consommés par sa divine sainteté : et j’ai pour eux une estime et une vénération générale et particulière, recevant de Dieu en eux tous les secours et toute la protection que j’en éprouve assez souvent, me trouvant liée à leur grâce et dispositions intérieures, lorsqu’il plaît à Dieu, et si Dieu seul me suffit je n’y perds rien.

« Il me semble pourtant que Dieu seul, Notre Seigneur, (permettez-moi ce mot, parce qu’il m’est Dieu en tout,) m’a donné à la sainte Vierge. Je l’honore et voie toute en Dieu, et même en quelque manière dans le corps de Jésus-Christ formé de son plus pur sang. Par son ordre, je lui rends mes hommages trois ou quatre fois le jour, perdant la puissance ou l’acte, où je me trouve en ce devoir, dans la volonté de Dieu qui le veut ainsi, où le fait en moi. J’en dis de même de l’invocation des saints ; et des devoirs journaliers que je rends en cette même disposition aux plaies sacrées de Notre Seigneur, à son sacré corps, à sa très sainte âme, à son cœur divin, à son sang précieux, au Père Eternel, au saint Esprit et à mon Ange gardien et au Mystère qui se présente dans mon esprit.

31. « Je crains quelque routine en ces pratiques ; mais je vois aussi du danger à les quitter, sans que Dieu me le fasse connaître et me le fasse oublier lui-même. Il le fait assez souvent : ce qui ne me donne nulle inquiétude, continuant toujours dans le dessein de m’en acquitter quand je le pourrai ; prenant même pour cela des exercices et actions extérieures, ou quelque verset de l’Office, [257] ou l’Ave Maria du chapelet ou autres pratiques en actions de grâces des faveurs indicibles que Notre-Seigneur m’a fait par ces petits devoirs, qui me lient en toutes manières à lui. C’est pourquoi quand elles me viennent en l’esprit, sans plus renoncer à tout ce qui pourrait être de propre comme du passé, je les accomplis et les reçois comme la volonté de Dieu, et Dieu même ; ou bien je demeure dans un regard fixe de Dieu Notre-Seigneur. Tout se fait et se passe sans que j’y prenne aucune part que par un simple consentement aux choses que je ne saurais empêcher. Les dispositions de l’âme et du cœur de Jésus, la clameur de son sang et les membres de son corps, lancent sur mon âme des rayons de lumière et de feu, que je reçois passivement, m’anéantissant devant la Majesté suprême de Dieu que je reçois et éprouve en eux.

« Il me semble que m’étant exercée un très long temps dans les pratiques ci-dessus dites pour honorer Notre-Seigneur, par pure reconnaissance que je lui devais, et sans autre goût que d’y satisfaire en m’en acquittant et perdant en Notre-Seigneur plusieurs actes et pratiques sans goût, et dans le renoncement dont j’ai parlé, il les a éclairées et échauffées de sa grâce et revêtues de lui-même, se donnant à moi par elles. Je ne vois pas qu’elles me soient nécessaires, puisque le néant me contente et que lui seul me suffit dans le vide de tout.

32. « Je vois, et je sens quelquefois en moi le fond de péché qui se produit par des mouvements [258] que je connais et observe quelquefois, et par d’autres que je ne vois qu’obscurément, et même que je suppose par les effets qui en ont suivi. Ces premiers me causent un grand reproche comme je manque de fidélité à les anéantir par le moyen que Dieu me met en main de sa vérité et du néant de ces choses. Mais les discours et les persuasions des personnes qui les émeuvent prévalent, et apportent quelque adoucissement à ces vérités de l’esprit ; si bien que je sens en moi une lâche condescendance et dissimulation pour ces faux amis, auxquels il semble que je me devrais opposer. Je les reçois par charité, et je finis leur conversation contre la charité. Pour les seconds, je n’y vois pas de malice, mais un pur effet de ma corruption, qui me convainc de ce que je suis ; je me trouve même obligée à eux de me l’apprendre à mes dépens, aimant mieux cette expérience que l’orgueil et l’hypocrisie que je crois cachée en moi, capable de tromper tout le monde.

« Dans tous mes défauts de quelque nature qu’ils soient, je me sens portée à y satisfaire promptement me condamnant devant les créatures et devant Dieu, non pas pour en amoindrir la confusion, étant bien aise de la porter ; mais pour empêcher les réflexions inutiles que mon amour-propre y ferait.

33. « Mes confessions sont courtes et je les abrège tous les jours, ne disant que ce qui me vient, sans empressement pour le chercher ; fort indifférente pour les confesseurs. J’ai été fort attachée autrefois : c’est une erreur dont Notre-Seigneur m’a guérie, me [259] faisant éprouver la vérité de sa présence dans les différents Ministres que j’ai approchés.

« Je sens une faim et un besoin continuel de la sainte Communion : je m’en approche autant qu’il m’est permis, et j’en éprouve un grand secours pour la destruction et la perte de moi-même et pour la présence et la vie de Notre-Seigneur en moi. Il me semble que dans le temps de la Communion il fait ordinairement tout en moi : mais j’ai grand regret de n’avoir encore pû, comme il faut, continuer cette sainte présence et opération de Notre-Seigneur en toutes choses : elle se perd avec le temps, et je m’aperçois que c’est quelquefois en Dieu.

« Les croix abjectes et humiliantes me sont fort utiles et même nécessaires pour m’anéantir à moi-même et pour trouver Dieu. Si je mérite d’en avoir, il me semble que Notre-Seigneur aura quelque bonté pour moi : mais je n’en suis pas digne, et Dieu me châtie du contraire.

34. « Je me laisse conduire et appeler de Dieu à l’oraison, n’osant y aller de moi-même. J’y porte depuis quelque temps la seule disposition où je me trouve, quelle qu’elle soit, sans la changer ; souffrant la purification que Notre-Seigneur semble faire de mon impureté pour être éclairée de la lumière de la pure foi. Cette lumière produit l’union avec lui dans un repos suave et délicieux ; où l’âme semble jouir et posséder Dieu dans un profond silence, qui la rend très propre et disposée à ce que Dieu demande d’elle, étant une unité d’esprit de volonté avec lui. Il me semble que cela est [260] en ces moments, qui durent autant qu’il plaira à Notre-Seigneur, l’âme n’y apportant rien de sa part que de souffrir ce qui se fait, et de recevoir ce qui lui est donné ; ne le pouvant retenir par ses efforts. Et c’est en ces rencontres qu’elle peut dire70 : Le Seigneur me l’avait donné, le Seigneur me l’a ôté ; sans pourtant perdre ce qui est essentiel et plus intime qu’elle-même. C’est en ces bienheureux moments que l’âme se sent vraiment nourrie et fortifiée d’un pain divin, pour soutenir les fatigues de son chemin, et pour monter à la montagne de Dieu, dont il est et paraît seul à l’âme le chemin et le terme. La fin de mon oraison est de voir Dieu en toutes choses, qui disparaissent comme les nues au lever du soleil ; et cela autant en mon intérieur qu’en tout l’extérieur. Cette vue unique pacifie mon âme, dissipe ses ténèbres, guérit sa langueur, chasse ses tentations, sanctifie ses œuvres, corrige ses défauts, réforme ses pensées, lui faisant bien juger de toutes choses, en ne les jugeant et discernant que dans la lumière de Dieu ; l’âme se simplifiant de plus en plus, pour n’être fait qu’une avec la lumière. C’est ce qu’elle poursuit de tout son fond et de toute sa capacité élargie par la lumière de la foi qui lui est donnée.

35. « Quoique je sente un grand zèle pour corriger les défauts de celles dont j’ai la charge, il est fort tempéré selon la disposition et la grâce de chaque âme. À celles dont le fond est à Dieu dans la négation d’elles-mêmes [261], ce sont des rigueurs au-delà de ce qui se peut concevoir, les soutenant pourtant selon leur besoin ; aux autres il y paraît trop de modération et de patience aux yeux de mes sœurs : mais je ne puis me rendre à leurs sentiments ; la voulant avoir, c’est-à-dire, la patience, presque infinie pour attendre les moments de la grâce, tâchant de les disposer seulement à l’obtenir par les dispositions intérieures71.

3.50 Perdre les lumières de Dieu en l’unité.

RÉPONSE à la précédente. 

Recevoir passivement les lumières de Dieu, afin de se laisser conduire et perdre par elles dans le repos et l’unité et d’y trouver leur substance en Dieu même. Être fidèle à sa grâce.

Ma très chère mère,

1. Quoique j’aie été longtemps sans pouvoir vous répondre, ce n’a pas été par un dégoût, ni par aucune raison qui m’ait empêché de goûter la lumière de Dieu en tout ce que vous m’avez écrit, et en tout ce que j’ai vu de vous ; mais bien par une diversité d’affaires qui m’en ont entièrement ôté le moyen. Je le fais présentement avec beaucoup de joie, remarquant l’Esprit de Dieu et par conséquent l’opération de sa grâce dans votre âme, dont je ne doute nullement.

2. J’aurais une infinité de choses à vous dire [262] pour vous répondre en détail sur tout ce que vous m’avez écrit ; mais il me semble qu’il suffit à votre chère âme de lui dire deux choses. La première, que selon ma pauvre lumière, votre lumière est vraie, et qu’ainsi votre âme doit marcher en assurance sans hésiter, courant et se perdant autant que la lumière précédera et agitera votre âme.

La seconde, que vous devez être passive et en repos en cette divine lumière, la recevant comme elle vous est donnée, et recevant en perte les opérations qu’elle fera en vous, tantôt aperçues et souvent aussi non aperçues et obscures ; lesquelles ne laisseront pas d’être aussi efficaces, d’autant qu’elles viennent de la foi qui vous éclaire et agit en votre âme.

3. Ici il faut remarquer que dans ce degré de lumière en votre âme le tout est de recevoir doucement et humblement cette lumière et vous en laisser remplir et pénétrer autant qu’en chaque moment Dieu vous la donne : et par cette nourriture divine et par les différents effets qu’elle produira, peu à peu votre âme tombera dans le repos et l’unité. Car le repos et l’unité que vous y trouvez et que vous y trouverez, attirent insensiblement une autre unité, pour y perdre non seulement toute cette divine lumière et ses divins effets ; mais encore tout ce que vous êtes. Et il est de très grande conséquence que vous vous laissiez conduire passivement et humblement à cette divine lumière par ces divins effets ; autrement vous ne trouveriez jamais sa source. Et au contraire le faisant comme vous me marquez, depuis le matin jusqu’au soir, en suivant ce ruisseau et vous désaltérant de ses eaux insensiblement [263] et peu à peu, non seulement elles causeront un effet divin en votre âme ; mais encore elles vous conduiront comme par la main à leur source d’où elles viennent toutes, disant à votre chère âme72 un jour : nous ne sommes pas de nous-mêmes, mais nous venons de cette source où il faut que nous nous perdions ; en vous y perdant vous-même.

4. Soyez donc fidèle autant que vous le pourrez, à vous laisser nourrir et fortifier par ces divines lumières, qui mettront toujours de plus en plus la paix, le repos et la nudité en vous ; et ne les étouffez pas sous quelque prétexte que ce soit, en voulant trouver une nudité plus grande : car en elles et par elles vous trouverez ce que votre cœur désire. Recevez donc tous les renouvellements de cette divine lumière, et selon le temps faites un bon accueil à Jésus-Christ : et vous verrez par expérience, que quand il aura beaucoup orné votre âme et rempli puissamment vos puissances, vous trouverez, si vous êtes fort fidèle, qu’en n’y pensant pas, vous vous oublierez et vous vous perdrez vous-même.

C’est l’adresse de Jésus-Christ de dérober toujours notre cœur et de ne le prendre point selon que nous voudrions, ou que nous connaissons ; mais de nous donner toujours ce que nous ne savons et ce que nous ne voulons. Laissez-vous conduire à lui en passivité, que j’appelle de lumière, d’autant que la lumière divine l’opère, et que nous y sommes fidèles en lumière divine ; et par là peu à peu ce Géant [G maj.] divin par des démarches, qui sont fort inconnues, nous conduit en un autre pays où en vérité tout est nouveau. [264]

5. Je vous assure que j’ai extrêmement de sa [sic] joie dans tout ce que j’ai lu de vous ; d’autant que vous y pouvez aller à grand pas [au singulier] suivant avec fidélité ces lumières divines, qui peu à peu comme sans vous en apercevoir, feront ce que le feu fait sur le bois73 : non seulement il éclaire, il échauffe ; mais peu à peu il change ce bois, et n’a de cesse qu’il ne l’ait réduit en sa propre nature. Ainsi en est-il des lumières divines. Elles brilleront et échaufferont votre âme ; et peu à peu cette diversité tombant comme en unité, elles feront un effet inconnu en vous, vous changeant, et vous faisant trouver non le dehors et l’éclat de ces divines lumières, mais leur substance et [leur] vérité en leur unité et en leur source.

6. Je ne remarque rien en toutes vos lettres (qui ne sont proprement qu’un éclat de ces divines lumières) que vous deviez changer ; et vous n’avez qu’à vous laisser agiter et conduire doucement et humblement en la manière que vous me marquez. Ce sera par cette voie que vous serez toujours conduite en votre source et en votre origine. Car étant Religieuse et par conséquent en nécessité d’instruire et de parler74, Dieu, qui est un Dieu d’ordre, nous choisissant toujours la voie la meilleure et la plus utile, vous a choisi celle-là, afin que recoulant en Dieu par elle, au même temps vous fassiez bien du bien à d’autres.

7. Ici il faut remarquer que l’âme doit toujours être beaucoup fidèle à sa grâce quoiqu’elle voie [subj.] la différence de celle des autres [âmes] avec lesquelles elle peut converser, sans s’en rien approprier ; mais se tenant dans la sienne, qui seule a droit et pouvoir de la conduire vé [265] ritablement et justement en Dieu. Ici l’on pourrait dire beaucoup de choses sur la fidélité qu’on doit à sa grâce par préférence à toutes les autres : mais comme j’en ai écrit en plusieurs Écrits [E maj.] que vous pouvez voir, je n’en dirai rien, pour vous dire seulement ce qu’il vous faut afin d’être fidèle à l’état présent où vous êtes et pour vous assurer de votre lumière présente. Peut-être que la providence de Dieu permettra, ou que l’on se voie [subj.], ou que vous m’écriviez selon les changements. Mais vous n’avez, en l’état où vous êtes, qu’à vous laisser conduire doucement et peu à peu en passivité par la lumière, comme je vous viens de dire : et vous verrez qu’insensiblement vos affaires se feront.

Vous pouvez avec fruit lire ce que les bonnes Dames que vous savez75, vous ont communiqué et vous communiqueront encore : car étant d’une même source et [d’une même] lumière cela vous aidera beaucoup, et vous mènera peu à peu où je m’assure que le plus secret de votre fond et de votre intérieur vous désire, quoique présentement vous ne le sachiez pas si distinctement. Je l’espère en vérité ; et j’aurai bien de la joie, si le bon Dieu nous fait la miséricorde de nous trouver en lui, où nous pourrons trouver toutes choses dans une source féconde qui rassasiera vraiment la plénitude de nos désirs. [266]

Lettre à l’auteur

De la même religieuse, qui lui déclare les admirables progrès de la foi en son âme pour l’anéantir en elle-même et lui faire chercher et désirer Jésus-Christ seul en foi et en toutes choses, tant par de saintes pratiques que par une oraison passive très lumineuse et très féconde.

1. « Si vous vous taisez pour un temps, fidèle Ministre de ce Dieu caché et vivant en Jésus, je sais bien que vous répondrez un jour au mouvement qu’il me donne de vous ouvrir mon cœur. Il est trop fort, trop pur et trop constant pour n’être pas de lui. Ce qui est fondé en la chair n’a pas de durée. Celui de vous consulter pour trouver Jésus-Christ en la manière que vous l’avez fait, ne finira pas que vous ne m’ayez découvert ce trésor76 ou approuvé la voie qui n’est montrée pour y parvenir. Je ne l’ai aperçue que dans vos écrits, qui ont beaucoup soulagé ma langueur dans la crainte de poursuivre une chimère ; et cependant dans une totale incapacité de goûter et d’estimer autre chose que Jésus-Christ comme je m’en suis expliqué dans des lettres que je pensais vous écrire, et qui sont demeurés dans les mains de vos chers disciples, qui ont craint de vous fatiguer par cette lecture. Il en sera ce qu’il plaît à notre Seigneur. J’écris celle-ci dans la même simplicité. Comme Dieu m’entend, il semble que vous me [267] devez entendre, sans même que je vous parle. C’est pourquoi tout est abandonné et perdu en Jésus-Christ sans pouvoir désirer que lui, et le moyen de le trouver par vous. Le lieu où je pense qu’il habite est en mon cœur, et en toutes choses, dont il est la vérité et la substance, autrefois cachée, mais à présent découvert à mes yeux par la foi, qui n’en souffre pas de doute.

2. « Il faut, mon unique Père77, que je vous marque suivant la vue présente les routes que cette foi m’a fait tenir, si toutefois j’en suis capable, n’ayant jamais rien distingué selon l’ordre que je remarque dans vos admirables écrits, mais seulement ce qui m’a été donné quand notre Seigneur a commencé à éclairer et conduire mon âme.

« (1.) Premièrement cette foi, que j’ai toujours envisagée comme la lumière de Jésus-Christ luisant à ceux78 qui sont assis en ténèbres et dans l’ombre de la mort, m’a retirée de la lumière et de l’expérience de mes sens, les convainquant de faussetés et tromperies, les rendant comme insensibles et hébétés, les accoutumant à voir sans voir, à entendre sans entendre, à goûter son goûter et le reste, à moins de regarder et de recevoir tous les objets dans cette lumière. Mais mon Dieu, combien ai-je été infidèle à la suivre !

3. « (2.) Cette foi m’a même privée de mon esprit, ne pouvant rien connaître et juger par sa manière ordinaire, mais me réduisant à la seule simplicité de croire les choses de [268] la foi commune à ceux qui me tenaient la place de Dieu sans vouloir autre chose, ne faisant aucun fond sur les goûts et sentiments au moindre signe de l’obéissance. Mais dans cette disposition de tout perdre pour conserver l’obéissance, je les voyais croître et augmenter tous les jours, non pas avec le danger que la propriété traîne avec soi, mais avec une pureté de sacrifice et de perte qui ne me laissait plus voir que Dieu en eux, et qui faisait qu’ayant perdu et abandonné les choses distinctes, l’effet m’en demeurait toujours dans l’intérieur. En ce temps j’assurerais être sans esprit et sans jugement, n’en voulant pas avoir de propre, et trouvant un admirable secret de connaître tout dans l’ignorance des choses mêmes, que j’exposais à la lumière de Jésus-Christ, seul capable d’en bien juger : prenant ce parti avec lui, 79je ne juge personne ; il y a qui juge, Dieu et sa vérité, qui est une même chose.

4. « (3). Cet foi m’a fait considérer les inclinations et les mouvements de ma volonté et les passions de mon âme comme hors de moi-même, ne me souciant pas des rébellions intérieures, des tentations, des goûts, des affections et des autres désordres et dérèglements de la volonté : en sorte que portant dans mon fond un abîme de corruption et de péchés, je ne m’en inquiétais pas, distinguant en moi quelque autre puissance et volonté que la naturelle, par laquelle il me semblait être une même chose avec celle de Dieu, ne pouvant vouloir en effet que ce [269] que Dieu voulait, quoi que j’eusse senti en ma volonté inférieure et même raisonnable la rage et les grincements des damnés ; et même portant ce mauvais fond dans les actions les plus saintes avec joie pour me voir humilier devant Dieu et les anges, autant que je le méritais.

5. « L’expérience continuelle de mes misères augmentait de jour à autre ma confiance et mon abandon à Jésus-Christ, qui était inébranlable, et ma reconnaissance au-delà de tout ce qui se peut exprimer, de me voir suspendue comme par un filet au-dessus du dernier abîme, et empêchée d’y tomber par sa seule bonté et miséricorde : mais ce filet me semblait si fort que tout l’enfer n’était pas capable de le rompre, ni ma malice, que je considérais assujettie sous la puissance et l’autorité de Jésus-Christ. J’ai souvent surpris mes confesseurs par ma confiance, et j’ai sujet d’en être surprise moi-même, quoique je ne la comprenne pas. Il est certain qu’elle surmonte toutes les difficultés qui me sauraient arriver, qui ne servent qu’à l’accroître de plus en plus. Et je confesse qu’elle est venue à tel point que c’est le fond de mon âme, qui ne subsiste qu’en cette disposition, et n’a et ne peut avoir d’autre bien que cette ruine et perte totale de moi-même et cette unique confiance en Jésus-Christ et l’attente de son secours ou plutôt de son opération en mon âme.

6. « J’ai porté longtemps la pensée de me tenir devant lui comme la poussière et la terre que je foulais aux pieds, et d’attendre de ce lieu l’effet de ses regards et de sa [270] parole, qui sans rien prononcer de distinct, opérait de grands effets sur mon âme, quoiqu’elle n’en eût su bien parler. C’était, ce me semble, une lumière universelle qui la purifiait en lui montrant sa corruption, qui l’éclairaient en l’aveuglant, qui l’élevait en l’abaissant, la soutenait en l’opprimant, la mettait au large en la captivant, la remplissait en la vidant, et l’anéantissait en toute elle-même, et à toutes les créatures, en lui donnant Dieu en toutes choses, quelquefois en expérience, le plus souvent en pure foi, mais toujours en vérité et réalité de ce néant.

7. « Dieu souffrait quelquefois que dans sa lumière je le regardasse ; et il m’était montré en elle, comment le néant dans son silence regarde, adore, loue et aime Dieu, lui est soumis, attend ses ordres et invoque ses miséricordes. Je suivais ce qui m’était montré, et ne pouvait rien souffrir de propre ; parce qu’il était anéanti en un instant par cette admirable lumière qui m’en découvrait l’impureté et le trouble intérieur de mon âme qui se trouvait hors de son centre par la moindre propriété que je n’ai pas moins abhorrée que les plus grands péchés. Notre Seigneur m’a tenue plusieurs années dans cette disposition de néant et de lumière de vérité, me la continuant en toutes sortes d’exercices et considérations sur sa vie, sa passion et sa mort ; auquel j’ai rendu de continuels hommages, me les proposant sans cesse devant les yeux par les petits horloges [sic] et moyens perpétuels d’honorer et de trouver Jésus-Christ dans l’extérieur et dans l’intérieur [271] de mes actions, tâchant de le former et limiter en l’un et en l’autre par le secours de cette divine lumière, qui me découvrit sans cesse la vérité du Mystère80 caché en Dieu de tous les siècles, savoir selon saint Paul Jésus-Christ en nous, et nous en Jésus-Christ.

8. « Ces ressouvenances perpétuelles de Jésus-Christ le long du jour me conduisaient, comme je crois, à l’état passif où je me trouvais en l’oraison, qui se passait dans une paix profonde, un silence intérieur et un regard fixe et unique sur quelques circonstances des Mystères de Jésus-Christ, y découvrant des merveilles par cette lumière divine dont j’ai parlé. Et dans le néant de moi-même, où je me trouvais toute perdue sans pouvoir agir en aucune façon, les Mystères divins m’ont été expliqués et imprimés en des manières que je ne saurais dire, mais si véritables qu’ils ne s’effaceront jamais parce que tout est divin, et Dieu même. Mais ce qui a fait par-dessus tout toute mon occupation et ma vie, a été l’intérieur de Jésus-Christ souffrant et portant l’opération du Verbe dans un total anéantissement de soi-même. Le Père81 est en moi celui qui fait les œuvres.

9. « Je comprenais en cette vue quel devait être mon état à l’égard de Jésus-Christ et comme il fallait souffrir et porter sa présence, et son opération dans mon âme. Elle est souvent renouvelée par impression ; et la foi obscure et toute nue me poursuit et me [272] presse vivement de m’y rendre par abandon à Jésus-Christ présent dans mon âme ; et cela dans une totale simplicité, telle qu’elle ne souffre pas que je réfléchisse ni sur le passé, ni sur le futur ; mais seulement que je suive la lumière de chaque moment qui me semble éclairer et comprendre tout ce qui est nécessaire pour accomplir sur les âmes et sur la mienne les desseins de Jésus-Christ et le laisser vivre et opérer seul en nous, en sorte qu’il n’y ait rien que lui.

10. « Je ressens de fois à autre l’ardeur de ce désir s’emparer de mon cœur et se mettre au-dessus de toutes choses, comme le seul sentiment de l’âme qui s’abandonne à ce désir, sans le vouloir modérer ; souhaitant même de mourir dans la véhémence de la langueur qui cause à l’âme, afin de se vider par ce moyen d’elle-même, et d’ouvrir la porte à Jésus-Christ afin qu’ils la remplissent toutes de lui-même. Je ne saurais pas bien exprimer la force de ce désir qui est plus fort que la mort, et plus dur et impitoyable que l’enfer, puisqu’il sépare l’âme de tout ce qui n’est pas Dieu, sans aucune miséricorde ; ne pouvant être fléchi ni gagné par aucune tendresse ni compassion, ni déçu par aucune subtilité. Il prévoit tout, quitte, perd et surmonte tout pour trouver ce qu’il aime, et ce qu’il désire. Il est si nu qu’il n’ait revêtu d’aucuns moyens pour n’en souffrir d’autre que son objet ; toute autre lui devenant insupportable et à dégoût. Il est si pur et si unique, qu’il ne saurait être multiplié ou partagé, par ce qu’il ne veut que son seul objet infini, immuable, immense et éternelle, et que tout autre désir l’affaiblirait et lui donnerait des bornes. Il ne se peut reposer qu’en la possession entière de la chose désirer, je veux dire de Jésus-Christ.

11. « Il me semble qu’encore que ce désir donne quelque altération au cœur et au sentiment et passions de l’âme sensible, il laisse la supérieure dans une paix divine, qui procède de l’unité de ses désirs, qui met, ce me semble, l’âme dans son centre en sa manière, ne lui faisant voir et désirer que Jésus-Christ son Dieu et son tout, duquel ce désir est une jouissance commencer. Il m’est mis en l’esprit que ce désir si grand est une chose extraordinaire de Jésus-Christ, et peut-être la disposition que le Père demande pour le révéler dans mon cœur, comme autrefois pour le donner au monde.

12. « J’ai lumière et ouverture particulière pour les prophètes qui ont exprimé la force et la langueur de leurs désirs imprimés de Dieu en leur âme pour les vider de même, et les remplir des effets de ce Dieu caché sous la figure de la loi, par lesquelles il commençait d’être la vie et la lumière de ceux qui croient en lui et désiraient son avènement. Je vois de plus que ce désir répond en quelque manière au désir que Jésus-Christ a de se donner à nous et de faire cette dernière Cène au centre de notre âme : Desiderio desideravi hoc manducare Pascha vobiscum82.

« En vérité il faut être entièrement disciple [274] de ce Verbe de vie pour entendre ces paroles et comprendre ce dernier souper de l’âme, après lequel on n’a plus besoin, ce me semble, d’autre repas, et où Jésus-Christ nous doit changer en lui, sed tu mutaberis in me83. C’est ce qui me fait entendre que ce désir n’est pas de moi, ni à moi, mais à Jésus-Christ, qui le doit réunir et consommé dans le sien.

13. « Je suis en cette attente en pur regard et abandon, souffrant ce qu’il fait en moi : et j’éprouve que par le bénéfice de la foi, je suis victorieuse du temps ; que cette lumière me rappelle le passé comme présent, et fait voir en un moment ce qui ne s’est accompli qu’en plusieurs années ; que Jésus-Christ est pour ce qui croit en lui au milieu du monde, jugeant, condamnant et consumant le monde par le feu de son sacrifice, quoique le monde ne le connaisse pas ; et le purifiant et consacrant pour ce bon usage et le service de ceux qui sont en lui, en sorte qu’ils le trouvent et reçoivent seul en toutes les choses de ce monde, auxquelles il les a fait mourir auparavant. De plus je m’aperçois que Jésus-Christ est venu par la foi dans son propre domaine, le secret et intime de l’âme, où l’âme même n’a pas d’entrée en quelque manière ; et par conséquent n’ayant pas de capacité propre pour recevoir Jésus-Christ, il faut que ce soit lui qui se reçoive lui-même.

14. « Je vois quelquefois, et je crois toujours que Jésus est en mon âme, en mon corps et [275] en toutes mes actions ; et cela sans m’écarter d’un seul point de la foi, parce que cette présence n’est qu’en Dieu : où je trouve l’esprit et la grâce de son humanité en unité avec le Verbe sans sortir des bornes que l’on donne ordinairement à Jésus-Christ que je tiens comme l’Eglise selon son sens et explication. Mais que ne puis-je déclarer l’infinité et l’immensité de ce Mystère, Dieu avec nous, Emmanuel ! Comme nous avons toutes choses en Jésus-Christ et comme Jésus-Christ nous est toutes choses, et comme il est pour ceux qui savent la vérité et la sainteté de son don, nunc per omnia Deus84.

« Je vois bien que je n’aurai jamais des vertus et des grâces en propre : mais, si j’en avais, je sais fort bien qu’elles me deviendraient insupportables, connaissant comme j’en ai la vue, que le Père Eternel ne veut voir, souffrir et approuver en nous que son Fils ; qu’il ne veut être connu que dans sa lumière, aimé que par son amour, ni loué, servi et adoré que par son esprit et dans sa vérité ; qu’il s’applique à le former en nous pour ce dessein, pendant qu’à la fin des siècles il nous doit ressusciter à l’âge parfait, et à la ressemblance entière de Jésus-Christ par le son de cette parole qui attirait des créatures du néant à l’être.

15. « Dans tous les traits de providence, il m’est montré le dessein du Père Eternel pour former en moi Jésus-Christ. Je sens grand attrait à ne pas empêcher ce divin ouvrage par quelque opposition : mais j’y en apporte toujours ; et c’est ma sensible douleur : car [276] c’est anéantir l’être et la vie d’un Dieu et commettre le plus grand de tous les crimes, que je ne saurais assez pleurer, et pour lequel afin d’y satisfaire je voudrais tout souffrir et tout endurer ce me semble. Et cependant cela m’arrive tous les jours sans même m’en apercevoir ; puisque le plus petit péché produit en sa manière ce malheur, et l’impureté et les ténèbres dans mon intérieur qui me cache la vue et l’expérience de Jésus-Christ en moi.

« Je reçois un grand secours de le pouvoir trouver et recevoir en toutes choses, en faisant (quand la lumière m’est donnée) une Communion en toutes choses, qui pour être en esprit ne laisse pas d’être utile afin de faire vivre et régner Jésus-Christ en moi. Dans ce moment je sens que l’union avec notre Seigneur par cette voie est pénétrante et intime : mais il faut une grande fidélité et mort pour la continuer longtemps. Je n’en suis pas là, et j’ai encore bien du chemin à faire.

16. « En vérité je brûle du désir de commencer à être à Dieu comme il faut, parce que la lumière est levée ; et que je crois qu’il en est le temps, et que j’ai trouvé en vous, fidèle serviteur de Jésus-Christ85, un dispensateur de ses Mystères cachés, qui les connaît et les donne à connaître aux âmes. Voyez si ce que la mienne éprouve est de lui, et si je le dois suivre, ne comprenant pas comment je m’en pourrais dispenser : toutefois je vous obéirai usque ad mortem (c’est-à-dire jusqu’à la mort) et je sens bien que Dieu a assujetti mon orgueil à vos pieds. »

3.51 Différences de la lumière de Dieu d’avec la nôtre.

RÉPONSE à la précédente.

L.LI. Différence [sing.] de la lumière de Dieu d’avec la nôtre éclairée même surnaturellement par la grâce. Son efficacité à découvrir les défauts, et à rapetisser et désapproprier l’âme.

1. Toute votre lettre m’a semblé assez bonne, et beaucoup dans la lumière de Dieu ; c’est pourquoi je vous y répondrai en peu de paroles, afin de vous assurer davantage dans vos démarches.

Il faut donc savoir qu’il y a une différence très grande entre la lumière de Dieu et la nôtre, éclairée même surnaturellement. La première fait voir les choses sans réflexion ; et quoi qu’elle donne des images en diverses rencontres, c’est comme si elle n’en donnait pas, pour découvrir la beauté véritable de chaque chose : de la même manière elle donne ce qu’elle fait voir sans les réflexions, les diligences et le reste de la nature qui n’est point subordonné à cette divine lumière. La lumière naturelle au contraire, quoique élevée au surnaturel par la grâce, ne fait jamais rien voir que par réflexion, et ne donne aussi jamais rien que par l’adresse de la nature, qui s’en sert, et qui traîne toujours avec soi beaucoup de bourbier de la source dont elle sort.

2. C’est ce qui fait l’étonnement d’une âme qui commence d’être éclairée divinement : elle commence à voir par une manière inusitée, et découvre une infinité de vérités quoiqu’il lui [278] paraisse souvent ne rien voir. Ce qu’il y a à faire est d’être fidèle à entrer dans ce procédé de lumière divine, recevant humblement de Dieu ce qu’il vous donnera de moment en moment, soit dans l’Oraison, soit hors l’Oraison, sans vous embarrasser de vos diligences ou pour augmenter la lumière, ou pour voir plus de choses qu’elle [cette divine lumière] ne vous fait voir. Tout le secret de cette lumière (quand elle est une fois donnée) gît à beaucoup mourir à soi et à ses inclinations, qu’assurément cette lumière va découvrant peu à peu ; et peu à peu les yeux de l’âme s’ouvrent pour voir en lumière divine ce qu’elle a vu autrefois en lumière bien mélangée. C’est pourquoi plus elle voit et s’applique à Dieu et à tout ce à quoi Dieu l’applique, plus elle va découvrant en sa lumière les empêchements de la lumière même, qu’elle n’aurait jamais découverts que dans cette même lumière. C’est pourquoi il est superflu de parler de la manière de voir en lumière divine, si on n’a pas la lumière divine : mais l’ayant, on commence à découvrir tant d’impuretés non seulement dans son procédé de voir les vérités, mais encore dans la manière d’en faire usage, que l’on est étonnée [sic fém.] que toute la lumière précédente, quoique de grâce, en nous faisant voir les choses divines et en nous y appliquant, nous cachait à nous-mêmes notre nous-même [s] corrompu, et ainsi nous dérobait plus de la moitié des beautés des merveilles que nous voyons ; joint que86 ne voyant pas où nous mettions nos pieds pour marcher, nous faisions un million de fautes sans nous en apercevoir. Mais comme cette divine lumière dégage beaucoup la créature de la créature et de [279] son procédé, elle ne l’empêche pas, et ainsi elle voit et fait, si elle est fidèle, un million de choses à la même heure.

3. Bienheureux donc les yeux d’une âme petite et humble qui voit et peut voir en cette lumière ! car non seulement elle a, comme je dis, la faculté de voir en la manière susdite, mais encore elle peut faire ; c’est-à-dire qu’elle remédie à ses défauts ; qu’elle pratique les choses que Dieu veut d’elle, en la manière de cette lumière, se servant bien des précautions raisonnables, mais non par elle, mais seulement par la vertu et l’efficace de l’opération de Dieu, qui lui est donnée conformément et en la manière de sa lumière : si bien que comme la lumière ne l’embarrasse à rien [sic] en voyant et en jouissant, de même l’opération divine se mêle si bien et si adroitement en son opération qu’elle élève l’âme et la met en état de travailler plus efficacement à la destruction de ses défauts qu’elle n’a jamais fait.

4. Et comme la lumière divine lui découvre un million de défauts en sa lumière qu’elle n’avait jamais découverts, aussi l’opération divine lui fait voir bien du pays qu’elle n’a pas parcouru, et que jamais elle n’aurait vu par tout son travail précédent ; d’autant que notre travail, soit pour la correction de nos défauts, ou pour l’acquisition des vertus, ne peut jamais aller jusqu’aux choses les plus grossières et plus connues ; mais l’opération divine quoique douce, humble et passive, va furetant jusque dans les plus secrets coins et replis de nous-mêmes et de notre amour propre, pour nous y faire trouver des défauts, où nous n’aurions jamais vu ni trouvé que des choses très bonnes et des [280] pratiques saintes. C’est ce qui a fait et causé tant d’étonnement aux Serviteurs de Dieu éclairés divinement, se voyant si misérables, si imparfaits et si impurs, et cela par l’approche de la lumière et de l’opération divine [s] qui va [qui vont] en sa manière [en leur manière] tirant l’âme peu à peu de soi et de son opérer impur, pour la mettre en Dieu et en sa lumière.

5. Si vous êtes fidèle, il vous en doit coûter : d’autant qu’il y a bien des choses qui doivent passer par le feu et être épurées, afin de goûter vraiment cette manne divine, qui dans sa simplicité fait goûter un million de fois plus de choses que vous n’en avez goutées par vos diverses lumières. Toute cette belle expression de lumière divine et d’opération divine est dans l’expérience si peu de chose [sing.], comparée à la multitude et à la beauté des belles lumières de grâce dans l’esprit humain, que l’esprit qui en est honoré crève un million de fois dans sa petitesse, jusqu’à ce qu’il soit devenu assez petit pour être et devenir un rien, où cette divine lumière est au large et vraiment en liberté, Je suis un ver de terre et non pas un homme, mais l’opprobre des hommes, dit Notre-Seigneur87 parlant de lui-même. Ainsi, ma Révérende Mère88, jugez à quoi vous pensez quand vous désirez être éclairée de la lumière divine qui ne sera jamais en la terre autre chose en un homme89 que Jésus-Christ.

6. Pour réduire tout cela en pratique, tâchez peu à peu de vous aider de la lumière qui vous est donnée chaque jour ; et soyez fidèle à mourrir [281] à tout ce qui vous sera marqué : et vous verrez que la providence soignera90 conformément à ce qui vous sera donné de lumière, de vous fournir les moyens de mourir à vous-même. Et comme cette lumière dont je viens de parler demande un cœur désapproprié pour faire ce qu’elle désire ; aussi faut-il se donner de garde de la propriété dans les choses que l’on pratique, comme austérités et autres pratiques du jour, pour ne rien faire dont Dieu ne soit pas le principe. Car ici il ne suffit pas que les choses soient bonnes et faites avec une sainte intention ; mais il faut encore que Dieu en soit le principe : autrement la créature y subsisterait ; et au lieu que ces choses servissent à l’âme, elles empêcheraient la plénitude de Dieu. C’est pourquoi il est bon qu’en cette lumière on visite les coins et recoins de soi-même, pour voir tout ce que l’on fait, et si vraiment tout porte le caractère de l’opération divine.

3.52 Perdre son âme.

L.LII. Qu’on ne peut trouver Dieu sans avoir perdu son âme. Ce que c’est que cette perte. Avis pour une personne peinée.

1. Vous devriez bien apprendre que la manière d’aller à Dieu est en s’anéantissant ; et plus Dieu paraît nous tenir dans un état rabaissé, et petit, plus l’âme peut par là s’anéantir et se perdre. Je vois par votre dernière [lettre] que vous ne comprenez pas bien ce mot de perdre ; je vous prie une bonne fois de bien retenir que qui perd une chose en perd la vue et le domaine ; et généralement la chose est en [282] nulle estime, aussitôt qu’elle est véritablement perdue, c’est-à-dire qu’on est sans espérance de la retrouver. Si votre âme se perd ou qu’elle soit perdue, il vous sera indifférent ce qu’elle devienne [sic], qu’elle soit grande ou petite, que Dieu pense à elle ou non, et enfin qu’elle soit quelque chose ou non ; elle n’est plus à vous étant perdue, ainsi elle vous doit être indifférente.

2. Apprenez donc une bonne fois que vous ne trouverez jamais Dieu qu’ayant perdu votre âme, et par conséquent lorsque toutes choses vous deviendront de cette manière indifférentes, ayant autant de joie de n’être rien et de n’avoir rien, que si vous étiez la plus grande sainte du Paradis, et que si vous faisiez des miracles à tout bout de champ. Laissez-vous donc à chaque moment, et par toutes les providences qui vous arriveront, soit à l’Oraison, ou hors de l’Oraison, anéantie et pulvérisée, vous contentant agréablement de n’être rien ; et dans la suite ce rien pourra devenir quelque chose en la main de Dieu. Car c’est sa manière d’agir : il a fait le monde de rien ; ipse dixit et facta sunt91. Assurez-vous que jamais aucune âme ne sera capable des grandes opérations de Dieu qu’autant qu’elle sera rien.

3. Ayez grand plaisir de vous voir devant Dieu comme une âme du commun, et d’une basse Oraison ; portez avec une humble joie vos défauts et vos inutilités, sans empressement de vous en défaire ; et soyez avec paix ce que vous pourrez et comme vous serez à chaque moment [283] : et par là insensiblement et imperceptiblement Dieu fera de vous selon son bon plaisir.

Après avoir bien fait ce que vous pourrez pour cette âme, demeurez en repos et en souffrez [et souffrez-en] l’abjection.

Si vous pouviez une bonne fois être bien petite avec paix et joie, vous laissant agréablement pour n’être rien ; ô que vous seriez heureuse ! mais que cette leçon est rude et difficile !

4. Pour ce qui est de ma pensée touchant ces deux papiers que vous m’avez envoyés, le petit est fort bien ; et cette fille a une lumière qui lui est fort nécessaire selon son besoin : qu’elle soit fidèle, et mette en exécution ses résolutions.

La seconde [fille] s’embarrasse d’expressions non nécessaires92 : elle doit être généralement assurée que toutes ces sortes de souffrances qu’elle a tant de peine à exprimer, ne sont pas surnaturelles. Elle n’a nul besoin de les tant discerner ni expliquer ; elle n’a qu’à les outrepasser généralement autant qu’elle pourra : et après avoir fait cela de son mieux, au lieu de s’embarrasser de réflexions et discernements secrets, elle n’a qu’à en porter la peine par retour à Dieu, oubliant autant qu’elle pourra telle peine. Si cette âme se pouvait perdre de vue et d’estime, elle ferait merveille : mais je ne sais si elle le fera jamais ; car si elle n’y prend garde, l’objet qui l’occupera toujours, sera son soi-même et non Dieu : tous ces plis et replis pour perfectionner, à ce qu’il lui semble, son âme, ne sont qu’une subtile occupation du soi, que l’on aime délicatement en plusieurs manières. [284] Qu’elle s’oublie, et elle fera tout autrement que ce qu’elle fait en toutes ses vues de perfection. J’appelle bagatelle [sing.] toutes ces choses qu’elle estime, et autour desquelles elle s’amuse : elle pourrait plus, si elle avait le cœur grand et courageux : mais il y a bien de la fille93.

5. Qu’elle soit généreuse à s’oublier et à se perdre, faisant humblement ce qu’elle a à faire, soit en l’Oraison ou hors l’Oraison. La moindre chose qui lui vient qu’elle croit de Dieu, lui est une grande plaque devant les yeux qui lui cache Dieu, qu’elle ne trouvera que dans la profonde humilité, la basse estime de soi, et le retour véritable vers Dieu, en s’oubliant en toutes manières. Faites-lui avaler et digérer ces choses peu à peu ; car faute de cette pratique, vous ne remédierez jamais à une infinité de défauts en sa conduite extérieure.

3.53 Porter ses misères en abandon.

L.LIII. Comment les âmes qui ont en soi le germe de Jésus-Christ, doivent porter en véritable abandon leurs misères et leurs pauvretés, afin d’entrer par leur mort et leur perte totale en la plénitude de Dieu même.

1. J’ai bien de la consolation d’apprendre par la vôtre, que ma dernière vous a été utile. J’en bénis Dieu de tout mon cœur. Prenez courage ; et vous assurez [et assurez-vous] que vos défauts et vos pauvretés tant intérieures qu’extérieures vous seront non seulement utiles, mais infiniment profitables, si vous êtes fidèle à poursuivre d’un grand cœur et d’un courage hardi votre perte totale, votre mort, votre oubli de [285] vous-même en tout ce qui vous tient arrêtée [fém.] en vous, jusqu’à ce que vous ne pensiez plus à vous, et que vous ne vous mettiez en peine de vous non plus que d’un torchon, ou de la boue, qui n’est propre à rien : par cela même vous deviendrez propre à germer et à produire Jésus-Christ.

2. Ô que si les âmes savaient le grand bien qu’elles peuvent acquérir par leurs défauts, leurs misères et leurs pauvretés tant intérieures qu’extérieures, ayant en elles le germe de Jésus-Christ ; elles en feraient un usage admirable, non en s’en défaisant par actes positifs94, mais en pourrissant et se défaisant d’elles-mêmes par la pourriture qu’elles [misères et pauvretés] leur causeraient.

3. Ce secret est pour les âmes où le germe de Jésus-Christ est déjà : car pour celles qui tendent à Jésus-Christ, il faut qu’elles soient tranquillement fidèles en combattant leurs défauts afin de se purifier ; d’autant que comme nos âmes ne s’approchent de Dieu que par ressemblance, aussi l’on ne peut approcher de la pureté, que par la pureté. Mais quand il est temps, par la miséricorde de Dieu, d’être proche de lui ; étant un abîme, l’on n’y peut être qu’en se perdant. Or il est certain qu’il n’y a rien qui nous perde, et nous fasse tant perdre que nos pauvretés, nos défauts et nos misères ; et c’est pourquoi Jésus-Christ a dit ces belles paroles95 : si le grain de froment étant en terre ne meurt, il ne fructifie pas. Nos défauts et nos misères sont le fumier qui fait pourrir et germer ce grain de froment. Cependant on ne peut jamais apprendre cette leçon : car elle ne peut s’exécuter qu’en se perdant.

4. Ainsi plus une telle âme a de pauvretés, [286] de défauts et de misères qui l’environnent jusque dans le plus intime d’elle-même, et plus elle en fait cet usage sans se tourner vers soi pour se plaindre et pour y remédier autrement qu’en se perdant, et à la suite en se laissant perdre ; plus elle est heureuse : d’autant que son bonheur n’a non plus de borne que sa misère est grande. Tout son fond par là et par ce procédé, passe en Dieu ; et elle vient à n’avoir plus de fond qu’en lui : car ses pauvretés lui sapent tout son fond propre. Elle devient comme ces abîmes où l’on se perd sans se pouvoir retrouver. Et ainsi ce qui est le malheur des âmes qui n’en font pas cet usage devient la source du bonheur des autres. Ne savoir où l’on est, et où l’on en est, et n’espérer rien, est tout bien en n’ayant rien au sens susdit.

5. Portez donc vos misères, vos défauts et tout le reste qui vous arrive intérieurement et extérieurement en véritable abandon et totale paix, sans vous mettre en peine de rien sinon de vous laisser perdre ; et encore pour cela croyez que la pourriture qui vous arrivera par vos misères l’exécutera mieux que tous vos soins et vos industries. Ceci est un secret infini en Jésus-Christ, où les âmes n’y peuvent voir, ni n’y peuvent trouver rien qu’en se perdant : mais aussi Jésus-Christ les éclairant de ce divin Mystère, elles trouvent une source très féconde de lumières [pluriel], de paix et de toute plénitude ; et cela autant qu’elles pourrissent par leurs propres misères, et que par là elles défaillent à elles-mêmes.

6. Croyez-vous que la Sagesse Éternelle venant dans le monde s’approprier la créature pour le plaisir éternel de Dieu, ait laissé ce fond [287] de corruption en nous sans un Mystère divin ? Non très assurément : il en veut faire des chefs-d’œuvre de sa main, et par là nous rendre capables de son abîme même, en nous perdant un million de fois et autant que ce fond nous fait expérimenter ses productions, jusqu’à ce qu’enfin nous soyons tant et tant perdus que nous le soyons vraiment. Et ainsi nous apprenons par expérience que comme un [au ?] commencement, et un fort long temps, nous sommes allés à Dieu en nous purifiant et en soignant avec courage de nous défaire de nos défauts en les retranchant, à la suite ces défauts servent à nous faire sortir de nous-mêmes et à nous perdre en vérité autant qu’ils aident à nous perdre à nous-mêmes.

7. Ceci n’est pas une petite affaire ni peu difficile. C’est une mort que personne ne peut porter, sinon celui où Jésus-Christ commence d’être. Car ce n’est pas une tolérance et [un] agrément de ses misères, comme sans expérience l’on pourrait penser ; mais bien une mort intérieure causée par l’expérience de tels défauts qui au même temps qu’ils exécutent notre perte, remédient aussi à ces mêmes défauts par une manière que l’on n’apprend jamais : mais qui est très réelle, très véritable et très efficace, et même infiniment plus efficace que n’était la manière première de remédier à cette méchante production de son fond propre ; d’autant que dans la première [manière] on y remédie par l’efficacité de ses petits actes qui ont et peuvent avoir peu de grâce ; mais en ce procédé, cessant et perdant ses actes, c’est y remédier par la plénitude même de Dieu aussi grande et étendue que la perte est grande en tels défauts. Ainsi autant [288] que nos misères et nos corruptions nous pourrissent en sortant par là de nous-mêmes, autant nous entrons dans la plénitude de Dieu, et remédions en cette plénitude et par cette plénitude à toutes ces misères qui nous accablent. Ce qui est cause que les âmes déjà avancées en ce procédé se laissent pourrir au long et au large par leurs misères, et par là n’ont pas de bornes en leur perte, et dans le remède de ces mêmes misères elles ne sont arrêtées par aucunes réflexions [pluriel] ni par rien qui les touche et qui leur soit propre.

8. Brisons96 ici, car nous ne finirons pas. Seulement soyez fidèle à ne pas vous amuser autour de vous : souffrez vos misères en paix, et en vous perdant. Et croyez que vous avez tout fait, quand vous êtes sans réflexion, perdue et égarée [fém.] dans la bonté et dans le soin de Dieu sans le vôtre, et sans vous mettre tant en souci de remédier à vos fautes, de ne pas pratiquer les vertus selon vos désirs, et enfin de ne pas posséder une certaine perfection dont vous conservez toujours l’idée. Ce qui se doit perdre dans le dessein inconnu de Dieu en vous possédant par la perte et par l’abandon à Dieu, qui assurément fera toutes choses comme il le faut, autant que vous vous perdrez. Et par là vous entrerez dans son sein, dans sa providence, et dans l’usage de ce qui est en vous, conformément à tout ce que nous venons de dire.

9. Les âmes qui sont assez heureuses d’avoir quitté le monde et qui désirent de leur mieux se quitter soi-même, se trouvent souvent embarrassées dans les moyens que la divine Providence leur choisit pour effectuer la sortie d’elles-mêmes. Ces moyens sont tous différents [289] selon les différentes personnes. Et ainsi tout le bien est de connaître le dessein de Dieu sur soi, et aussi le moyen dont Dieu veut se servir pour nous tirer de nous — [mêmes] afin de consommer ses desseins éternels.

10. À moins que d’être fort fidèle à se servir généreusement de tels moyens, l’âme demeure accrochée et embourbée en soi-même, comme une personne suspendue en l’air qui ne peut ni toucher la terre, ni aller au Ciel. Elle ne peut toucher la terre, en se servant facilement de sa raison et de son ordre naturel, pour disposer et arranger chaque chose selon son idée de perfection : car tels moyens tendent toujours à faire sortir l’âme d’elle-même, de ses inventions, et du reste qui empêche sa perte ; par quoi seulement elle peut arriver à Dieu, et au calme que son cœur désire, où elle trouve sa perfection et sa pureté non selon son idée mais selon l’idée divine.

Je dis aussi qu’elle ne peut aller au Ciel, c’est-à-dire arriver à Dieu. Car en vérité il est impossible que jamais une âme arrive en Dieu qui est le véritable Paradis de la terre, comme il l’est du Ciel, par les industries humaines, par les inventions quoique saintes, et enfin par un million de choses qui font l’emploi et le soutien saint [s] d’une âme craintive, scrupuleuse et hésitante pour sa perte ; Dieu ne se pouvant trouver en cette vie que par la véritable foi qui met l’âme dans une perte générale de tout ce qu’elle est et de tout ce qu’elle peut pour s’abandonner et se laisser en proie à Dieu.

11. Toutes ces choses saintes susdites sont [font ?] la perfection, la pureté et la vertu des âmes qui tendent à Dieu par les saintes pratiques ; mais non l’emploi de celles qui commencent d’être [290] un peu arrivées à Dieu. C’est un abîme où l’on ne peut marcher qu’en se perdant, et autant que l’on se perd autant l’on avance. C’est pourquoi la Sagesse divine nous choisit toujours le moyen qui nous est le plus propre pour nous faire plus perdre en toute manière [sing.] : ce qui fait que nous le trouvons toujours le plus contraire, et contrariant ce qui est en nous, ne pouvant en user qu’en perte ; autrement nous tomberions dans le trouble, dans l’inquiétude et dans l’incertitude.

12. Faites réflexion sur le moyen que Dieu vous a choisi en particulier, qui est la perte de vous-même par vos pauvretés intérieures, et par vos souffrances extérieures, et y appliquez [et appliquez-y] tout ce que dessus97. Et vous verrez clairement que faute de vous perdre, et ainsi faute d’être tranquillement égarée [fém.] sans vertu et sans patience, etc., vous vous trouvez toujours vous-même, et vous vous voyez toujours vous-même péniblement désireuse et affamée des choses que nous n’aurez et ne trouverez jamais, et que vous auriez et trouveriez infailliblement, si intérieurement et extérieurement vous portiez bonnement et vous souffriez, selon que vous le pourriez, les choses qui vous arrivent de moment en moment ; ne vous amusant pas autour de vous [— même] pour vous toujours voir telle que vous voudriez et désiriez être, mais vous perdant en abandon, vous souffrant telle que vous êtes extérieurement, et pour l’intérieur le laissant en la main de Dieu sans vous en enquérir, ni vous en mettre en peine.

Faute de ce procédé vous vous êtes toujours voulu voir, et vous avez toujours voulu être assurée de ce que vous faisiez ou [de ce que] vous étiez ; [291] et ainsi d’un million d’autres choses qui vous ont toujours accrochée et retenue pour vous ajuster et parer à votre mode et non à la mode de Dieu qui n’est jamais qu’en se perdant dans le degré où vous en êtes.

13. Ce que je vous dis doit être dit à toutes les autres âmes qui en sont là, et qui ne font pas tels usages de leurs moyens de perte. Elles demeurent et demeureront toujours sans jamais entrer, ni faire aucune démarche tant que leurs moyens ne les perdront pas ; et même autant que tels moyens sont grands et efficaces pour les perdre et en la manière et par la manière que tels moyens doivent effectuer.

14. Tous ces principes dont je vous ai parlé autrefois, et dont je vous parle encore dans cette lettre, sont généraux et comprennent en vous généralement tant vos pauvretés intérieures que vos souffrances causées tant par les croix extérieures des créatures, que de tout ce qui vous peut peiner dans votre Communauté. Il suffit que la providence vous veuille dans l’état où vous êtes ; et vous n’avez qu’à souffrir généralement tout ce qui vous arrive, sans vous mettre en peine des inconvénients : laissez-y aller votre âme dans la disposition susdite. Ne vous mettez non plus en peine de ce que deviendra votre Communauté. Laissez-la [laissez là (?)] à la conduite de Dieu après avoir fait bonnement et raisonnablement ce que l’on vous conseillera. [292]

3.54 Avis pour l’âme qui approche de Dieu.

L.LIV. Avis pour une personne qui approche de Dieu en son fond ; sur le secours du prochain, sur le dénuement, sur l’état du centre, sur la crainte de devenir trop libre, sur la condescendance pour le prochain, sur les sécheresses dans l’Oraison, sur la manière de détruire les défauts.

1. Pour satisfaire à votre première demande, savoir, si vous pouvez répondre aux personnes qui s’adressent à vous pour leur Oraison, sans réfléchir si vous dites bien ou si vous dites mal ; et si vous n’êtes point plus propre à leur nuire et à les brouiller, qu’à les assurer et éclairer ?98

Je vous dirai que Dieu désire de vous que vous secouriez les personnes que la Providence [majuscule] vous adresse, et cela par écoulement de votre intérieur sans réflexion humaine ; mais bien en abandon à la conduite divine, qui, en l’état où vous êtes, vous donnera ce dont vous aurez besoin pour cet effet, sans vous mettre en peine de le chercher, ni de l’ajuster, afin qu’il fasse du fruit. Ne prévenez personne de propos délibéré ; mais quand la Providence vous en adresse, faites selon l’ouverture que Dieu vous donnera pour ces âmes.

2. Pour la seconde question, si vous ne devez point craindre de vous trop dénuer, surtout sur les prières vocales ; et s’il n’y doit point avoir des bornes en l’état où Dieu vous conduit ? Abandonnez-vous au dénuement, il ne sera jamais trop grand, n’étant pas par vous-même ; mais bien en suivant en abandon la [293] conduite de Dieu qui vous y précède. Cette voie de dénuement ne peut ni ne doit jamais être par adresse naturelle et humaine, quelques bonnes intentions que l’on ait [(erreur) : ms., que l’on aie] ; mais bien par la conduite de Dieu, qui vous peut soutenir dans les plus grandes pertes et périls, quelque extrêmes qu’ils vous paraissent. C’est pourquoi pour règle générale, on ne doit jamais se dénuer par soi-même, mais bien par l’occasion divine ; et quand l’âme est certifiée de cette grâce, pour lors il n’y a qu’à observer fort fidèlement les démarches de Dieu, qui conduit incessamment l’âme dans la perte et le dénuement de tout, pour se perdre dans l’inaccessible. Or ses démarches se suivent avec grande justesse et prudence et avec ordre divin, Dieu n’allant jamais aux extrémités tout d’un coup, mais bien conduisant l’âme avec une sainte et divine modération, quoique à chaque moment quand ce dénuement est bien avancé, il paraisse à l’âme qu’elle se précipite toujours et se perd en tout, à cause que Dieu lui faisant, pour ainsi dire, perdre terre, la perd et la conduit d’abîme en abîme ; et ainsi tout lui paraît abîme : ce procédé lui étant fort inusité, parce qu’il est fort dissemblable à celui où l’âme voyait, discernait, possédait, et se possédait en tout ce qu’elle faisait, et ainsi où elle pouvait remarquer avec assurance son état et ses démarches. Mais dans ce degré de dénuement où vous en êtes, cela n’est pas ; et vous n’avez qu’à hardiment perdre vos prières vocales, vos précautions et vos adresses ; autant que vous perdrez vous retrouverez sans le voir, en l’inaccessible qui est Dieu, ce que vous quittez.

3. Mais vous me direz que vous voyez [294] bien ce que vous quittez et perdez ; mais qu’il ne vous survient rien, à ce qu’il vous paraît. Il n’importe que vous le voyiez [subj.] : moins vous voyez où vous allez, et ce qui vous est donné en échange de ce que vous quittez ; plus il vous est donné ; car moins il y a et moins il y aura dans le dénuement où vous tendez, plus vous aurez de l’inaccessible qui contient tout d’une manière admirable. Et souvent les âmes appelées et même avancées demeurent en chemin, et souvent même reculent ; d’autant qu’elles s’amusent à vouloir voir par leur réflexion ce qui leur est donné dans cet inaccessible, ce que leurs sens ni leur esprit ne peuvent toucher ni apprendre : ainsi au lieu d’avancer toujours en se perdant et dénuant, se certifiant que moins elles sentent et voient, plus il leur est donné pour ce qu’elles quittent en se dénuant, elles retournent sur leurs pas et par crainte reprennent ce qu’elles croient bien solide à cause de leurs sens, comme actes, prières, et tout le reste dont l’âme était peu à peu dénuée par l’opération secrète et inconnue de Dieu.

4. Ne vous mettez donc pas en peine ; suivez Dieu qui vous donnera l’inclination du dénuement conformément à son ordre pour ce moment : et faisant de cette sorte, peu à peu vous marcherez en assurance d’abîme en abîme. Si S [aint] Pierre n’avait pas succombé à la crainte humaine, et que sa foi fût [ou : fut] demeurée divine, ainsi qu’elle était, lorsque Jésus-Christ lui ordonna de marcher sur les eaux pour venir à lui, il aurait continué à marcher en aussi grande assurance comme dans ses premiers pas : mais dès qu’il fit une réflexion humaine [295] sur ses démarches, il commença à craindre, et ainsi il enfonça ; il aurait été précipité dans l’eau si Jésus-Christ ne l’était venu secourir. Voilà l’image d’une âme appelée au dénuement, où la foi fait son soutien, et la conduit vraiment en Dieu, non par un moyen humain, mais bien par un moyen divin, qui supplée et contient éminemment tout l’humain.

5. Remarquez sur cet article que comme vous ne devez pas donner des [ou : de] bornes à votre dénuement, selon que Dieu vous le demande, en vous en donnant l’inclination ; qu’aussi il ne vous en faut pas faire une pratique ; et que Dieu vous donnant l’inclination de reprendre les choses, il faut le faire avec souplesse et grande soumission ; le dénuement ne consistant pas à ne rien avoir, et à ne rien faire, mais bien à suivre l’ordre de Dieu, qui vous conduit à n’avoir rien, et tantôt à avoir ; et lorsque l’on a en abandon, l’âme est aussi dénuée pour le moins que lorsqu’on n’a pas en ce degré. Laissez-vous conduire doucement selon l’ordre divin, ayant ou n’ayant pas ; ou vous remarquerez que par là le vrai dénuement s’effectuera.

6. Quand Dieu voudra que vous ne fassiez pas des prières vocales ni aucunes choses saintes, allez à la bonne heure99 jusqu’où Dieu le veut : et quand le même Dieu vous donnera l’inclination de les reprendre, servez-vous-en par dépendance, et vous verrez par la suite que l’opération divine étant le principe de tout, cela effectuera de degré en degré votre anéantissement et [votre] dénuement ; et au contraire quand vous n’êtes pas dans cette liberté divine, votre opération (et non pas celle de Dieu) [parenthèse de Bertot] s’y trouve [296], laquelle ne peut jamais que vous multiplier au lieu de vous dénuer. Où il faut remarquer que jamais nous ne pouvons être dénués ni conduits dans le néant que par l’opération divine ; et qu’au contraire l’opération humaine, quelque bien intentionnée qu’elle soit, qui dans une autre voie nous pourrait sanctifier, ne peut jamais que multiplier dans ce degré ; au lieu que l’opération divine ne peut tendre qu’à l’unité, comme nous voyons que les Personnes divines de toutes choses et en toutes choses, s’écoulent toujours en l’unité divine où Dieu jouit de son repos, et où il conduit et ramène toutes choses pour en jouir en unité et félicité divine [s].

7. III.100 Vous souhaiteriez de [sic] savoir si le centre de l’âme est sensible ?

Je vous dirai qu’il n’est jamais sensible ; et [qu’] on ne le peut toucher ni voir. C’est Dieu, qui est au-dessus de ce que vous pouvez voir, et en cela même est votre bonheur ; d’autant que si nous pouvions voir ou toucher ce centre en cette vie, et ainsi en jouir, et nous en contenter, nous serions bien malheureux ; car cette jouissance serait bien petite et faible. Le centre véritable est ce qui ne se voit pas, et ce qui ne se touche pas, et ce qui est inaccessible ; et cela est notre bonheur : c’est pourquoi Notre-Seigneur nous exprimant cette vérité dit101, si quelqu’un veut venir après moi, qu’il renonce à soi-même, c’est-à-dire [tirets ajoutés et virgule supprimée] à tout ce qui peut tomber sous les sens ; et de cette manière il me trouve : car en perdant tout et soi-même il me trouve d’une manière qui ne se peut dire ni exprimer en cette vie. [297]

8. Ce n’est pas qu’il n’y ait un toucher, et une manière de voir dans le centre : mais ce voir est au-dessus de toute vue, comme ce toucher est au-dessus et surpasse tout le sensible. C’est donc voir en la manière du centre que de ne pas voir ; d’autant que la vue est surpassée : c’est donc toucher et jouir véritablement que de n’avoir rien de tout ce que l’on peut discerner en cette vie ; car Dieu qui est le centre, n’est rien de ce que nous pouvons voir et toucher ; et lorsque tout cela se perd peu à peu dans le repos, la paix et le dénuement, on acquiert et l’on possède ce je-ne-sais-quoi que l’âme sait mieux qu’elle ne le peut dire, qui est le voir et le goûter du centre, par où elle fait son Oraison, et jouit du centre en son intérieur.

9. L’âme donc appelée au centre sent de loin une inclination de tendre à un je-ne-sais-quoi qu’elle n’a pas, et qu’elle désire avoir en trouvant Dieu : et cela arrive peu à peu en la suivant [i.e., cette inclination], et se laissant ôter toutes choses ; étant bien convaincue qu’il n’y a rien de créé qui puisse lui donner ce que son cœur désire et cependant elle ne peut dire ce qu’elle désire. Elle peut bien s’exprimer à elle-même et aux autres, en disant qu’elle veut avoir quelque chose, et qu’elle court pour avoir quelque chose qui n’est rien de tout ce qu’elle peut dire ; et plus elle avance, il lui semble quelquefois qu’elle en a eu quelque peu ; mais elle voit aussitôt que ce n’est pas cela : et ainsi elle se contente mieux de la négation que de l’affirmation, c’est-à-dire qu’elle aime mieux ce qu’elle n’a pas, et après quoi son âme soupire, que ce qu’elle a. Et ainsi elle voit que ce centre est proprement ce qui la [298] fait perdre à elle-même, trouvant sa joie à n’avoir rien, et à perdre tout, et à tomber peu à peu dans le vide ; et dans la suite l’âme goûte, sans goût qui se puisse exprimer, que tout cela est Dieu à l’âme. Toutes ces expressions sont au commencement savoureuses à l’âme, n’ayant le centre que par là, et en cette manière ; mais dans la suite tout cela se perd, et se fond dans ce centre en un je-ne-sais-quoi encore plus inconnu ; car on tombe d’abîme en abîme où Dieu se trouve seulement.

10. IV. Pour la crainte que vous avez de devenir trop libre, je vous dirai que vous n’en devez point avoir. Comme le centre est notre lieu de repos, il est aussi le principe de notre vraie liberté ; et nous n’aurons jamais de liberté solide et véritable que par le moyen du centre, et autant que notre âme y arrivera. C’est vraiment notre lieu naturel ; d’où vient que l’on se trouve dans une gaieté et [une] facilité pour s’entretenir dans toutes rencontres. Tout au contraire les personnes qui n’y tendent pas, ou qui n’y sont encore en aucune manière arrivées, se sentent contraintes en toutes choses ; elles n’ont pas de vrai repos, étant toujours en agitation ; elles voient fort bien, pour peu de réflexion qu’elles fassent, qu’elles ne sont pas dans le pays de la liberté, ni dans leur lieu naturel, désirant toujours quelque chose qu’elles n’ont pas. Et plus l’âme avance dans le centre ; plus tout lui devient naturel, c’est-à-dire facile, et plus elle jouit librement d’une vraie gaieté.

11. Il ne faut pas s’imaginer que les personnes qui sont dans le centre, c’est-à-dire en [299] Dieu, paraissent différentes à l’extérieur des autres qui sont dans le monde, et qui y mènent une vie moralement bien réglée : tout au contraire très souvent l’extérieur de ces personnes est plus commun ; car par l’inclination de leur centre, elles ne sont portées à rien d’extraordinaire ; mais plutôt elles reçoivent toujours un instinct continuel de faire bonnement mais bien fidèlement tout ce que Dieu demande d’elles en leur état. Ce qui fait la sainteté des autres sont les choses extérieures qui les distinguent : ce n’est pas la leur, c’est proprement ce qu’il y a de plus inconnu dans l’intérieur ; et de cette sorte elles ne s’appliquent à l’extérieur que comme en passant, et seulement pour y faire ce que Dieu veut : de manière que leur inclination est plus de s’ajuster aux autres, et de faire tout ce qu’il y a de raisonnable dans leur condition, que de faire rien d’extraordinaire. Cette manière commune102 est ce qu’il faut pour perdre l’âme dans son centre ; car cela la retire d’une infinité de vues et de réflexions au-dehors pour s’oublier et se perdre dans son centre.

12. Ne vous étonnez donc pas de trouver votre âme si libre, si gaie, et contente de moment en moment, quoique vous ne vous voyiez [subj.] pas différente des autres, c’est-à-dire [tirets ajoutés et virgule supprimée] de ceux qui ne sont pas appelés à jouir de Dieu en se perdant en lui dans cette vie : cet extérieur leur peut être semblable, mais l’intérieur est bien différent. Je dis même que comme ces personnes moralement bonnes vivent toutes en réflexion, elles s’observent plus facilement à l’extérieur, qui est ce qu’elles estiment uniquement ; et au contraire les autres, qui ne [300] tendent qu’à se perdre et à se laisser perdues en l’intérieur, souvent font bien des [sic] petites fautes, manquant de cette réflexion ; dont Dieu se sert souvent pour les perdre davantage, comme Dieu se sert dans les autres de la pureté acquise par réflexion, pour les sanctifier [ms., santifier] communément : mais dans la suite quand l’intérieur est beaucoup perdu dans le centre, il y perd et y consume aussi ces défauts ; mais cela ne se trouve que dans la suite.

13. Où il faut prendre garde que la perte et l’anéantissement dans le centre ne se fait [ne se font] que très peu à peu : ainsi ce n’est pas contre l’ordre du centre de s’aider quelquefois un peu activement pour prendre garde raisonnablement à ses défauts qui sont comme infaillibles à l’extérieur manque d’une assez grande perte [faute d’une assez grande perte] ; cette observation qui semble active ne l’est pas étant dirigée par l’ordre de Dieu. Et ainsi il vous suffit de vivre bonnement dans la liberté de votre état avec un cœur vraiment gai, laissant penser aux autres moins éclairés ce qu’ils voudront, et de faire en cette manière ce que vous discernerez que vous devez faire. Quand vous y trouvez des défauts, ce qui arrive souvent ; (car si je parlais à des personnes qui n’en ont point, ou qui ne croient pas en avoir, je ne les croirais pas dans le centre) rectifiez-les doucement en vous perdant, et vous observant en la manière du centre, c’est-à-dire passivement : vous trouverez qu’à mesure que le centre croîtra, le reste se rectifiera ; mais vous trouverez par votre expérience que les choses naturelles, et les défauts qui sont d’inclination naturelle, se consumeront bien plus tard et bien plus difficilement que les autres ; et [301] cela ne doit point vous étonner, ni vous faire juger que vous n’ayez [(sic) subj.] pas le centre et ne soyez en sa lumière.

14. Il est certain qu’il se rencontre quelquefois des personnes en la lumière du centre, et même qui y sont bien avancées, lesquelles faute de s’observer dans ce degré sur leurs défauts, peu à peu se négligent, et ainsi sont accablées et pleines d’impuretés continuelles, ce qui dans la suite peu à peu éteint cette divine lumière. Cette observation n’est pas comme dans les degrés commençants, où on se sert de la réflexion directe avec empressement et activité ; mais bien cela se fait en suivant en paix sa lumière, comme une personne suit son flambeau qui l’éclaire, et par là se préserve des faux pas, du moins de beaucoup. Cette observation en ce degré et aux suivants se sent mieux par expérience qu’elle ne se peut exprimer. Car il faut toujours remarquer que jusqu’à ce que l’âme soit consommée en la lumière du centre, comme elle est toujours quelque chose, aussi a-t-elle toujours quelque chose d’actif, c’est-à-dire où sa diligence est requise, et selon sa perte, aussi cette diligence se consomme : ce qui est très long ; jusqu’à ce que l’âme vienne à être toute en Dieu, trouvant tout en lui, aussi bien la pureté que tout le reste ; et c’est en cet ajustement au degré de l’opération de Dieu que tout consiste103.

15. V. Sur la condescendance que vous devez avoir avec ceux qui vous viennent voir et avec qui la providence vous engage.

Ce qui peut être la mort des autres qui ne sont pas en lumière divine, est et doit être votre vie : vous n’avez qu’à faire raisonnablement [302] ce que vous devez faire de moment en moment. Et quoique selon la raison humaine cela ne soit que bagatelle, et une pure perte de temps ; selon la raison éclairée divinement, cela doit être divin ; d’autant que la lumière du centre se sert plus volontiers de telle vie que de celle qui est en activité plus grande. Vous n’avez qu’à mourir par cela même qui n’est rien ; et vous trouverez que dans ce rien la lumière divine secrète vous y fera trouver Dieu. Laissez-vous donc aller à la providence toute telle que vous êtes, faisant pour les compagnies ce que vous verrez qu’il faut faire ; et demeurez en une lumière sans lumière.

16. Ne vous étonnez pas de ce que vous n’avez point d’inclination pour parler de la dévotion commune pour enflammer et exciter les autres ; et qu’au contraire vous aimez mieux que l’on parle de bagatelles et de choses indifférentes. La lumière divine, dans le degré où vous êtes, ne trouve de nourriture que dans le rien et la mort secrète, et non dans les expressions de dévotion, où votre âme ne trouverait ni lumière ni goût, et ainsi nulle nourriture. Toutes les âmes de votre degré sont telles, et aiment mieux sans comparaison demeurer comme inutiles en leurs discours et en tout, que de se remplir d’images affectives de dévotion : le rien et le vide sont la nourriture en cet état. Laissez-vous en cette lumière, inutile au-dehors, et mourez. Quand vous remarquez que cet état inutile est remarqué, il faut quelquefois dire quelque mot de piété, néanmoins autant que la raison éclairée le requiert afin de se cacher et d’édifier ; quoi [303] qu’en votre degré l’on ne recherche guère cela.

17. VI. Bien que votre corps souffre en ce degré de lumière par l’Oraison actuelle à cause de son vide, que les sens se rebutent et craignent étrangement, il ne faut pas laisser d’en faire autant que vous jugerez en pouvoir faire. Observez-y cependant la force du corps afin qu’elle ne soit intéressée, et ainsi l’on peut justement la régler : c’est vous qui en pouvez juger plus que personne. Ne vous étonnez pas si dans ce temps d’Oraison il y a tant de distractions et un vide si grand ; cela doit être, la lumière étant plus pure en ce temps qu’hors l’Oraison. Ne tenez pas votre esprit en suspens par l’incertitude. Allez bonnement et vous réglez [et réglez-vous] sur ceci ; car les incertitudes sont la source des réflexions, et par conséquent du retour en soi-même. Il ne faut pas vous étonner des sécheresses, tentations et inquiétudes qui vous arrivent en l’Oraison : il faut les laisser écouler comme elles viennent, et demeurer en silence intérieur et en abandon ; par là elles feront leur effet, [à] savoir de vous faire mourir et sortir de vous. Sans ce procédé en l’Oraison jamais l’âme ne sortirait d’elle-même : et cependant on croit toujours être malheureuse [fém.] quand on a ces sortes de peines ; et néanmoins la mort est le bonheur de cette vie : et ainsi ces choses n’ayant d’autre effet que de nous peiner et faire mourir, elles nous causent ce bonheur véritable.

18. VII. Pour ce qui touche les défauts, comme c’est ce qui nous est le plus ordinaire, aussi nous est-il de grande conséquence de faire l’usage que nous devons de la peine qu’ils [304] nous causent, et ainsi de travailler à nous en corriger selon le degré où nous sommes.

Il faut donc savoir que nos défauts nous peuvent infiniment servir en nous humiliant, et en terrassant en nous une suffisance étrange dans laquelle nous vivons toujours avant que d’être humiliés ; et jamais la vraie humilité n’entrerait dans notre esprit pour y prendre sa place si nous n’étions pas profondément humiliés par nos défauts et nos sottises continuelles. De plus par nos défauts Dieu corrige une précipitation étrange en nous qui est le principe continuel d’une vie naturelle ; et par nos défauts si fréquents Dieu nous fait modérer le pas : car pensant par orgueil et plénitude de nous-mêmes avancer comme nous désirons, nous nous trouvons tout embourbés en beaucoup de défauts : et ainsi pour suivre l’Esprit de Dieu nous tirant hors de nous-mêmes, il faut que nous nous laissions tirer doucement et humblement, et sans faire comme un cheval embourbé dans un très mauvais chemin lequel pensant s’avancer se précipite et s’enfonce encore davantage. Si bien que par ce procédé Dieu nous fait aller avec sagesse et modération : et ainsi, comme sans y penser, il insinue en nous par nos impuretés mêmes* un million de magnifiques vertus dont l’éclat est autant grand et admirable qu’il y a d’esprit d’humilité ; Il m’a fait de grandes choses parce qu’il a regardé l’humilité de sa servante104, dit la sainte Vierge.

19. Où il faut remarquer que plus l’âme entre dans cette conduite de l’Esprit de Dieu, plus aussi découvre-t-elle de défauts ; parce que ce procédé lui donne plus de lumière et de grâce [305], et ainsi lui aide davantage à découvrir son fond de corruption : ce qui doit de plus en plus encourager l’âme à continuer ce procédé de se servir de ses fautes mêmes pour sortir de soi en mourant à soi-même. Prenez bien garde de ne devenir pas plus active, plus vous voyez vos défauts ; mais soyez bien plus humblement fidèle pour les détruire en cette manière, laquelle comme sans y penser en vous humiliant et vous corrigeant, selon que vous pourrez, vous unit insensiblement à Jésus-Christ.

20. Et voilà la raison pourquoi cet acte de mort à vous-même, en allant rechercher cette personne, qui vous avait offensée [fém.], a touché son cœur. Ce procédé est très bon ; et par là vous faites régner Jésus-Christ sur cette âme. Il est plus selon Dieu de faire par là succomber la raison humaine ; cela peut toujours servir et jamais nuire. Continuez au nom de Dieu à faire régner la foi et elle vous fera régner assurément105.

3.55 S’outrepasser et s’oublier

L.LV. S’outrepasser et s’oublier incessamment, sans s’arrêter par ses scrupules ou défauts, pour aller et pour se tenir à Dieu même. Nécessité et importance de cette foi non seulement pour les âmes qui vont à Dieu, mais aussi pour celles qui à force de se quitter arrivent en lui.

1. Vous savez que dans notre dernière entrevue, je vous ai dit qu’il était d’infinie conséquence pour vous de vous outrepasser incessamment sans vous amuser au discernement [306] de ce que vous sentez et ne sentez pas, si vous êtes en paix ou non ; et enfin de ne pas vous amuser à remédier et à ajuster le trouble qui peut être en vous, soit par vos défauts ou bien par d’autres peines, de quelque nature qu’elles soient ; mais bien, oubliant tout par une agilité de votre volonté amoureuse, de retourner à Dieu, proche duquel et dans lequel on trouve remède à toutes choses, pourvu que les âmes aient la patience de porter la senteur de leur fumier, c’est-à-dire la peine de se voir imparfaites et de ce qu’elles ne s’avancent pas comme elles voudraient.

2. Remarquez bien que toute âme, qui ne tient pas ce procédé comme il faut, a toujours quelque orgueil secret, quelque amour propre, et quelque confiance en son travail. Et quoiqu’elle croit que ce soit pour Dieu et pour se purifier qu’elle fait ces réflexions gênantes et prend ce travail qui la trouble et l’inquiète, la mettant en confusion intérieure, qu’elle me croie et sache assurément que c’est une tromperie, et que le fin et le plus secret de cela est ce que je vous viens de dire. Ce qui est cause dans la vérité que ces sortes de troubles en confusion ne réussissent pas ; mais plutôt que l’on réussit en outrepassant un million de petites bagarres et embarras que la nature produit en certaines âmes, aussi bien au fait du spirituel que du temporel.

3. Si les âmes qui veulent se donner à Dieu, après avoir purifié leur conscience par le sacrement de pénitence, par quelques années de bonnes méditations, lectures spirituelles et autres telles pratiques, propres pour purifier et nous aider à la pratique des vertus, afin de [307] mettre les solides fondements de l’intérieur, tâchaient ensuite, s’appliquant davantage et plus purement à Dieu, de faire usage des lumières que Dieu leur donne et généralement de tous les moyens de retourner à Lui, en s’outrepassant soi-même et en se vidant ainsi soi-même par retour simple et fidèle, on ferait plus en un mois qu’on ne fait de plus souvent en toute sa vie : car quantité d’âmes, spécialement de votre sexe, ayant travaillé à leur purification de la première manière, en venant ensuite à s’approcher de Dieu avec plus de simplicité, pour l’ordinaire demeure là ; d’autant que, ne le surpassant et n’y s’outrepassant pas, elles demeurent finement embourbées, sous prétexte de bien, dans leur amour-propre, et à remédier à une chose qui est irrémédiable, sinon en s’approchant véritablement de Dieu de la manière susdite ; et il se trouve que ne faisant pas de cette sorte, plus elles pensent remédier à leur soi-même et plus elles s’inquiètent pour cet effet ; plus elles s’y enfoncent et souvent s’y embourbent de telle manière qu’elles n’en sortent jamais, mourant dans tous les désirs d’être à Dieu sans jamais Le trouver, de beaucoup se purifier sans pouvoir rencontrer la pureté ; et ainsi toute leur perfection consiste en un désir de Dieu, lequel est et sera toujours défectueux, et en nécessité du secours et de l’appui des créatures, ne pouvant jamais trouver la paix de leur âme ni la paix de Dieu où Il fait vraiment Son séjour : In pace locus ejus106. Vous voyez donc, si vous n’y prenez garde par sa bonté, que par désir de Dieu vous demeurerez toujours hors de Dieu et que par désir de pureté, vous demeurerez toujours dans l’impureté, [308] et cela faute de Le bien désirer et exécuter ; ce qui ne se peut faire que par le moyen que je viens de dire, c’est-à-dire en vous outrepassant véritablement vous-même.

4. Cet outrepassement et oubli de soi-même et de ses intérêts, tant temporels qu’éternels, ne se fait pas tout d’un coup mais peu à peu et par des pratiques réitérées ; comme quand vous avez quelque chose qui vous trouble, il ne faut pas vous amuser à le vouloir ajuster, mais en retournant vers Dieu, vous y tenir fermement au-dessus de vos scrupules. Quand vous avez des scrupules ou peines d’esprit, si vous avez le moyen et la commodité de demander l’avis de votre supérieure, faite-le à la lettre et sans vouloir l’ajuster à vos lumières et à la peine que vous sentez, suivez-le au-dessus de vous-même. Quand vous commettez des défauts, distinguez bien s’ils sont volontaires absolument ou non : s’ils ne sont pas volontaires, remédiez-y en paix en vous abandonnant à Dieu et retournant vers Lui humblement. Quand je vous dis, distinguer s’ils sont volontaires, je n’entends pas par une réflexion ; mais du premier abord sans rien éplucher, vous saurez bien s’ils sont absolument volontaires, car s’ils ne sont volontaires qu’en doute, vous devez en demeurer en repos comme des non volontaires, sans vous y arrêter. Pour ce qui est des volontaires, il faut les corriger avec courage, mais avec une grande patience et longanimité ; autrement, vous ne vous en déferez jamais.

5. Et il est bien à remarquer que faute d’avoir beaucoup de patience et de longanimité au fait de corriger ses défauts, et d’acquérir la vertu, l’on travaille infiniment et l’on fait [309] très peu ; et même bien souvent par un bon prétexte de Dieu et de perfection, on se pousse à bout, on ruine son corps et on affaiblit son esprit ; et ainsi l’on se remplit d’un secret orgueil, et croyant escalader le ciel et la perfection, on perd ses forces ; et cependant on ne fait que monter au plus haut de soi-même par orgueil ; d’où viennent les troubles secrets. Souvent même plusieurs personnes après un long travail, abandonnent tout, ou bien on le leur fait abandonner par raison, car elles deviendraient cruches ; et celles-là sont encore les meilleures ; car il y en a dont l’orgueil se confirme si bien, qu’étant habituées à se conduire par leurs propres lumières, elles ont une telle suffisance qu’elles roulent de précipices en précipices, sans qu’on puisse les en tirer, d’autant que tels précipices sont cachés sous prétexte de piété, ce qui ne peut être découvert que par la lumière divine de quelque personne fort éclairée.

6. C’est pourquoi, supposé l’état où je sais que vous êtes, demeurez en paix, soyez obéissante à l’aveugle, ne vous arrêtez et ne vous amusez pas à ce que vous sentez et à ce que vous avez intérieurement, ni à vos défauts que vous expérimentez ; mais vous outrepassant en foi, cherchez, aimez, et vous tenez fermement à Dieu, quoiqu’en ténèbres.

Toute cette conduite n’est pas seulement nécessaire pour dégager de soi une âme qui commence, et qui veut beaucoup avancer vers Dieu, mais encore pour celles qui, à force d’aller à Dieu en se quittant, arrivent en Dieu par le véritable néant d’elles-mêmes.

7. Si les premières ont besoin de s’outrepasser, et tout ce qui est en elles et d’elles, [310] pour marcher légèrement et vitement vers Dieu, celles-ci en ont encore besoin, à moins de demeurer arrêtés dès le premier pas. Comme Dieu n’est qu’un abîme perpétuel à l’esprit humain, il faut pour y avancer continuellement, se perdre sans cesse et aller toujours au-dessus de ce que l’on a, de ce que l’on sent, et de ce dont on jouit ; autrement non seulement vous demeurez arrêtés, mais encore vous êtes en hasard de vous égarer dès le premier pas et cela par un mauvais égarement. Car pour bien aller à Dieu, il faut toujours être égaré et perdu, sans voir, n’y ayant rien en Dieu que Dieu même ; et aller ainsi infiniment au-dessus de tout ce que nous pouvons voir, que nous pouvons goûter, et dont nous pouvons jouir. C’est pourquoi quand Dieu trouve une âme courageuse et non sensible sur soi et sur ses intérêts, Il ne la laisse jamais un moment sans qu’elle soit en nécessité de tout outrepasser, pour se précipiter et tout perdre, afin de Le trouver sans cesse, et sans qu’un moment de jouissance de Dieu puisse être égal et semblable. Et voilà le moyen d’aller en Dieu par Dieu même, qui n’est jamais autre, étant Dieu même et non quelque chose de Lui. C’est en quoi se trompent plusieurs âmes, qui prennent souvent quelque chose de Dieu pour Dieu, comme quelque souverain goût ou quelque union ou lumière divine ; mais au cas que ce soit Dieu même que l’âme ait trouvé, si elle est fidèle, jamais un moment de la vie n’est semblable ; car Dieu est un abîme où il n’y a et ne se trouve jamais de fond, l’âme y allant en se perdant ou se précipitant, et outrepassant tout ; ou plutôt Dieu, trouvé, lui fait faire, d’une [311] manière admirable, ces démarches.

8. C’est pourquoi telle âme voit la nécessité qu’il y a d’acheminer et d’instruire les âmes qui commencent et se perfectionnent, à cet outrepassement et à cet abandon de soi-même, afin qu’étant habituées peu à peu à tel procédé, elles sachent mieux s’en servir, quand elles auront tant cherché Dieu qu’enfin elles L’auront trouvé, ce qui n’est qu’un commencement de course. Car ayant trouvé Dieu, c’est pour lors que l’âme commence d’aller en Dieu, non en mouvement, mais en repos et jouissance. Mais comme Dieu est infini, Il ne peut jamais en cette vie être trouvé avec bornes et disant : c’est assez ; ce qui est cause que l’âme expérimente la nécessité qu’elle a d’outrepasser tout incessamment et de ne faire jamais réflexion sur ce qu’elle a ou qu’elle n’a pas, allant toujours de Dieu en Dieu par Dieu même, c’est-à-dire par ce qu’elle a de moment en moment, ou plutôt par ce qu’elle n’a pas, ne se mettant en peine de ce qu’elle a ou de ce qu’elle n’a pas pour aller à Dieu en Dieu. Telle âme ne va jamais par ce qu’elle a, mais par Dieu au-dessus de tout ; et par là elle abîme non seulement soi-même, mais tous les défauts et tous les obstacles qu’elle a et qui se rencontrent, en Dieu non aperçu et non goûté, comme une paille est consumée en un moment dans un grand incendie. Elle est dans le temps et hors du temps ; d’autant qu’elle sait à tout moment outrepasser pour vivre et être en Dieu, dans lequel elle vit sans moi, en y trouvant tout sans y rien avoir.

9. Je dis ceci en passant, afin que par ce faible mais véritable crayon, vous voyiez l’importance [312] qu’il y a d’aider les âmes où il y a de la capacité naturelle et de grâce, pour prendre cette manière d’outrepasser tout. Car certainement c’est travailler à leur aider pour un ouvrage d’infinie conséquence dans la suite ; d’autant qu’à moins d’être très courageux et fort à tout outrepasser et à se perdre de précipices en précipices en Dieu, les âmes n’y avancent pas et demeurent à la porte et même souvent reculent à cause de l’horreur et de la frayeur que tels précipices que Dieu a trouvés leur imprime et leur cause, devenant sans voie ni sentier avec des horreurs effroyables. Qui ne l’a expérimenté ne le croira jamais ; et cependant plus les précipices sont grands et les naufrages assurés et sans remède, plus Dieu est encore trouvé plus avantageusement, dans lequel l’âme a tout et trouve tout, non en ayant, mais en jouissant en cette manière de perte, ne souffrant et ne pouvant souffrir en elle rien qui lui fasse image et qui particularise ; et par ce moyen, jouissant d’une paix inaltérable au milieu de ces troubles, jouissant d’une pureté qui charme le cœur de Dieu au milieu de la pauvreté de la nature, et enfin jouissant de Dieu incessamment, sans L’avoir par rien de particulier, mais L’ayant très avantageusement en ne L’ayant pas, et jouissant de Lui sans en jouir, mais allant toujours par ce qu’elle n’a pas en Celui qui est sans fin ni fond : car qui a Dieu en cette vie, ne l’a pas en vérité mais en image. Il faut ici cesser, car c’en est assez pour voir l’importance de cette outrepassement et de la fuite de soi-même.

3.56 Se voir en Dieu. Etc.

L.LVI. Se voir et se communiquer en Dieu. Que les âmes que Dieu destine pour soi, y sont disposées par les obscurités, les morts et les pertes de toute sorte, afin de les anéantir de plus en plus à l’égard d’elles et de toutes choses. Bonheur ineffable du Rien qui fait trouver Dieu en lui-même, avec des merveilles encore plus incompréhensibles, qui suivent ce Rien soit dès cette vie, soit après la mort.

1. Quoique je ne vous écrive pas souvent, et que je paraisse vous oublier en quelque manière, je vous assure que vous m’êtes toujours présente. On peut en cette vie avoir une autre conversation avec ses amis que par les sens, et de cette manière leur être plus utile. Je vous avoue que l’écriture m’est présentement assez pénible, et que je m’en dispense autant que je puis, n’y ayant que la dernière nécessité qui m’y force. Je n’ai pas moins de peine à aller voir ou à soigner mes amis : ce qui me fait non les oublier, mais les perdre volontiers et les trouver en Dieu. Tout autre procédé dans la vie est dur et ennuyeux quand celui-ci est donné. Et Dieu le donnant à une âme, Il désire infiniment le réciproque, c’est-à-dire l’oubli de celui des sens, par lesquels on parle, on écrit, et on entretient par une conversation autrefois aimable ses amis, afin que conversant en esprit en Dieu, on trouve là non seulement Dieu, mais encore ses amis ; et qu’y laissant perdre son procédé actif, nécessaire à la première manière, on entre dans le silence, le repos et la perte entière de tout [314] pour trouver tout en Celui où non seulement tout est et se trouve, mais bien plus parfaitement. Car en vérité il s’y rencontre une conversation, un parler et un entretien délicieux ; là on n’a pas besoin d’aller corporellement bien loin, pour voir ses amis et leur parler : on les a toujours là ; il ne faut pas une succession de paroles pour s’exprimer, parlant d’une manière qui n’a besoin de ces expressions107. Enfin l’on a et l’on fait toutes choses, et l’on trouve tout, selon le bon plaisir de Dieu, mieux et plus avantageusement sans comparaison, que l’on ne le fait par les sens, en allant visiter ses amis, en leur écrivant, et en leur servant comme par le passé ; tout ce vieux procédé est ennuyeux et à charge à un cœur et à un esprit qui est en Dieu et qui L’a trouvé ; et l’on ne demande, selon l’instinct de son cœur, que le repos, l’oubli de tout le créé, et la perte de toutes choses, car par là l’âme se perd et s’enfonce en Dieu et jouit de plus en plus de Dieu dans lequel toutes choses se trouvent, ou pour mieux m’expliquer, qui devient toutes choses à ces âmes.

2. Vous me direz peut-être que vous ne comprenez pas ce procédé, et que vous vous en tenez au premier, par lequel l’on se parle, et l’on reçoit beaucoup de bonnes et saintes choses qui donnent un grand soulagement, et une lumière qui soutient. Je crois que cela a été vrai en son temps, et que présentement il ne se trouverait pas également vrai, au moins de mon côté, l’autre étant plus véritable, réel et efficace que n’a été le premier. Il est vrai qu’il est difficile à comprendre, à moins que de l’avoir ; mais autant que les âmes qui résident [315] encore dans les sens, ont de difficulté à s’y rendre, ne le comprenant pas, autant ceux qui l’ont, trouvent-ils de joie, de bonheur et de plénitude en s’en servant uniquement pour toutes choses.

3. C’est donc là où je veux vous voir et d’où je vous écrirai, quoique je ne vous écrive pas. C’est par ce moyen, je ne dis pas que je vous irai voir, mais que je serai toujours avec vous ; car étant là, cent lieues et mille lieues ne sont que pour un moment de chemin. Là on ne va, ni on ne vient, parce qu’on est toujours où l’on veut être ; les créatures ni les affaires ne peuvent empêcher notre entretien ni notre conversation, car on est toujours seul. Et enfin étant en Dieu et se voyant et conversant par Lui, tout ce qui est la suite des sens qui fatigue en cette vie, est levé pour avoir la vraie liberté et en jouir en Dieu, où même on se voit, on converse, et on se sert sans se nuire, sans se fatiguer et sans se rabaisser.

Ceci est très vrai et Dieu le donnant, on y doit être très constamment fidèle. Et on trouve dans la suite que l’on ne fait perte que de l’impur, soit pour le prochain, soit aussi pour soi-même, ne s’aidant ni conversant qu’en Dieu, et ne laissant plus rien qu’en cette simple et perdue manière, qui se commence en allant à Dieu et se perfectionne en Dieu durant que l’on vit.

4. Je vous dis tout ceci pour vous éclairer sur plusieurs choses : savoir que les âmes que Dieu destine pour Soi, Il les rend capables et propres pour les obscurités et les ténèbres, peu à peu les dénuant ; non par le moyen des lumières [316], mais par des manières si naturelles qu’il semble à l’âme que ce que Dieu fait en elle, soit de vraies ténèbres de la nature et un défaut de vraies lumières, qui ne peut que la précipiter peu à peu en des péchés et l’éloigner de Dieu. Dieu ne Se contente pas même de donner, et de continuer à de telles âmes ces obscurités qui leur paraissent si naturelles comme j’ai dit ; Il leur donne, au cas qu’elles soient fidèles à se perdre et à mourir, des ténèbres encore plus sombres. Les premières ténèbres leur ôtent la vue de la voie et leur cache Dieu, et par là peu à peu les estropient pour les pratiques des vertus au fait d’une correspondance savoureuse que les actes ont pour l’ordinaire. Ainsi peu à peu cette correspondance, cette facilité pour la vertu et cette douce inclinaison se perdant, l’âme est entourée de ténèbres, ce qui assurément donne lieu à une telle âme, certifiée de la lumière de Dieu en elle, de mourir et de se perdre, poursuivant et se contentant de telle obscurité qui va toujours augmentant. Et ainsi cette obscurité première fait naître l’autre par un défaut de vertu apparent, ce qui est sans comparaison plus ténébreux et par conséquent plus fort pour la perdre. L’âme étant assez forte pour porter le procédé de cette lumière et se perdre par son moyen, en se contentant d’elle et vivant d’elle en son égarement, telles obscurités, égarant cette âme encore davantage, lui font perdre la propriété de ses lumières et de ses voies afin d’entrer dans la voie de Dieu, où l’on ne peut jamais subsister ni marcher sans perte.

5. Quand donc une telle âme a fait le [317] progrès que ces sortes d’obscurités exigent de l’âme, pour lors Dieu poursuit et l’obscurcit encore de plus en plus par des ténèbres qui non seulement l’égarent en sa voie, mais la pénètrent très profondément, afin que par ce moyen elle se perde soi-même108. Les premières lui causent la perte de ses lumières pour la disposer à celle de Dieu et lui faire trouver la vraie lumière. Les secondes lui font perdre son soi-même et pour lors étant accablée de ténèbres, obscurités et sécheresses, un engourdissement vers Dieu, pour la vertu et à l’égard des choses, s’empare de tout l’intérieur de telle façon que tout lui devient à dégoût. Un ennui étrange se saisit de son cœur et de son esprit, elle perd ses inclinations pour Dieu et enfin la nature devient si dépouillée de tout bien, de toute vertu et de tout usage des choses saintes et des actes vertueux, qu’elle tombe insensiblement dans le fond de la nature. Dieu ajoute pour l’ordinaire, au cas que la fidélité se rencontre en cette âme pour s’abandonner en telles épreuves, des surprises assez fréquentes en des fautes conformes aux inclinations naturelles de l’âme : si le naturel est colère, de la colère ; s’il est mélancolique, des tristesses ; si affectif, des tentations impures et ainsi de divers naturels. L’âme n’a pas seulement des tentations, mais très souvent, selon le degré de force qu’elle possède en sa faiblesse, des chutes et même d’aussi grandes que cette force est constante, par lesquelles l’âme est non seulement entourée, mais de plus pénétrée de ténèbres, si avant que ce procédé de ténèbres et d’obscurités va déracinant ce misérable soi-même. [318]

6. Ici l’âme devient non seulement égarée dans les ténèbres, comme un homme perdu en son chemin étant en voyage ; mais encore elle est réduite à chaque moment dans des précipices, dont la vue continuelle fait véritablement glacer le sang dans les veines, et par nécessité porte une telle personne à sacrifier et à perdre sa propre âme, autant de fois qu’elle a des moments pour faire, malgré elle, réflexion sur soi-même. Quand elle pense se sauver d’un défaut, elle tombe dans un autre ; et plus elle peine et travaille pour arranger son affaire, se contentant en quelque moment de quelque chose qui peut glorifier Dieu, plus elle est toute étonnée qu’elle renverse tout par des défauts imprévus ; plus elle pense s’ajuster et se parer, plus elle se salit. Et tout cela va toujours s’augmentant jusqu’à ce qu’elle soit en vérité réduite au désespoir de soi-même, par une perte qu’elle fait de tout soi, et de toute son opération, pour n’être et ne se mouvoir qu’autant et comme Dieu le voudra.

7. De vous exprimer les angoisses, les peines et les tristesses mortelles que l’âme souffre, cela ne se peut, car ayant en soi un si fort désir de la pureté, et cependant ne faisant que se salir, comment vivre ? Tout le monde, tous les livres, toute la sainteté ne prêche que la vertu et la pureté ; et elle n’est qu’ordure, que défauts et véritables chutes. Que faire ? Il faut qu’elle se perde malgré elle-même ; et cela est si vrai qu’à moins d’un miracle, si Dieu ne prenait ce procédé, jamais Il [ne] déferait l’âme d’elle-même, et elle serait toujours subsistant en elle-même et pour elle-même.

8. La première obscurité est fort longue, [319] mais celle-ci l’est encore davantage, et l’est autant que Dieu a dessein de Se donner Lui-même. Ceci est un Mystère dont le secret n’est manifesté à l’âme que lorsque telles obscurités et les ténèbres ont fait leur opération.

Durant tout ce temps, il n’y a rien de si pauvre à ses propres yeux et aux yeux d’autrui, à moins que les personnes avec lesquelles elle est, ne pénètrent la nue. Mais comme il est très difficile de trouver des âmes qui se laissent au long et au large manier et traiter de Dieu, on se soutient toujours ; et ainsi on remarque toujours les actes propres, soit de lumière ou de vertu, qui font quelque édification ; mais quand telles âmes se laissent conduire sans vue ni de leur sainteté, ni de leur établissement, ni même de leur bonheur éternel, pour lors elles tombent à fond et se perdent sans ressource, perdant non seulement tout ce qui les élevait vers Dieu, mais encore ce qui les mettait en estime devant les créatures, et qui les assurait en leur état intérieur.

9. Quand l’âme pense et travaille pour être mieux à Dieu en certain temps ou fêtes, pour lors non seulement elle est plus pauvre, mais elle expérimente encore davantage sa misère et sa pauvreté. Et l’âme qui ne fait et qui ne peut jamais apprendre ce procédé, se tourmente secrètement et tâche finement de s’embellir et former ; mais tout cela n’est de nul effet ; cela n’est proprement qu’une chose ajoutée qui tombe aussitôt sans aucune vie ni efficace. Elle va donc toujours contre le fil de l’eau, autant qu’elle travaille à sa pureté, sa vertu et sa sainteté ; et elle voit qu’elle tombe si naturellement dans tout le contraire de ce qu’elle désirait, [320] qu’elle perd tout désir de travailler, ne faisant que se perdre, ou plutôt se laisser perdre et emporter peu à peu à une mort inconnue, qui est mystérieusement renfermée en ses défauts et en l’obscurité, la sécheresse et la mort qu’ils lui causent.

10. Tout ceci n’est qu’un faible crayon de la vérité que la grâce va opérant dans une âme que Dieu destine pour Lui-même, afin que, par ceci, vous voyiez que vous n’êtes pas au bout et à la fin de vos obscurités, morts, et pertes de vous-même, et que de plus vous compreniez le dessein de Dieu dans ces obscurités où vous êtes, et dans ces misères intérieures et extérieures que vous souffrez.

Par là vous pouvez voir et remarquer où vous en êtes à l’égard de votre approche de Dieu et de votre perte en Lui. Car si vous ne vivez et ne vous perdez doucement en vous laissant dévorer aux ténèbres intérieures, c’est signe que vous possédez encore beaucoup vos lumières propres, et que vos voies sont peu celles de Dieu, où l’on ne peut jamais marcher qu’en se perdant, et dont on ne jouit qu’en étant égaré.

11. Vous pouvez de plus remarquer si vous avez commencé d’être en Dieu, ou même jusqu’où vous en êtes, par l’expérience de votre perte en vos défauts et en vos misères spirituelles. Car une âme qui a trouvé Dieu, jouit de la pureté intérieure, jouit des vertus, et de tout le reste que l’on appelle sainteté, en se perdant ; et si elle en aperçoit quelque chose en soi, par soi, et non par sa propre pourriture, elle doit croire assurément qu’elle est âme de bonne volonté, mais non encore [321] en Dieu, où sa pourriture lui peut faire trouver Dieu, et où autant qu’elle s’y trouve et qu’elle se perd, autant elle pourrit encore davantage.

C’est ici le Mystère du grain de froment dont Jésus-Christ parle dans le saint Évangile, qui vit autant qu’il meurt ; et les défauts, les pauvretés et les misères spirituelles sont le fumier qui fait, qui augmente et qui hâte cette pourriture, et qui par conséquent donne lieu à cette vie.

12. Il faudrait des discours infinis pour vous dire tout ce qui se passe en ces obscurités et dans ces misères, pour opérer cet égarement, cette perte et cette mort. Mais c’est assez pour vous assurer que les obscurités que vous avez sont bonnes, et que tout le mal que vous y faites, est de vous posséder trop en y voulant remédier, et en vous y soutenant, au lieu de vous y perdre et de vous y laisser à corps perdu ; que tous les défauts et les manquements de vertu, qui vous humilient et vous font petite à vos yeux, vous causent bien un bon effet, mais non celui que Dieu prétend, qui serait de vous faire sortir de vous-même et de vous perdre vraiment à tous et à toutes choses, quelque bonnes et saintes qu’elles puissent être. Ainsi au lieu d’aller par tous ces moyens que vous avez, ne les croyant pas moyens, vous vous arrêtez à y remédier et vous ne faites rien, ne faisant pas ce que Dieu veut. D’où vient que vous pourriez faire en un jour ce que vous n’avez pas fait en dix années ; et vous pourriez encore plus faire, toute pauvre, toute aveugle corporellement aussi bien que spirituellement, [322] même sans rien avoir, et ne faisant rien qui vaille selon vos vues, en un jour, en vous perdant autant que l’ordre divin vous faite telle que vous m’exprimez.

13. Mais, me direz-vous, quelle différence y a-t-il entre une âme sans lumière divine et, en ces commencements, toute imparfaite et sans vertu, et entre moi ? Toute différence que vous ne pouvez discerner par votre lumière ; car cette divine lumière qui constitue ce degré et dont Dieu vous a fait quelque part, ne se peut voir ni discerner que par deux manières, comme j’ai dit en plusieurs écrits, ou par la lumière d’autrui, cet autrui étant divinement éclairé ; ou bien en Dieu, conformément à ces divines paroles : In lumine tuo videbimus lumen109, en Votre lumière nous verrons la lumière divine que Vous nous communiquez.

14. Or il n’en va pas de même des autres lumières surnaturelles, quoique même passives. Comme elles causent toujours des espèces dans les âmes qu’elles éclairent, on les peut toujours voir par leurs effets, mais cette lumière divine étant en soi si pure, comme elle est, ne cause pas des espèces, supposé la pureté en une âme ; ainsi l’âme ne la peut jamais voir en soi, sinon en Dieu, de manière qu’il faut même qu’elle soit déjà dans un très grand degré, avant qu’on la puisse voir en Dieu. Ce qui est cause qu’il ne faut pas s’arrêter à ce discernement ; autrement à tout moment on serait égaré, et on la perdrait infailliblement. Il faut donc s’arrêter à la soumission, qui assurément et très certainement nous conduira à cette divine lumière et par cette divine lumière [323] en Dieu, où, étant suffisamment perdu pour ne plus se retrouver, on pourra facilement voir la lumière en la lumière, c’est-à-dire cette divine lumière en Dieu, et ainsi découvrir non en elle, mais en Dieu ces mystérieuses démarches, les comprendre par conséquent comme les obscurités, les sécheresses, les misères et le rien, sont la lumière qui éclaire, sont les richesses qui élèvent, et la plénitude où Dieu est trouvé.

15. Quand je dis que la lumière ne se peut voir en soi, je dis vrai : car cette divine lumière est si pure, qu’elle ne peut être aperçue, c’est plutôt un moyen par lequel on voit et on a une autre chose, que de pouvoir dire qu’on la voit et qu’on l’ait. Vous voyez par la lumière du soleil les objets, mais elle-même, étant fort pure, est invisible, et vous ne la pouvez discerner qu’étant rempli d’atomes, si bien que ce sont les objets qu’elle fait voir et ce n’est pas elle-même qui proprement est vue. J’ai parlé tant de fois de cette divine lumière que je ne vous en veux pas parler davantage ; vous pouvez avoir recours à ce que je vous en dis autre part.

16. Tout cela étant très vrai, comme les âmes d’expérience vous en peuvent certifier, il faut donc que vous vous contentiez de la soumission, et que sous cette voie vous marchiez à grands pas en vous perdant sans relâche, croyant que c’est vous trouver que de vous perdre, et que c’est vraiment posséder toutes choses que de n’avoir rien, ce divin Rien étant opéré par la miraculeuse et mystérieuse lumière divine ou lumière de foi.

Heureux Rien, que ta plénitude est grande, [324] à la charge que jamais on ne te possédera, mais plutôt que tu posséderas l’âme, en la perdant en ton vaste sein et en ta plénitude infinie ! Bienheureux Rien ! Puisque après la lumière de gloire, une âme ne peut jouir de Dieu plus à l’aise, ni en plus grande plénitude et en liberté plus générale, que par ton moyen. Bienheureux ! Car en toi seul on peut trouver Dieu sans crainte de Le perdre et sans soin de Le retenir, et sans peine de Le posséder, puisqu’en vérité on Le trouve en toi sans fond ni rive, c’est-à-dire on Le trouve Lui-même. Bienheureux ! D’autant qu’en toi se trouve toute joie, non des sens ni de l’esprit (car il y aurait quelque chose et non ce rien parfait et entier). Mais en Dieu, donc par Sa miséricorde, nous sommes capables de jouir, non en nous, mais hors de nous. Ainsi qui dit jouir de Dieu hors du rien, c’est-à-dire en la chose même la plus relevée que l’on peut comprendre, ce n’est pas arriver à ce que Dieu nous a destiné, et ce à quoi Il nous appelle : c’est pour Lui seul qu’Il nous a créés, et ainsi Il nous a fait capables de Lui seul par le Rien et dans le Rien.

Heureux Rien donc, par lequel nous jouirons de Lui, et par le moyen duquel nous arrivons à cette merveilleuse et miraculeuse grâce ! Heureux Rien enfin, qui nous rend capable de jouir et de vivre en Dieu aussi bien en agissant qu’en contemplant ! C’est vraiment en toi et par toi seul que nous devons nous perdre et nous abîmer en Dieu, pour ne nous retrouver jamais, ni aucune chose créée, sinon lorsqu’elles nous serons devenues le tout, même par ton moyen ! Conformément à ce que j’en [325] ai dit dans un papier depuis peu écrit à N.

17. Ces expressions semblent exagérantes à qui n’a point l’expérience profonde, soit du Rien, ou de la vie trouvée en ce Rien ; cependant c’est la simple et sincère vérité, que l’on ne peut exprimer que par des paroles qui disent des choses grandes ; et ce rien est et paraît si pauvre, si petit et si vraiment rien, spécialement quand il est en toutes manières comme je le viens d’exprimer, que tout semble exagérant.

Car, me direz-vous, je veux vous croire ; mais de bonne foi je ne vois en moi que du naturel, où il y a une bonne volonté ; mais c’est le tout ; car pour l’expérience de mes bassesses et de mes défauts, elle est vraie et réelle, n’ayant que la pure nature qui veut de propos délibéré le mal. Je voudrais bien être bonne et je me contente un peu, étant en quelque repos ; mais de comprendre et de croire rien en moi de surnaturel, et qui soit un bon et surnaturel rien, comme vous me le dites, je ne puis le voir ; et c’est ce qui me rabaisse incessamment.

18. Tout cela est véritable, c’est comme vous devez être en ce Rien, comme je vous l’exprime ; autrement vous ne vous posséderiez jamais à pur et à plein en Dieu et en ce rien même. Tout le mal est que, suivant l’inclination de cette bonne volonté qui est et qui reste en vous, vous faites des retours sur vous, et que vos vues vous rabaissent incessamment en certains actes et en certaine timidité et appuis en bonnes choses que vous tâchez secrètement de mettre en vous, et que vous êtes toujours en état de faire quelque chose ; et [326] qu’ainsi vous ne vous unissez pas au dessein de Dieu, qui est de renverser plutôt et de brouiller tout chez vous, et cependant vous faites incessamment ce que vous pouvez pour tout ajuster.

Dieu veut faire en vous ce que cette bonne femme de l’Évangile (Luc, 15,8) fit pour retrouver sa drachme ; elle démeubla et enfin vida tout, jusqu’à ce qu’elle l’eut trouvée : ainsi Dieu renverse toute votre âme pour la trouver en Lui. Cette drachme est vraiment Dieu dans le centre de notre âme, que l’âme ne peut trouver par autre moyen qu’en vidant et en perdant tout ; et elle ne peut jamais vider ni perdre tout que par le procédé susdit.

19. Les autres âmes que Dieu veut embellir et purifier en ellesmêmes, ne prennent pas ce procédé, car les lumières, l’amour sensible et aperçu, et les vertus purifient et ornent ces âmes pour être agréable à Dieu, qui cependant subsistent toujours en elles-mêmes quoique purifiées et ornées : mais celles que Dieu appelle par l’autre voie, faisant perte de tout leur propre sans l’orner et embellir, le perdent en Dieu, où elles trouvent non leur beauté propre ni leur sainteté, mais la beauté de Dieu et la sainteté de la divine Majesté. Voilà la véritable drachme cachée dans le centre de notre âme en notre création, retrouvée et embellie tout de nouveau par la rédemption de Jésus-Christ et communiquée en source par le saint baptême.

20. Je vous avoue que ce procédé est si petit et si naturel comme il semble, et si commun que je ne puis assez exprimer ces choses ; [327], car si l’on ne les comprend pas par une sorte d’expression, on le pourra peut-être par une autre. L’expression de ce procédé et de ce qui se passe en l’âme dans ce rien, paraît exagérant, comme je le viens de dire ; et cependant elle ne l’est nullement. Tout ce que j’en dis et en ai dit n’étant encore rien de ce qu’il est, et de ce que l’âme y trouve, quand cet heureux Rien l’aura perdue en Dieu ; car pour lors, elle découvrira la vérité de tout et comprendra que tout ce que l’on en dit, n’est encore que parler en enfant, et que c’est une chose dans la vérité si réelle et si véritable qu’elle est sans expression.

21. Ce qui suit le rien est encore tout autre chose et tout autrement incompréhensible à qui ne l’a expérimenté. Quoi ? Qui pourrait croire que Dieu Lui-même Se donne, et Se donne d’une manière qui n’a plus de bornes et de fin, ni de règle que selon que ce rien, qui a précédé, a eu d’étendue ? Car autant que l’âme a été rien et s’y est perdue, autant la plénitude de Dieu même s’y est écoulée, l’âme par là devenant admirablement appropriée et capable de la plénitude de toutes les divines perfections. Et ayant fait perte de ses puissances, elle trouve les divines Personnes comme sources fécondes qui donnent leurs eaux autant et aussi pures que les puissances ont été anéanties et perdues dans cet heureux rien, lesquelles Personnes divines toujours actives et agissantes, relèvent le néant et le fumier de cette pauvre âme, en un opérer dont on pourrait dire des merveilles. Ce pauvre rien devient agi et agissant par une connaissance et un amour comme infini. Et comme [328] Dieu incessamment Se connaît et S’aime, aussi cette âme, toute vivante par les Personnes divines a Dieu pour objet incessamment et aussi continuellement que ce rien pauvre et misérable a privé autrefois cette âme de toute connaissance et de tout amour pour l’enfoncer dans ses misères et dans son fumier. Tout ceci, qui n’est encore qu’un faible crayon de ce qui suit le rien, paraît autant et encore plus exagérant que ce que l’on dit du rien ; cependant dans la vérité et sincérité, ce n’est rien en comparaison de ce qui en est.

22. Quand je réfléchis sur la doctrine chrétienne que l’on apprend aux enfants en leur bas âge, je dis en moi-même que l’on apprend peu ces vérités ; on croit les âmes seulement capables de les croire mais non pas d’en jouir, et l’on se trompe. On leur apprend donc qu’il y a un Dieu en trois Personnes, que nous sommes créés uniquement pour Lui afin de Le connaître et aimer. Ne croyez pas, au nom de Dieu, que le dessein de Sa divine Majesté par la Création et par l’Incarnation, soit que nous soyons seulement capables d’une certaine connaissance par la foi qui n’apprend que comme extérieurement ces vérités. Je crois que cela est pour plusieurs qui sont sanctifiés par les connaissances puisées en cette foi ; mais je crois aussi que le grand dessein de Dieu est que plusieurs âmes arrivent dès cette vie à la jouissance de ce pourquoi elles sont créées et que Dieu a gravé dans le centre de notre âme ; et qu’ainsi elles viennent à le posséder et à jouir de Dieu, des Personnes divines et de leur véritable opération, en la manière que la terre en est capable, c’est-àdire en foi. [329]

23. Autrefois j’ai cru comme de loin ces vérités ; mais je vois présentement qu’elles sont aussi réelles et que notre âme en peut jouir aussi véritablement que tout le monde du commun peut avoir la foi et ainsi, par son moyen, ménager son salut et espérer en l’autre vie la jouissance de ce qu’ils auront cru en cette vie, et dont ils n’auront pas joui. On peut donc véritablement en jouir dès cette vie non en lumière de gloire, mais en lumière de foi et de vérité vivifiée, et ainsi avoir en jouissance ce que le commun n’a qu’en foi et par pensée. Or cette jouissance est si vraie et si réelle, que pour l’expliquer dans la sincère vérité, il faudrait exprimer ce qui est en Dieu, un en naissance et trine en personnes, dire comment ce Dieu possède toutes Ses divines perfections, et ce qu’elles sont, exprimer comment Dieu le Père est toujours engendrant Son Verbe et comment de l’un et de l’autre le saint-Esprit procède. Je sais que la science et la foi nous enseignent ces choses ; mais je sais aussi que autant qu’une âme est morte à elle-même par son Rien, autant jouit-elle et a-t-elle la possession de ces merveilles, dont l’expression est infiniment savoureuse quoique l’on désire peu d’en parler mais beaucoup en jouir, d’autant que tout ce bonheur consiste en sa jouissance qui fait voir et donne des merveilles.

24. Pourquoi pensez-vous à votre avis que je me laisse aller à l’expression de ces choses ? Est-ce parce que je crois que vous y arriverez dans cette vie ? Non ; je ne crois pas que vous passiez votre rien ; mais afin de vous faire voir la grâce admirable à laquelle Dieu [330] vous appelle ; et que bien que vous ne voyiez et n’expérimentiez durant toute votre vie que pauvretés et misères, et enfin que vous ne soyez rien, ce rien véritable est présentement, quoique inconnuement, et sera après votre mort autant fécond en lumière de gloire, que vous vous perdrez dans cet heureux rien.

Je dis : « est et sera. » Premièrement, je dis « est », pour vous exprimer que votre âme doit être calme, abandonnée et perdue en ce que vous avez et pouvez à présent. Deuxièmement, je dis « sera », pour vous donner quelque préconnaissance de ce que vous trouverez après votre mort, parce qu’avec la miséricorde de Dieu, vous trouverez qu’autant que vous avez été dénuée, pauvre et perdue en votre rien, autant la jouissance de la plénitude de Dieu y correspondra dans la gloire.

25. Et il faut savoir que les âmes sont appelées différemment à cette grâce. Il y en a qui ne sont destinées que pour la perte, et qui ainsi vivent toujours en mourant à soi. Il y a même plusieurs degrés différents de cette perte, ce qui fait la différence des desseins de Dieu, toutes les âmes appelées à la perte étant appelées à un degré différent ; et ainsi elles ne jouissent proprement que dans la gloire selon le degré de leur perte.

Il y en a d’autres que Dieu appelle à davantage et ainsi elles sont destinées à la jouissance dès cette vie ; non, comme j’ai dit, en lumière de gloire, mais en foi éclairée. Et de cette sorte elles arrivent (au cas qu’elles remplissent le dessein de Dieu) non seulement à la jouissance inconnue de ce qui est caché dans leur rien, leur perte et leur unité, mais encore [331] elles arrivent à jouir de la plénitude de Dieu, où le degré de leur rien les a perdues en jouissance ; et ainsi cette jouissance de Dieu, un en essence et trine en Personnes, et toutes choses en Lui, est communiqué selon le degré du dessein de Dieu et de la correspondance fidèle de la créature appelée à cette grâce.

Et il ne nous importe, pourvu que nous remplissions le dessein éternel de Dieu ; il est vrai que plus il est grand sur une âme et plus elle y est fidèle, plus elle est heureuse et plus elle y doit être fidèle.

26. Retirez-vous donc, au nom de Dieu, de la croyance que vous n’avez rien qui vaille. Laissez votre âme se perdre dans le rien, selon le dessein éternel de Dieu sur vous. Mais croyez que si vous êtes fidèle jusqu’à la fin, Il sera votre plénitude, et que par Lui vous jouirez, Dieu aidant, de la plénitude de Dieu dans la gloire.

Prenez donc courage, au nom de Dieu, et faites ce que vous pourrez pour consoler votre âme, en faisant ce qu’Il désire de vous.

J’ai été un peu long ; mais la lumière étant présente, on ne peut finir, d’autant que non seulement la grandeur attire à en parler, mais encore la peine que l’on a, voyant des âmes, qui iraient à grands pas, s’arrêter, ne voulant aller par cette foi et se perdre en elle, sollicite à en dire tant de choses, pour leur aider un peu à franchir le pas, et se perdre plus courageusement en elle, sans tant s’arrêter et se regarder, et à avoir une mauvaise pitié sur soi, et sur les bagatelles que l’on perd, s’y laissant aller. J’appelle bagatelles toutes les choses qui sont au-dessous de Dieu, étant en [332] vérité moins que rien, comparées à Dieu, qui Se trouve en ce rien véritable110. Adieu en Dieu.

3.57 Multiplicité, Simplicité, Nudité

L.LVII. Conduite de Dieu sur l’âme pour la tirer de la multiplicité à la simplicité, et puis à la nudité, ou à sa simple présence en foi. état et pratiques de l’âme arrivée ici, dans l’oraison, à la communion et durant toute la journée.

1. J’ai bien de la joie de vous savoir en bonne santé, et d’apprendre que vous travaillez toujours de votre mieux pour elle selon le cœur de notre Seigneur. Ce doit être la toute votre consolation, le reste étant faible et peu capable de remplir un cœur et d’arrêter les désirs d’une âme qui a un peu de vraie lumière. Continuez donc au nom de Dieu, et vous trouverez assurément que sa bonté ne vous trompera pas étant votre guide invisible. Selon le monde, et dans le temps présent, il faut voir où l’on va : pour ce qui est de Dieu, il faut marcher à l’aveuglette et par un chemin que l’on ne connaît pas. Marcher de cette manière c’est marcher sûrement et à grands pas ; car c’est courir en foi qui a pour lumière Jésus-Christ et pour soutien sa toute-puissance et son infaillibilité divine. Jugez donc, si une âme qui va de cette sorte, doit être assurée dans son incertitude et clairvoyante dans son aveuglement, et forte dans son incroyable faiblesse.

Tout le malheur des âmes en cette rencontre vient de ce qu’elles ne peuvent quitter le terrien, s’appuyant toujours sur ce qu’elles sentent ou ne sentent pas, sur ce qu’elles ont ou n’ont pas ; et ainsi elles sont toujours pauvres et différentes par la pauvreté, la faiblesse et l’aveuglement de leur sens, n’apprenant jamais qu’elles ont en Jésus-Christ par la foi, d’autres yeux pour voir et un autre pouvoir pour se soutenir etc. ; et que de cette manière c’est perdre infiniment que de ne pas faire toujours et en toute rencontre usage de cette foi, par laquelle toutes ces merveilles sont en actes véritables toutes les fois que l’âme le désire.

2. Ne vous étonnez donc pas si votre âme devient de plus en plus aveugle et faible pour se délivrer des distractions, c’est une marque qu’elle avance. Au commencement la douceur, la lumière et la facilité sont nécessaires, car comme les sens pour lors doivent faire la démarche vers Dieu pour quitter les créatures et l’impur, cela ne se peut que par un moyen proportionné à leur capacité, savoir sensible et matériel ; mais quand cela est en quelque manière effectué, pour lors Dieu, qui ne demande que notre perfection et qui, nous aimant infiniment, nous attire à Lui, donne à notre âme d’autres moyens. L’âme, ne sachant ce procédé, se tourmente et est fort étonnée, car la main qui donne ce présent se cache sous l’ombre des ténèbres, des distractions et des croix, si bien que l’âme devient fort peinée, croyant tout perdre, car elle perd sa sensibilité, sa paix et la possession de ses sens, qui tombent en distractions et dans la peine. Par là Dieu faisant évanouir et disparaître le sensible, insensiblement et en trompant amoureusement [334] l’âme, Il la fait passer du sensible spirituel, de l’aperçu à l’inconnu et de l’assuré par le sensible au très assuré par la foi.

3. C’est là le procédé de la divine Majesté, qu’Il ne changera jamais jusqu’à la fin des siècles, conduisant les âmes, ses chères et bien-aimées épouses, toujours du visible à l’invisible, de la possession à ce que l’on ne possède pas, afin que peu à peu Il les attire à Lui, qui est l’invisible. Ceci est d’une grande étendue et il y aurait de quoi faire un gros volume pour faire voir ce procédé de Sa divine Majesté. Ce qui embarrasse quantité d’âmes qui veulent toujours voir, goûter et se rendre assurées et qui, par là, se ruinent sans ressource, demeurant toujours en elles-mêmes et ne s’avançant jamais, ou bien très peu, dans les voies de Dieu. Ce que je dis est si vrai qu’il est sans aucune exception, supposé le dessein de Dieu de tirer une âme hors des sens, et par conséquent de la tirer à Lui.

Toutes les âmes ne sont pas conduites par là, car plusieurs demeurent dans les sens et par conséquent dans la lumière, la facilité et le repos : là elles peuvent opérer leur salut par quantité d’actes de vertu accompagnés de croix de diverses façons, conformément à leur état et constitution sensible. Mais supposé le dessein de Dieu de les aider non seulement pour les sauver, mais pour les perfectionner en Son union, il faut qu’Il les fasse passer absolument du sensible à l’insensible et de ce qu’elles possèdent à ce qu’elles ne possèdent pas, et ainsi qu’elles marchent par l’aveuglement, les sécheresses et les pauvretés.

4. Tout cela supposé comme très véritable [335] et d’expérience, ne vous étonnez pas si vous voyez et apercevez que plus vous désirez avancer et vous perfectionner en la sainte oraison, plus vous tombez dans la sécheresse, ce qui vous cause des distractions infinies et même l’incapacité pour n’en être pas toujours accablée et en toute rencontre, soit à l’oraison, soit aussi à la sainte communion et au reste de vos exercices. Plus même vous avancerez en mettant en pratique ce que je vais vous marquer, plus vous remarquerez que vous deviendrez sèche, pauvre, faible et accablée par les distractions, afin que peu à peu vous vous dépreniez de vos actes et de vos aides, pour pouvoir marcher à l’aveugle et en pauvreté. Car où notre propre lumière cesse et notre appui propre et soutien succombe, la foi prend la place et commence d’éclairer et de fortifier l’âme, de telle manière qu’à mesure que le premier succombe, l’autre se fortifie jusqu’à ce que la propre lumière et la propre opération est si absolument succombée, que Dieu soit vivant en foi dans l’âme : justus ex fide vivit111, le juste vit de la foi.

5. Comme jusqu’ici il était nécessaire de vous aider à purifier vos sens et vous faire marcher par leur aide ou Dieu vous veut, aussi l’on vous a ce soutenu dans les moyens propres pour cet effet, vous conseillant les bonnes pensées, les saints actes de volonté, lesquelles sont aidées, soutenus et augmentés par les bonnes vérités, prise pour sujet d’oraison et pour entretien, soit à la communion, durant le jour.

Vous souviendrez que l’on vous a [336] conseillé au commencement que vous vous êtes donné à la sainte oraison, de prendre de bons sujets d’oraison, pour éclairer votre raison et vous procurer de bonnes lumières, afin de soutenir votre volonté dans le désir de l’amour divin ; ensuite remarquant que cela s’effectuait, on vous a conseillé que puisque ces chose de trop de raisonnement vous devenaient à dégoût, à cause qu’elles n’opéraient plus en votre âme, de les simplifier et de vous contenter de quelque simple vérité, afin que vos sens se simplifiant, ils s’approchassent peu à peu de l’unique très simple et très féconde Vérité éternelle.

6. Ce procédé est nécessaire, car une âme dans la méditation qui avance vers Dieu, quoiqu’elle aperçoive que ses efforts et ses lumières diminuent, comme tout son marcher est de s’approcher de la vérité simple, aussi ne doit-elle pas quitter tout d’un coup ses vérités, mais peu à peu les simplifier, c’est-à-dire d’un grand raisonnement et de beaucoup de matières venir à un plus simple et de moins de matière, d’un sujet un peu plus simple à un autre encore plus simple, et ainsi de pas en pas des sujets encore plus simples à un très simple, jusqu’à ce qu’enfin l’âme perd toute facilité de sujet, s’approchant de la simple vérité qui est Dieu.

Combien d’âmes faute de cette patience et de cette prudence sous la conduite de quelque personne expérimentée, se précipitent et perdant les aides des lumières, s’égarent et n’arrivant jamais à la vraie simplicité de leurs actes, ne trouvent jamais aussi la vraie et simple lumière qui est Dieu.

Mais au contraire quand une âme disposée [337] par la vocation divine et par la conduite, comme je viens de dire, trouve que tous ses efforts sont inutiles, et que plus elle prend lumière plus elle est véritablement sans lumière, plus elle s’aide plus elle devient sans appui, et plus elle pense se remplir plus elle devient vide, s’accablant par là de distractions à cause du vide que son opération cause ; pour lors, si on lui a conseillé au commencement de soutenir son âme par des vérités, et qu’on lui ait appris peu à peu à se simplifier, afin de ne pas faire évanouir la vraie lumière ; ici on lui dit que cette sorte de simplicité n’est plus de saison sinon de fois à autres ; mais bien que comme Dieu lui marque par ces ténèbres, ce vide et ces distractions, qu’il la veut non dans la simplicité mais dans la nudité, pour lors elle doit contribuer peu à peu à y correspondre comme elle a fait dans l’état de simplicité.

7. Je dis donc qu’elle doit correspondre peu à peu afin d’entrer dans l’état de nudité, pour avertir que Dieu ne conduit pas tout d’un coup mais pas à pas, ne faisant pas comme la créature laquelle est toujours précipitée en ce qu’elle entreprend et désire : au contraire il agit avec poids et mesures de telle façon, que supposé que l’âme soit fidèle en cet état comme en l’autre, il la mènera peu à peu de degré en degré jusqu’au comble de son dessein. Au commencement il la mettra dans quelque nudité ou simple présence de Dieu en soi, mais pour peu de temps : car elle s’apercevra que n’ayant pas d’inclination à cette simple présence elle a ouverture à quelque simple vérité, et après elle reviendra de cette vérité à la [338] simple présence ; si bien que le commencement de cet état de nudité est une vicissitude, tantôt de vérité, après de nudité en simple présence : ainsi peu à peu Dieu se la retire de la simplicité première, pour l’établir dans la nudité ; et après l’y avoir établie, il fait encore quantité d’autres démarches pour l’y confirmer en l’aveuglant et la dénuant. De sorte que vous apercevrez au commencement de cette nudité, que l’âme prendra grand goût à être et à demeurer simplement auprès de Dieu en foi simple sans se peiner de prendre des vérités, et que le seul souvenir de sa liberté pour n’être plus contraint à en prendre, lui sera un grand goût et consolation : ce qui l’attirera à l’oraison et en la présence de Dieu durant le jour, lui étant facile de n’avoir que ce simple souvenir (sans ressouvenir) que Dieu est là ; de telle manière que cette simple présence lui donnera un simple goût de Dieu qui contiendra en soi, comme une manne céleste, tout ce qu’elle désire, sans cependant avoir rien de particulier, sinon une certaine joie, qui n’est pas sensible mais qui contente l’âme sans la satisfaire : car elle sent toujours, dès qu’elle est introduite dans cet état de nudité, un désir inconnu et comme insatiable de devenir de plus en plus nue et sans actes pour goûter ce plaisir en simple présence, si bien que toute sa satisfaction dans la suite est de se défaire et se dépouiller de tout pour demeurer en repos et quiétude, dénuée de tout.

8. Remarquez ce que je viens de dire, que dans cet état de nudité en simple présence et par conséquent dans l’état de foi, (car c’est ici que proprement elle commence,) il y a d’infinies démarches. La première donc est une vicissitude par laquelle l’âme a ouverture pour cette nudité ou simple présence, l’ayant parfois, et souvent ne l’ayant pas ; afin que par cette vicissitude l’âme apprenne à se disposer pour cette grande grâce, n’y allant pas par un appétit affamé et dévorant ; ce qui serait toujours accompagné de précipitation, et par conséquent de grande imperfection.

Quand l’âme par cette humble patience pour est introduite dans la présence de Dieu et aussi pour en être bannie et excluse quand Dieu le désire, a acquis une humble démission d’esprit, ce qui est la véritable disposition pour cette simple présence, pour lors étant façonnée et ajustée au bon plaisir divin, Dieu lui donne un second degré.

9. Mais afin de vous faire mieux comprendre ceci, remarquez que lorsque quelqu’un est reçu pour être officier du roi et servir sa personne, il commence par se façonner et s’instruire, pour le servir avec le respect et la soumission que le roi demande de lui dans l’état où il l’a mis. Il en arrive autant à l’égard de Dieu : toute la différence est seulement que c’est Dieu lui-même qui prend soin d’ajuster ses grâces pour former cette âme à la manière d’agir humble et respectueuse qu’il veut, ne lui souffrant aucune propre volonté par laquelle elle se puisse approprier aucune facilité ni grâce de cet état. Avant que l’âme soit suffisamment polie et ajustée pour cet effet, elle remarquera toujours des vicissitudes, ayant et souvent n’ayant pas cette simple nudité de présence : mais quand une fois l’âme est suffisamment humiliée et désappropriée, pour lors Dieu déploie sa bonté et l’introduit dans le second degré, qui consiste en l’épreuve de sa patience pour la dénuer du sensible plus parfaitement, lui ôtant encore davantage les lumières et les goûts de la volonté.

L’âme s’ajustant à cela, Dieu poursuit, et l’accable de distractions sans secours de son côté, l’âme ne pouvant s’aider de bonnes pensées ni de saint désirs, de telle manière qu’elle devient comme une personne estropiée sans bras et sans pieds, ne pouvant ni s’aider, ni marcher, et pour toutes choses ne pouvant que souffrir, accablée de coups de toutes parts ; ce qui s’effectue par les distractions et autres peines causées par les mauvaises productions de la nature non secourue de l’influence de Dieu.

Toutes ces démarches ne sont que des préludes des degrés infinis de nudité par lesquels l’âme est appropriée de Dieu pour Sa simple présence et très nue opération. Je m’arrête là, car en voilà assez pour vous donner présentement quelque crayon de ce que Dieu fait en cet état de nudité, afin de vous aider à vous y accommoder.

10. Qu’avez-vous donc à faire conformément à ce commencement de théorie, pour en venir à la pratique dans ce changement d’état ?

Premièrement. C’est de vous assurer fortement que Dieu vous ayant conduite par la simplicité précédente, Il vous devra conduire par cette nudité en foi et par conséquent qu’il vous faut travailler conformément à Son dessein.

Deuxièmement. Ne vous embarrassez plus de sujets : tâchez de vous mettre en foi en Sa simple présence, vous y tenant en repos et abandon, votre [341] cœur s’y contentant d’un simple regard amoureux, tantôt aperçu et d’autres fois non aperçu, et là recevant ce que Dieu vous y donnera, soit lumière ou amour ; et si Sa bonté ne vous donne rien, croyez que ce rien est plus que l’aperçu, vous en contentant, supposé que votre âme demeure en repos et abandon. Et si votre âme ne le peut, c’est une marque que Dieu désire que vous preniez quelque aide et que vous descendiez de ce repos pour envisager simplement quelques vérités qui vous aident à demeurer là en paix et abandon. Ne vous aidez que de simples regards amoureux qui marquent à la Bonté votre intime désir ; et si cependant Dieu marque de n’approuver pas ce parler de désir, cessez-le pour demeurer en simple attention soutenue de votre simple regard vers votre vérité. Mais si ensuite il s’évanouit et qu’il vous devient à charge, pour lors perdez-vous et demeurez sans lumière et sans goût en cette simple présence, soutenue par une foi générale que Dieu est présent, que vous êtes en Lui et qu’Il est en vous. Que si même cela vous fait peine par l’inclination secrète de votre cœur qui vous désire toute nue, toute simple et reposée, sans voir ni sans goûter Celui que votre cœur aime, laissez-vous là telle que vous êtes : il suffit que votre cœur aime sans savoir comment ; et même cet amour est plus véritable, moins il y a d’expression d’amour, n’ayant qu’un simple et secret enfoncement par lequel l’âme s’approche, ou pour mieux m’exprimer, désire être sans entre-deux auprès de Dieu. [342]

Troisièmement. Tout ceci ne se fait que peu à peu et l’âme fait longtemps oraison en simple présence, souffrant les divers changements avant qu’elle soit formée de cette manière.

11. Quatrièmement. Quand donc vous vous mettez en oraison, que faut-il faire ? Faut-il prendre encore un sujet ? Non ; quoi donc ? Y aller par où l’on est, car comme Dieu est en tout lieu et que Son centre est partout, tout conduit à Dieu et tout chemin va à Lui, supposé que l’âme en ce degré de nudité vit en Sa présence soit dans la solitude ou dans l’action. Il faut donc aller à l’oraison par où l’on est, c’est-à-dire n’y porter que sa simple présence en abandon, souffrant l’état où l’on est, demeurant là humblement de cette manière ; et au cas que la nature se laissât accabler par le travail du chemin, par exemple qu’elle se laissât trop divaguer par les distractions, pour lors il faut par un simple ressouvenir ou regard amoureux en Dieu se réveiller et écarter de cette manière ses distractions, non directement les combattant de front mais en les outrepassant, pour demeurer simplement et nuement en repos en Dieu.

12. (5.) Quand il faut aller à la sainte communion, ne faut-il pas changer d’exercice par le respect et la révérence du Dieu que l’on va recevoir ? Non ; il faut faire comme à l’oraison, ou pour mieux dire, il faut continuer son oraison pour préparation et action de grâces à la sainte communion.

(6.) Sixièmement. Mais quoi ? Cette préparation et l’action de grâce sont-elles suffisantes ? Ne serait-il point plus à propos, à cause de la dignité de l’action, de faire comme en l’état et degré de [343] simplicité, savoir de prendre quelque chose afin d’exciter l’âme ? Non : un Dieu ne peut jamais être mieux reçu que par un Dieu ; et comme, par l’état de nudité, Dieu peu à peu va dénuant l’âme d’elle-même et de son opération pour la joindre à Lui, c’est un Dieu recevoir un Dieu [sic] que d’agir de cette manière, quoique même ce soit encore imparfaitement, l’âme n’étant que dans le commencement de la nudité.

13. (7.) Mais enfin durant le jour où l’on est distrait par divers embarras, et dans les occasions de pratiquer quantité de vertus selon les occurrences journalières, cette simple présence, cet abandon et nu repos, peuvent-ils suffire pour donner les lumières pour les vertus, et la force pour les occasions dans les tentations et les diverses occurrences où il y a à mourir et à se combattre ? Oui ; et ce serait tout perdre que de changer de procédé, d’autant que, comme Dieu en cet état commence d’être la lumière et la force de l’âme, c’est reculer et boucher les yeux à la lumière que de se retirer de cette simple présence en repos. J’en dis autant du combat : c’est quitter la force que de ne pas combattre de cette manière, pour prendre l’idée et le soutien de ses actes par appui en soi.

14. (8.) Mais quoi ? Durant tout le jour, faut-il être toujours en cette simple présence, en repos et en abandon ? Comme je parle à une âme qui a cette vocation de Dieu, je lui dis qu’il le faut, et là elle trouvera plus de liberté d’esprit, plus de gaieté et sera sans comparaison plus infiniment plus sans embarras que si elle prenait quelque chose. Ce n’est pas de même des âmes qui se mettent et se tiennent [344] en la présence de Dieu par pratiques, ce qui est bon passagèrement, car si elles voulaient l’avoir continuellement comme celle pour qui je parle, elles se sécheraient la tête et peut-être intéresseraient fort leur santé. Mais pour les âmes de ce degré, elles n’ont qu’à s’ajuster à Sa divine Majesté afin d’aller peu à peu et selon les degrés par lesquels Il les conduira. Car Il les mènera insensiblement et sans s’en apercevoir jusqu’au degré le plus pur de cette nudité, leur faisant pour cet effet expérimenter toutes les sécheresses, distractions, abandons, croix et pertes d’elles-mêmes qui sont nécessaires pour peu à peu les dépouiller et les rendre nues et simples, afin de les perdre dans Sa divine lumière.

15. Il faudrait un gros volume, seulement pour vous crayonner grossièrement tous les divers passages ; ce qui serait d’une grande consolation. Mais l’âme, commençant d’être entre les mains de Dieu, n’a qu’à avoir patience et à s’y laisser, et assurément Il la portera où Il la désire. J’avertis seulement cette âme qu’elle ne croie jamais être hors de Sa main pour être en ténèbres et en distractions, mais plutôt qu’elle s’assure bien, sans le comprendre, que de ne point voir, c’est voir ; ne rien avoir, c’est tout avoir ; ne savoir où l’on est, c’est être en assurance et perdre tout, c’est trouver le tout, d’autant que jamais aucune âme n’ira à Dieu et n’y arrivera, et par conséquent ne sera introduite dans cet état de nudité ni le parcourra, que par la foi, et ainsi en ne voyant, en ne goûtant et en n’ayant rien. Une âme arrivée voit cela si raisonnable qu’il n’y a rien de plus clair et facile en la vie, mais [345] pour les âmes qui marchent, c’est tout le contraire : car autrement elles seraient arrêtées, d’autant que, pour lors, être arrêtées, c’est être en lumière, en assurance et posséder sa voie. 1670.112

3.58 Degrés pour arriver à la vie spirituelle

L.LVIII. Des divers degrés par lesquels Dieu conduit l’âme à la vie spirituelle, savoir 1. Par de bonnes lumières, 2. par l’état passif en lumière divine, et enfin 3. Par la lumière obscure du fond, qui, par bien des croix et des tentations, opère l’anéantissement et la mort totale, suivi de la véritable vie de Dieu.

1. Continuez à vous laisser en abandon à Dieu,113 car autant que vous y serez fidèle, autant Il prendra possession de vous : c’est Son ordre sur vous. Quand Dieu veut opérer par Lui-même, ou bien pour mieux parler, quand Il Se veut rendre présent par Lui-même en une âme, elle n’a qu’à donner place à cette adorable Présence ; et cela se fait en cessant d’être et d’opérer. Cessez d’être vous-même afin que Dieu soit ; cessez d’opérer afin qu’Il opère. Mais cette opération au commencement donne la mort ; et tous les petits entretiens que nous avons eus ensemble n’ont été que pour l’éclaircissement de cela.

2. Car il faut que vous remarquiez que, dans chaque état où l’on passe, il y a deux choses à considérer, et fort nécessaires, à savoir : la première, la certitude d’y être et sur cela, vous ne devez point vous en mettre en peine ; la seconde, l’éclaircissement de cet état et ce [346] que c’est, et nous en avons parlé. Car pour toutes les dispositions et les changements qui arrivent en cet état, il serait impossible de vous les dire ; il faut en cette rencontre pratiquer le conseil de M. de Sales : quand vous êtes embarqué dans un vaisseau, vous n’avez qu’à y vivre et à laisser faire les tempêtes et les orages qui y peuvent arriver. Étant éclairci du fond de l’état, il faut marcher ; et c’est providence, quand de fois à autre on a quelque éclaircissement, particulièrement en cet état de mort où il y a tant à souffrir. L’âme étant encore toute à soi-même, car c’est la cause de sa douleur, elle a tant à mourir et à tant de choses, qu’il est difficile d’en bien parler. Je désire cependant vous en dire quelque chose.

3. Il y a quatre degrés en la vie spirituelle, et par lesquels l’âme est conduite en cette vie.

Le premier est celui des bonnes lumières et des bons désirs de glorifier Dieu en foi, et de Le faire glorifier en autrui. Et l’oraison de cet état est de plusieurs sortes, car en ce degré il y en a plusieurs subalternes. La première est la méditation ; et quand l’âme y a été fidèle quelque temps, Dieu ordinairement lui départ la seconde, qui est l’oraison d’affection ; et ainsi Il la rend capable de plus de lumière et d’amour pour Lui, après plusieurs fidélités en ce degré qui purifie beaucoup l’âme, particulièrement des choses du dehors. Car comme nous remarquerons ensuite, ces oraisons-ci ne portent pas bien leur lumière au fond et à l’intérieur de l’âme ; leur devoir proprement n’est que d’éclairer le parvis et le dehors de l’âme, quoique véritablement il semble [347] à l’âme qui y est, qu’elle est beaucoup éclairée au-dedans, et que c’est tout ce qui se peut faire de bon, que d’avoir toutes ces lumières et ces bons désirs. Mais cependant tout ce que ce degré d’oraison peut faire, c’est de faire mourir aux gros péchés, aux affections grossières des créatures ; de faire désirer et aimer Dieu tellement quellement, beaucoup selon qu’il paraît à l’âme, mais peu en effet, d’autant qu’elle fait souvent des chutes.

Le second degré qui suit, et qui est comme une récompense de ce premier, est l’oraison passive en lumière, qui n’est autre chose qu’une quantité de lumières divines données de Dieu dans les puissances ; et leur effet particulier est de les purifier, en leur faisant voir la beauté de Dieu et la beauté de la vertu, leur donnant quantité de éclaircissements sur la voie d’aller à Dieu.

L’âme croit être à la fin de la journée quand elle est ici, parce qu’elle voit quantité de belles choses que l’esprit comprend : on devient généreuse à se combattre, on hait le monde ; et enfin quand une telle âme débite son intérieur, et que l’on voit la diversité de son beau meuble, la ferveur avec laquelle elle court, et veut Dieu et les choses saintes, la haine que l’âme a contre soi, le désir de la pure perfection, on jugerait que la voilà arrivée. Et il est vrai que quantité de grands serviteurs et servantes de Dieu n’ont point passé cet état et sont en bénédiction devant Dieu. Mais ce qui arrive ensuite à quelques âmes fait bien voir qu’il y a encore des degrés à monter et que l’on n’est encore arrivé qu’au parvis du temple, que l’on ne s’est pas [348] encore mortifié ou que même on n’a pas commencé à se mortifier, et que l’on a seulement un peu essuyé les balayures du parvis, mais que pour entrer au-dedans et dans l’intérieur du temple, il faut mourir.

Jusqu’ici l’on n’a pas parlé de mort, sinon en lumière. On a bien parlé de se mortifier et de se purifier ; mais Notre Seigneur changera bien de leçon avec l’âme qui veut Le suivre et à qui Il veut faire monter le troisième degré.

5. Ce troisième degré est commencer à entrer dans l’intérieur du temple, je veux dire de Dieu même ; et pour cet effet Dieu lui soustrait ses lumières, ses goûts et les désirs de Lui. Avant ceci elle ne voyait dans ses passions et puissances que des immortifications et petites saillies ; mais à présent il lui semble que toutes ses passions sont vivantes, et la vie propre maligne de son âme commence à lui paraître ; elle ne sait ce que sont devenues ses lumières, elle se trouve plus malicieuse que jamais. Elle se débat et fait des efforts pour donner ordre à ce malheur, elle pense faire revenir ses lumières, mais en vain ; elle fait quantité d’actes d’amour, de résignation, de désaveu et autres, pensant s’en remplir et étouffer par là la malice prodigieuse de soi-même, qui ne paraissait pas auparavant ; et plus elle va, bien loin d’y remédier, plus elle paraît. Au commencement elle travaillait à se mortifier, et les lumières qu’elle avait l’y sollicitaient ; mais à présent elle voit bien qu’il faut changer de batterie, et qu’il faut se faire mourir.

6. Car vous remarquerez que c’est une divine lumière obscure et inconnue, qui est donnée [349] à l’âme dans le fond et non dans les puissances, qui fait évanouir votre première lumière qui était dans les puissances, et fait voir ainsi leur vie et malignité. Mais l’âme qui ne connaît pas la qualité et les effets de cette divine lumière, en est tout étonnée, d’autant que comme la première lumière des puissances faisait voir les ordures du dehors, ainsi que nous avons dit, celle-ci fait voir la vie et la saleté de la créature. Et quand une âme peut trouver quelque serviteur de Dieu qui voit cette lumière et qui la puisse découvrir, c’est une miséricorde, car il l’instruit de ce qu’elle a à faire pour la bien recevoir et lui enseigne ses effets. Car tout de même comme les effets de la première lumière étaient de remplir et de nettoyer, les effets de celle-ci sont de vider et de faire mourir. Quand donc on est instruit de ceci, on se tient passif et l’on souffre son opération, qui n’est pas sans beaucoup de peine, à cause du vide, de la mort et de l’anéantissement qu’elle opère en l’âme en laquelle elle est.

7. Ici l’on ne parle que de mourir à tout, l’âme y étant continuellement sollicitée ; et elle ne sait comment ; et quand elle voudrait, elle ne saurait faire autrement. Elle n’a nulle lumière, ce lui semble ; et cependant elle ne se saurait passer de désirer Dieu ; elle voudrait continuellement aimer et ne comprend pas comment ; elle est sollicitée à une continuelle oraison et n’en saurait faire ; elle veut être toute pure, ne pouvant souffrir aucune ordure, et elle en est à ses yeux et en paraît toute pleine ; elle aime et désire infiniment la mort totale de soi-même, et cependant si elle faisait réflexion sur soi, elle la hait ; elle est [350] toute pleine de Dieu, et en est (ce lui semble) toute fidèle ; elle a de fois à autre quelques éclairs de Dieu en cet état, qui semblent un merveilleux goût pour elle ; mais c’est peu souvent.

8. Que doit faire une personne en cet état ? Rien que de mourir passivement. Car cette divine lumière obscure lui fera voir et sentir les péchés de son âme, l’impureté de ses puissances, l’éloignement que le fond de son âme a de Dieu ; elle lui fera expérimenter jusqu’aux moindres défauts et sera pour elle une continuelle gêne et obscurité, jusqu’à ce qu’elle ait tout fait mourir en elle. Qu’elle ne combatte point tant, mais plutôt qu’elle se résolve à tout ; cette résolution n’est que le commencement ; il faut venir à l’effet.

Combien pensez-vous que cette mort est longue ? Cela est prodigieux. Mais peut-être me direz-vous : « Afin d’avancer cette mort, dites-moi à quoi je dois mourir ? » Ce n’est pas vous, chère sœur, qui vous devez faire mourir, c’est Dieu qui a pris possession du fond de votre âme. Soyez donc comme un agneau à qui l’on coupe la gorge : car cette lumière ici est effective et fait ce qu’elle montre quand l’âme est passive pour elle. C’est pourquoi je ne pense pas que l’on puisse dire toutes les morts que Dieu fera dans une âme, car c’est Lui qui les fait. Mourez et mourez, mais passivement, sans savoir comment, car vous ne mourriez pas en cet état si vous le saviez. Il faut mourir à tout.

9. Après un long temps de mort, et que l’âme y a été bien fidèle, et y a bien souffert ce qui ne se peut dire, par la purification de son [351] intérieur selon toutes ses parties, mais comme en bloc et en confusion, car la lumière y est générale ; Dieu lui ôte encore toute la dévotion qu’elle avait, soit vers Son humanité ou vers la sainte Vierge et les saints ; tout cela est tari dans son esprit ; elle ne peut plus s’y appliquer comme elle avait accoutumé et même plus elle va, plus ceci lui est ôté. Mais ce qui est bien plus, elle avait parfois recours à quelques prières, à quelques applications intérieures par actes ; mais présentement sans savoir comment, elle commence à avoir scrupule quand elle les fait, il lui paraît que ce n’est que pour se délivrer du tourment qui la presse ; et de plus elle y découvre tant d’impuretés qu’elle voit que c’est tout à fait par elle-même, et que ce n’est pas Dieu qui en est le principe ; et cela elle le sent. Elle se tourmente pour avoir dévotion aux saints, car elle en a scrupule autrement ; et cependant elle est peinée si elle le fait. Toute la conduite ordinaire la condamne : elle craint. Elle a de plus désir de faire quelques prières, émue par son besoin et cependant elle ne saurait. Que fera cette pauvre âme en cet état ? Car si elle consulte quelqu’un, si ce n’est quelque personne expérimentée, elle sera encore plus peinée que si elle ne prend personne. Elle se résout à être tout à fait perdue et à mourir à tout. Il faut tout perdre et ainsi se résoudre à tout quitter ; mais avant qu’elle soit vide en fond et totalement de tout ce qu’elle a de propre, ô qu’il y a de temps à passer, qu’il y a de croix a porter !

10. Si la divine Providence permet qu’elle trouve quelqu’un qui ait la vue propre à voir [352] la divine lumière et qu’il la découvre en elle, il assure qu’elle est bien, qu’elle doit se laisser dépouiller et tout ôter et qu’elle n’a pas à se mettre en peine ; que plus Dieu la dénuera, plus elle sera heureuse. Au commencement elle ne comprend pas ce langage, quoique cela entre dans le cœur ; elle ne voit pas encore le Mystère, savoir comment ce dénuement et cette simplicité que la lumière divine fait en elle, contient les saints et toutes leurs dévotions, les prières et tous les actes. Mais peu à peu par la soumission et la fidélité à l’oraison, elle apprend par expérience ce qu’au commencement elle ne goûtait que par son instinct intérieur, et par la mort d’elle-même, ne désirant et ne pouvant sans violence faire davantage ; et sa plus grande et longue mort lui fait de plus en plus expérimenter la vérité de ce procédé.

11. Mais Dieu qui est un Dieu d’amour, et qui ne Se contente pas d’avoir une vie telle quelle en la créature, principalement quelques-unes (car je ne crois pas que tout le monde soit appelé ici, je crois au contraire que c’est un don et un grand don), départ encore une grande faveur à l’âme. Car si ce que j’ai dit doit être nommé une faveur, ce que je vais dire doit être appelé un miracle de faveur, savoir les tentations et les peines tant intérieures qu’extérieures. Car il faut savoir que l’âme dont je parle, étant tellement en agrément de Dieu, Il ne permet pas qu’il lui arrive de petites croix, sans que ce soit une grande miséricorde : car c’est un surcroît de faveur, qu’elle lui est donnée pour la porter ; et plus elle est grande, plus [353] aussi est grande la faveur : comme l’or, plus il est mis dans le creuset, plus il est purifié ; et ce lui est en quelque façon multiplier Ses faveurs. Il en est de même de l’âme : plus elle est tourmentée et diversement même, plus les faveurs et miséricordes de Dieu vers elles sont grandes.

12. Il lui arrive donc souvent, au commencement, des doutes, si c’est sa grâce de marcher ainsi, si elle ne s’y est pas introduite, si on ne s’est pas trompé en lui conseillant ; et comme elle n’est pas impeccable, ses petites chutes lui sont une grande croix, aussi bien que la révolte de ses passions et la sensibilité où elle est, car elle se verra quelquefois plus vive qu’elle n’était au commencement. L’exemple des autres âmes lui est quelquefois une bonne croix, quand elles sont bien dans la vertu et qu’elle ne s’y voit pas, elle qui marche une autre voie ; elle en voit quelquefois de si calmes et cependant elle est si émue ; elle les voit si patientes et elle est si prompte ; toutes ces choses lui sont des croix et des morts étranges. Et ce qui pis est, elle voudrait y apporter quelque chose pour y remédier et elle sait qu’il ne le faut pas. Les mains lui démangent qu’elle ne travaille et n’ajuste tout ; et parfois y fait-elle quelque chose, mais sa peine est augmentée, car elle voit bien que c’est par elle-même ; et ainsi elle voit fort bien son amour-propre. Elle se résout donc de plus en plus à mourir et se laisser ainsi tuer toute vive et malgré elle.

13. Mais ce n’est pas tout, le diable s’en mêle, mettant quelquefois dans l’esprit et les sens de cette pauvre âme tant de vilenies et de pauvretés que cela est incroyable. Quoi ! Ne [354] se pas remuer pour cela ! Ce serait une chose étrange, car il n’y va pas de moins que d’un péché mortel. Courage : mourez et ne vous remuez pour rien ; et vous verrez que ce n’est qu’une ombre ou une fumée qui paraît en vous, non plus que les autres tentations et vexations qu’il vous fera. Car il remplira quelquefois tout votre esprit de chagrin contre votre prochain, tout vous ennuiera, toutes les actions des autres vous déplairont, un million d’affaires extérieures vous accableront, avec un labyrinthe intérieur d’y donner ordre, et tout ensemble une nécessité d’y travailler sans délai et cependant une impossibilité de le faire ; tout cela, afin de mettre votre âme en soin, et ainsi de la désoccuper de cette manne sacrée qui l’occupe, dont il n’en peut avoir connaissance. Il fera parfois en quelques-uns des choses étranges à l’extérieur, des formes, des bruits, des tumultes et des peines ; et tout cela pour les multiplier afin de les faire déchoir de la simplicité et unité, dans laquelle il présume bien qu’ils sont.

14. En tout ceci, c’est une chose admirable si l’on en échappe et si l’on demeure ferme et constant dans sa mort et son anéantissement, mourant à tout, à salut, à perfection, à dévotion, à espérance, enfin à tout, pour vivre sans vie, voir sans voir, être tout n’étant rien, car ceci n’est point concevable, sinon à celui qui le goûte et qui en a expérience. Ainsi notre chère sœur, il ne faut pas montrer ceci, sinon à celui qui a la grâce pour cela et qui est appelé ici ; chacun a sa grâce ; et ces avis ruineraient une âme dont ce ne serait pas la grâce.

15. Je voudrais bien vous parler un peu de la vie qui suit cette mort ; car Dieu ne tue que [355] pour donner la vie ; Il ne prive et ne dénue que pour remplir et même en surabondance ; Veni ut vitam habeant et abundantius habeant114. Comme cette mort est toute angoisse et peine, étant un état de purification et ainsi un état pénible, c’est le purgatoire de cette vie et principalement de celle qui va suivre après cette mort spirituelle. Car je crois que chaque état a le sien proportionné à son degré de perfection : c’est ce qu’expérimentait sainte Thérèse.

Mais comme ce n’est qu’une lettre, je finis ici ; cependant comme Notre Seigneur a uni nos âmes en Lui, où tout est commun. Quand Il vous aura fait la grâce de vous donner cette vie, je ne manquerai pas de vous dire mes petites lumières que Notre Seigneur me donnera. Adieu en Dieu. [355]

3.59 Trois degrés du don de la foi.

L. LIX. De trois degrés du don de la Foi, dont le premier est simplement actif, le second conduit au repos, et le troisième dans l’abîme divin de Dieu même, mais toujours en perdant et anéantissant l’âme de plus en plus. Avis de conduite sur plusieurs peines et doutes.

1. Quand une âme est appelée à la voie de la foi et qu’elle en a reçu la certitude, elle doit mourir infiniment et incessamment à son esprit, et à ses appuis ; autrement son esprit lui est une source de peines et bien souvent la cause de son total retardement. La simplicité d’esprit et de cœur est donc le fonds où cette semence croît, et se fortifie peu à peu et fructifie. Faute de se simplifier, on ne fait que faire et défaire ; et enfin l’esprit et la nature [356] sont des sangsues qui consument les grâces qui viennent immédiatement de Dieu, et aussi toutes les lumières et instructions que sa bonté nous fait [sic] donner : ce qui est cause que l’un ni l’autre ne s’en fortifient, mais qu’ils sont toujours de plus en plus affamés. La simplicité d’esprit et de cœur remédie peu à peu à ce malheur, et fait faire usage de cette grâce, faisant avaler et consumer un million de croix, d’incertitudes, et de peines, qui sont inséparables de cette voie de foi ; je ne dis pas seulement en son commencement, mais encore durant toute la voie, qui dure autant que l’âme est en la terre.

2. Et pour être plus clair, et me faire mieux comprendre, il faut savoir que le don de foi a trois degrés. Le premier est actif, par lequel il fait faire usage à l’âme de ce qu’elle est, en simplicité ; et ainsi la rendant simplement active, il la fait insensiblement courir après Dieu, lui donnant un certain désir de Dieu, et une faim de le contenter : ce qui ne cesse en l’âme jusqu’à ce que la foi ait épuisé activement et simplement toute son activité et sa vertu ; dont l’âme s’aperçoit lorsqu’enfin elle voit bien qu’il lui faut rendre les armes, comme si elle disait : j’ai beau chercher, désirer, faire Oraison : je ne saurais trouver. Cependant sans perdre courage, insensiblement elle tombe dans le désespoir d’elle-même, étant convaincue peu à peu qu’elle n’y peut rien ; et ainsi elle se laisse là comme une chose inutile en paix et en abandon, affamée cependant de faire toujours son Oraison, et d’être en son silence, et de se précautionner par la solitude et la garde de son âme ; mais tout cela comme si cela ne [357] valait rien, et comme inutilement.

3. Étant demeuré [e] désespérée de soi-même un long temps, Dieu insensiblement, et presque sans qu’elle s’en aperçoive, la réveille ; et ainsi le second degré de la foi commence, qui n’est pas plus lumineux que l’autre, mais qui a pour effet en l’âme un certain repos et une paix qui insensiblement croît. Il ne faut pas penser que l’âme soit sans incertitudes, sans des peines de toutes sortes durant ce degré : au contraire comme l’âme y a moins de son actif, par conséquent aussi a-t-elle plus de frayeur de se perdre, mais Dieu opérant en l’âme par la foi, est impitoyable. Ce qui est cause qu’il faut qu’elle vive de la mort continuelle, qu’elle voie [subj.] en se crevant les yeux, et qu’elle aime sans aucun goût. Cependant quand l’âme est fidèle, peu à peu la foi la conduit, et la mène où Dieu est ; In pace locus ejus115, la paix est sa demeure.

Mais, me direz-vous, ces âmes qui sont donc conduites par la foi dans ces deux degrés, sont-elles longtemps à marcher cette route [sic] ? Oui, elles y sont quelquefois quinze et vingt années, je dis, même les plus favorisées ; étant toujours cependant libre au bon Dieu d’accourcir et abréger ce temps, en augmentant les peines, et faisant par l’intensité ce que l’extension aurait fait.

4. Mais enfin quand par ces deux démarches la foi a heureusement mis l’âme en Dieu, elle lui en donne la jouissance, (qui est le troisième degré). De vous dire le comment, cela n’est pas possible dans cette lettre ; il suffit de vous qu’elle le fait. Mais croyez-vous que ce soit plus lumineusement et plus sensible [358] ment que dans les deux degrés précédents ? Non ; tout au contraire, comme l’âme est pour lors forte, elle est capable de goûter de la foi nue et sans voile : ce qui est cause qu’elle [sujet ?] se donne à elle [objet ?], et la [l’âme ?] conduit dans cet abîme divin de Dieu lui-même, non par lumière et goût, mais par elle-même [la foi ?] ; et cela lui est une peine qui ne se peut exprimer. Elle a donc un paradis sans en jouir, et elle est possédant peu à peu toutes choses sans en avoir le domaine. Il faut par nécessité être en ce degré pour savoir l’état crucifiant où elle est.

5. Ceci paraît bien différent du sentiment de plusieurs Écrivains [E maj.] qui décrivent ce troisième état comme un Paradis regorgeant de consolations, de dons, et de merveilles. Tout cela est vrai en la manière de la foi, et non comme on le comprend souvent : ou bien ils ne parlent pas de ce don de foi pure et nue, et de ce degré de jouissance de Dieu ; mais d’une autre grâce, qui ennoblit l’âme, et la relève par des dons et des grâces. Mais celui-ci [ce degré, cet état] tire l’âme de son être et de soi-même pour la perdre en Dieu même ; si bien qu’il est très vrai ce que je vous ai voulu dire [sic], en vous parlant de ces trois degrés de la foi. Tant s’en faut qu’il faille moins se perdre : au contraire plus elle va, plus il faut redoubler sa perte, et l’anéantissement de soi-même, jusqu’à ce que la foi ait tellement perdu l’âme dans l’abîme divin, qu’elle ne se voie [subj.] jamais, ni qu’elle ne se puisse jamais retrouver, quoique ce soit non pour elle mais pour Dieu même ; c’est-à-dire que Dieu est là, et [qu’] elle n’est plus. Il y a lumière, il y a amour, et enfin il y a jouissance, non de quelque chose, mais de Dieu même en tout lui-même, sans qu’elle s’y trouve [359] ; car si cela était, ce lui serait une peine extrême. La lumière ne lui est consolante, quoiqu’infiniment en quelque manière étendue, puisque Dieu même est sa lumière et son amour ; le sien [son amour] n’est pas là cependant. C’est l’amour divin même, par lequel Dieu s’aime et jouit de soi-même ; elle [l’âme] n’y a rien de propre. Enfin Dieu est lui-même tout en elle, autant que la grâce et la foi le sont dans les âmes de ce degré, mais sans aucune consolation ni jouissance qui soit propre à l’âme : au contraire c’est son bonheur qu’il n’y en ait pas ; sa joie étant qu’il se connaisse et s’aime uniquement : elle tend pleinement dans le néant.

6. Voilà vraiment un petit crayon de l’ouvrage de la foi dans ce troisième degré, et qui n’est rien de ce que l’on en peut dire, au milieu des ténèbres et obscurités de la foi jouissante de Dieu. Car comme je dis, tout cela n’est que pour vous convaincre qu’il ne faut jamais s’étonner des obscurités, ténèbres, incertitudes, et dégoûts ; puisque c’est le bonheur de cette grâce, supposé la vocation.

Vous me direz peut-être en passant. Toutes les âmes qui marchent dans les premiers degrés, peuvent-elles espérer d’arriver [sic] à ce troisième ? Elles le doivent assurément, mais avec résignation : car si elles n’y arrivent en cette vie, elles en jouiront dans l’autre en la manière dont je vous viens de parler. Car comme la grâce est la semence de la gloire, selon qu’a été la semence en cette vie, sera aussi la jouissance de la gloire.

Et remarquez qu’un grain de froment, ou quelque autre semence contient en soi un chalumeau116, et enfin un épi : ainsi quoiqu’une âme [360] en cette vie ne soit que dans le premier degré de la foi par don, y étant fidèle et mourant, elle jouira de la béatitude selon cette grâce, par la raison que je viens de dire. Une autre âme qui serait au second degré, et qui y mourrait, en jouirait davantage : et ainsi de toutes les âmes qui ont le bonheur d’avoir part à cette vocation, et qui y sont fidèles. Cela s’entend mieux par l’expérience que par les paroles : mais cette vérité peut servir à consoler et à encourager ; car elle est très certaine. Continuons la réponse à votre lettre.

7. L’obscurité qui est en votre esprit, et aussi le peu de courage que vous avez pour vous simplifier, et vous perdre avec ses ténèbres, sans savoir où vous allez, et [sans savoir] où vous vous perdez, est la source de vos tentations ; car la nature qui s’aime en toutes manières, craint la damnation et tout le reste qui lui peut causer peine. Ne vous étonnez pas de ces choses ; mais plutôt prenez de là occasion de vous perdre davantage dans l’obscurité, sans savoir, ni pouvoir savoir où vous allez, ni ce que vous deviendrez : ne travaillez nullement à apaiser ni à guérir la nature en cela ; car c’est tout gâter, et jamais vous n’auriez fait, y ayant toujours quelque chose de gâté.

Le Diable qui est celui qui perd le plus par cette voie de foi, d’autant qu’il n’y voit goutte, travaille incessamment en toutes manières, se servant de la nature et des faiblesses qu’il fait en elle : mais le remède à tout cela est de le négliger, et tout sacrifier ; eh bien, si vous êtes trompée [fém.] qu’importe ? Il ne faut laisser à la nature aucune porte de refuite, afin qu’elle se perde sans ressource [sing.] en la foi, et qu’elle suive [361] la foi, qui nous est donnée comme un don et un gage de l’amour infini de Jésus-Christ.

8. Pour ce qui est de la troisième peine touchant l’emploi de vos puissances sur la sainte Écriture, c’est un combat ordinaire, causé par la raison, et par les Pères spirituels, qui n’ont pas la lumière et l’expérience. Ils disent souvent que c’est se perdre que de marcher par cette voie de foi ; et que c’est au contraire marcher sûrement que de s’occuper solidement sur [sic] la sainte Écriture ; que l’on a Jésus-Christ et la sainte Église pour caution de la vérité de cette seconde voie. Cela est vrai, et les âmes qui n’ont pas consommé ce moyen, ou que Dieu n’a pas par grâce spéciale fait passer vitement par là, s’en doivent servir, et ils [sujet ?] font très saintement ; et ce serait se perdre que de faire autrement. Mais pour celles [les âmes] à qui Dieu a donné le don de la foi, et qui en sont certifiées117, elles y perdent tout. Car comme vous me dites, quand on est arrivé en un lieu, l’on n’en sort pas pour y rentrer, le chemin pour y venir est consommé, et ainsi il faut jouir du labeur et du travail. Enfin, il y a une infinité de raisons convaincantes pour faire voir que quand l’âme est arrivée au degré de foi où vous êtes, il faut s’en servir ; que cette foi contient admirablement la sainte Écriture [ms., sainte Écriture] ; et que l’âme qui en jouit a respect pour elle, et en tire fruit en sa manière ; et qu’elle est le fondement qui soutient sa foi : sans que l’âme s’applique distinctement à tout cela, sinon lorsque Dieu l’y applique par la foi.

9. Le tout consiste au don ; et une âme qui prétendrait marcher par la foi sans en avoir [362] le don, ferait tout de même que si elle marchait en pleine nuit, s’imaginant qu’il est jour et qu’elle voit la lumière du jour. Et c’est ce qui trompe bien des âmes, qui pour avoir lu quelques livres, ou avoir entendu quelqu’un parler du don de foi, croient l’avoir ; ne faisant différence entre ce don de foi qui fait l’Oraison, et la foi qui nous fait Chrétiens. C’est la même, et ce n’est pas la même : c’est la même ; car assurément c’est elle dont nous avons reçu l’habitude au Baptême, mais réveillée par une grâce spéciale : et par là on voit la différence. D’où vient que les âmes qui sont assez heureuses d’être éclairées de ce divin don dans tous ses trois degrés, voient admirablement le grand don du Baptême, et que proprement l’âme étant faite Chrétienne, y a reçu la semence de tout ce dont elle jouit par le troisième degré : si bien qu’elle reçoit grande consolation de voir dans la sainte Écriture, et dans les Pères, ce qu’ils disent du Baptême comment l’habitude de la foi, et les autres dons, et spécialement la communication de la sainte Trinité y est donnée à notre âme, étant incorporée en Jésus-Christ. Et l’on ne saurait croire, sinon par expérience, comment ce don de foi en ce degré, a en soi les dons du S [aint] Esprit, toutes les vertus, ou plutôt ou pour mieux dire, comment la foi fait trouver Jésus-Christ, la Ste. Trinité, et en Jésus-Christ tous les dons. Cela est inexplicable, mais très vrai, très réel, et moins difficile, à qui Dieu le donne, que n’est au commencement une considération sur quelque vérité de la vie de Jésus-Christ. Et c’est pour lors que l’on trouve que la science des Sts. Pères [363] est très agréable à ceux qui ont ce don et qui ont étudié. Ô que si les Docteurs qui se cassent la tête à force d’étudier, étaient assez humbles pour se donner à la sainte Oraison ! recevant ce don, ils auraient dans la suite une joie admirable en parcourant ce troisième degré, voyant à découvert ce que leur science ne fait que très grossièrement leur bégayer, faute d’avoir des yeux et des oreilles pour le voir et l’entendre ! Mais laissons cela là : le plaisir est d’en jouir sans se mettre en peine du reste, sinon de se perdre sans se trouver jamais si l’on peut.

10. Selon ma pensée que je soumets en toutes choses, vous devez toujours compter sur un fondement, qui est que Dieu désire et demande de vous que vous préfériez votre soulagement à bien des vues que vous auriez et croiriez raisonnables pour votre Communauté. Cela supposé, je ne crois pas que vous devez faire ce que vous me dites, d’autant que c’est un bien plus grand et général pour votre Communauté, de vous conserver en vie dans ce temps où nous sommes, que de vouloir contenter et satisfaire deux ou trois estropiés de cervelle qui ne savent ce qu’ils veulent ; il faut charitablement les supporter dans leurs pensées, car ce sont des enfants qui ne savent ce qu’il leur faut. 23. Fév. 1669. [364]

3.60 Avis pour l’état de la foi nue

L.LX. Avis pour l’état de la foi nue. Indifférence pour l’oraison ou l’action. Abandon à la providence de moment en moment. Remédier aux défauts en simplicité et unité. Opérer en l’unité divine, et comment l’âme y est élevée par degrés.

1. J’ai beaucoup de joie d’apprendre que votre santé est meilleure ; j’en bénis Dieu de tout mon cœur et le prie qu’Il vous la continue et augmente, cela étant fort nécessaire pour faire fructifier l’oraison et la grâce que Sa bonté infinie vous a donnée.

Pour ce qui touche votre oraison, comme en cela consiste le principal de vos affaires et du bonheur que vous pouvez et devez espérer en la vie, aussi je veux m’y appliquer davantage pour répondre à toutes vos difficultés.

2. Servez-vous de la providence présente qui vous donne le moyen d’avoir plus d’oraison qu’à Paris. En ces rencontres il faut s’ajuster à la divine Providence laquelle nous conduit comme elle désire et comme elle voit que nous en avons besoin : quand elle nous donne le moyen de faire beaucoup d’oraison, il faut s’en servir ; et quand elle nous ôte le temps, il faut en être content et s’y rendre avec égale paix et soumission. Souvent l’âme demeurant également en paix et en abandon dans l’occupation comme dans la solitude, reçoit autant par l’une que par l’autre, car Dieu ne regarde que l’anéantissement du cœur pour Se communiquer. Il est vrai que quand l’âme n’est pas encore suffisamment simplifiée pour pouvoir être dans cette égalité [365] d’esprit, pour pouvoir être haut et bas, la solitude et le temps facile pour faire oraison lui est plus avantageux ; et ainsi elle doit être fort fidèle à en faire usage. Car par son moyen peu à peu elle se simplifie, se dénue, et meurt à soi, et ainsi est appropriée pour être et demeurer indifféremment en la main de Dieu, pour être et faire ce qu’Il veut ; et pour lors tout lui devient indifférent, car tout lui est égal, Dieu étant le principe de tout.

Les personnes qui ne savent pas le secret de la divine Sagesse, pèsent la grandeur et l’excellence des choses par ce qu’elles ont de grand en elle, qui est cependant le moindre ; et ainsi elles jugent la sainteté d’une action la voyant plus relevée et plus vertueuse extérieurement. C’est bien quelque chose assurément ; mais ce n’est pas le principal dans les âmes que Dieu dénue pour les anéantir, dont les actions sont plus ou moins saintes et relevées, plus ou moins elles les font en anéantissement, et par conséquent plus ou moins Dieu en est le principe. C’est donc là la grandeur cachée et inconnue de chaque chose.

Comme Dieu vous conduit et vous désire dans ce néant, laissez-vous conduire à Sa providence ; et ainsi prenez et jouissez de la solitude et de l’oraison autant qu’elle vous en donnera le moyen.

3. Par ce même principe, et en cette même conduite, vous devez être humblement abandonné entre les mains de Dieu pour recevoir les croix et telles croix que Sa bonté voudra vous donner, vous y laissant suavement tout le temps qu’Il désirera. Votre âme ne doit pas tant regarder la croix qui la peine que la main [366] qui la frappe, et ainsi se laisser travailler à Dieu comme il Lui plaît : Il prend parfois Son ouvrage, tantôt Il travaille à autre chose ; et ainsi il faut être dans une souplesse et dans un ajustement égal à celui d’un ouvrage que fait un lapidaire ou un orfèvre qui y travaille selon son idée. Il fait tantôt une chose et tantôt une autre ; même Il travaille un temps à un ouvrage et quelquefois Il le laisse et travaille sur un autre. Que fait cette pierre que l’ouvrier polit et travaille, sinon se laisser faire quand et comment et de quelle manière le maître le veut ? Ainsi doit être votre âme entre les mains de Dieu pour recevoir telles croix qu’Il voudra, ou n’en plus recevoir. Toute la différence de cette comparaison est que, quand l’ouvrier cesse de travailler sur la pierre ou à son ouvrage, il ne s’y fait rien ; mais en l’ouvrage de Dieu, son non-opérer (selon nous) est également Son opérer, quoique nous n’y remarquions rien. Il n’est jamais sans opération et sans opération parfaite qui n’a de plus ou du moins que selon nous, par le peu de fidélité ou le manque de disposition en nous. Et ainsi soyons crucifiés autant qu’Il nous crucifie ; ne le soyons pas, Dieu agissant d’une autre façon. Et par cet ajustement à Sa divine main, nous trouverons à la fin qu’Il fait à merveille toutes choses, et qu’il n’y a point de moment qui n’ait sa pleine et entière perfection ; et que si cela n’est pas, c’est faute d’être justement et pleinement en Sa main pour toutes choses également.

4. Qui saurait parfaitement cette leçon trouverait le paradis en terre, et apprendrait un million de secrets qui ne nous sont cachés [367] que parce que la créature veut toujours faire elle-même et selon son idée ; et ainsi elle se crève les yeux, se jetant de la poussière aux yeux. Cette poussière n’est autre chose que le créé, dont la créature ne saurait se passer par une bonne et sainte intention, car je parle du degré où vous en êtes.

Laissez-vous donc être de moment en moment comme la providence vous veut, et comme vous êtes. Si vous êtes crucifiée, soyez-le ; si vous ne l’êtes pas, soyez de cette manière ; si vous agissez, agissez ; si vous êtes en solitude, de même ; si vous êtes éclairée, voyez ; si vous êtes en ténèbres, demeurez ici ; et ainsi contentez-vous de toutes choses.

5. Et comme on n’arrive là que peu à peu et que cet ajustement et cette souplesse n’est pas l’ouvrage d’un jour, ajustez-vous peu à peu en mourant à vous par les providences. Si vous êtes fidèle, vous trouverez et expérimenterez que Dieu est un soleil infini, toujours opérant pour la perfection de l’âme ; et que si, au commencement et un long temps, l’âme ne le voyait et ne s’en apercevait pas, ce n’était pas faute que cela ne fût très vrai, mais à cause de sa disposition, et que peu à peu telle disposition s’ajustant et se perfectionnant par sa mort propre, elle découvre la vérité cachée.

N’avez-vous jamais pris garde à l’opération du soleil durant l’hiver ? Elle est presque inconnue ; tous les beaux ouvrages sont enfouis en terre ; et il semble qu’il ne fait ni ne produit rien. Cependant ayez patience, labourez et semez ; et vous verrez dans la suite que le printemps commençant, chaque chose qui semblait comme morte, revit d’une manière [368] qui charme le monde, et fait voir que le soleil était et opérait incessamment, mais selon cette saison ; et qu’une autre saison venant, le soleil qui était caché dans les nuages, dans les pluies et les froids, et par conséquent dont l’opération était fort cachée et obscure, se découvre et fait voir non seulement sa charmante beauté par les beaux jours et sa continuelle présence agréable, mais encore son opération merveilleuse qui couvre et parsème la terre de tant de diverses fleurs.

6. Toutes ces fleurs et tous ces beaux effets qui paraissent par l’opération du soleil plus beau et plus lumineux dans le printemps que dans l’hiver, ne commençaient-ils pas de s’opérer par lui dans la terre ? Oui assurément ; et il est certain que ce n’est qu’une augmentation qui nous fait paraître ce qui y était commencé et caché, et qui par la plus abondante communication du soleil se perfectionne et se fait voir plus clairement et manifestement. Ainsi en est-il de Dieu en l’âme. Il y est toujours opérant surnaturellement (supposé le don de foi nue) : mais la disposition n’y étant pas encore, son ouvrage nous est caché. Et peu à peu à mesure que nous mourons à nous, et qu’ainsi nous cessons d’être propre qui nous cachait l’opération divine cessant, elle nous paraît : et nous découvrons des merveilles, lesquels ont eu leur commencement dans l’hiver de la vie spirituelle, où l’on meurt peu à peu par les obscurités, les incertitudes, et le reste dont je vous ai déjà parlé tant de fois.

7. Par tout ceci vous voyez qu’il faut vous laisser en la main de Dieu, pour prendre tout ce qu’il vous donnera, quel qu’il soit ; toutes choses vous étant indifférentes, car elles sont égales en la main de Dieu : et qu’encore que vous n’y voyiez rien, toutes choses y sont cependant très réelles et très véritables qui vous seront un jour découvertes et manifestées ; n’y ayant présentement que le moment de la providence, qui vous départ ce que Dieu désire, pourvu que de votre part vous ne soyiez le principe de rien, c’est-à-dire que la seule providence vous donne tout ce que vous aurez.

Mais peut-être me direz-vous, comment connaîtrai-je que c’est la providence et non moi qui me cause et qui me donne les choses ? Vous le connaîtrez en ce que les providences viennent comme sans y penser par un moyen tout naturel de notre état, et généralement par tout ce qui nous vient, où nous ne mettons pas nous-mêmes par nos précipitations naturelles ; et même quand cela serait arrivé, l’âme y peut remédier par son abandon. Ainsi tout ce qui vient de Dieu, des créatures, et de nous-mêmes peut être la main de la providence pour une âme au degré ou vous êtes.

8. L’âme dans ce degré de simplicité où vous êtes, doit remédier à ses défauts et à ses infidélités, non par réflexion mais par perte simple et directe ; non par actes, mais par état, en son inconnu, qui lui est Dieu en simplicité et unité. Ainsi il ne faut nullement s’amuser à rechercher ses infidélités ni à les voir ; on les perd sans les voir distinctement et l’on y remédie sans les savoir par le détail. Dieu commence d’être un feu dévorant pour telles âmes, lequel consume toutes choses sans les discerner ni distinguer, l’âme cessant seulement [370] de les vouloir, non par acte, mais par une tacite et secrète complaisance.

C’est en quelque manière comme ferait une personne qui aurait plusieurs choses en sa main qui l’incommoderaient sans savoir bien ce que ce serait, et qui serait si proche d’un feu qu’elle n’aurait qu’à cesser de les retenir pour les faire tomber dans le feu. Elle n’aurait pas besoin de les jeter comme si elle en était éloignée, mais, étant si proche, elle n’aurait besoin d’autre action sinon de ne pas les retenir ; et aussitôt, étant tombées dans le feu, elles seraient consumées. Ainsi en est-il de tous les défauts d’une âme laquelle, par simplicité et par mort à elle-même, est si proche de Dieu qu’elle commence d’être en Lui. Dieu n’exige d’elle sinon qu’elle ne retienne pas volontairement ses défauts et infidélités ; et aussitôt ils tombent en Dieu. Ils y sont consumés un million de fois mieux qu’ils n’étaient autrefois (l’âme étant éloignée de Dieu) par les actes, les examens et les contritions formelles. Et plus l’âme mourant à elle-même se simplifie et enfin devient néant, plus aussi Dieu S’approche d’elle, jusqu’à ce qu’enfin L’ayant et Le possédant en son centre, elle ne soit plus. Pour lors et allant peu à peu là, la manière de remédier et consumer ses défauts et ses désunions, dissemblances et divisions, se simplifie et s’ajuste au degré d’approche et de jouissance de Dieu.

Je vous dis seulement ceci pour la consolation de votre âme en la foi, et durant que votre vous-même se rectifiera, simplifiera et s’anéantira. Car quand l’expérience sera une fois venue, vous verrez si clair ce procédé que [371] vous n’aurez plus besoin de ces expressions consolantes, qui sont dans la vérité, mais que l’on ne peut clairement découvrir qu’en approchant de Dieu et qu’autant que l’on en approche.

10. Remarquez que toutes les comparaisons clochent toujours en quelque chose, comme dit le commun proverbe. Mais il faut s’en servir pour éclaircir les choses en attendant la clarté et la lumière éternelle. Je me suis servi de la comparaison du feu dans lequel on laisse tomber quelque chose pour être consumé. Or comme une personne ne peut demeurer dans le feu, mais toujours se mettre proche ; aussi fait-elle quelque action pour jeter ce qu’elle veut dedans. Tout de même pendant que l’âme n’est pas encore assez simplifiée et nue pour commencer d’être en Dieu, quand elle se défait de ses défauts et infidélité et le reste, il faut par nécessité qu’elle fasse quelque acte pour s’en défaire, soit en la confession ou hors la confession : et cet acte se simplifie à mesure que de ce que son approche de Dieu s’augmente : et lors que l’âme entrant Dieu pour lors tout acte cesse et ce procédé susdit commence ; lequel se perfectionne autant que l’âme vient et avance plus en Dieu. Et comme il est dans le centre et le centre même de notre âme ; aussi sommes-nous en lui d’une manière si proche que l’expérience seule peut la savoir sans l’exprimer, sinon en terme connu et entendu par la seule expérience ; et comme jamais il ne peut y avoir de bord ni de fin en cette vie pour être en Dieu ; aussi la manière de se purifier et de remédier à ses défauts ne cesse jamais de se simplifier et de se purifier.

11. Plusieurs personnes qui n’ont pas l’expérience de ces choses, les croient chimériques et impossibles ; ne pouvant comprendre ces manières d’agir, qui sont cependant en ces âmes infiniment plus réelles, solides et efficaces que les actes précédents, soit les actes formels distincts des plus éloignés de Dieu, soit aussi les actes simples de ceux qui approchent plus de Dieu. Car comme il est très vrai que l’âme peut être en Dieu et en son centre ; aussi a-t-elle une opération égale est conforme à cette constitution : et comme l’âme n’a pas de bornes en son accroissement en cette vie ; aussi l’autre n’en peut non plus avoir, allant toujours se simplifiant en devenant plus simple en l’unité divine ; laquelle se perfectionne incessamment, l’âme ne cessant de se perdre en unité, devenant toujours de plus en plus, plus simple, plus perdue et plus une.

Comme l’âme est là en unité ; aussi a-t-elle un opérer en l’unité, par lequel elle fait tout soit l’oraison soit ses actions, remédie à ses défauts, s’applique aux Mystères et aux Fêtes, prie pour ses nécessités, ou pour les nécessités d’autrui, et fait généralement tout ce qu’elle doit faire par l’ordre de Dieu : ce qui va toujours s’augmentant, plus elle est simplifiée. Car plus elle l’est, plus elle tombe en Dieu son origine et sa fin ; et plus elle y est, plus elle est encore simplifiée : et ainsi son mouvement, sans mouvement, vers sa perfection est un cercle sans fin d’unité en unité.

12. Les créatures qui n’ont pas expérimenté la force, l’étendue et l’efficacité de cette opération (d’autant qu’elles n’ont pas expérimenté Dieu en unité) ne peuvent jamais comprendre d’autre opérer que le distinct sensible [373] et spirituel, par la raison qu’elles n’ont jamais goûté Dieu, ni peut-être entendu parler de Lui que par Ses effets et non en Lui-même et par Lui-même. Mais aussitôt qu’elles en ont goûté, et qu’elles ont expérimenté que l’âme, étant créée pour Dieu, est capable d’en jouir, elles comprennent que par conséquent, étant capables de jouir de Lui, elles sont aussi propres pour agir par Son opérer, l’opérer suivant l’être. Mais comme il est fort difficile, à moins d’expérience, de comprendre comment notre âme est capable en son centre de jouir de l’unité divine, aussi est-il très difficile de comprendre comment cette âme, jouissant de cette unité, opère par elle et en elle, non une chose mais toutes choses. Comme l’un est très véritable, l’autre l’est également ; mais il est plus difficile à comprendre à cause de notre mauvaise habitude d’opérer pour nous et par nous-mêmes ; et c’est la raison pourquoi plusieurs âmes ayant quelque jouissance de Dieu en déchoient incessamment ; d’autant que leur opérer n’est pas égal à leur être, ce qui doit toujours être, car selon que nous avons et jouissons de Dieu, aussi devons-nous opérer également par Lui et en Lui118.

13. Et comme il est très vrai que jamais une âme n’arrivant Dieu véritablement que par son unité, et qu’en tombant en unité ; aussi faut-il nécessairement que peu à peu s’approchant de Dieu elle soit simplifiée : ce qui est la cause que jamais une âme qui n’est pas encore arrivée en Dieu, ne peut être sans son opération propre, ne commençant à la perdre que lors qu’elle commence de tomber dans l’unité divine. Ce que l’on doit bien remarquer : car [374] selon le degré que vous êtes éloignés de Dieu, aussi est votre opération. Si une âme est dans la méditation son opération est fort distincte ; si elle arrive dans le degré de l’affection, elle se simplifie ; si l’âme se simplifie de plus en plus, aussi son opération le fait également : l’âme ne cessant jamais d’en avoir, quelque simple que son opération soit ; jusqu’à ce qu’elle tombe en l’unité, c’est-à-dire qu’elle trouve Dieu. Ainsi, soit pour l’oraison soit pour la confession et les autres pratiques qui doivent être son emploi, il y a toujours de l’action distincte. Car étant toujours en soi, elle ne peut être que multiplier ; ceci étend le propre de la créature : et ainsi elle perd toujours avec distinction selon le degré ou elle en est. Il n’y a que Dieu qui soit et opère en unité, et qui soit capable de mettre notre âme en unité et de la faire opérer en unité : car l’attirant hors d’elle par son unité, aussi la rend t-il capable de son opération en unité. Ce qui est une source infinie de mort et de séparation d’elle-même, par laquelle [elle] se perd [µ vérifier] sans cesse en Dieu, autant qu’elle a de moment pour opérer. C’est pour lors que chaque chose à une efficace merveilleuse, non seulement pour porter les croix ; mais encore pour se défaire de ses défauts, et de tout ce qui peut faire dissemblance, distinction et division en l’âme. C’est pour lors qu’elle se lasse peu étant soulagée de son opération et soutenue par l’opérer divin : lequel étant toujours en repos, en l’unité et sans différence de temps, (car l’âme commence d’être hors le temps ;) aussi soulage-t-il merveilleusement l’âme, faisant plus en un moment sans bruit, sans éclat, ni sans s’en apercevoir, [375] que l’âme n’aurait en elle-même pu faire avec tous ses efforts, soulagée et fortifiée même par la grâce.

14. Je brise ici court en parlant de cette divine opération de Dieu en unité ; car il faudrait des volumes pour dire même quelque chose. J’en dis peu, prétendant seulement de répondre à une lettre et de vous donner quelque jour afin que vous soyez plus fidèle à la vocation qui vous appelle à sortir de vous pour trouver cette unité ; et qu’ainsi expérimentant la grâce, vous n’ayez pas de peur d’y perdre peu à peu votre opération, en trouvant une autre qui vous pourrait être inconnue, sans en être avertie. Ce qui vous donnerait bien de la peine assez inutilement ; d’autant que ne correspondant pas à Dieu selon son appel, vous ne feriez rien ; quoique vous fissiez tout ce que vous pourriez selon la connaissance que vous en auriez. Car comme une âme laquelle est encore dans son opération, ne fait jamais rien qu’autant qu’elle opère pour Dieu ; Dieu ne lui donnant sa grâce que par ce moyen : aussi une âme qui commence à sortir hors de soi et de son opération, perd tout, quoiqu’elle fasse, si elle ne le fait en sa manière, c’est-à-dire opérant en unité selon son degré.

15. Mais comme ces âmes, quelques fidèles qu’elles soient à être et à opérer selon leur grâce en leur degré, sont entourées de tant de ténèbres, et qu’elles ont les puissances, et les sens tellement sans opération, n’ayant rien qui les console : au contraire autant qu’elles sont fidèles à mourir et à se perdre, et que Dieu leur correspond ; autant ces ténèbres, impuissances et pauvretés s’augmentent ; ce qui les [376] met fort en peine, à moins que d’être certifiées par une expérience beaucoup supérieure à la leur : aussi ont-elles besoin d’être beaucoup précautionnées. Et je vois que Dieu manque peu aux âmes qu’il appelle là ; selon que l’on peut voir dans les livres des personnes qui en ont écrit, comme d’une sainte Thérèse, d’un Tauler et de beaucoup d’autres. Et par ce moyen les âmes se laissent perdre plus promptement et généreusement.

16. Où il faut que vous remarquiez que les âmes que Dieu conduit par leur opération en lumière et en amour, plus elles sont fidèles à leur opération, plus elles reçoivent d’aides de Dieu en lumière et amour pour l’augmenter ; et plus aussi avancent-elles, se perfectionnant en leurs puissances par des lumières plus pures et un amour plus fervent.

Les autres âmes que Dieu réserve pour soi, afin de les perdre en son unité, sont conduites de Dieu d’une tout autre manière. Il les dénue, il les fait mourir, et leur ôte leur opération, en les perdant inconnuement en son unité. Et pour en venir mieux et plus fortement à bout, il leur ôte toute lumière, toute facilité et le reste, qui pourrait mettre en acte pour peu que ce soit leurs puissances ; afin que retranchant imperceptiblement toutes choses, elles meurent à toutes choses ; et qu’ainsi n’ayant sur quoi opérer, elles ne puissent opérer, et qu’elles tombent par là en unité, et qu’en cette unité elles apprennent peu à peu à opérer par elle et en elle.

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Différence de l’état de la foi d’avec la voie active et même la contemplative, et ses grands avantages et effet. Ne pas s’arrêter au jugement que l’on porte de soi. Importance d’avoir et de suivre un directeur éclairé. Excellence de cette voie de foi devant Dieu.

17. Mais vous me direz, la créature n’est-elle pas pour opérer, et sa perfection n’est-elle pas son opérer ? Tout cela est vrai, ; et c’est la cause pourquoi Dieu, qui veut ces âmes pour lui et qui les veut rendre capables de son opérer, leur retranche et leur ôte le leur grossier et bas, pour les rendre capables du sien même.

Les premières au contraire, sont perfectionnées dans leur opérer et par leur opérer ; de telle manière que les obscurités, les ténèbres et les sécheresses ne leur sont pas avantageuses, au contraire très désavantageuses. Ce qui les fait malgré elles rechercher la lumière et tant faire qu’elles méritent une nouvelle lumière, et un amour plus fervent. Vous en voyez qui dans les sécheresses et obscurités se mettent tant en peine, qu’elles ne cessent d’importuner Dieu, jusqu’à ce qu’elles aient son retour ; ne pouvant supporter son absence. Et dans la vérité elles ont raison : car n’ayant pas de lumière ni d’amour par une certaine présence de Dieu propre à leur état, elles n’ont rien ; et ainsi leurs puissances sont languissantes, vides, et dans un mauvais rien. [378]

18. Il n’en va pas de même des autres. Comme Dieu agi en elles et avec elles en foi, qui est une grâce et lumière de vérité ; à moins que de la perdre, ou de ne lui être pas fidèle, leurs ténèbres sont leur lumière, leurs sécheresses sont la possession de Dieu, son éloignement est son approche : d’autant que ces choses ruinant et faisant de plus en plus évanouir en elle le créé, elles trouvent l’incréé, qui ne peut jamais s’absenter, car il est toujours en elles. Il ne peut jamais se cacher : car où irait-il ? Il ne peut jamais changer ; car il est immuable. Et ainsi tout le changement est en l’âme laquelle par la foi sortant et mourant à soi, la vérité qui est Dieu même, se découvre.

Par là vous voyez qu’étant certifiée du don de la foi, il n’y a qu’à mourir peu à peu, et à être fidèle selon ce que Dieu donne ou ne donne pas ; puisqu’ici ne se pas donner est se donner. Tout est égal en la main et en l’opération de Dieu, pourvu que l’âme y demeure fidèle au moment et selon qu’il opère : car Dieu étant un acte pur, il est pour une âme en foi toujours opérant, selon sa capacité, et le moment de perfection qu’elle exige.

19. Il n’en va pas de même à l’égard des âmes contemplatives, ou qui sont conduites selon leurs puissances, quelque relevées qu’elles soient. Leur moyen étant toujours limité ; Dieu ne se communique que selon qu’elles peuvent recevoir : et il faut qu’il y ait bien des vicissitudes et des poses ; autrement la créature défaudrait. De plus il n’est pas possible que les puissances dans leurs actes de connaître et d’aimer puissent toujours travailler quand [379] bien même leur opération serait purement passive en lumière et amour.

Mais pour la foi, elle n’a ni borne, ni terme. Car comme elle donne Dieu sans limite, et par un moyen purement surnaturel, ce n’est pas par l’aide active, mais bien par l’aide passive de l’âme, qu’elle s’insinue, se servant si connaturellement de l’âme qu’elle ne la force jamais ni dans son opération, ni dans ses vues, ni dans ses sentiments ; d’autant qu’elle ne donne à telle âme qu’en sa manière, c’est-à-dire, elle fait connaître en ne connaissant pas, elle fait agir en se reposant, et elle fait jouir en n’ayant rien. L’âme ne reçoit de la lassitude et de la fatigue que lors qu’elle veut faire autrement ; car quittant la foi elle descend de sa lumière dans une autre lumière qui la travaille et la fatigue. Mais pour ce qui est de la foi, elle est sans travail, quoique pénible à la nature : je dis pénible, d’autant que la mort est toujours une fatigue jusqu’à ce que l’âme goûte au long et au large la vie qui doit suivre ; et qu’ainsi elle apprenne la cause du procédé de Dieu, en la tenant et la conduisant tant à l’étroit, pour la faire mourir et la vider de son opération, et de tout ce qui lui paraît saint et de Dieu : ce qui est si éloigné de tant de saintes personnes qui édifient le monde et le remplissent d’une si bonne odeur de sainteté.

20. Pour l’âme dont je parle, elle n’a d’inclination qu’à être cachée, à ne rien faire et à demeurer perdue en un je-ne-sais-quoi, qui lui donne souvent assez de peine, et qui lui fait passer souvent de mauvaises heures, croyant d’être très inutile et de prendre un procédé faux et vide de Dieu et de grâces. Mais quand elle aura [380] appris, comme je viens de dire, la raison du procédé de Dieu ; pour lors elle ne pourra s’empêcher d’en avoir une joie extrême et une reconnaissance comme infinie : puisque Dieu la prive de peu, pour lui donner le tout de cette vie ; il la prive d’un faible rayon de lumière, pour la rendre capable de la plénitude de lumière ; il la prive enfin d’un rien pour lui donner dans la suite ce dont son cœur ne pourra jamais se rassasier.

21. Il faudrait encore ici un gros volume pour décrire comment, autant qu’elle aura eu de privation et de mort, et par conséquent autant qu’elle aura été réduite en l’unité selon toute elle-même, autant dans la suite, sans quitter cette unité, elle jouira distinctement en unité de la plénitude même. Car il faut en passant savoir que Dieu un en essence, trine en personne, nous ayant créé pour jouir de lui, a aussi rendu notre âme capable de cette même unité et trinité ; unité par laquelle nous sommes vraiment perdues en Dieu, trinité par laquelle, étant ainsi perdues en unité nous jouissons du même Dieu.

C’est pour lors que l’on découvre cette beauté admirable de notre âme dans sa ressemblance avec Dieu : signatum est super nos lumen vultus tui119 : Vous avez gravé en nous et sur nous la beauté de Votre visage. Et un pauvre paysan, quoique grossier et sans lettres, éclairé de cette divine lumière de vérité, vous dira des merveilles de l’unité de Dieu et de ces divines perfections en cette unité ; il vous parlera aussi comment se fait la génération éternelle, et comment, du Père et du Fils, le saint-Esprit procède ; et tout cela non par une lumière [381] distincte, mais par la vérité même, qui est infiniment plus admirable que toutes les lumières qui s’en peuvent donner. Il voit dans son âme, comme dans une glace, cette unité divine, et dans l’opération de ses puissances revivifiées dans le Verbe et dans le saint-Esprit, la distinction des personnes.

C’est ici où il faudrait commencer à écrire et où cependant il faut finir. Je vous dis ceci non seulement pour vous encourager, mais encore pour faire voir quelque chose de ce qui est renfermé et en semence dans cette obscurité, nudité et perte si longue, pour trouver Dieu de plus en plus afin de s’y perdre.

Cette obscurité si grande, ces ténèbres si épaisses, cette sécheresse si étendue, et ce rien en tout point, se terminent en ce beau jour de l’éternité, non hors d’elle, mais en elle, et font trouver cette plénitude en Dieu même. Et enfin cette pauvre personne qui semblait aux autres et à soi-même ne rien faire et être inutile, voit qu’en s’humiliant, en s’appauvrissant, en se détruisant, ou pour mieux m’exprimer, Dieu faisant tout cela en elle, elle est devenue infiniment opérante, dont je ne dis mot présentement, n’étant pas le temps. Il me suffit de dire que son âme devient comme une glace où elle voit l’unité de l’essence divine et la Trinité des personnes ; mais ce qui la charme présentement, est de découvrir la manière que ce Dieu de Majesté y est en elle, un en naissance et trine en Personnes, et qu’Il agit par elle. Car autant qu’elle a trouvé que son âme était capable de se perdre dans l’unité divine, autant elle trouve ses puissances ainsi perdues et retrouvées par les Personnes divines, [382] aussi capables d’agir en connaissant et aimant. Si bien que si un très long temps, c’est-à-dire tout l’espace de sa perte, elle était sans objet, ici Dieu est son objet, car Dieu Se connaît et S’aime en elle sans fin ; mais le tout consiste en la manière dont je veux me taire présentement.

23. Quelqu’un me pourrait dire que cela est trop relevé et qu’il ne faudrait ni parler ni écrire de ces choses-là. Pour moi je trouve tout le contraire et j’ai une très grande reconnaissance pour ceux qui en ont parlé, d’autant que cela rassure120. Et de plus il n’y a rien à craindre, car quoique cette grâce soit grande et le commencement d’une très grande, elle est plus facile infiniment que les commencements, je veux dire pour l’avoir et en jouir. Et il ne faut pas appréhender que telles choses si hautes causent de la vanité. C’est une tromperie de ceux qui ne sont pas expérimentés, et qui ont pris pour la vérité quelque idée d’une imagination faible puisée dans quelque livre, car si la vérité paraît, l’humilité, la mort à soi et le désir d’être inconnu vont de pas égal avec cette grâce : si cela n’est pas, c’est une idée et non la vérité.

24. Tout ce que je viens de dire là de la sainte Trinité, n’est qu’un petit crayon ; et ce n’est rien à l’égard de ce qui en est : il faudrait un volume, mais ce n’est pas ce dont il s’agit. Si les savants savaient le moyen d’étudier dans ce livre, ils apprendraient bien d’une autre manière ce que c’est que Dieu, comment Dieu est un en naissance et trine en Personnes, avec une infinité de merveilles qui charment une âme éclairée divinement ; au lieu que ce qu’ils en disent, dessèche les autres et [383] les précipite en infinies ténèbres, ne pouvant rien voir en ce qu’ils disent.

Mais cette divine lumière ne luit que dans les ténèbres de la lumière propre et par la mort, c’est-à-dire par le renoncement de ce qu’il y a de propriétaire en l’âme, et c’est la difficulté pour ceux qui ne veulent être ni petits ni humbles. Confiteor tibi, Pater, quia abscondisti haec a sapientibus et prudentibus, et revelasti ea parvulis121 : Je vous loue, mon Père, de ce que vous avez caché ces choses admirables aux prudents et aux sages, et les avez révélées aux petits et aux humbles.

25. Il est certain que jamais les âmes n’iront ni arriveront ici qu’autant qu’elles seront humbles et petites : c’est pourquoi je défie qui que ce soit de s’y mettre s’il ne prend cette route. Mais s’il la prend, assurez-vous qu’elle est plus facile que l’on ne pourrait jamais le croire, Dieu étant une bonté infinie qui ne demande qu’à se communiquer et un soleil qui souffre de ne pas donner ses divins rayons aux âmes créées pour Lui. Après le plaisir que Dieu a de toute éternité, et qu’Il aura incessamment en Lui-même et en Se contemplant, celui qui le suit est de Se communiquer à Sa créature et d’être pleinement libre pour faire en elle Ses merveilleux effets. Si, dans un beau printemps, le soleil ne trouvait en la terre le moyen d’y faire et produire les fleurs, les fruits et le reste dont il est capable selon les diverses saisons, il serait comme en violence, Dieu l’ayant créé pour cet effet. Aussi le dessein de Dieu par l’Incarnation étant de Se communiquer Soi-même, Il est violenté de [384] ne le pas faire selon Son plaisir et Son dessein infiniment amoureux : Deliciae meae, etc.122 : mes délices sont d’être avec les enfants des hommes, et le reste que la divine Sagesse exprime, nous marquant par là le plaisir divin en Son opération dans Sa créature.

Je ne saurais assez vous dire deux choses que je crois d’une conséquence infinie. La première, que l’âme qui est conduite par le don de foi en perte de Dieu, ne doit jamais s’arrêter sur le jugement qu’elle porte de soi, d’autant que, ne voyant et n’expérimentant que sa mort, sa perte et son néant, elle ne peut qu’être abattue et rabaissée par un tel jugement, ce qui lui peut nuire au cas que cela la porte à s’assurer par quelque chose de perceptible, quoique très secret. Car si l’âme est assez forte pour ne pas se mettre en peine du jugement que son esprit propre fait de son état par la pauvreté qu’elle porte et sur ce qu’elle expérimente de misères, tant intérieures qu’extérieures, ce jugement, au lieu de lui nuire, lui servira beaucoup, n’étant pas assez d’être perdue et dans le néant devant Dieu et les créatures qui remarquent peu de bien et de choses relevées en elle, mais encore en son propre jugement, ce qui est le meilleur, étant ce en quoi nous vivons le plus, par quoi nous subsistons davantage en nous-mêmes et ainsi qui empêche beaucoup et sans remède notre perte et anéantissement en Dieu.

27. Mais bien doit-elle absolument et inébranlablement s’arrêter au jugement que quelque personne beaucoup expérimentée en cette voie [385] aura fait de sa vocation, de son état et du degré où elle en est.

Je dis absolument et inébranlablement pour marquer que bien que l’âme n’ait pas cette douce assurance que Dieu donne quelquefois de tel jugement, il faut subsister en nue foi au-dessus de toutes choses dans sa perte, guidée et soutenue, sans soutien, par telle assurance de jugement. Et à moins de cela, l’âme sera toujours accrochée à quelque chose en soi, y ayant une infinité de choses qui nous peuvent solliciter de mettre la main aux glaïeuls pour nous arrêter dans notre perte, comme ferait une personne laquelle roulerait dans un précipice, et par la peur s’agraferait et s’arrêterait à quelques branches ou glaïeuls pour s’assurer.

Cette assurance est donc le moyen ordinaire dont Dieu Se sert et qui, à moins d’un miracle, est absolument nécessaire ; autrement, il y aura toujours des vicissitudes dans l’âme. Car elle sera tantôt assurée, tantôt non, une fois très certaine et peu après très incertaine, et ainsi elle sera incessamment vacillante, et tout cela selon les dispositions différentes qu’elle expérimentera. Mais subsistant en soumission et par la soumission, comme tel jugement n’est pas en elle, l’assurance ne dépend pas d’elle, et ainsi elle est stable et permanente, au cas qu’il soit d’une personne beaucoup éclairée en cette oraison.

Je crois pour tout assuré que Dieu ne manquera jamais, au cas qu’une âme ait vocation pour cette grâce, de lui adresser quelque personne éclairée pour la certifier. Car il est de Sa divine Providence, infiniment amoureuse, [386] de faire avantageusement réussir cette semence divine ; et comme Il sait que, sans cette divine Providence, ordinairement elle ne peut réussir, aussitôt qu’Il la donne, Il ordonne tel moyen, lequel est trouvé par telles âmes diversement, tantôt d’une manière tantôt d’une autre. Vous pouvez voir et remarquer cela en sainte Thérèse, en Taulère, en ce qu’en dit celui qui lui fut envoyé de Dieu123; et en un nombre très grand d’autres rencontres qui vous marquent cette vérité.

29. Mais je vous assure que comme ce don, est un ordre de la Sagesse divine, il n’est pas si ordinaire qu’on le croit car vous voyez tant d’âmes, qui se croient dans l’obscurité divine, et destinées pour ce néant ; et de celle-là il y en a très peu dans la vérité. Ce qui me le fait plus fortement croire est, qu’il y a peu de Directeurs divinement éclairés, selon ce que j’en puis connaître : cependant personne n’hésite à déterminer que les âmes ont telle vocation et à leur conseiller de cesser leur opération pour donner lieu à celle de Dieu. Où il y a un péril infini, soit de la part de l’âme qui reçoit tel conseil sans être d’une personne d’expérience ; (car quoique telle âme obéisse, cependant telle obéissance ne lui donne pas ce don ; et ainsi au plus elle la met en état que ce qu’elle fait ne lui est que méritoire, jusqu’à ce qu’elle ait un meilleur conseil ;) soit pour celui qui donne précipitamment un tel conseil, qui n’est pas moins en danger ; car il doit répondre de l’inutilité de telle âme, laquelle pourrait travailler à sa perfection par ses propres actes et pourrait de plus rendre beaucoup de gloire à Dieu par les saintes occupations de ses [387] puissances, par les saints désirs par les saintes dispositions intérieures, et le reste dont la créature est capable, y étant saintement occupé pour Dieu et vers Dieu.

30. Comme je vous dis, je tiens pour tout certain qu’au même temps que Dieu a arrêté de donner telle vocation à une âme, il a ordonné en sa même Sagesse et providences, la personne pour la certifier et lui aider. Ainsi il est d’égale conséquence de faire un usage très entier et fidèle des lumières et des certitudes que l’on reçoit, étant le canal par lesquelles Dieu fait couler la grâce qu’il faut pour faire fructifier et perfectionner telle semence. Et cela est si vrai que les certitudes qui ont été données de telle manière, subsistent jusqu’à la fin, et que les lumières qui viennent aussi de cette part, ont semence d’éternité pour telles personnes, où il se rencontre ordre de conduite de providence : si bien que si la providence ôtait du monde telle personne, ou que les lieux changeassent, qui ont été quelquefois des moyens de rencontre ; (car les rencontres de telles personnes sont pour l’ordinaire par providence inopinée et des rencontres fortuites ;) pour cela les avis ne changent pas, mais subsistent permanemment pourvu que les âmes demeurent en la conduite divine. Vous voyez par là combien il faut faire usage de telle providence au cas que Dieu par sa bonté vous en ait gratifiée.

31. Mais me direz-vous comment connaître si les personnes sont de telle grâce pour s’assurer fixement sur leur avis ? Il y a une infinité d’observations à faire sur cela ; mais dans cette lettre je ne vous dirai qu’une, savoir si [388] les avis de telles personnes entrent jusque dans le centre de l’âme, ce que vous remarquerez en deux manières :

(1) Par la correspondance intime à ce qu’ils vous disent, par un repos et une nourriture qui est non seulement dans les sens, mais bien plus intimement,

(2) En une certaine permanence. Car parlant à une personne ou l’entendant parler, vous en pouvez avoir de la joie et de la satisfaction passagèrement et en quelque rencontre, mais il faut que cela ait été égal en plusieurs et que ce soit avec quelque permanence. C’est pourquoi quand au commencement on a besoin d’un homme, il ne faut pas y aller à la légère et dès le moindre goût ou ouverture d’esprit que l’on aura sur quelques paroles, ou sur un ouï-dire : il faut le goûter et le regoûter plusieurs fois, car, supposé l’ordre de la divine Providence, vous y rencontrerez ce que je vous dis.

32. La seconde chose que je voulais vous dire est que cette voie qui paraît si petite, pauvrette et abjecte, et qui rend son sujet si pauvre, petit et méprisable, étant telle que je viens de dire, est si grande devant Dieu, même dès son commencement, qu’en vérité cela est charmant et admirable à qui le sait quel qu’il est. Deux choses me convainquent de cette vérité, dont je vous vous veux faire part.

La première est l’expérience, qui n’est rien de ce que l’on peut exprimer, toutes les paroles les plus expressives étant trop grossières pour dire où cette foi conduit une âme et ce qu’elle fait trouver en l’âme, non seulement en sa perfection, mais même dès ses commencements et lorsqu’elle est plus obscure, car elle [389] communique tellement la vérité, que l’on peut dire qu’elle mène une âme peu à peu dans la plénitude de Dieu même.

La deuxième : les diverses personnes que j’ai connues par providence, lesquelles quoique seulement en le commencement et dans les premières démarches de telle grâce, sont mortes en ces premiers degrés et avec des marques extraordinaires non seulement de la protection de Dieu, mais d’une sainteté qui marquait une grâce très extraordinaire. Et comme je savais leur degré d’oraison par leurs rapports et l’ouverture qu’ils avaient avec moi, cela m’a fait conclure qu’il faut que ce don soit très éminent puisqu’il est tel en son commencement124. Si les détails que j’en fais de plusieurs personnes n’étaient pas trop long pour une lettre, je vous le mettrais ; mais je vous avoue qu’il me console.

33. Je viens de recevoir tout présentement une lettre (laquelle me console infiniment) d’une personne que je connais à fond étant mon intime qui m’ouvre son cœur, m’écrivant les sentiments et les dispositions du sien, au moment qu’il était tout près d’endurer le martyre. On voit là les vrais sentiments de l’esprit de Dieu animant ses saints : car il ne dit pas seulement l’extérieur ; mais comme il était intérieurement. Cela certifie infiniment et fait voir les beaux et admirables ouvrages de la grâce par ce don d’oraison : car c’est un serviteur de Dieu qui commence d’y marcher. Il n’a pas enduré le martyre, car les bourreaux quittèrent prise, et l’abandonnèrent : mais selon toute apparence sera pour un autre temps, où son cœur sera encore plus plein de Dieu. [390]

Je vous dis tout cela afin que vous voyiez combien vous êtes obligée à la divine bonté, Dieu vous ayant fait les grâces qu’il vous a faites, et combien vous êtes obligée à faire fructifier au centuple cette grâce dont vous rendrez compte au bon Dieu comme d’un trésor infini.

34. Je me suis beaucoup étendu pour une lettre125 : mais comme vous avez besoin de secours et que je ne puis vous le donner fréquemment, je l’ai fait volontiers. Je finis donc en vous assurant que vous n’avez qu’à continuer d’être comme la providence vous mettra, sans vous amuser à vous regarder, ni à vous assurer. Votre assurance doit être de vous perdre ; et le mieux et le plutôt que vous le ferez, tant mieux : et ainsi votre personne (c’est-à-dire, de ne savoir comme vous êtes et comme vous faites) c’est le meilleur. Ne vous amusez pas démêler une fusée que vous devez jeter au feu, car ce feu est Dieu ; et plus vous voyez les autres prendre une autre route et plus assurée selon votre lumière, perdez-vous davantage par cela même.

Comme Dieu est bon infiniment, et qu’il sait notre faiblesse, il ne manque pas de nous donner souvent quelque petite certitude : mais quand cela manquerait, il n’importe. Heureuse l’âme assez forte pour se soutenir sans savoir où elle va, ni par où elle va !

Quand vous ne voyez pas vos fautes distinctement, ne vous amusez pas à les examiner secrètement, ni à vouloir y remédier ; perdez les en la manière susdite, et il suffit.

Je suis à vous sans réserve, et aurai grande joie de vous revoir quand la divine providence vous renvoira. [391]

3.61 Germe de vie dans la pauvreté.

L.LXI Que la pauvreté et l’abjection la plus extrême donnent le germe de vie. Mourir à tout sans craindre l’oisiveté.

1. Ô chère Sœur, que ce n’est pas sans Mystère que la Sagesse éternelle a choisi une très pauvre fille pour être sa mère ! Il n’y a que les âmes très pauvres en toutes manières qui soient propres et capables de concevoir et d’avoir vraiment Jésus-Christ en elles : c’est en telles pauvrettes que le S. Esprit fait entendre ces admirables paroles : 126et Verbum caro factum est.

2. Laissons-nous donc, chère Sœur, pulvériser et pourrir par la pauvreté, la souffrance et l’abjection, non seulement à l’égard des créatures, devant lesquelles nous sommes humiliées [(attention) : fém.] ; mais encore devant Dieu et nous-mêmes par nos pauvretés, péchés et imperfections. Ce fumier est vraiment divin pour nous faire pourrir et nous rendre féconds en froment, c’est-à-dire en Jésus-Christ. Il n’y a que la seule expérience qui puisse certifier de cela. La première abjection et humilité est [(attention) sing.] à la vérité fort aimée et chérie de Dieu, mais connue de plusieurs ; la dernière est le cœur de Dieu, inconnue presque à tout le monde. De n’être rien, ne vouloir être rien ; c’est un miracle : mais de prendre plaisir d’être la pourriture et la puanteur par ses misères, et que par là notre nom et tout ce que nous sommes [392] soit toujours effacé ; ô quel miracle !

3. Les personnes qui ne savent par expérience ce Mystère, croiraient en entendant ce discours, qu’il n’y a qu’à se laisser dans ses péchés. Ce n’est pas cela ; car telle âme y meurt un million de fois : enfin c’est un secret qui donne la liberté au cœur et la vie à l’âme, en lui donnant le germe de vie de Jésus-Christ.

Perdez-vous et vous y entrerez ; et autant que vous vous perdrez sans savoir comment, ni où vous êtes, revenez et vous êtes bien. Ô que Dieu est aimable, il ne veut que notre liberté, notre joie ; et nous ne travaillons qu’à nous gêner et à nous lier, et ainsi à nous tirer hors de Dieu en nous-mêmes, même par de bons prétextes et de saintes intentions !

4. Aidez autant que vous pourrez la Sœur N. à se donner une liberté sainte par abandon à Dieu pour soulager sa tête. Supposé le don de foi dans une âme, elle ne doit point se mettre en peine par la crainte d’être oisive, soit à l’Oraison, ou durant le jour, quand elle est fidèle à ne pas volontairement laisser occuper son cœur de quelque inclination qui domine, soit vers les créatures, ouvrages, occupations ou vers d’autres choses créées ; ayant seulement l’inclination toute simple de la volonté tournée vers Dieu, sans même former aucun acte, mais comme par état, n’étant nécessaire pour cet effet que d’avoir une simple inclination sans ressentiment127, c’est-à-dire sans être ni sensible, ni spirituellement expérimentée, mais seulement nourrie et soutenue par un très simple repos souvent non aperçu, arrêtant seulement le mouvement de la volonté en Dieu, très souvent sans le voir ni le goûter, mais en [393] y demeurant telle que l’on est sans s’en mettre en peine. De manière que pour être oisive dans cette Oraison de foi, il faut que le cœur se remplisse de quelque affection qui le tourne et l’agite vers la créature, et par conséquent qui le détourne de la lumière divine : ce qui ferait voir que retombant de cette manière dans son opération, l’on perd l’opération divine et l’on devient oisive tout le temps que l’on y demeure.

5. Laissez-vous en nudité totale sans vous regarder, ni rien que vous ayez ou que vous n’ayez pas. Il vous suffit que vous soyez comme Dieu veut pour être dans son agrément : et de cette manière vous lui plairez, et aussi tout ce que vous ferez [ou serez ?]. Mourez seulement à tout ce qui vous donne de la peine, ou qui en peut donner aux autres ; et vous trouverez que faisant seulement cela, Dieu fera tout le reste128.

3.62 Perte totale pour trouver Jésus-Christ.

L.LXII. De la perte totale (du soi), nécessaire pour trouver et pour posséder Jésus-Christ. Avis pour la direction des âmes.

1. Je laisse ma plume entre les mains du bon Dieu pour vous écrire et pour m’en donner les moments. Je m’en trouve si bien. Car outre que je ne suis qu’une bête pour ne vous pouvoir écrire, ni à qui que ce soit, qu’autant que cette divine lumière est présente, je crois que sans cela ce serait tout perdre et mélanger l’humain avec le divin dans votre âme. Il ne faut pas s’amuser à vous dire de mes nouvelles [394], mais les Siennes, si bien qu’il faut donc que ce soit Lui qui me les marque. C’est ce qui m’assure tout ce que je vous écris, car il me semble que c’est dans Sa lumière et dans Son ordre, de telle manière que vous pouvez vous y arrêter sans crainte, c’est-à-dire avec assurance, quoique remplie de crainte129.

2. Voyez le procédé que Dieu tient comme je crois sur les personnes qu’il conduit en foi et qu’il achemine par cette divine foi. Il les aveugle peu à peu, les dessèche et leur ôte toute assurance et tout appui en elles ; ne souffrant en leur âme et en leur conduite que des précipices et abîmes, qui vont s’augmentant, plus elles augmentent en grâce et deviennent fortes. Et afin de soutenir cette conduite, pour l’ordinaire il leur donne quelque conduite extérieure qui ne les tire pas de cette voie : mais il les soutient par une main invisible comme il fit au Prophète qui fut porté par les cheveux où Dieu prétendait : d’où vient que cette adresse divine a son effet en l’âme quand elle est fidèle de suivre la conduite fortement et en se perdant sans ressource. Les démarches d’une telle âme doivent toujours être en perte ; et plus elle avance, plus cela se trouve vrai et augmente. Ainsi en est-il de la conduite du Directeur qui doit être entre les mains de Dieu, afin que ce soit lui qui conduise et qui parle par la perte ; de telle manière qu’il dit et exprime à l’âme conduite, l’ordre de Dieu : et en cela est l’assurance de sa conduite, à laquelle elle ne peut correspondre qu’en se perdant. Et de cette manière vous tenant à ce que l’on vous dit, vous pouvez beaucoup avancer, si vous vous perdez autant que l’on [395] vous le marque, ayant pour seule assurance la soumission aveugle et sans assurance.

3. Je vous réitère encore une fois que vous alliez sans assurance et qu’il suffit que vous viviez en abandon sans abandon, en simple vue sans vue très souvent, car toutes ces distinctions se perdent, soit par la conduite de Dieu en obscurité et impuissance, soit aussi par votre faiblesse naturelle. Car si je ne me trompe, je vous ai dit que la foi dans une âme devenant passive, c’est-à-dire plus en source, spiritualise tout ce qui est naturel en l’âme et hors d’elle, soit infirmités ou autres choses de providence qui arrivent ordinairement, et le rend divin et ordre de Dieu selon le degré de foi, et par conséquent de perte, de mort et d’abandon ; d’où vient même que dans la suite, la cime et la pointe de la volonté subsistant seule [s] en vigueur, le reste succombant par la vieillesse ou maladie, tout devient Dieu, ordre de Dieu et oraison.

4. Ceci ne se peut jamais effectuer que deux choses n’arrivent : (1) que la foi se ne soit donnée à l’âme. (2) qu’elle ne devienne passive par la mort et par le simple abandon ; car insensiblement par là l’âme défaillant sans s’en apercevoir, tombe dans le rien, et n’étant plus rien, il n’y a que Dieu en elle.

Mais que ce chemin est obscur ! Car supposé que Dieu veut conduire promptement et sûrement une âme, il lui ôte toute lumière, tout goût, toute assurance, et il ne lui donne rien elle puisse assurer son pied, ni sa main pour s’empêcher de tomber dans l’abîme et dans le précipice qui lui est toujours présent ; ne voyant rien et n’ayant rien de Dieu, au [396] contraire tout lui étant nature et naturel. Souvent même quand l’âme se fortifie dans cette perte, sa nature ne produit que misère et pauvreté, et quelquefois les péchés paraissent en elle encore davantage ; ce qui la précipite étrangement dans l’abîme.

5. Ne croyez pas que l’amour divin change et diminue son procédé, plus elle avance ; c’est tout le contraire : car ce qui n’était au commencement que de petits précipices devient des abîmes et des précipices inévitables pour donner la mort et perdre sans ressource le corps et l’âme. Tout ceci semble exagérant ; mais non, c’est une vérité que l’on ne connaît que par l’expérience. Et je défie toute âme de trouver jamais Jésus-Christ que dans l’abîme en toute manière : et jusqu’à ce que le cœur et l’esprit soit fait à ce procédé, l’âme ne trouvera jamais son bien et sa joie. De plus si elle dit qu’elle l’a trouvé et le possède autrement que par un infini abandon et perte totale : je lui dirai que ce n’est pas Jésus-Christ, mais quelque chose de lui.

La voie donc pour aller à Lui est perte, obscurité et ténèbres : en approcher est tomber ou approcher de l’abîme, où le cœur et toutes choses manquent et le sang gèle dans les veines de frayeur ou plutôt d’assurance de sa perte totale. Mais de dire ce que c’est que de marcher avec Jésus-Christ quand on l’a trouvé, ce sont des précipices et des abîmes dont il est impossible de parler ; l’expérience le doit et le peut savoir uniquement : il n’y a moment en la vie qui ne soit un abîme et une perte telle qu’il faut avoir la lumière divine pour la comprendre. C’est la cause pourquoi les âmes [397] que Dieu destine pour arriver à Jésus-Christ, infailliblement sont conduites par les obscurités, ténèbres, morts, etc., afin que peu à peu elles s’ajustent en cette voie pour porter celle de Jésus-Christ trouvé quand elles seront assez heureuses de l’avoir rencontré.

6. Vous me direz peut-être que peu parlent de cela et que, pour l’ordinaire, on établit l’oraison et la voie de Dieu, spécialement quand on approche de Lui, dans la jouissance. Et que s’il y a des obscurités et des ténèbres, elles sont passagères, mais que Dieu prend plaisir à donner de bons repas de fois à autre, aux âmes qui Le servent ! Je vous réponds que cela est vrai pour les âmes que Dieu ne veut point réellement à Lui et qu’Il tient comme quelque domestique : mais pour celles qu’Il destine à Son intime union, plus Il les destine à un grand degré, plus aussi assurément, Il les conduit de la manière susdite.

Mais y en a-t-il beaucoup qu’il conduit de cette sorte ? Peu comme je crois : d’autant qu’il faut que sa bonté ait donné un naturel pour cela fort et courageux ; de plus qu’il leur ait donné le don de foi, qui au commencement est active, en la suite devient passive et enfin divine, selon les démarches que l’âme courageuse et forte fait courant, comme j’ai dit, en foi.

Toutes ces deux conditions sont-elles absolument nécessaires ? Je crois que oui, et que notre Seigneur ne donne cette vocation qu’à une âme à laquelle il donne ces deux conditions.

7. Je vous ai dit tout ceci, afin que vous voyiez pourquoi sa bonté vous laisse dans les [398] divers états dont vous me parlez en la vôtre, et afin que vous en fassiez usage sans vouloir en être délivré, mais plutôt en courant paroles dans la voie du Seigneur. Tout cela supposé de bonne foi, je vous prie de lire et relire ceci souvent ; car jamais cette conduite ne cessera durant que vous serez au monde. Vous seriez bien malheureuse si cela était : car ce serait une marque que votre vocation diminuerait ; ce qui ne se pourrait faire que par infidélité et par le peu de courage pour marcher en obscurité et en perte, tantôt perdant une chose et puis l’autre, jusqu’à ce que vous perdiez tout et enfin vous-même. Et cela se fera admirablement, non seulement par la lumière qui vous est inconnue ; mais encore par les suites de votre état et infirmités. La foi soutenant votre esprit pour le diviniser, en vous perdant simplement par abandon vous recevrez la capacité pour aider les autres dans leur voie, sans sortir de la vôtre ; et cela selon qu’elles en auront besoin, quoiqu’elles n’aillent pas par la vôtre : car il faut peu à peu les aider selon que vous voyez que Dieu agit en elles et selon le degré où elles en sont.

8. Tout cela supposé, soyez de moment en moment comme vous êtes : voyez ce qu’on vous fait voir sans vous troubler ; mais demeurez ferme en votre abandon : donnez tout sans vous mettre en peine de rien, soit pour votre esprit, soit pour votre corps, soit pour le temps ou l’éternité. Il suffit de vous être laissé entre les mains de Dieu ; et même il n’est pas besoin de réitérer cet abandon : l’âme l’ayant fait tant de fois dans son obscurité, insensiblement et peu à peu elle l’a, et elle le porte [399] par état sans abandon actuel ; faisant en cette disposition ce qui se présente, et demeurant comme on se trouve, n’ayant que la pointe de la volonté tournée non seulement actuellement mais par disposition ou état vers Dieu, souffrant de cette manière, sans rien d’actuel, ce qui se présente à souffrir.

9. Pour ce qui est de N. à laquelle je réponds, vous devez savoir que ce n’est pas assez qu’il y ait beaucoup de grâce et de ferveur dans une âme ; mais encore qu’il faut qu’elle soit très prudemment ménagée, ayant beaucoup égard à deux choses ;

Premièrement, à la nature de la grâce, si elle est sensible ou bien spirituelle. Je nomme grâce sensible les goûts ou faveurs ; et spirituelle, celle qui est plus en foi et en obscurité et sécheresse.

Supposé que vous ayez à conduire ou aider une âme qui ait de la grâce sensible, soutenez là toujours, et ne la laissez pas aller comme elle voudrait, marchant trop vite et consumant de cette manière sa grâce promptement. Il faut faire à son égard comme on fait à un homme qui a peu de bien : on lui fait ménager et compter ses jours, sur cent livres de rente, s’il n’en a que cent ; autrement il fera grande chère et grand repas un mois ou deux, et le reste il mourra de faim. Ainsi souvent en va-t-il des âmes ferventes et zélées dans leur commencement, qui veulent tout faire et entreprendre ; et après en avoir trop fait un temps, peu à peu elles diminuent et après quelque temps deviennent à rien. Il faut donc les soutenir et les faire mourir peu à peu à leurs empressements et à leur propre esprit et volonté, [400] ajustant leur ferveur sur ce travail.

Si la grâce est en foi, il faut faire tout autrement, savoir relever leur courage et les porter à mourir en abandon sans crainte du trop ; pourvu que l’on ait égard au corps et aux exercices qui surpassent leur grâce présente dans le degré où elles en sont.

10. Deuxièmement il faut aussi prendre garde à la capacité du sujet. Souvent on croit que pourvu qu’on voit de la grâce et de la ferveur dans une âme, c’est assez ; et qu’il n’y a rien à craindre. Cela n’est nullement vrai ; car très souvent la faiblesse du sujet, soit d’esprit ou de corps, fait perdre et ruine une grâce même beaucoup déjà avancée.

C’est pourquoi au fait de cette personne, je ne doute nullement de sa grâce ; et qu’elle ne soit une sainte fille : mais vous devez avoir égard à la faiblesse du sujet, lequel se mettant trop en haleine et en désirs de la perfection, échauffe son sang, et l’imagination se brouille de vapeurs ; et peu à peu l’esprit diminuerait, et le corps se ruinerait par l’affaiblissement de l’esprit. Cela ne vient pas précisément de la grâce ; mais bien de la grâce non ajustée à la capacité du sujet.

11. Que faut-il donc faire ? Il faut tâcher adroitement, sans qu’elle s’en aperçoive, de modérer ses désirs et prétentions, soit pour l’oraison ou pour la pureté intérieure, lui aidant à se contenter de sa grâce, et détournant adroitement son imagination de la réflexion. Un des plus grands ouvrages de la terre, au fait du surnaturel, est selon ma pensée, la conduite des filles, y ayant une infinité de choses à observer dans ce procédé sur ces deux observations, faute de quoi l’on fait bien des pas de [401] clerc. Souvent faute de direction qui conduise solidement et qui s’applique fortement au solide d’une conduite pour y faire entrer une âme, elle demeure toujours sans avancer, quoiqu’elle marche toujours et travaille beaucoup ; et après bien des années souvent elle n’a pas encore remué le pied pour faire une bonne démarche. On croit souvent que tout consiste en ferveur et à avoir de beaux desseins ; et l’on s’en contente, travaillant en propre volonté et jugement par une immortification secrète.

3.63 état de pur abandon en nudité.

L.LXIII. état de pur abandon d’une âme arrivée à la nudité de foi, au milieu des croix et de tout ce qui lui arrive. Parole divine en l’âme.

1. Plus l’âme avance dans la lumière, plus elle découvre l’importance de s’abandonner véritablement à Dieu, et de s’y laisser entièrement, pour en disposer selon son bon plaisir. C’est vraiment en cela que consiste le vrai repos de l’âme en cette vie ; et c’est par là que l’âme entre de plus en plus en la jouissance de son bien éternel et véritable. Mais souvent on se trompe en cet abandon, ne le prenant pour l’ordinaire que pour ce qu’il y a d’extraordinaire et d’aperçu comme grâce découlante de Dieu ; et ainsi n’en expérimentant pas, on ne se laisse pas aussi en abandon pur, simple et sans réserve. Il faut passer outre, se convainquant beaucoup que tout ce qui nous arrive d’extérieur, soit par les mauvaises rencontres dans notre condition, soit [402] aussi par nos maladies et infirmités, est vraiment une opération générale de Dieu en nous, de manière que l’âme qui est assez heureuse de pouvoir vivre vraiment au large et en nu abandon en ce temps, y trouve véritablement Dieu lui-même, comme un océan de miséricordes ; et cela aussi profondément que la pointe de telles choses pénètre et renverse ce qui est en nous de naturel.

C’est par ce même moyen que Dieu s’est communiqué en l’Incarnation, faisant en quelque manière trêve de ses grandeurs, et les cachant, pour se donner par la pointe et par les peines de la croix, et des abandons d’un Dieu-homme : et il est certain que cette manière de communication en Jésus-Christ, et par Jésus-Christ, a été bien plus grande, plus magnifique, et plus étendue, quoique plus cachée et plus obscure, qu’elle [n’] a été par l’éclat de ses grandeurs. Il y a un million de raisons que je pourrais apporter pour vérifier cette vérité : mais il suffit d’être convaincue [fém.] que la Sagesse éternelle l’a choisie, comme un moyen égal et proportionné à sa bonté toute amoureuse par laquelle il se voulait communiquer sans bornes.

2. Il est donc très véritable que dès qu’une âme est capable de la foi en nudité intérieure, les providences et les maladies donnent Dieu, et doivent être à telle âme sa communication actuelle. C’est pourquoi il suffit qu’elle se tienne en abandon en généralité, et que là en foi nue elle se contente de l’état où telle chose la met ; ce qui renferme pour elle tout son bien et tout ce qu’elle peut faire.

Telle personne n’a point à s’embarrasser d’autres [403] exercices, d’autres pratiques, et généralement de tout ce qui faisait l’emploi de son intérieur, avant que la lumière de la foi fût si nue et si étendue. Car ses croix et ses maladies occupant son âme et son corps par leurs pointes, et lui ravissant le moyen de faire autre chose, qu’elle se tienne en repos et en abandon ; et telles choses lui étant Dieu, et langage de Dieu, qui lui supprime tout le reste qu’elle pourrait faire, qu’elle se contente d’un paisible et silencieux abandon sans abandon, c’est-à-dire qu’elle se laisse en la croix comme on la met, sans s’amuser, ni à s’y accommoder, ni à ajuster son esprit pour en faire usage ; puisqu’il est certain que son âme en nudité de foi est en état d’être ajustée comme Dieu veut par telles choses.

3. Tout consiste donc dans le plus nu et silencieux abandon, afin que Dieu fasse comme il lui plaît, et qu’il se contente vraiment selon toute l’étendue de son bon plaisir ; ce qui sera marqué à telle âme par l’augmentation et la continuation de telles croix et maladies.

Qu’elle prenne bien garde à ne se point amuser à voir et à remarquer l’ouvrage qui se fait ; qu’elle le croie [subj.] sans le discerner : c’est un Mystère inconnu que Dieu se réserve et ne manifeste que de fois à autre ; et cela très souvent quand on y pense le moins. Il me semble que ceci est la vérité de ces belles paroles130, nigra sum sed formosa, je suis noire et cependant belle, et le Soleil m’a décolorée. Je suis noire, parce que véritablement les croix et le reste des providences qui arrivent, envisagées selon ce qui paraît à nos yeux, ne font [404] d’autre effet (à ce qui nous semble) que de nous défigurer et nous noircir : cependant à la vérité elles ont et impriment une beauté, qui dans la suite charme les âmes qui savent goûter la tranquillité qui se trouve dans un cœur nuement [ou : nûment] abandonné en foi au milieu de tout ce qui arrive : et ainsi il suffit de vivre au long et au large en paix, tout nous étant ôté par cette main divine. Il ne laisse pas souvent d’arriver des incertitudes en ce calme et cette généralité si grande : mais il n’importe, cela même faisant mourir donne encore plus profondément lieu au calme plus profond.

4. Et cette disposition supposée en votre âme, laissez-vous sans réserve, et ne faites que ce que l’on vous fait faire, c’est-à-dire que ce que vous pouvez au milieu de ces dispositions ; car il faut prendre garde qu’au degré où vous êtes, se forcer par bon prétexte est s’ajuster contre ce que Dieu signifie par les maladies.

Et afin de mieux pénétrer tout ceci, il faut savoir que les âmes qui ne sont pas encore arrivées en la nudité de foi, et par conséquent qui ont encore beaucoup de leurs activités propres, doivent trouver les vertus dans les maladies, dans les croix et ainsi du reste, afin de consommer ces activités ; mais quand peu à peu par ce procédé des vertus elles sont arrivées à la nudité de la foi, elles trouvent Dieu par ces croix et ces maladies, qui leur est tout, et qui leur dit tout par le langage même qu’il leur tient, qui n’est autre que ces mêmes croix et souffrances, comme aussi l’état où telles choses les mettent ; car telles infirmités et croix [405] leur ôtant le moyen de s’aider et de se soulager, ou de faire Oraison, Dieu leur dit vraiment au cœur qu’il ne le veut pas.

D’abord ce langage est bien obscur ; mais dans la suite, quand la foi devient plus pure et nue, et qu’ainsi elle défait l’âme beaucoup d’elle-même, on entend à merveille que toutes ces choses qui nous arrivent sont vraiment langage de Dieu, et parole éternelle à l’âme : et comme il suffit à une personne, qui entend parler quelqu’un dont il [elle ?] a grande estime, d’écouter respectueusement ce qu’on lui dit, et que par là non seulement il [elle ?] est instruit [e ?] de ses desseins, mais encore qu’il contente cette personne ; ainsi en est-il de telle âme.

5. Il faudrait, pour bien expliquer cela, être extrêmement long ; mais l’expérience apprendra mieux ce que c’est, et ce que fait ce divin langage, que toutes les paroles. Ceci suffit, pour le faire comme deviner et soupçonner, et par là donner lieu à l’âme de prêter l’oreille à un Dieu qui parle si amoureusement, et qui se plaît infiniment d’être écouté avec un humble et silencieux respect, et en cette disposition l’âme apprendra ce que c’est que cette parole divine, et ce qu’elle fait en l’âme.

Tranquillisez-vous, et vous laissez [et laissez-vous] en la main de Dieu ; et vous verrez ce que je veux dire, et apprendrez que c’est tout faire, que de vous laisser en sa main, et à son soin paternel. [406]

Lettre à l’Auteur.

Doutes ou questions sur l’anéantissement et la manière de trouver par là Dieu et Jésus-Christ.

« Vous me ferez un grand plaisir de me parler un peu de ce Néant, dans lequel l’âme doit tomber, pour trouver Dieu lui-même ; et de la différence de ce néant total, réel et véritable, à celui dont on parle dans les commencements de la simplicité et nudité.

2. « De la différence qu’il y a de ce rayon qui sort du visage de Dieu (ce que vous nous appelez ordinairement divin) à Dieu trouvé lui-même ; les effets de l’un et de l’autre dans l’âme ; et de quelle manière Dieu tout entier s’applique à toute notre âme.

3. « Je voudrais bien savoir aussi de quelle manière la très sainte Trinité se communique à notre âme dans cette voie, et avec quel ordre, c’est-à-dire comment, après que Dieu lui-même est trouvé il y engendre son Fils, et comment le Père et le Fils y produisent le saint Esprit, et de quelle manière l’âme connaît cela, et en quel temps.

4. « Si le saint Esprit ne produit pas la sainte Humanité, c’est-à-dire, les mêmes inclinations de Jésus-Christ Dieu-Homme ; car j’ai compris que tout cela se faisait successivement en l’âme : cependant dans vos premiers écrits, vous parlez de cela comme si l’on avait véritablement trouvé Jésus-Christ ; je ne comprends pas comment cela se fait, si ce n’est que l’âme prenne les désirs pour la réalité, cependant on n’en a plus quand on est tombé dans l’unité. »

3.64 Anéantissements et leurs effets

L.LXIV. De trois sortes d’anéantissements qui disposent l’âme pour recevoir les dons surnaturels de Dieu, et ensuite Dieu lui-même et toute la sainte Trinité, et enfin le germe foncier de Jésus-Christ.

1. Quoiqu’il soit très vrai qu’il est meilleur d’expérimenter le néant que d’en parler, je ne laisserai pas de vous dire les lumières que la bonté divine me donnera sur ce bienheureux état. Je l’appelle bienheureux, d’autant qu’il fait jouir de Dieu même et que, sans son moyen, on boit toujours dans les ruisseaux bourbeux et fangeux et non dans la source d’eau vive.

C’est ce bienheureux Néant que Jésus-Christ est venu apporter en la terre : car S’étant anéanti Lui-même, Il l’a rempli de Lui-même, c’est-à-dire de la plus haute communication de Sa divinité. Avant l’arrivée de Jésus-Christ en terre, ce n’était pas par le néant que Dieu Se communiquait : c’était par les lumières et par les dons de Sa bonté et de Sa magnificence ; mais étant venu Lui-même, Il a mis tout dans le néant.

Le Néant est donc en deux ou trois manières, qui se succèdent l’une à l’autre.

Le premier Néant est un don de Dieu par lequel nous sommes appropriés pour les lumières de Dieu et pour les dons : une certaine humiliation [408], un appauvrissement, un apetissement de soi-même, sans quoi l’esprit humain n’est jamais capable du découlement de la grâce, car par l’orgueil et par la suffisance, le cœur humain est si rempli qu’il est impossible qu’il y entre rien autre chose. C’est pour cet effet que Jésus-Christ a paru en tout si pauvre, si petit et si rien, qu’Il a été méconnaissable, à moins d’une lumière spéciale du saint-Esprit. Il conversait avec le monde et l’on ne Le connaissait pas ; au contraire on était éloigné de Le connaître par Son maintien et par tout ce qui paraissait en Lui, qui n’avait rien que de très petit et humble. Et voilà le premier néant qui dispose l’âme aux divines lumières, sans lesquelles il est impossible que l’autre néant, où Dieu Lui-même habite, survienne en une âme ; tout au contraire ce premier n’y étant pas, même en un degré assez avancé, il est impossible que les premières lumières du second viennent.

3. C’est pourquoi Dieu ayant dessein de disposer un cœur à être Sa demeure par le Néant parfait, Il dispose ce cœur par un million de lumières divines et d’autres grâces pour s’anéantir et s’humilier sur l’exemple de Jésus-Christ, ne voyant rien de beau que Ses humiliations, Ses petitesses et Ses pauvretés, ce qui insensiblement lui cause une disposition intérieure de néant et d’onction pour le néant.

Par là l’âme étant très fidèle aux diverses lumières divines de Jésus-Christ, elle est peu à peu purifiée d’un million de souillures et d’ordures qui la rendaient incapable du repos et de la quiétude, que les dons divins mettent en l’âme. Car il faut savoir que si nous étions retournés [409] à notre rectitude première, nous nous trouverions dans un merveilleux repos, et cela par l’approche de notre centre ; et tout au contraire plus nous en sommes éloignés, plus nous sommes, par une nécessité malheureuse, dans le trouble, sans jamais nous pouvoir calmer ni nous pouvoir mettre en repos qu’en nous approchant de notre centre par notre rectitude.

C’est pourquoi l’âme commençant à sentir l’approche de Dieu par ce don surnaturel, commence à tomber dans ce premier Néant, qui est un commencement de repos, dont l’âme jouit peu à peu et par intervalles, par l’approche de cette divine lumière ; et c’est là où commence la passiveté de lumière qui ne peut jamais arriver à une âme que par le néant en lumière ; et ainsi à mesure que l’âme est apetissée par la succession de lumières, et qu’elle tombe dans le néant, elle arrive au repos et à la passiveté, laquelle en tout ce degré premier consiste en un repos calme et serein, recevant les lumières divines de Jésus-Christ, conformément à tout ce qu’Il a été durant Sa vie, soit à l’égard de Son Père, soit vers les hommes.

4. Ce repos donc calme et serein est une disposition intérieure de grâce qui tient l’âme paisible et soumise à Dieu ; et n’ayant d’autre inclination que de recevoir passivement ces divines lumières, et s’en voyant privée, (comme souvent cela arrive), l’âme demeure dans une situation intérieure d’attente, en conservant une onction dans elle ; comme nous voyons que lorsqu’il y a eu quelque liqueur précieuse dans un vase et qu’elle n’y est plus, [410] il en reste une certaine odeur qui marque un reste qui recrée, et qui fait ressouvenir de cette précieuse liqueur. Il en est de même d’une âme tendant par grâce à ce divin néant lumineux vers Jésus-Christ. Quand les lumières sont présentes, tout le soin de l’âme est de conserver sa quiétude pour conserver son âme en passiveté et en lumière ; quand elles se sont écoulées, il reste en l’âme une certaine inclination amoureuse pour cela même, par le reste de l’onction qui demeure, qui fait que l’âme se tient en paix et en passiveté, attendant le retour des lumières divines qui faisaient son bonheur, et ainsi elle demeure en passiveté d’attente, comme auparavant elle était en passiveté de jouissance ; et ainsi les lumières du néant de Jésus-Christ font et causent ce néant en repos.

Cet état est d’infini longueur et même plusieurs ne le passent jamais, ne voyant rien de meilleur ni de plus parfait, car nous ne pouvons rien voir de plus parfait que Dieu n’élève notre âme au-dessus de ce que nous avons ; et comme plusieurs n’ont ni n’auront jamais rien de plus parfait que ce Néant vers Jésus-Christ, cela est cause qu’ils ne voient ni ne découvrent jamais d’autre Néant. Là ils se perfectionnent et y font leur demeure, allant de lumière en lumière, de passiveté en passiveté, et ainsi se purifiant et se perfectionnant merveilleusement. Il faudrait un gros volume pour décrire seulement un peu la latitude et l’amplitude de ce divin pays du Néant en lumière divine.

5. Quelques-uns, mais peu, perdent ces lumières divines premières, et ainsi font aussi perte de ce premier Néant et et passiveté de lumière qui lui correspond, et cela par une lumière [411] plus pure qui sort du visage de Dieu. Cette lumière que je dis sortir du visage de Dieu, est un éclair de foi fort général et fort pur, lequel faisant goûter à l’âme quelque chose de supérieur à ce qu’elle a eu par ces divines lumières précédentes, les lui fait oublier pour aller après ; mais comme ce n’est rien que l’âme puisse appréhender (ou atteindre), insensiblement elle se perd, mais d’une perte correspondante à cette lumière, c’est-à-dire passagère. Car comme ce n’est qu’un éclair de Dieu passant par un lieu, ce Néant que cette lumière cause, n’est que passager et comme momentané, comme quand vous voyez qu’en un jour sombre le soleil par un effort fend la nue et paraît un moment : il fait paraître sa clarté sur la terre, mais tout aussitôt elle disparaît et les ténèbres prennent sa place. Il en va de même de ces éclairs de lumière de foi pure : ils ne sont que passagers, n’étant que des simples éclairs de la face de Dieu.

Mais ici les états se succèdent et pour lors l’âme perd ses lumières précédentes, goûtant un je ne sais quoi qui la met hors d’elle et qui lui fait goûter un général, qui lui donne un repos tout autre, qu’elle n’a jamais goûté, comme aussi un général de lumière que toutes les lumières précédentes ne donnent pas ; si bien qu’il reste à l’âme un goût de ce qu’elle a eu, et qu’elle n’a pas, qui l’attire infiniment vers Dieu et qui l’anéantit extrêmement, la calmant ; cependant quoiqu’elle ne l’ait plus et qu’elle ne le puisse avoir, elle revient humblement à son premier néant, se contentant de l’ordre de Dieu et de l’état où Il la met.

Ces éclairs de foi nue sortant, comme [412] je dis, du visage de Dieu, font en l’âme un néant délicieux par un million de sacrifices que l’âme fait, n’ayant pas ce qu’elle désirerait de tout son cœur et ne le pouvant avoir.

Je l’appelle lumière qui sort du visage de Dieu, pour exprimer que ce n’est pas une approche de Lui-même, comme dans l’autre Néant qui succède ; mais bien un éclat qui est une vraie ressemblance de Dieu, où l’âme goûte quelque chose de Dieu, qui lui donne un goût qu’elle ne peut exprimer et qu’elle ne peut comparer à quoi que ce soit : elle n’a rien et il lui semble qu’elle a tout en ce moment passager. Prenez garde à ce qui arrive lorsqu’une personne envisage un miroir : son visage paraît lui-même en cette glace, et cependant il n’y a rien et il n’y demeure rien, aussitôt que la personne se détourne. Il en est de même de ces lumières de foi nue : cette sorte de néant qu’elles causent agite en repos merveilleusement l’âme, et elle se voudrait défaire d’elle-même ; cependant elle n’en saurait venir à bout et elle a une inquiétude amoureuse mais paisible, par laquelle elle se défait de soi-même, sans pourtant en venir à bout ; et elle retombe toujours par résignation en son premier néant. Si bien que la succession réitérée de ces sortes de lumières font un néant successif en elle, qui lui donne un très grand bonheur, mais plus en désir qu’en effet, ne faisant voir Dieu et jouir de Dieu qu’en passant.

Le grand contentement de telle âme, c’est de parler souvent du Néant en lumière divine ; et elle ne peut se rassasier d’en parler et d’exprimer les traits de ce qu’elle a vu et qu’elle n’a pas. [413]

Ce Néant donne des inclinations pour Dieu très grandes et met l’âme dans une passiveté bien plus pure, plus nue, et plus perdue que le Néant précédent ; ce qui est cause que sa situation ordinaire est de se laisser en passiveté pour être dans ce Néant et, au défaut de ce Néant, elle reçoit en résignation l’autre.

Quantité d’âmes demeurent en celui-ci sans passer outre dans un Néant plus parfait, étant une idée très parfaite de Dieu non dans les sens, mais en foi nue dans l’esprit et qui approche passagèrement du centre.

Il faudrait encore un volume pour décrire ce Néant, et ce qui se passe dans les âmes qui en sont honorées, et les précautions qu’il faudrait avoir pour en faire usage ; aussi comment se précautionner contre plusieurs défauts de ce Néant, faute de le distinguer de celui qui succède : mais cela serait trop long, et il faut en revenir à la vive voix, ce qui même ne serait qu’un crayon grossier.

7. L’âme donc qui a cette lumière divine de foi, qui a ce Néant et qui désire être fidèle, doit se laisser en passiveté grande au gré de Dieu, n’étant et ne voulant être rien que ce que Dieu l’a fait être, se tenant en paix en son rien selon ce qu’elle a. Quand cette lumière nue paraît, que l’âme goûte ce Néant et jouit de ce repos qui lui est tout, qu’elle s’y tienne sans le vouloir prolonger : quand il disparaît, qu’elle ne le forge pas ; car l’imagination et notre réflexion qui en a goûté, est toujours en tâche et en haleine pour en former et en contrefaire quelque chose. Qu’elle ne s’embarrasse pas de scrupules quand il disparaît, de ce qu’elle ne l’a pas, et que peut-être elle y a [414] contribué : car pour l’anéantir conformément à ce degré, ce Néant disparaît toujours par quelque chose qui paraît sa faute. Qu’elle demeure passive en son fumier, attendant humblement sa mutation et se tenant en son néant de goût ou de lumière, c’est-à-dire en son repos et abandon.

8. Le troisième Néant est celui où Dieu même Se donne, car comme l’homme est uniquement créé pour Dieu, il est impossible d’arriver à la fin de Sa création que par ce Néant, par lequel l’on vient à jouir vraiment de Dieu.

Ce Néant ôte à l’âme la capacité de se repaître et de se pouvoir contenter de rien moindre que Dieu : c’est pourquoi les lumières, les goûts et le reste, par lesquels Dieu avait coutume de Se donner, s’effacent tellement peu à peu de l’âme, qu’il lui est impossible de les goûter et de s’y pouvoir arrêter pour peu que ce soit. Il faut toujours par nécessité et par un instinct de ce divin Néant, qu’elles fendent la presse de toutes choses, pour pouvoir trouver la situation de son esprit et de son cœur ; c’est pourquoi ce Néant ne donne pas comme les précédents, l’inclination à s’élever à quelque chose que l’âme n’a pas ; mais il met plutôt en l’âme une inclination à n’être rien et à défaillir, au lieu de s’élever, qui suppose un être. Car le vrai Néant auquel Dieu correspond par Lui-même, s’opère toujours par le non-être et peu à peu ce non-être se va augmentant ; c’est pourquoi les lumières, les goûts, etc., par lesquels l’âme se soutient en être, ne sont pas ôtés tout d’un coup mais peu à peu ; et par cette privation successive, insensiblement Dieu dérobe à l’âme à l’âme son [415] propre être, devenant le principe de ce qu’elle est ; et à mesure que Dieu lui ôte la nourriture, Il lui ôte la vie propre et insensiblement Il devient le principe d’une nouvelle vie en l’âme, laquelle vie ne paraît que très longtemps après que l’âme a passé le néant privatif, car, afin de m’expliquer, je me servirai de ce terme de privatif et de communicatif.

9. Je nomme privatif le commencement de ce Néant, car comme par ce divin moyen Dieu veut ôter à l’âme son soi-même pour Se mettre en sa place, un très long temps l’âme ne sent et ne voit que ce qu’on lui ôte, sans voir rien que l’on remplace, de manière qu’en l’oraison et hors de l’oraison (car ici tout doit être égal), l’âme ne s’aperçoit de rien sinon que son rien s’augmente, c’est-à-dire qu’elle tombe toujours d’un rien dans un plus grand rien plus pénible que le premier, et ainsi de rien en rien, de peines en peines qui se succèdent, ce qui fait que l’âme n’a d’autre inclination que de demeurer là, sans se pouvoir aider, comme une personne bien malade qui ne saurait être secourue, dont la mort vient insensiblement.

Ce rien et ce Néant est peu à peu la perte de son soi-même, l’âme n’étant plus le principe de son être ni de son opérer pour quoi que ce soit ; et Dieu causant ce rien, par le centre et principe de la créature, S’y insinue sans qu’Il soit ni vu ni goûté. Tout ce que l’âme sent, c’est qu’on la prive de tout, non seulement du dehors, mais encore vraiment de soi-même, Dieu devenant le principe de son soi-même ; ainsi selon que le néant communicatif doit être grand à la suite, cette privation [416] est grande et ce néant privatif est grand.

Je nomme ce Néant privatif, non que Dieu prive l’âme effectivement, car dans cet état même Il donne ; mais l’âme ne voit et n’aperçoit nullement ce qu’on lui donne, et elle ne voit et ne sent que la privation qui est fort pénible, car elle se voit ôter tous les jours de plus en plus jusqu’à ce qu’enfin elle n’ait plus de soutien en aucune créature ni en elle-même, et par ce moyen elle tombe en Dieu.

10. De pouvoir dire à peu près le détail de cet anéantissement, cela est impossible ; car s’il faut un volume et même plusieurs pour décrire un peu le pays de chaque anéantissement précédent, il faudrait d’infinis volumes, pour parler un peu à fond de celui-ci : car Dieu lui-même qui est un être infini, se donne ; et ainsi il faut un Néant égal à sa grandeur, pour le recevoir : il faudrait donc décrire ce que Dieu est, et ce qu’il donne, quand il se donne en ce degré de Néant.

Là l’âme par ce Néant devient en Dieu ce qu’une goutte d’eau est dans la mer quand elle s’y perd, car ce Néant tirant l’âme de son propre que le péché lui avait communiqué, tire l’âme d’elle-même et du particulier et ainsi la fait découler et perdre en Dieu.

Et comme l’âme perd son soi-même en perdant le particulier qui la faisait subsister en elle-même, aussi trouvant Dieu et subsistant en Lui par ce Néant, elle ne Le trouve pas comme quelque chose dont elle jouisse, mais plutôt elle en est possédée en perte totale de soi.

11. Par ce peu que je vous dis, vous voyez la différence des Néants. (417)

Le premier est donné et ne peut donner qu’une rectitude de notre être en pureté, par rapport à Jésus-Christ notre cher original.

Le second Néant n’étant qu’une lumière fort pure qui sort du visage de Dieu, et n’étant que comme une similitude de sa grandeur très dénuée, donne passagèrement des idées du Néant véritable, sans cependant le communiquer : car Dieu n’a pas d’images, et l’âme voit bien par la jouissance de cette lumière de foi en Néant, que ce peut bien être quelque chose de Dieu et non pas Dieu même ; à cause qu’il met une agilité pour tendre à Dieu, et dans ce Néant, et ainsi elle ne possède le repos et la paix qu’en désir et non foncièrement et permanemment, quoique cette paix et repos qui correspond à ce degré de Néant soit très délicieux. De plus ce Néant en lumière divine a bien des beautés aperçues, quoique passagères.

Le troisième Néant met l’âme en grand repos et calme tout désir ; et quoiqu’il soit plus pauvre, plus dénué, et plus unité que les précédents, il est cependant plus plein et rempli par la raison du rien que l’âme a, ou pour mieux dire du Néant dont elle est possédée.

Ainsi pourvu qu’elle soit et subsiste à n’être rien, elle est contente et a tout ; là en n’étant rien, et ne faisant rien par elle-même, elle a tout et fait tout : car l’infinie Majesté s’appliquant à son rien, sans savoir le comment, elle a la providence, la sagesse, la force, et le reste des perfections divines pour faire ce qu’elle ne fait pas par elle-même, et ainsi en étant rien en l’oraison, et en ne faisant rien par elle-même en toute action, Dieu est, et [418] agit en elle et par elle.

12. C’est par ce Néant et en anéantissant l’âme que Dieu tout lui-même s’applique au total de nous-mêmes. Par ces autres Néants, Dieu ne s’y donne que par la grâce particulière, mais en ce Néant véritable, il se donne lui-même, et ainsi totalement. Et comme Dieu par sa grandeur infinie s’applique à chaque chose selon son besoin, comme s’il ne s’appliquait à rien autre chose ; ainsi l’âme trouvant Dieu lui-même par son Néant, le trouve totalement et toute appliqué à elle et pour elle : ce qui fait que tous les moments de telles âmes, et tout ce qui lui arrive intérieurement et extérieurement, lui doit être infiniment cher et précieux, sachant par son état que Dieu prend soin d’elle ; c’est ce qui lui cause une paix universelle et un contentement égal, non en elle, mais dans le plaisir de Dieu, où tout lui paraît admirablement bien fait, et où généralement tout ce qui lui arrive est ce qu’il lui faut parfaitement.

Si les Néants qui précèdent celui-ci ont d’infinis degrés, celui-ci en a sans fin et sans bornes.

13. Il est très certain en ce troisième Néant que Dieu S’y donne Lui-même. Quand Il a anéanti l’âme un très long temps par Sa communication générale, pour lors Il fait une communication particulière des Personnes divines, quoique toujours dans sa générale, car Dieu ne donne jamais ce Néant que par un abîme général et tout particulier ; et cet état est toujours cet abîme général sans fond. C’est pourquoi la communication des Personnes divines est toujours un abîme général ; et en cet abîme, le Néant que j’ai appelé communicatif [419] commence, qui est de trouver vraiment le sein du Père Eternel comme le centre où l’âme tend comme à son centre. De dire ce que c’est et comment cela est, c’est un abîme ; il suffit que cela est et que l’âme s’y trouve par son Néant en un repos qui est et devient sa vie plus délicieuse que tout ce qui se peut jamais exprimer ; et cela par un repos et un commencement de rencontre qui fait son bonheur, ce qui anéantit encore infiniment l’âme.

Là le Néant augmentant sans fin, l’âme entend, sans entendre, à sa mode, un très profond parler, qui est la génération du Verbe, et qui est le don de la divine Sagesse en son pauvre Néant. Et comme l’âme avant cela n’était rien et que c’était son bonheur, ici, sans sortir de son rien, au contraire son rien augmentant à l’infini, l’eau de la divine Sagesse s’écoule, qui rend l’âme beaucoup féconde.

De là insensiblement s’écoule l’amour, et l’âme entend en son Néant que ce n’est pas un amour produit par ses puissances comme au commencement, mais que c’est un amour tout différent, et que vraiment c’est la communication d’un amour dans lequel et par lequel l’union commence.

14. Il faudrait là des discours à l’infini pour exprimer grossièrement ce que le Néant de la créature goûte à chaque moment très délicieusement ; et pour lors on commence à goûter les fruits des labeurs et des peines que l’âme a souffertes à s’anéantir, et à se laisser anéantir peu à peu par les degrés qu’elle a soufferts et qu’elle a portés.

Je sais qu’il y a quantité de très doctes et expérimentés docteurs qui ont amplement écrit [420] de ses degrés : c’est une chose très délicieuse de les voir ; mais ce n’est rien en comparaison de les expérimenter par le Néant véritable de soi-même, opéré par la miséricorde de Dieu en une âme.

C’est pourquoi il suffit de ce crayon pour aider et confirmer que la chose se peut, et il est vrai, et vraiment le partage des âmes anéanties, quoi que pauvres et cachées dans le monde. Je ne puis pas même prolonger davantage cette déduction, à cause de la faiblesse de ma main.

15. Quand une âme a été assez fidèle pour se laisser anéantir, et qu’elle est parvenue à l’expérience de plusieurs de ces merveilles, elle croit pour l’ordinaire que s’en est fait ; mais en vérité elle ne fait que commencer à être en voie pour avancer infiniment. Car il faut savoir que le Néant déjà exprimé n’est donné de Dieu à l’âme que pour lui communiquer son esprit : or l’Esprit de Dieu communique deux effets en l’âme, qui font et effectuent un chemin infini.

Le premier effet est qu’étant amour et principe d’amour, il donne et dispose l’âme pour l’amour et pour l’union ; car l’amour a pour fin l’union, et d’unir l’âme à son bien-aimé. Cet effet en l’âme est de grande étendue, faisant expérimenter un million de dons et de grâces, qui pourtant en cet état ne font qu’un même en principe d’amour ; et tout cela se terminant à faire une plus grande et plus intime union, jusqu’à ce qu’enfin l’union et l’amour qui en émane soient tels, que l’unité s’effectue : ce qui fait propre à l’âme tout ce que Dieu a, et tout ce que Dieu est : et comme le plaisir et la béatitude de Dieu est de jouir de soi-même ; aussi tout le plaisir de l’âme en Dieu, et de Dieu en l’âme, est l’union, la communication, et l’unité, et ainsi la jouissance ; ce qui est cause qu’il n’y a nulle fin de communication et d’union que l’unité même ; c’est-à-dire que Dieu ne se peut contenter en telle âme qu’elle ne soit en unité de tout ce qu’il est.

16. Et pour lors l’amour divin aime tant l’âme, que ne se pouvant contenter, il produit ce dernier effet en elle, qui est de lui donner la communication, et la jouissance de l’amour de Jésus-Christ, De meo accipiet et annunciabit vobis131. Pour lors l’âme étant pleine par l’union, et la communication de l’amour, commence à sentir en soi un certain germe de Jésus-Christ, c’est-à-dire une inclination pour Jésus-Christ, non pas comme autrefois superficiellement et en lumière ; mais bien intimement et foncièrement : Donec formetur in vobis Christus: Christus habitat per fidem in cordibus vostris132.

C’est pour lors que l’âme commence d’être toutes tournée vers Jésus-Christ, et que tout ce qui est dans la terre, et tout ce qui lui arrive, qu’elle fait et qu’elle souffre, lui devient Jésus-Christ.

Et si tout ce qui s’est passé dans les états précédents et comme infini en plénitude et en beauté ; ceci qui suit et qui est la fin des ouvrages [422] de Dieu en l’âme, ne l’est pas moins.

C’est pour lors que l’âme comprend bien que Jésus-Christ est l’alpha et l’oméga, la voie et le terme, c’est-à-dire que Jésus-Christ Homme-Dieu a commencé, et a été dans les voies de Dieu en l’âme, et qu’il est aussi la fin et la consommation finale jusqu’à la mort : car il est vrai que tout généralement se termine à la formation de Jésus-Christ en nous, afin que les miséricordes de ce Dieu-homme éclatent avec une bonté infinie.

17. Tout ceci (comme je vous dis) n’est qu’un crayon grossier, pour consoler les âmes qui sont assez heureuses d’avoir le don de foi, pour travailler peu à peu à leur anéantissement. Disons donc, heureux Néant, et mille fois heureux ! Puisqu’il est seul capable de remplir la créature du bonheur infini ! Et que ce Néant se communique par des moyens si bas et si petits, que l’on peut dire qu’il est révélé aux seuls petits, et caché aux suffisants, et aux âmes pleines d’elles-mêmes.

Il n’y a donc que les petits et très-petits qui puissent prétendre à ce bonheur, et ceux qui désirent de toute leur âme d’y arriver133.

*Commencement de vie nouvelle. [Lettre à l’auteur].

Commencement de vie nouvelle en Dieu.

« Mon âme depuis mon retour est tout autrement établie dans la joie. Autrefois cette joie n’y était que passagèrement et par des intervalles, et mélangée de la joie des sens : à présent c’est par état. Cette joie est étendue, pure et générale ; ce qui me fait croire qu’elle ne vient que du centre : car je trouve qu’elle me donne la vie et de la fécondité. Elle me tire hors de moi-même, et ne rend plus capable de tout au-dehors, et m’empêche de tomber si souvent en moi-même. De plus, je trouve que mes yeux s’ouvrent, et que je commence à voir et expérimenter les choses tout autrement que je n’ai fait, et à entrer dans une nouvelle région tout est nouveau134.

3.65. Arriver en Dieu, son centre. [Réponse à la précédente].

L.LXV. Que le centre naturel de l’âme est Dieu, que l’âme y arrivant par la mort de tous y trouvent une joie solide, une dilatation de cœur, et un général qui la contente pleinement et lui donne faciliter pour tout bien intérieurement et extérieurement.

1. Il est à remarquer que Dieu est le centre de notre âme de telle manière, qu’en quelque lieu qu’elle soit, et à quoi qu’elle puisse être occupée hors de là, elle ne peut trouver son centre. Qui dit centre de l’âme, dit son lieu de repos véritablement naturel, et pour lequel elle est créée135 : si bien que qui dit le centre dit son repos, sa joie, sa liberté, et véritablement, une dilatation d’âmes, qui fait bien juger que ce que l’on a, et où l’on est, est son centre véritable, et que tout autre lieu, tout autre situation, et généralement tout ce que l’on peut avoir, n’est qu’étranger à l’âme. Elle peut bien de fois à autre y trouver quelque petite satisfaction passagère : car n’y ayant rien dans la terre qui ne soit créé de Dieu, il n’y peut rien à voir par conséquent, [424] où l’âme ne trouve quelques vestiges de sa beauté ; mais passagèrement : car n’étant pas créé pour ces miettes et pour ces parcelles, mais bien pour Dieu lui-même, elle n’y peut trouver que des plaisirs fort médiocres et fort passagers.

2. Et c’est ce qui trompe toutes les créatures à l’égard des plaisirs fort passagers, pour lesquelles elles sont passionnées. Comme de fois à autre elles y trouvent quelque espèce de satisfaction, elles s’y arrêtent ; et comme elles ne peuvent s’en contenter, elles en font leur croix et leur malheur.

Voilà la raison essentielle pourquoi tous les gens du monde qui courent après le plaisir, les richesses et les honneurs, parce qu’ils y trouvent quelque espèce de joie et de satisfaction, sont toujours errants et vagabonds sans y trouver rien de solide. S’ils y faisaient réflexion sérieuse et comme il faut, ils trouveraient par leur propre expérience, que la raison pourquoi ils croient et espèrent trouver quelque plaisir, c’est parce que ces choses étant créées de Dieu, ont quelque rapport à leur âme ; à cause que Dieu y est en quelque manière ; et qu’ainsi n’y pouvant trouver la satisfaction de leur âme, ils devraient chercher Dieu au-dessus et loin de ses créatures ; et là ils trouveraient véritablement tout ce qu’il leur faut, pour les contenter et les satisfaire pleinement : car les ayant créés pour lui-même, il s’est fait le centre de tout ce qu’ils sont.

3. Cela donc supposé, il est certain que Dieu étant le centre de toute notre âme, l’âme arrivant à lui par la mort, et par conséquent par l’éloignement des créatures, pour peu que cela soit, commence à y trouver une joie qu’elle a cherchée, sans pouvoir la rencontrer ; mais qu’elle commence à trouver non passagèrement comme j’ai dit, que l’on en trouve dans les bonnes et saintes créatures, mais avec quelque permanence. Ce qui donne beaucoup de satisfaction, d’autant que l’on sait bien que l’on a de la joie solidement ; mais sans savoir d’où elle vient ni comme elle vient. On sait seulement que tout donne de la joie, et que pour être en oraison, et pour être bien il suffit à l’âme d’être en joie et en satisfaction.

4. De là nait une certaine dilatation de cœur qui met l’âme bien plus au large, la rend plus étendue, et bien plus maîtresse qu’elle ne l’avait jamais été. Et enfin le particulier s’ôte, et le général est donné, où l’âme trouve bien plus de plaisir et de satisfaction qu’elle n’a jamais trouvée dans tout ce qu’elle pouvait faire, quelque grand qu’il fût. L’âme ne se plaît ici qu’au général, et le particulier et le distinct lui est une grande peine.

Cependant et très souvent se voyant si générale, si dilatée, si libre, et si en repos, il lui passe des peines en l’esprit, que tout cela ne soit trop naturel et même le naturel, et qu’ainsi elle ne fasse pas oraison. Qu’elle ne s’embarrasse pas, car Dieu étant le centre de notre âme, il est vraiment son lieu naturel, et si ce petit commencement de jouissance de Dieu dans son centre paraît naturel, il l’est vraiment ; d’autant qu’il n’y a rien de plus naturel à notre âme que Dieu ; comme centre. Il ne l’est pas, comme l’on appelle les choses naturelles pour s’y reposer comme créature et en faire sa fin ; car cette joie, cette dilatation, et ce général [426] qui commence à l’arrivée (ou à l’approche) du centre, est en l’âme pour la faire sortir d’elle-même, et la faire toujours aller en repos et en perte, pour trouver Dieu plus amplement ; ce qu’elle fait en se quittant soi-même par l’augmentation de cette joie, de cette dilatation et de ce général qui n’a non plus de fin dans l’âme que Dieu en peut avoir.

5. L’âme arrivée ici croit que c’est grand-chose, étant étonné de ce qu’elle est, et de ce qu’elle a ; mais c’est très peu en comparaison de ce qu’elle peut être, et de ce qu’elle peut avoir, par l’augmentation de ces choses en perte de soi-même. Je dis de ces choses, quoi que enfin dans la vérité tout cela ne soit qu’un ; car sa joie, sa dilatation et son général, et toutes ces choses, ne font qu’un, quoique de fois à autre, l’une paraisse plus que l’autre selon le dessein de Dieu et la nécessité de l’âme.

6. Tout ce que je viens de dire, qui est quelque expression du centre et de l’état de l’âme qui en a quelques approches, est certifiée par la fécondité que l’âme expérimente : car plus elle sera et plus longtemps dans ce général, et cette dilatation, quoiqu’elle n’y voit pas de particulier, ni tant de mouvements, elle y expérimentera pourtant une fécondité qui la nourrira tout autrement qu’elle n’a fait autrefois : et ce n’est proprement que par là que commence sa fécondité et la nourriture en l’âme. Car n’étant créée que pour Dieu, il n’y a que ces choses générales en joie et dilatation où elle trouve du pâturage, et le solide véritable ; ce qui est un commencement de voie toute autre tout contraire et tout différent de la manière de la créature corrompue et rejetée de Dieu parmi les créatures, où elle ne se peut nourrir, et où elle ne trouve que le particulier, le distinct, et ainsi est contrainte de faire comme les poules, lesquelles prenant une petite gorgée d’eau, lèvent la tête pour l’avaler et de cette manière réitère selon la nécessité. Il en est de même des créatures dans le distinct ; elles ne peuvent rien apercevoir ni avoir que par leurs petits actes qui les font jouir du particulier et du distinct : mais ici les âmes boivent plus à la source par leur général. Tout ce qu’il y a de peine est dans le commencement ; à cause que cela paraît si naturel, qu’il semble que ce soit fainéantise ; et cependant c’est un travail solide, auquel il faut par nécessité parvenir pour rencontrer Dieu dans son centre.

7. Comme ce commencement d’expérience du centre change beaucoup l’âme et son opération pour ce qui est de l’intérieur et de l’égard et à l’égard de Dieu ; il le change encore autant pour ce qui est du dehors, et pour l’emploi auquel il nous appelle. Car il est certain que l’âme mourant à soi, sent peu à peu qu’elle est soulagée dans ses croix, dans ses emplois, et dans tout le reste qu’elle a aménagé, et que son intérieur étant plus en joie, plus dilaté, et plus général, elle est aussi plus en liberté, plus forte et généralement commence à être changée, pour mieux faire ce qu’elle doit dans son état ; ses défauts se minent insensiblement, et elle trouve ouverture pour s’en défaire, mais cela à l’aise et avec facilité : et enfin elle se voit commencer une autre capacité pour aimer et pour converser ; ce qu’elle n’avait autrefois [428] qu’avec embarras : elle voit enfin, que n’ayant rien qu’une seule chose, elle se trouve améliorée et changée pour tout. Où l’âme commence à comprendre que Dieu venant en elle, et elle s’écoulant vers son centre et en mourant à soi, elle commence à trouver tout bien, tant intérieurement qu’extérieurement. Car il n’est pas concevable, sinon par expérience, comment Dieu approprie pour soi, et pour les autres en notre état, une âme qui commence un peu à goûter du centre, et comment peu à peu cela s’augmentant, toutes choses s’ajustent et s’arrangent merveilleusement bien : ce qui fait dire à l’âme qui trouve Dieu par la sortie de soi-même ces belles paroles, Bene omnia fecit136 ; il fait tout bien.

8. Toute la difficulté et où il faut qu’une telle âme soit bien prévenue, est dans les commencements ; à cause que cela paraît si naturel et si éloigné de la manière ordinaire de traiter avec Dieu, selon qu’on le fait ordinairement par actes et par efforts. Cependant on retrouve à la suite qu’une âme qui est assez heureuse pour être appelée à cette grâce, fait infiniment davantage par ce moyen que par tous les autres, et que plus cette joie, cette dilatation, et ce général se répand avec plus d’étendue et plus de pureté en l’âme, plus aussi ce moyen devient plus efficace pour tout changer en elle, et lui donner moyen de ranger toutes choses sous le pouvoir divin. Cela devient même tel à la suite, qu’un esprit, qui paraissait médiocre dans le commerce et dans l’emploi des créatures, devient par la communication de ce moyen, capable de tout autre chose ; car une sagesse, une prudence et une force s’y répand, qui fait bien voir peu à peu qu’appropriant l’âme pour lui, il approprie aussi pour toute chose que Dieu demande d’elle, c’est pourquoi l’ordre divin devient la nourriture de telles âmes.

9. On me demandera peut-être pourquoi je dis qu’une telle âme commençant à trouver son centre, trouve son lieu naturel? Je réponds qu’il est très vrai à toute personne qui l’a expérimenté, et même qui est savant, qu’il n’y a rien de plus naturel à l’âme que Dieu, et qu’étant éparse parmi les créatures, elle est comme dans un lieu violent et contre son naturel, n’y pouvant demeurer que par quelques petites miettes de plaisir qu’elle y trouve ; par ce que les créatures ont toujours quelque chose de Dieu : mais que les âmes par leurs propres expériences, si elles sont bien raisonnables, et qu’elles y fassent réflexion, venant à sortir des créatures et d’elles-mêmes pour trouver Dieu, se trouvent à l’aise, et commencent à expérimenter leur lieu naturel : ce qui fait juger dès cette vie, que ce qui fera la cause véritable pourquoi les bienheureux ne s’ennuiront jamais dans l’éternité, est parce qu’ils seront en Dieu comme dans leur lieu naturel, avec toute perfection, ce qui mettra fin à leurs désirs. [430]

* Lettre à l’auteur. Unité de l’âme en son fond.

Comment une âme arrivée dans l’unité de son fond, y fait usage de ses croix, de ses occupations et de ses défauts mêmes.

1. « Quand Dieu me donne le mouvement de vous écrire pour vous rendre compte de l’état de mon âme, je le fais ; autrement je ne ferai rien qui vaille.

2. « Il me semble pouvoir dire qu’elle fait du progrès, au moins en une chose, qui est, dans l’assujettissement à l’ordre de Dieu à chaque moment. Ce n’est pas depuis un jour : il y a longtemps que je l’expérimente. Ce qui fait que dans toutes les choses qui arrivent dans mon état, et dans toute ma famille, je suis inébranlable ; mais cela par la fidélité à mourir et à porter mes croix. J’en ai de plusieurs façons. Vous avez su la dernière qui m’a touché sensiblement. Je ne puis dire ici les autres ; elles ne sont pas moins humiliantes et renversantes137. Nonobstant cela, je suis dans mon fond en une espèce d’Immutabilité, qui tient plus de l’éternité que du temps, me laissant mouvoir à Dieu comme il lui plaît, pour être dans la croix ou dans la consolation ; demeurant seulement passive à la croix présente, et au vu de celles de l’avenir, qui me paraissent indubitablement devoir être plus grandes. Hors des petits moments où la pointe de la croix est pressante et accablante, je suis toujours gaie et contente, il ne serait pas en mon pouvoir de souhaiter plutôt une chose qu’une autre, d’être dans un lieu que dans un autre.

3. « Au milieu de tant de croix et d’occupations différentes, on est en liberté, et l’on agit en l’unité. Cela me fait comprendre quelque chose de la fécondité et multiplicité des opérations de Dieu dans son unité et son repos, car quoique l’âme n’ait aucune action, ni aucune vertu en vue, que de mourir dans les occasions, elle se trouve toute vertu et toute action. Je n’ai pas ces lumières dans le temps ; mais après il en paraît quelquefois quelque chose : mais pour peu que je veuille agir de moi-même pour suivre mon inclination, quand ce ne serait qu’en une bagatelle, je commence à sentir que je sors de ma nudité et généralité pour tomber dans le distinct, dans la désunion, et souvent dans l’inquiétude. Tout cela me fait comprendre pleinement l’importance d’être fidèle aux petits moments, puisque dans les moindres choses nous pouvons jouir de Dieu par la foi de cette manière.

« Si j’étais toujours fidèle, je sens bien que tous les moments seraient pleins : mais il n’est pas possible de comprendre jusqu’où va ma faiblesse pour me défaire du plus petit défaut, qui est toujours cette petite sécheresse pour quelques-uns de mes domestiques, dont j’ai peine à supporter les manières138. Il semble que je sois réduite dans une entière impuissance, quelqu’envie que j’aie de m’en défaire : car souvent dans l’instant même que je me relève, je retombe dans tous ces défauts les uns sur les autres ; que je supporte patiemment. Il se fait un fumier qui sert [432] fort merveilleusement à me faire pourrir ; je ne laisse pas (comme j’ai dit) nonobstant la peine que je sens de ces défauts, d’être en repos.

4. « Je fais le bien que la providence me présente ici comme en passant, sans en faire mon capital. Notre bonne mère N. me donna il y a quatre ou cinq mois, la vue de faire faire ici, où le désordre à grand, une mission ; et comme elle était toutes de feu pour cette œuvre, elle ne me donnait point de relâche ; et moi j’étais dans un état tout contraire : car quoique je le souhaitasse aussi, je ne me pouvais résoudre à agir, sans que je visse le moment de l’ordre de Dieu ; parce que sans cela rien ne réussit, et que tous les grands obstacles qui se rencontrent, ne viennent souvent que de n’avoir pas pris ce moment. Enfin il est venu, et elle est ici il y a huit jours, où elle fait tous les biens que l’on peut souhaiter pour si peu de temps.

5. « Je craignais fort que l’assiduité, que je suis obligée d’avoir aux sermons, ne me brouillât en me tirant de ma généralité, pour me mettre dans la multiplicité, ou ne me fût à charge : mais jusqu’à cette heure ils me font un effet tout contraire ; car ils me réjouissent et me nourrissent. C’est une manne qui a toutes sortes de goûts, sans me faire sortir de ma situation ordinaire. Je me trouve depuis si pleine que j’en suis surprise sans pouvoir dire de quoi, et néanmoins si affamée et pressée d’outrepasser tout, que je cours, sans savoir où, par tout ce qui se rencontre.

6. « Voilà ce que je puis remarquer : je ne sais s’il est dans la lumière de vérité ou non ; vous en jugerez mieux que moi : j’espère que vous m’en manderez votre avis sans me flatter. Je ne vous parle pas de mon oraison en particulier, car je n’en vois pas ; tout ce que je fais étant mon oraison. »

3.66 Unité de repos dans la multiplicité. [Réponse à la précédente].

L.LXVI. Moyen de trouver Dieu en toutes choses et aussi dans son fond. Comment être en unité de repos dans la multiplicité des croix et des embarras de providence. Que tout est vie à l’âme qui n’agit que par l’ordre et par l’esprit de Dieu.

J’ai beaucoup de joie, M., d’apprendre de vos chères nouvelles et l’état de votre santé. Je vous remercie de tout mon cœur. Pour répondre à tout ce que vous me dites, je vous dirai :

1. Que vous faites très bien de suivre les instincts de votre intérieur, pour parler de votre âme, autrement on pourrait brouiller toutes choses ; et Dieu nous en parlant par nos nécessités, ou par les instincts qu’il nous donne, il ne manque pas de nous donner des grâces, suivant ses manières, de nous ouvrir, ou de nous communiquer.

2. Il est vrai que ce principe divin pour se conduire, et pour mourir à soi, est admirable, et l’on n’a pas besoin d’aller chercher bien loin ni le martyre, ni aussi les maîtres de notre [434] perfection. Laissons-nous en abandon à Dieu de moment en moment, et croyons fortement que toutes les providences de notre état, quelles qu’elles soient, sont la voix qui nous parle de Dieu, et qui nous marque son divin ordre. L’âme fidèle à suivre cette conduite trouve la paix promptement, et ne manque jamais de trouver Dieu en toutes choses ; pourvu qu’elle n’hésite pas à voir Dieu en tout ce qui lui arrive. Et ainsi mourant incessamment par là et en tout, quand peu à peu l’âme est beaucoup fidèle à cette conduite, la Sagesse ne manque pas de lui causer un million de croix, afin de la polir, et l’affiner davantage. Et de pouvoir deviner par où, et en quelles manières elles [ces croix] nous viennent, cela ne se peut : tout ce qu’il y a à faire est de baisser la tête, et accepter sans examen la divine conduite, et voir sa main en tout. Vous avez eu occasion d’adorer la Providence en cette croix humiliante qui vous est arrivée : je crois que (Dieu aidant) ce ne sera rien ; car il n’y a pas de raison en tout ce que j’en ai vu : cela n’empêche pas qu’il n’y ait un mélange fâcheux. Ce ne sera pas l’unique [croix humiliante] qui vous arrivera : il y en aura incessamment en toutes rencontres, non seulement en votre intérieur, mais encore dans votre état et dans l’extérieur, qui seront selon votre besoin : car assurément vous avez besoin d’humiliations [pluriel], et aussi de moyens qui vous fassent perdre votre raison et votre suffisance. Ne vous mettez pas en peine de leurs excès : c’est Dieu qui les ordonne : il suffit, pourvu que vous soyez fidèle à mourir selon leur étendue : et quand cela n’est pas, ne vous troublez pas ; mais revenez doucement [435] et humblement, en vous remettant à votre place. Par ce moyen vous trouverez, sans savoir comment, votre fond, car vous trouverez une stabilité admirable.

Où vous devez remarquer que le fond de notre âme ne se trouve pas, comme plusieurs personnes le croient, [à] savoir, par pensées et par lumières : ce ne sera jamais par là ; mais bien par les morts et par les renversements. C’est pourquoi plus la Providence en fait rencontrer, tant mieux ; car s’égarant et se perdant, insensiblement on se trouve en son fond : ainsi croyant avoir tout perdu et aussi soi-même, c’est pour lors que l’on commence à trouver son fond, où est la stabilité : hors de là il n’y a jamais que du trouble et de l’inquiétude. Et en vérité cette disposition commence à tenir de l’éternité par l’abandon à la conduite de Dieu, qui nous veut comme il veut, soit en joie ou en croix, et qui fait voir les croix futures pour s’y abandonner, et de cette manière demande la passivité totale pour être comme Dieu désire. Quand vous vous voyez si bouleversée [fém.] par la croix, et par les vues des croix, qu’il vous semble que vous ne vous possédez pas, ni que même vous ne le pouvez pas ; pour lors laissez-vous, et vous perdez [et perdez-vous] en la pointe de la volonté en passivité pure, comme vous le pouvez : et vous verrez qu’ensuite, sans savoir comment, tout cela réussit et se calme en perte en son fond.

3. Toutes ces croix embarrassent sans embarras, comme je dis, étant en cette disposition. J’en dis autant des divers embarras de providence dans notre état. Rendons-nous-y selon ce que Dieu demande, et nous verrons que tout s’ajustera, et qu’insensiblement cette multiplicité crucifiante tombe [tombera] en unité, et fait [et fera] aussi [436] tomber l’âme en unité, où elle agit admirablement, quoique fort embarrassée (à ce qu’il semble) : et par là l’âme comprend merveilleusement, comment Dieu étant si multiplié en tout ce qu’il fait, est cependant en son opération même, si un, et en unité, que c’est là le soutien de tout le monde. L’âme mourant fidèlement à soi, et à sa manière d’agir par soi-même, tombe dans cet opérer en unité ; où elle a tout, quoiqu’elle n’ait rien : et elle fait tout, quoiqu’elle fasse peu : et bien qu’il paraisse qu’elle agit en grande multiplicité, cependant elle est en vraie unité : et pourvu que l’âme ne fasse rien par elle-même, quoi qu’elle fasse, elle ne sort jamais de son unité, encore qu’il lui paraisse qu’elle ne fait et n’est occupée que de bagatelles : et aussi dès qu’elle est dans la bagatelle par elle-même, c’est-à-dire sans anéantissement ; au même temps elle est dans la multiplicité, et par conséquent dans le trouble.

Cela demande une grande pureté intérieure, et une mort à soi-même extrême. Mais ayez courage. Mourez peu à peu à cette sécheresse dont vous me parlez, et aussi aux autres défauts ; et vous verrez que mourant, et vous dérouillant [dépouillant], vous tomberez, sans vous en apercevoir, en unité de repos. Et quand il vous paraît que nonobstant votre travail, vous ne laissez d’être prévenue [fém.] de vos défauts, possédez-vous ; et vous verrez qu’en vérité tout cela sera un fumier qui vous fera pourrir et germer en vie divine ; et ainsi tout sera mis en usage par principe divin.

4. Vous faites très bien de faire le bien extérieur, que la Providence vous fournira, sans [437] en faire votre capital ; mais vous y laissant aller selon la divine providence, qui vous marque l’ordre divin.

5. Vous avez très bien fait de côtoyer l’Esprit de Dieu, et d’observer ses démarches ; car sans sa conduite, toute sainte intention est peu de chose : et quoiqu’elle ne déplaise pas à Dieu, et que même elle lui soit agréable, sans cette application par l’Esprit et par l’ordre de Dieu, ces choses n’ont pas source de vie, pour vivifier l’âme : et c’est proprement ce que vous expérimentez. Car ayant entrepris cette Mission139 par l’ordre divin, vous expérimentez que la multiplicité qui s’y rencontre, cause unité ; et que cette unité est multiplicité, en vous donnant une faim qui ne se rassasie pas, et qui cependant n’est pas famélique, mettant la paix et le repos en vous. Ces sortes d’opérer en toutes rencontres sont très féconds, et vous doivent beaucoup éclairer, afin de vous instruire, et vous convaincre que mourir n’est pas une perte et une oisiveté ; mais plutôt une plénitude et une vie qui remplit [qui remplissent] en vidant.

Prenez courage au nom de Dieu ; car j’espère que la grâce rendra votre âme féconde ; et qu’étant fidèle selon le degré de Dieu, vous trouverez qu’après une grande patience, en souffrant la nudité, la mort, et la sécheresse, quasi sans s’en apercevoir tout devient fécond, et ensuite la fécondité même. Mourir est donc le tout de cette vie ; et la foi est la source véritable de cette mort.

6. J’espère que, Dieu aidant, nous aurons bien de la consolation cet hiver étant ensemble. Il n’est pas nécessaire en l’état où est votre âme, de me marquer en particulier votre [438] état d’Oraison ; là tout est Oraison et votre Oraison : c’est pourquoi je la comprends assez par ce que vous m’avez dit. Continuer [inf.] son intérieur en ces diverses dispositions, comme vous m’avez marqué, est faire Oraison selon votre état. Ce n’est pas que dans de certains temps [sic], on ne soit plus en repos et en solitude, et ainsi plus à la lumière divine ; mais il faut se laisser à Dieu, pour être conduite [fém.] en tout, en l’action ou en l’Oraison ; et par ce moyen tout se fait un : où cependant l’Esprit de Dieu qui aime infiniment le repos et la solitude, tire souvent l’âme, la retirant de l’action pour cet effet, et la mettant en Oraison pure et en nue solitude ; souvent aussi la tenant par un secret de sa providence en l’action, où telle action est Oraison.

3.67 Commencement de la vie en Dieu.


L.LXVII. Sur l’état d’une âme qui commence d’être et de vivre en Dieu ; comment elle doit être fidèle à s’abandonner au moment présent tel qu’il est, pour y avancer et pour y trouver Dieu en toutes choses.

Notre Seigneur m’a donné2 une si forte pensée de vous écrire qu’il m’a fallu y succomber, afin de vous dire la certitude que Sa bonté m’a donnée de votre état intérieur et de ce que vous devez faire pour y être constamment fidèle.

1. Je suis très certain que Dieu est dans votre âme et que l’état qu’elle a est de Lui. Vous devez en être très assurée et, par cette certitude, vous tenir ferme, nonobstant [439] les incertitudes, les obscurités, les divagations de vos puissances, et généralement tout ce qui peut vous arriver qui vous pourrait donner lieu de douter et ainsi vous solliciter à retourner aux actes, aux pensées et autres aides, qui sont de saison dans les commencements quand l’âme va à Dieu et qu’elle n’y est pas encore arrivée.

2. Votre âme commençant d’être en Dieu, elle y sera et subsistera en obscurité, en croix, en bouleversements continuels et en une infinité de vicissitudes que vous expérimenterez que Dieu amène avec Lui, afin que l’âme par ce moyen se déprenant d’elle-même peu à peu, se perde et se laisse en la main de Dieu, qui lui est inconnue. [430]

3. L’âme allant à Lui, et faisant par conséquent usage de ses puissances, s’en approche et s’avance vers Lui par le moyen de ses intentions saintes, de ses actes et du reste, qui sert à élever ses puissances et les tenir attachées à Lui par un million de retours et autres exercices, que l’âme pratique utilement et saintement et sans quoi elle serait vagabonde3 et oisive. Mais dès aussitôt que l’âme commence d’entrer en Dieu, cet usage des puissances par les moyens susdits commence de cesser. Et l’âme n’a qu’à se laisser, non par actes mais par état, qu’à s’abandonner, non formellement et en produisant un abandon, mais en se laissant en Dieu où l’on est, c’est-à-dire se laissant à la croix, à la peine, et généralement à tout ce qui lui arrive de moment en moment, et qui pour lors lui est et devient Dieu. Il suffit qu’elle se laisse et qu’elle souffre telles choses, et tout cela lui devient Dieu [440] assurément, sans intentions, sans actes ni autres choses, sinon se laisser perdre, souffrir et agir comme l’on est, de moment en moment. Et en poursuivant de cette manière, l’âme trouve à la suite que tout est si bien fait que rien de mieux ne se peut ni n’a pu être pour son bien et pour la gloire de Dieu en elle.

4. Comme mon âme voit clairement la vérité de ce que je vous dis, qui est générale à toutes les âmes qui sont assez heureuses que d’être à Dieu, je vous pourrais dire une raison de ce procédé, qui assurément convaincrait toutes personnes savantes ou autres gens d’esprit, mais cela se ferait présentement hors de raison. Il vous suffit que je vous dise en simplicité la vérité de l’état que votre âme porte et aussi de ce que vous y devez faire simplement, sans quoi vous n’iriez pas droit et feriez de grands circuits, ne faisant peut-être pas en plusieurs années ce que vous pouvez faire en un jour en vous laissant simplement et en abandon dévorer, perdre et à la suite, consommer au MOMENT des croix, des providences et généralement de tout ce que Dieu ordonne, quel qu’il soit et en quelque manière qu’il vous arrive, ce qui alors vous est Dieu, vous y laissant et abandonnant de moment à moment. D’où découlera la prudence et la sagesse pour faire tout ce qu’il sera bon de faire autant que vous vous laisserez posséder par cet heureux moment, lequel vous sera autant avantageux que les croix et les peines vous seront dévorantes, pénibles et vous perdant. Cela sera votre oraison, votre préparation à la sainte [441] communion, votre action de grâce, et votre présence de Dieu durant le jour.

5. Quand l’âme est dans les puissances, si élevée qu’elle soit, il faut qu’elle ait un emploi d’actes et des objets de présence de Dieu, un objet à l’oraison, et le reste qui est de l’état de puissance. Mais, comme je vous l’ai dit, quand, par dénuement et simplicité, l’âme tombe en Dieu, elle devient sans objet, et ce qu’elle a à faire et à souffrir de moment en moment lui devient Dieu et véritablement lui est Dieu. Heureuse une âme qui est appelée de Sa Majesté pour cette grâce ! Car elle trouve le moyen de jouir de Dieu sans moyen, par où Dieu peu à peu lui devient toutes choses, et toutes choses lui deviennent Dieu. Si bien que dans la vérité, si elle est fidèle, le paradis commence dès la terre : non un paradis de gloire, mais un réel et véritable, puisque l’âme a Dieu et jouit de Dieu véritablement, mais en croix, en perte, en nudité et en obscurité de foi, ce qui est l’avantage de la vie présente, d’autant que de cette manière Dieu est en l’âme un moyen sans moyen, à chaque moment, qui donne et est Dieu sans fin ni mesure. Et ainsi sans être autrement dans le paradis, l’âme jouit de Dieu d’une manière si facile et si avantageuse pour son augmentation et son accroissement qu’il n’y a rien en la vie qui ne lui soit et ne lui puisse être Dieu, quoique il ne paraisse à l’âme et aux personnes qui conversent avec elle que croix, souffrances et une vie assez commune, à la réserve qu’elle est pleinement contente et satisfaite de chaque moment [442] de sa vie en tout ce qu’elle a à faire ou à souffrir.

6. Si je pouvais vous exprimer comment tout est Dieu à une telle âme arrivée à ce degré de simplicité et de nudité, et comment par conséquent l’âme pour tout exercice et moyen n’en doit avoir que de se laisser et se perdre, non par acte, mais ayant, faisant et souffrant seulement de moment en moment tout ce qu’elle a à faire et à souffrir, et que de cette manière Dieu est et vit en elle et par elle, cela vous surprendrait. Il y aurait infiniment à dire sur ceci, mais il suffit que je vous dise ce peu, afin que vous vous ajustiez à ce que Dieu demande de vous et qu’Il vous présente. Et si votre âme est fidèle aux pertes, aux croix, et généralement à être, à faire et à souffrir ce que vous aurez de moment en moment, vous trouverez la vérité de ce que je vous dis et infiniment davantage. Car tout cela étant Dieu, comme en vérité il l’est à une telle âme, il y a une suite de providences surprenantes comme, Dieu aidant, je pourrai vous le dire à la suite.

7. Je prie Notre Seigneur de vous donner Sa lumière pour comprendre dans Sa vérité ce que je vous dis, car la raison purement humaine ou bien éclairée d’une lumière des puissances seulement, ne peut entrer ni pénétrer ce Mystère. Dieu seul peut le révéler et assurément c’est une révélation divine qui n’est pas pour tout le monde. Quoique les croix, les souffrances et les providences pénibles de la vie soient saintes et sanctifient les âmes qui en font saintement usage, elles ne sont et ne deviennent pas Dieu sinon aux âmes [433] qui, par dénuement et perte de leurs puissances en foi, sont devenues simples et nues et ainsi commencent de trouver Dieu non dans l’éternité de gloire, mais dans le moment où elles sont, ce qui est un commencement d’éternité à telles âmes. Et cela est si vrai que je crois que jamais aucune âme n’a trouvé Dieu par la perte de soi, qu’au moment qu’elle a commencé de Le trouver, elle ne L’ait trouvé par le moment présent de ce qu’elle a à faire ou souffrir, tout ce qui est dans son état et condition lui devenant Dieu véritablement en réelle et véritable jouissance, sans fin ni mesure.

[Comme] Jésus-Christ, étant sur la terre quoique Dieu, était crucifié, peiné, et le reste qu’Il a porté, aussi une telle âme jouit de Dieu et a Dieu en croix et souffrances. Je dis plus : toutes les âmes n’étant pas en tout semblables, elles n’ont pas toutes des croix et des souffrances. Il y en a dont la vie est assez commune. Cela n’importe : ayant Dieu, le moment de ce qu’elles ont à faire ou à souffrir, ou, pour mieux dire, leur moment, leur est Dieu véritablement, quel qu’il soit, car nous ne devons jamais ajouter ni ôter à l’ordre de Dieu, tel ordre étant ce qui nous est Dieu. Je le dis encore une fois que, si les âmes savaient cet avantage, elles ne cesseraient d’être fidèles, car assurément, étant arrivées à tel degré de trouver Dieu, pour lors la vie présente leur devient infiniment heureuse, car tout leur devient Dieu.

8. Soyez donc fidèle, et que chaque moment [444] vous soit infiniment précieux pour en faire usage comme je vous l’ai dit : ce qui est infiniment à considérer, car retourner aux puissances, pour peu que ce soit dans cet usage, est une perte sans remède et par conséquent infiniment de conséquence. Remarquez bien que, quand je vous dis que le moment de ce que vous avez à faire et à souffrir devient Dieu et est Dieu à une telle âme qui en fait l’usage susdit, j’entends que tout ce qu’elle a à faire ou à laisser, quelque petit et naturel qu’il soit, comme le travail, la conversation, le boire, le manger, le dormir et le reste d’une vie sagement raisonnable, est Dieu à telle âme et qu’elle doit être et faire ces choses dans les mêmes dispositions sans dispositions, car c’est par état. Vous m’entendez. Et toute âme de ce degré m’entendra assurément. Et comme vous ne faites que commencer, dans plusieurs années vous m’entendrez, Dieu aidant, tout autrement, car telles expressions qui paraissent du grec et de l’arabe sans la lumière divine, quand on y est, paraissent et deviennent si manifestes que le soleil n’est pas si évident ni si clair que ces choses le deviennent aux âmes. On a de la peine et les choses ne sont pénibles que durant le temps que les âmes sont en elles-mêmes. Il est vrai que dans ce temps-là on fait les choses à force de bras et que l’on gagne son pain à la sueur de son visage ! Mais quand on sort de soi et que l’on commence de trouver Dieu, tout devient si aisé si facile et si clair que l’on goûte par expérience la vérité de ces paroles : Mon joug est doux et ma charge est légère140. [445]

9. Je dis cela pour exprimer que ce qui est au commencement obscur, devient facile, quoique en croix, pertes et morts continuelles, telles choses étant le bonheur et la béatitude de la vie présente selon le degré que la divine volonté les donne et les ordonne, car, comme j’ai dit, il n’y a que le point et le moment de l’ordre de Dieu qui fasse la vérité et l’excellence de cet état. Or plus la divine volonté donne de croix et autres choses pénibles, plus aussi Dieu est donné excellemment. Mais cette excellence n’est pas dans le choix de l’âme, c’est assez qu’elle soit contente du moment de l’ordre de Dieu, en la manière que les bienheureux le sont dans l’éternité, où un saint bien moindre en gloire est pleinement content de ce qu’il a, sans avoir aucun désir de la sainteté des autres. Ainsi en est-il des âmes qui sont heureusement en Dieu dès cette vie. Elles y sont et y subsistent par l’ordre de Dieu, et c’est assez pour être contentes.

10. Mais ce divin ordre est infiniment différent, et c’est ce qui cause la distinction et la différence des âmes en Dieu en cette vie. Car ce divin ordre donnant des croix, des souffrances et autres choses pénibles à une âme en un degré plus relevé qu’à une autre personne qui est par ordre de Dieu dans une vie plus douce, elle est aussi plus en Dieu que l’autre, et participe plus excellemment à Sa divine Majesté, mais le choix d’avoir plus de croix ou d’être d’une sorte ou d’une autre ne dépend aucunement que du divin ordre. Car pour peu que l’on y change, soit en [446] augmentant ou en diminuant, ce n’est plus ordre de Dieu : ainsi ce n’est plus Dieu à une telle âme mais bien chose sainte et vertueuse. Et ainsi il faut conclure qu’il n’y a purement que le divin moment de l’ordre de Dieu sur l’âme, quel qu’il soit, qui lui soit Dieu : tout le reste, si saint qu’il puisse être, est vertu ou sainte pratique, mais non essentiel.

De là vous voyez la conséquence d’être fidèle en tout pour non seulement ne point perdre un moment de l’ordre de Dieu sur l’âme, quel qu’il soit, mais aussi pour s’y perdre et s’y abandonner sans réserve, car pour peu que l’on rabaisse ce divin ordre, on déchoit autant de Dieu que l’on y est infidèle.

11. Tout ceci, qui paraît, je m’assure, difficile à comprendre aux âmes qui ne sont point éclairées de la divine lumière, est cependant si facile que le soleil n’est pas plus clair ni facile à voir à nos yeux corporels que ceci est facile à voir aux âmes éclairées de la foi en ce degré d’avoir commencé à trouver Dieu. Que cette divine lumière de foi en commencement de sagesse éclaire l’âme d’une pauvre paysanne, elle la rendra capable de voir et d’entendre de telle manière ce divin Mystère (si caché aux sages du monde, quoique éclairés de la doctrine de l’école) qu’elle verra ces choses plus clairement que nos yeux ne voient les objets par le moyen de la clarté du soleil, qui nous est si naturelle et par laquelle nous voyons très facilement et agréablement. Mais en vérité, c’est encore ici tout autre chose, non seulement par la beauté que la divine lumière découvre en Dieu, mais encore par la manière facile, aisée et naturelle, s’il faut ainsi parler, avec laquelle [447] elle donne Dieu, et en Dieu toutes choses. Car la lumière du soleil est bien un moyen par lequel notre œil voit autant que sa capacité s’en sert, mais non en donnant la capacité même, et de plus elle n’a ni ne fait voir ce qu’il découvre par sa clarté, que hors de lui, dans l’objet que vous regardez. Mais pour ce qui est de la lumière essentielle, lumière de foi en commencement de sagesse, non seulement elle fait voir les choses en vérité, mais encore elle est elle-même la capacité même, nous la communiquant et nous la donnant : si bien que l’âme qui en est honorée, voit autant que sa lumière est forte et pure, et non autrement, sa lumière lui donnant et lui étant sa capacité, dans laquelle elle voit et jouit de ce que cette divine lumière, qui lui est Dieu, lui découvre volontairement, non en objets et objectivement, mais en Dieu, où toutes choses ont vie et font la vie.

12. Dans le commencement que cette divine lumière éclaire et lorsque l’âme par conséquent commence à voir de cette façon, elle est fort surprise, n’étant pas son ordinaire manière de voir. Et elle ne croit rien voir, car ceci est ténèbres à l’égard de l’âme. Mais quand elle est fidèle à mourir à soi et à sortir de soi en se quittant soi-même, pour lors elle voit et entend peu à peu ce secret qui ne se peut jamais voir ni découvrir que quand on est hors de soi et qu’autant que l’on tombe dans le rien de soi.

13. C’est ce qui fait que cette manière d’être et de voir n’est jamais propre à notre vue ni à notre propre être, mais qu’elle est très facile quand nous perdons tout notre propre pour [448] être vivifiés et éclairés par un principe vivifiant, qui est cette lumière de foi en sagesse divine. Et ceci est cause que l’âme qui commence à goûter et jouir de cette admirable lumière hors de soi, n’a pas de cesse que peu à peu elle n’en soit absolument sortie. C’est pourquoi afin de lui correspondre, elle tâche peu à peu et sans relâche de se simplifier et de se dénuer de tout ce qui lui est propre, soit en actes, intentions, pratiques et autres choses, afin de s’ajuster de son mieux à cette divine lumière, qui lui devient toutes choses en toutes les choses qui lui arrivent et qui lui sont vraiment Dieu, dans Lequel elle trouve tout par une correspondance qui lui donne la vie, et qui lui est vie : si bien que non seulement tout ce qu’elle a à souffrir et ce qui lui arrive lui est Dieu, et par conséquent vie et toutes choses en Dieu, mais tout ce qu’elle a à faire dans son état, soit petit ou grand, soit travail ou prières, tout lui est et devient Dieu d’une manière qui la vivifie admirablement. Si elle prie même vocalement, soit en disant les prières d’obligation comme les prêtres le saint Office, soit comme les séculiers [en disant] les prières de dévotion, sans s’appliquer à des intentions ou autres dispositions, toutes telles prières lui sont et deviennent vraiment Dieu. Tout de même quand elle est en oraison, elle est en Dieu, et Dieu lui devient son oraison même, quoique très souvent il ne lui paraisse que des obscurités et des distractions dans les sens.

Ce divin ouvrage se fait et est seulement dans le centre de l’âme ; parfois aussi il en peut rejaillir dans les puissances. Mais il faut [449] être arrivé dans un degré d’une très éminente communication pour que ce qui rejaillit dans les puissances lui soit Dieu. À la suite, cela est, même ce qui en rejaillit dans les sens, mais il faut être encore plus avancé. C’est pourquoi dans le degré dont nous parlons, ce Mystère et cette grâce ne se passent et ne s’opèrent que dans le centre de l’âme où est Dieu et où Il opère en Lui-même, car cette partie de l’âme a cette capacité d’être et de se perdre en Dieu sans qu’aucune créature y puisse entrer. C’est là où se font les grands ouvrages, et c’est là où l’âme a la capacité d’être et de devenir tout ce que Dieu veut. C’est là où elle cesse d’être elle-même, perdant son propre5, étant et vivant en Dieu, quoique son être ne se perde jamais réellement, mais bien par une désappropriation qui, la faisant tomber dans le Néant, la fait être en Dieu véritablement.

14. Ce que je viens de dire des prières est aussi véritable généralement des actions, et cela jusqu’à la moindre de celles qui sont de l’état et de la condition de cette heureuse créature tombée dans le Néant d’elle-même. Ce qui est cause que telles créatures sont et deviennent infiniment fidèles à la moindre action ou circonstance d’action que Dieu veut d’elles dans l’état où Dieu les a mises, sans s’amuser à voir et regarder telles actions en elles-mêmes pour en faire la distinction par leur excellence propre, telles actions en telles âmes ne prenant leur excellence que du principe d’où elles viennent. Et comme ces âmes sortent d’elles-mêmes par la mort de leur propre, Dieu en devient vraiment le [450] principe, et ainsi l’excellence et la grandeur, si bien que la moindre [action] leur est Dieu même. Un pauvre artisan travaillant à sa boutique et honoré de cette grâce a aussi bien Dieu, et chaque petite chose qu’il fait dans son travail lui est autant (ou davantage) Dieu que l’action la plus grande et la plus éminente d’un autre état, pourvu que le principe soit plus excellent, c’est-à-dire qu’il soit plus hors de soi-même et plus perdu en Dieu. Car c’est de ce principe, et du plus et du moins en ce principe, que la grandeur des actions des différentes personnes de ce degré de grâce et de lumière de foi essentielle, prend la différence et non des choses en elles-mêmes. Ce qui trompe quantité d’âmes, lesquelles ne sachant ce secret mesurent toutes choses selon la grandeur et la sainteté qu’elles ont en elles-mêmes, et ainsi ne travaillant pas à mourir à soi pour trouver ce divin principe, elles demeurent toujours à chercher d’autant plus avidement les choses que plus elles leur semblent grandes et saintes en elles-mêmes.

15. Ce fut de là que Dieu voulut tirer un saint homme sur la fin de sa vie, comme il est rapporté dans la vie des Pères, lequel étant consommé dans les austérités et grandes pratiques, et ne voyant que leur grandeur et leur sainteté, dans laquelle il avait vieilli, Dieu lui révéla un jour, qu’il allât dans une ville, qu’il lui nomma, et qu’il y trouverait trois pauvres filles lesquels étaient dans une sainteté sans comparaison plus excellente et plus relevée que la sienne, et qu’enfin elles étaient selon son cœur. Ce pauvre homme fut extrêmement touché ; et étant très pénétrée du désir [451] de plaire à Dieu, il crut aussitôt qu’il trouverait des personnes d’une austérité, d’une pénitence et d’une mortification infiniment au-dessus de la sienne : ce qui l’humilia et le réjouit au même temps ; l’humilia, voyant qu’il avait fait toute sa vie ce qu’il avait pu pour se faire souffrir pour Dieu, et que cependant il n’avait pu encore trouver le moyen de se faire souffrir et de se mortifier autant que Dieu désirait ; le réjouit, d’autant que ne sachant rien de plus saint ni de plus relevée que ce qu’il avait pratiqué jusque-là, il apprendrait de la bouche même de Dieu, puisque sa Majesté divine leur envoyait à l’école de se sainte fille. Il alla donc en grande hâte en cette ville : il demanda ou demeurer ces sainte fille : mais comme elles étaient fort inconnues, vivant à petit bruit et très inconnuement, il eut bien de la peine à les découvrir : enfin il les chercha tant, qu’il les trouva. Les ayant trouvés, il s’informa d’elles qu’elles étaient leurs exercices et leur façon de vivre. Elle lui dire tout simplement et sans façon, que tout leur pour leurs exercices elle priait Dieu une fois le jour, et ainsi se laissait à la volonté divine pour faire tout ce qu’elles avaient à faire par l’ordre de cette divine volonté. Que pour ce qui était des emplois de leur vie, Dieu les ayant fait naître pauvre, elle avait de quoi vivre sinon en le gagnant : et qu’ainsi l’ordre de Dieu étant qu’elle travaillassent pour vivre, elles filaient tout le jour afin de gagner un vivant µ ; et que de cette manière elles passaient leurs vies. Ce saint homme après avoir entendu tout ce discours, fut fort étonné, ne trouvant nullement ce qu’il pensait, [452] et ne sachant pourquoi Dieu l’avait envoyé à des âmes si communes et si peu relevées, et comment ce que Dieu lui avait révélé se trouverait vrai, savoir, que ces trois filles étaient plus relevées et plus saintes que lui, et que vraiment elles étaient selon le cœur de Dieu. Le voilà fort embarrassé si sa révélation était vrai, n’en voyant nulle marque. Cependant il disait ; ça été vraiment et assurément notre Seigneur qui m’a parlé, comment comprendre ce Mystère ? Il les interroge encore de plus ; et elles, sans y entendrent finesse, lui répètent tout simplement et humblement ce qu’elle faisait µ [corriger ici et à la suite] semble même qu’elle l’entend 10 elle-même, sinon que leur cœur était pleinement content, et dans le repos de leur centre ; d’autant qu’il y a plusieurs âmes simples lesquelles jouissent de ce trésor sans savoir son prix ; parce que cela ne leur est pas nécessaire, quand on est appelée à aider aux autres. Ce bon homme est encore plus embarrassé que la première fois : car, comme j’ai dit, c’est un Mystère que Dieu doit donner avant qu’on le puisse comprendre. Enfin, Dieu lui fait voir, que ces pauvres filles étaient vraiment pleines de Dieu par la mort d’elle-même, et qu’ainsi elle faisait seulement ce que Dieu demande d’elle dans l’état ou il les appelait, mourant véritablement à tout, ne vivant que par nombre de Dieu, qui leur étaient marquées par la divine providence leur condition.

Étant éclairé de cela, il vit que vraiment le principe de leur vie et de leurs opérations est de Dieu, perdues qu’elles étaient dans le bon plaisir divin, qui les voulait telles, et non [453] autrement ; et de cette manière ayant perdu tout mouvement et tout désir dans l’ordre divin, et ce divin prendre leur étant devenu toutes choses. Ce saint homme étant éclairé de ce divin secret, fut fort étonné, et il découvrit, qu’il voyait la sainteté des choses, mais non Dieu en ces choses ; ce qui était cause que son cœur foisonnait en désirs, et qu’il n’avait pas plutôt fait une austérité ou une sainte pratique, qu’il était dans l’impatience d’en avoir une autre ; et que de cette manière son âme était infiniment multipliée dans les bonnes et saintes choses, la sainteté éminente devant cependant se trouver dans l’unité parfaite en repos véritable. Une lumière donne jour à une autre lumière ; et il remarqua, (ce qu’il n’avait jamais vu) que son âme était extrêmement multipliée et agissante, et que celle de ces simples et pauvres fille était dans un calme et une unité admirable. Ce qu’il ne pouvait voir au commencement que comme fort commun, (le regardant en soi-même,) ses yeux étant ouverts, il les voie si divin, qu’il ne s’en peut contenter, et il serait bien demeuré toute sa vie admirer l’intérieur très petit, mais infiniment grand, de ces âmes divinement éclairées. Cette source divine la nuit livre est le charme a tellement, qu’enfin étant contraint de s’en retourner en sa solitude pour faire comme elle en son état, il les quitta en frappant sa poitrine. Hélas, disait-il, mais vit et passé parmi les saintes créatures ; et voilà qu’aujourd’hui j’ai trouvé Dieu, et le secret de le trouver de plus en plus jusqu’à ce que sa divine Majesté me fasse mourir corporellement ! J’ai présentement le [454] moyen de le trouver, mourant à moi spirituellement. C’est donc vous, chère mort, qui serez le principe de mon bonheur, et qui serez l’emploi de ma vie. Je ferai ce que Dieu voudra de moi dans ma solitude ; mais sans attache l’empressement. Je ne le ferai pas comme au principal ; mais comme l’accessoire, qui sera une suite de la mort à moi-même, vivant plus de l’ordre de Dieu sur moi que je n’ai fait jusqu’ici : car j’ai toujours vécu de ces saintes choses, bien plus que de Dieu en ces saintes choses. Ce saint homme charmé de ce bonheur, rentre tout de nouveau, comme l’on dit, dans le ventre de sa mère, se rendant vraiment simple, et se simplifiant peu à peu, afin que sortant insensiblement de soi, il trouva Dieu, le vrai centre de son cœur, et la fin et le repos de tous ses désirs. Ce qu’il fit avec tant de plaisir, ou plutôt avec tant de cœur, qu’il allait évoquer admirablement dans l’océan de la divinité tout donne d’une autre manière qu’ils ne faisaient par l’effort de ses bras ; comme l’on voit en jetant les yeux sur de petites nacelles qui sont conduites et animées par des avirons, et puis sur ses grands vaisseaux qui ont le vent en poupe et à leur aise ; que les unes font très peu de chemin et très difficilement, et les autres en font beaucoup sans presque aucun travail, et même sans y penser.

16. Ce saint homme n’a pas été le seul éclairé divinement et instruit de cette manière ; l’histoire nous en fait voir encore quantité d’autres : mais ceci peut suffire et servir pour faire voir la lumière et l’esprit qui n’est pas découvert dans de telles histoires, rien n’y étant décrit [455] que le matériel, entendu diversement de diverses personnes selon la lumière et le degré où elles sont, et qui approchent plus ou moins de telle grâce.

Nous lisons dans les Chroniques de quelque ordre, d’un Religieux qui était fort simple et d’une inclination fort candide, que sans y penser et sans aucune réflexion, il faisait à tout moment des miracles ; tous ce qui le touchait en faisait autant : ce qui mit fort en peine son Supérieur, (mais non lui, car il n’y pensait et n’y réfléchissait pas,) d’autant que ce Supérieur remarquait bien que ce religieux était fort simple, fort obéissant et fidèle à faire ce qui était de son obligation ; mais que pour le reste, il était dans un très grand repos, et sans rien d’extraordinaire ; de telle manière que ne paraissant que comme un homme du commun à ce Supérieur, celui-ci ne savait que juger de ce qui pouvait être la cause de telle grâce. Dans cette peine il va trouver ce Religieux, et lui commanda par la sainte obéissance de lui dire ce qu’il faisait pour être la cause de tels miracles continuels. Il lui répondit tout simplement, qu’il n’en savait rien non plus que lui ; mais que dans la vérité il ne s’y amusait pas ; que c’était à Dieu à faire ce qu’il voulait, et qu’il n’y prenait nulle part : que pour lui, il faisait en tout, autant qu’il avait de lumière, la divine volonté ; et que ce divin plaisir était tout son plaisir, et rien autre chose dans la terre : que c’était cela même qui était la cause pourquoi il était fait comme ses frères, et qu’il ne faisait rien autre chose qu’eux. Enfin ce Supérieur par la grâce de sa charge fut éclairé, et il vit clairement [456], que ce n’était pas en la grandeur ou en la différence des choses qu’il faisait, que consistait cette grâce de miracles continuels ; mais qu’assurément cette âme était perdue à elle-même, et par là perdue en Dieu, ne vivant et ne subsistant que par ce bon plaisir divin ; et qu’ainsi c’était ce fond et ce principe qui était la source de cette extraordinaire, et non un extraordinaire d’action et de souffrances : ce qui fut cause qu’il le confirma dans son même degré. Demeurez, lui dit-il, en Dieu tel que vous êtes : vous n’en savez rien ; il n’importe : et ne faites que ce qu’il vous fera faire : ce que vous reconnaîtrez par le mouvement paisible de votre âme qui s’accordera admirablement avec l’ordre de Dieu dans votre condition. Cette inconnu habitant en vous, et opérant ce que vous faites, est seul le principe de tous ces miracles. C’est assez : vivez sans réflexion ; car ces choses n’étant pas votre ouvrage, vous n’avez que faire d’y penser : c’est à Dieu qui les fait d’en avoir soin. Ce bon religieux, sans autre réflexion, continua d’être, de souffrir et de faire ce que Dieu voulait de lui au moment, et par là Dieu était en lui et faisait par lui toutes ces merveilles.

17. En d’autres Dieu y est, y vit et y opère ; mais cela dans une obscurité et une incertitude assez ordinaire, sinon que ce Dieu caché, mais vivant en l’âme, en laisse sortir quelquefois certains éclairs qui marquent sa grandeur et sa divine présence. Ces éclairs ne sont pas pourtant l’essentiel de l’état, mais bien des choses qui suivent assurément tel état ; spécialement quand la providence ne donne pas des Directeurs assez éclairés par leurs propres expériences [457] dans le sublime de cet état : car quand elle en donne, les incertitudes sont moindres141 et moins fréquentes, le don du directeur étant un très grand don, qui a la source de sa grâce dans le divin Mystère de la vie soumise de Jésus-Christ à Nazareth : Et il leur était soumis142.

18. Ces personnes vivant et jouissant de Dieu en Dieu, de Dieu en toutes choses, et de toutes choses en Dieu, sont fort inconnues. Leurs exercices, comme j’ai dit, étant fort simples, et pour l’ordinaire n’étant que ce que Dieu demande d’elles dans leur état, Dieu s’en réserve la connaissance et le plaisir, et comme elles sont le plaisir de Dieu, Dieu est aussi leur seul plaisir, et elles ne trouvent guère de plaisir ni dans les choses créées, ni dans les plus saintes pratiques. Toute leur inclination est de n’être plus, ou le néant, afin que Dieu soit, vive, et ensuite agisse par elles, selon son éternel plaisir. Cela fait qu’elles sont très inconnues ; et à moins que Dieu ne s’en serve pour en certifier quelques autres, il les laisse dans leur néant, aussi bien à leur égard qu’à celui des autres. Il n’en va pas de même des âmes saintes qui sont dans les puissances, et dont la sainteté et éclatante. Elles font plusieurs choses saintes, et belles qui touchent et animent le commun, et elles sont pour l’ordinaire en vénération : car le dessein de Dieu est qu’elles soient honorées dans l’Eglise, et qu’elles servent à l’y faire honorer par les autres : mais pour celles, qui vivent et qui habitent dans l’inconnu de Dieu, Dieu se les réserve [458] pour lui, et l’éternité sera leur jour et leur règne. Et voilà la cause pourquoi une infinité de saints et de saintes dont la vie a été admirable et prodigieuse de cette manière (cachée,) seront dans le temps présent dans un oubli absolu, et qu’ils n’éclateront que dans l’éternité seule.

19. De plus (comme je vous ai dit, et comme il est vrai) ces âmes-là sont déjà ainsi dans le moment de l’éternité : car le moment de l’ordre de Dieu sur elles leur est Dieu, et ainsi leur éternité. C’est pourquoi très assurément, quand elles y sont beaucoup avancées, elles sont dans le moment éternel dès cette vie, et par conséquent elles sont du règne éternel, et non du présent, qui est dans une vicissitude continuelle ; au lieu que ces âmes, étant et vivant du moment et par le moment qui est Dieu, elles sont et font toujours la même chose, quoique par l’ordre de leur vocation il paraisse qu’elles en fassent et en souffrent tant et de si différentes. Enfin c’est ce moment qui réunit tout, et qui fait tout trouver sans le chercher. Ainsi ces âmes sont plus de l’éternité que du temps, bien qu’elles y vivent, étant toutes semblables aux autres, c’est-à-dire affables, communes et condescendantes avec les personnes avec lesquelles elles se trouvent, n’ayant rien de particulier qui les distingue, à cause que leur moment n’est pas de ce temps.

20. Que tout ceci ne vous étonne pas. Il suffit que vous mourriez comme vous pourrez à vous-même, que vous vous laissiez conduire à Dieu, souffrant tout ce qu’il lui plaira vous envoyer, en faisant fidèlement tout ce qui [459] sera attaché à la condition où il vous a mise ; et vous verrez que toutes ces choses, sans savoir comment, viendront en votre âme, et qu’elle les trouvera en Dieu à mesure qu’elle mourra et sortira de soi. Il n’y a qu’à se laisser peu à peu dénuer, et ensuite vouloir bien être le jouet de la Sagesse divine, soutenant toutes ces choses en soi : et assurément votre vous-même se perdant, vous trouverez Dieu en toutes choses et toutes choses en Dieu.

21. Recevez toutes les divines lumières qui éclatent et émanent de cette source lesquelles seront pour vous faire voir ce qu’il y aura à corriger et rectifier en vous soit au-dehors au dedans ; et l’exécution de cela doit être pour la même manière susdite, c’est-à-dire, en perte de votre propre, et non par effort de vous-même.

Voilà sans y penser un long discours, sur l’état où Dieu vous appelle, et où vous ne serez pas sitôt arrivée. Allez, allez, à la bonheur ; et soyez forte et constante : car je crois que ce que je vous dis est très vrai, et que vous en verrez la vérité si vous êtes fidèle. Ne vous étonnez pas si vous trouvez ici plusieurs choses que vous ne compreniez pas ce entièrement. Ayiez patience : et peu à peu la lumière divine essentielle vous éclairera ; et par l’expérience en la mort de vous-même vous verrez et découvrirez ce que vous ne pouvez encore comprendre. [460]

§§§

Obstacle à cette grâce dans les personnes de qualité.

22. Il me vient en pensée de vous avertir, qu’il est très rare de voir des personnes de grande qualité, et spécialement de votre sexe, faire progrès en cette grâce. Vous en trouvez plusieurs qui ont en ont des commencements, et où ce don commence ; mais peu où il s’avance, encore moins où il se perfectionne. Pour moi, dans cette expérience, j’admire un S. Louis et une Ste Élisabeth, qui assurément l’ont eu en grande perfection : mais aussi, le considérant de près, vous voyez qu’ils se sont très parfaitement précautionnés contre les obstacles que les personnes de qualité ont à cette grâce.

23. Je remarque donc que les personnes de qualité, pour l’ordinaire, sont extrêmement propriétaires de leur volonté, et que c’est leur arracher l’âme du corps que de les toucher en cette partie. Elles ont cela dès leur jeune âge, et l’ont fomenté et augmenté incessamment ; toutes les personnes qui les approchent ne faisant autre chose que de les flatter en cela. Et de plus, ayant par leur état l’autorité de commander et de ne jamais obéir, c’est ce qui fait qu’il est si rare de trouver en elles cette petitesse et nudité d’esprit qui réside spécialement et radicalement en la volonté, et qui cependant est essentielle à cette grâce.

D’ailleurs vous remarquerez en elle une [461] humeur et une inclination tellement gluante et courbée vers la créature, que si la grâce par violence les a tirées d’une attache, celle-là ne commence pas plutôt à diminuer, qu’une autre recommence, sans qu’elles s’en aperçoivent : et cela selon ma pensée, par ce que leur qualité les a insensiblement tellement pétries en la créature qu’elles ne peuvent subsister qu’en ces suppôts dont elles reçoivent aveuglément les mouvements, et de telle manière que la raison en est même offusquée ; si bien que quand elles pensent être délivrée d’un piège, (qu’elles ne découvrent que quand leur nature commence à s’en souler,) aussitôt elles commencent à être conduites et entraînées par un autre. Ce malheur est épouvantable et sans remède, car il prévient la raison ; et il faut un miracle de grâce pour remédier à ce désordre : à moins de quoi il subsiste jusqu’à la fin de la vie ; et cela sans que ces âmes s’en aperçoivent, sinon dans le déclin de telles liaisons, et jamais dans le commencement ni dans le progrès.

24. L’amusement de leur vie dans les créatures par la nécessité de leur condition, leur est encore un grand obstacle : car elles passent toujours du nécessaire à l’inutile, et de l’inutile, insensiblement à une perte et profusion grande, à moins d’un grand courage, pour s’expédier avec raison éclairée, afin de passer de la créature au Créateur. Enfin elles ont un amour de soi si extrême, ou pour la fainéantise d’esprit, ou pour être louées, et pour être quelque chose dans l’esprit des autres, que c’est un miracle surprenant qu’elles puissent passer dans le rien qui donne Dieu, et par lequel l’âme en jouit ; ce qui fait qu’elles sont toujours à soi-même [462] un objet qu’elles couvent du cœur, et des yeux, et auquel il ne faut toucher qu’avec respect et délicatesse.

25. J’ai pris garde avec plaisir que S. Louis et Ste Élisabeth, que j’ai étudiés avec plus d’application143, ont été très exempts de ces défauts, Dieu ayant pris plaisir de les exercer impitoyablement en cela. Vous en pouvez voir facilement le détail dans les actes de leur vie : et assurément vous conviendrez de la vérité de ce que je vous dis par précaution, afin que vous ne vous regardiez pas par vos yeux propres, mais par l’aide de ce de Jésus-Christ, qui pénètre plus avant et avec vérité ; mais pour les nôtres c’est toujours, (à moins d’un miracle,) avec un amour secret pour soi-même.

26. Les personnes de médiocre condition ont quelque chose de ce que je viens de dire ; mais non si foncièrement et avec un si profond et délicat amour de soi, comme les personnes de qualité. C’est ce qui est cause qu’elles sont plus ajustées, et arrive plutôt [plus tôt ?] à cette grâce ; à moins que les personnes de qualité ne fassent de très grands efforts, et n’en porte de très grandes victoires sur soi ; ce qui est encore très difficile à cause de l’humeur changeante et variable qui leur est fort ordinaire.

Pour les pauvres, ils ont un avantage admirable : ils sont déjà faits aux coups, et quand la grâce devient forte, elle les trouve déjà tellement appropriés à Jésus-Christ, à cause de leur humilité, pauvreté, soumission et le reste, qu’il n’y a qu’à faire voile. C’est comme un vaisseau déjà équipé, et qui n’attend que le vent en poupe pour cingler en pleine mer.

Voyez et revoyez ceci, et cela ne vous nuira [463] pas ; mais au contraire vous servira infiniment, et vous précautionnera contre des choses que vous ne vous remarqueriez peut-être que bien tard.

27. Je crois encore qu’il ne sera pas hors de propos que vous fassiez quelques réflexions sur certains défauts assez communs aux personnes de votre condition, souvent, sans qu’elle le veulent, ni y fassent réflexion. Elles sont toujours quelque chose dans leurs idées ; et vous ne sauriez croire combien il est difficile d’effacer cette fausse idée d’une femme de qualité : si bien que c’est toujours un empêchement essentiel au néant par lequel l’âme est perdue en Dieu, et par lequel elle en jouit. On juge toujours faussement, se conduisant par ce que les sens voient, qui sont trompeurs : et comme les personnes de qualité sont distinguées des autres, aussi insensiblement suivent-elles la tromperie de leur sens ; au lieu de se servir de la foi qui est la lumière véritable, et qui juge au vrais des choses. Si elles consultaient la foi, elles verraient que les pauvres par leur grande ressemblance à Jésus-Christ, (en qui est la complaisance du Père Eternel,) sont plus dans son agrément, et de cette manière plus dans l’estime de Dieu que les riches : ce qui fait qu’ils ont plutôt quelque chose que les personnes de qualité. C’est la cause pourquoi Dieu traite avec respect un pauvre, je ne dis pas un pauvre seulement de corps, mais qui est aussi pauvre de cœur dans sa pauvreté corporelle : car de cette manière il est humble, et a une infinité de suites que la pauvreté de Jésus-Christ mène avec foi dans un vrai pauvre144.

28. De plus quand les femmes désirent quelque chose, pour l’ordinaire, elles y vont tête [464] baissée, sans aucune réflexion raisonnable, ni aucune modération par le conseil ; et vont ainsi tant que terre les porte : ce qui est cause d’un million de défauts. Tout au contraire, quand quelque chose les incommode, c’est une fourmilière de réflexion qui les embarrassent et leur entortillent l’esprit. Si bien qu’elles sont raisonnables, sans raison, quand il ne le faut pas, ayant pour lors besoin de la vraie simplicité chrétienne qui les soutiennent en repos vers Dieu : et elles sont déraisonnables, quand il faut qu’elles soient raisonnables : car dans tous les desseins il faut toujours suivre un bon conseil, afin de modérer le feu, la vivacité, et la précipitation de l’esprit du sexe.

Vous voyez comment je vous parle simplement : mais en vérité le désir que j’ai que vous fassiez grand fruit du don que Dieu vous a donné, me fait passer les bornes d’une prudence purement humaine ; sachant la difficulté que l’on a à se défaire de tous ces défauts, nonobstant tous les des précautions et lumière de conseil.

29. Quoique ma méthode ne soit pas de faire des citations, renvoyant plutôt aux lectures des livres sans les copier, je n’ai pu cependant, en finissant cette longue lettre, m’empêcher de vous faire faire de réflexion sur une chose très particulière. C’est une déclaration que la très digne mère de Chantal fait de son intérieur à son très saint Père S. François de Sales. C’est donc une âme forte éclairée et expérimentée dans les voies de Dieu, qui écrit à un saint très éclairé et très expérimenté, non seulement selon le sentiment des sages, mais encore du S. Esprit, la Ste Eglise l’ayant déclaré saint, et sa doctrine très sainte. [465]

Cet déclaration est telle :

« Mon très cher Père, je ne sens plus cet abandon, ni cette douce confiance, et je ne puis plus faire aucun acte : cependant il me semble que mes dispositions présentes sont plus solides et plus fermes que jamais. Mon esprit se trouve en une très simple unité, quant à sa partie supérieure. Il ne s’unit pas ; parce qu’aussitôt qu’il veut faire un acte d’union, ce qu’il tente trop souvent, il y sent de la difficulté, et connaît clairement qu’il n’est pas nécessaire de s’unir, mais de demeurer uni. Mon âme ne veut autre chose que cette union pour lui servir d’exercice du matin, de la sainte Messe, de préparation à la Communion, et d’action de grâces. »

30. Prenez garde à chaque parole, cette déclaration étant très forte et disant en peu de mots, tout ce que j’ai dit avec un plus long discours : c’est la même chose plus développée. Car vous devez remarquer que cette unité a des degrés à l’infini ; et de cette sorte, quoique l’âme soit arrivée, elle y va et quelquefois il court, sans y trouver ni fond ni rive. Cette unité a un commencement, mais jamais de fin ; elle se consomme seulement dans l’éternité en l’éternité. Et heureuse l’âme qui peut dès cette vie vivre en unité, mais encore plus heureuse celle qui se perd, et enfin très heureuse celle qui est perdue sans plus se trouver soi-même !

Il est vrai qu’afin que cela soit en tout point, il faut que les croix, les pertes, et les précipices [466] soient et deviennent la nourriture de la vie continuelle de telle âme. 1672.

Lettre à l’auteur.

Bonheur d’une âme qui a trouvé Dieu en son fond, et ne vit ni n’agit que par lui.

1. « O que mon âme vous est obligée de lui avoir fait trouver et goûter la vie éternelle d’une manière que je cherchais secrètement, mais que je n’avais jamais éprouvée ! Il y a quelque chose en moi sans moi, qui entend, qui aime, et qui jouit de Dieu, dans une vérité et certitude plus évidente que le soleil en plein midi, lorsqu’il répand ses rayons de toutes parts ; et toutefois si éloigné des sens, et si élevé au-dessus de l’esprit et de la volonté, qu’ils demeurent l’un et l’autre sans connaissance ni expérience de ce qui s’y fait en Dieu ; où l’âme semble être comme perdue, et sans action propre dans un secret impénétrable, qui ne se découvre que dans le moment de Dieu, je veux dire, dans celui où il se donne et s’applique à l’âme en toutes les façons qu’il lui plaît, l’âme ne faisant distinction et différence de rien, tout étant un ordre ou œuvre de Dieu, ou Dieu même, parce que tout se confond et renferme tout.

2. « Il me semble que je n’ai pas d’intérieur ni d’esprit ; et je n’en veux pas avoir ni connaître. Si l’on m’en voulait entretenir de sans l’ordre de Dieu envisagé, ce me serait une souffrance intolérable. Je m’aperçois que ce moment divin auquel vous m’avez [467] dit de m’arrêter consume et dévore tout ce qui est en moi et hors de moi sans me laisser ou permettre la moindre réflexion sur quoi que ce puisse être, hors la prière en la manière qui m’est donnée dans le moment et l’abandon à l’inconnu que j’ignore, avec une félicitée incomparable. Ce moment divin établit mon fond dans une simplicité et nudité extrême, me trouvant dépouillée entièrement du passé et du futur, et même du présent, puisqu’il s’écoule à chaque moment et que l’on ne fait [ou sait ?] que pâtir. Ce qui se fait et ce qui le fait n’est rien, si je le veut expliquer : mais si je m’y veux perdre et abandonner ; c’est la vie éternelle qui comble tous mes désirs, et qui met toutes choses en ne m’étant rien pour l’intérieur.

3. « Mes sens sont fort vifs et dégagés, prompts et actifs à merveilles, et si fort à loisir qu’on ne leur donne rien à faire pour le dedans : l’occupation extérieure leur plaît et les divertit en Dieu, toutefois ils sont fort disposés à regarder indifféremment toutes choses et à ne discerner rien que par les règles de modestie et de mortification qu’on leur a autrefois prescrite, qui sont suivies encore dans l’ordre de Dieu. Le cœur est si content de son rien du tout, que ses passions et ses désirs semblent morts, et ne se réveillent point aux approches des objets les plus sensibles. Il semble qu’on parle, qu’on condamne, qu’on méprise une personne qui est à cent lieues, et encore plus loin : encore en voudrai-je avoir quelque pitié ; mais non pas de moi, qui ne suis plus à plaindre : parce qu’en me montrant mon rien on me [468] donne tout, le cœur et tout le fond s’ouvre pour le recevoir, et celui qui en a la clef fait cette ouverture ; car je n’y vois rien.

« Je suis toute à vous ; Dieu vous a assujetti et donné mon âme ; commandez-moi tout ce qu’il vous plaira.

4. « Il me semble que je ne doute de rien dans le moment qu’il faut agir, il est tout rempli de lumière, de paix et de force ; je n’en sors que par quelques propriétés que je ne connais que lors que Jésus-Christ me la fait voir : sa lumière et sa guérison est ma liberté ; mes liens se rompent en un moment et mon âme affamée et altérée se rassasie dans le moment qui lui donne Dieu.

5. « Dans les Communions je quitte et abandonne la place à Jésus-Christ ; mais en pure foi sans aucune douceur, ni attrait sensible, quoiqu’il y en ait une secrète et divine, qui est tout ce qui se peut désirer. Je ne fais point du tout l’oraison : seulement je demeure en foi en Dieu et devant Jésus-Christ anéanti et victime dans le Sacrement145. Ces opérations cachées et invisibles en son Père et dans les âmes me sont montrés ; et je m’y perds, m’y voyant comprise ; ou bien je les crois et adore en pure foi, parce que je ne vois que cette foi nue dans mon âme.

6. « Les goûts, les expériences, visions d’esprit, images ou espèces que j’ai éprouvées autrefois, sont effacés ; et je ne suis pas peu contente de trouver et de recevoir à tout moment Jésus-Christ sans ces moyens. À présent leurs privations, les ténèbres, les sécheresses, les dégoûts, les rebuts ne sont lumière, douceur, jouissance, et possession [469] inséparables de ce divin Tout ; et cependant tout ceci me paraît comme une correction de mes anciennes erreurs et ténèbres, qui me rend petit et simple, attachée seulement à l’ordre de Dieu. Mon âme dans ce-ordre [? sic] goutte et embrasse tout, et devient toute naturelle de sans ce discernement qui me faisait autrefois toutes sindiquer et condamner sous prétexte de perfection. Je vois que Jésus-Christ se donne autant dans les petites choses que dans les grandes et que la perfection est, Dieu en toutes choses. Les actions spirituelles et les naturelles en Dieu me semblent une même chose ; et je me trouve aussi contente à dire le Pater et l’Ave sans goût, que de faire une oraison plus tranquille et recueillie en Dieu : il me semble que la foi fait tout, pourvu que je ne me trompe point.

« Je vous puis dire que vous m’êtes très précieux en Jésus-Christ, quoique je sois la plus indigne de vos filles146.

*3.68. Réponse : mourir à soi

L.LXVIII. Que la vie divine ne se manifeste ni s’avance dans l’âme que par la mort à soi et à son opération propre.

1. Il est très vrai qu’il y a un lieu en nous qui a un appétit insatiable de Dieu et qui désire incessamment, sans désirer cependant, mais par lui-même, de connaître et d’aimer Dieu, ou plutôt de pouvoir toujours jouir de Dieu. Ce [lieu] secret et inconnu en nous, bien [470] éloigné des actes de notre entendement et de notre volonté, est vraiment un instinct de Dieu dans le centre de nous-mêmes, qui se renouvelle à mesure que notre âme se purifie et que peu à peu, par la lumière divine plus pure, elle est élevée à une opération plus pure, c’est-à-dire plus éloignée de son opération propre. C’est ce qui fait que l’âme appète toujours cela, et ne le saurait avoir qu’en mourant à soi, et non par son opération ; il n’y a que la mort de soi-même qui ait lieu ici et qui puisse aider et contenter. Signasti super nos lumen vultus tui147 etc.

2. Il faut donc, quand on sent ces désirs et cette impression de Dieu, tendre passivement à Lui en mourant à soi et en se laissant appetisser. Et par là, sans savoir le comment, cet instinct et cette inclination se déterrent dans la forêt de nos propres opérations et peu à peu l’on vient à un repos et à une cessation d’opération, en ayant une plus relevée en notre esprit, et par là le moment est donné à l’âme que se simplifie non seulement l’esprit, comme je viens de dire, mais encore tout le dehors, pour se contenter de tout ce que Dieu ordonne en l’âme et sur l’âme. Par là aussi peu à peu, en mourant, tout devient un.

Voilà à peu près ce à quoi votre âme doit tendre en l’oraison et hors votre oraison pour vraiment mourir à vous. Je suis accablé d’affaires, ce qui m’empêche de vous répondre en détail : je ne puis vous dire que ces deux ou trois paroles.

Lettre à l’Auteur. Lumières de vérité se levant en l’âme.

LETTRE à l’auteur.

D’un Serviteur de Dieu, grand ami de M. de Bernières, écrite de Canada.

état d’une âme qui commence d’être et de vivre dans la lumière du centre où de vérité.

Mon très cher frère148.

1. « J’ai lu la votre avec beaucoup de satisfaction, à raison de la correspondance que j’y ai trouvée avec mon intérieur pour mon état présent, qui est ce dont je vous puis parler, car j’aurais peine à rappeler le passé. Il me semble que depuis la dernière retraite que je fis au mois de septembre, la lumière du fond que j’appelle lumière de vérité commence par sa réelle et secrète opération à détruire la lumière des puissances, que je croyais auparavant lumière du fond, n’en ayant pas expérimenté d’autre.

2. « La différence que je trouve entre lui et l’autre est que la première est toujours avec un certain éclat, appui et plénitude. Il semble que l’on a toutes les choses en réalité, et néanmoins elles ne sont qu’en goût et en lumière ; mais un goût et une lumière qui paraissent si déliés et si purs, qu’on les prend pour la chose même. Ce n’est point pour lors encore le temps des vertus ; l’âme fourmille d’imperfections qu’elle n’a pas les yeux assez perçants pour découvrir, non plus qu’on ne saurait voir les atomes dans une [472] chambre que par les rayons du soleil. L’âme en cet état a toujours une secrète bonne opinion de soi-même, qu’il lui est impossible de détruire, et elle ne la découvre que fort peu et de temps en temps, et non pas par état permanent. La constitution de l’âme n’est pas calme, quoiqu’il lui paraisse, mais dans des désirs continuels, vifs et pénétrants, de se perdre, de n’être plus, que Dieu soit tout, et non qu’Il Se serve de nous, mais que Lui seul agisse en nous. On a l’intelligence et des lumières fréquentes de l’économie de la lumière du fond, ce qui en rend étrangement amoureux, mais ne la donne pas, se contentant de la faire désirer en mille manières ; et cela fait que l’âme se donne à Dieu en autant de manières pour qu’Il la détruise et qu’Il vive seul en elle.

3. « Le passage de cette lumière en l’autre que j’appelle la vérité, est rude et difficile, parce que l’âme ne sait où elle va, ni comme elle va : elle croit perdre lorsqu’elle gagne, et comme la vérité découvre toutes les imperfections de l’état précédent, son éloignement de Dieu, son manque de vertu, etc., elle cause une peine très grande et difficile à porter. Son effet est d’opérer sans éclat et sans lumière, mais de détruire par une certaine réalité d’opération les imperfections de l’âme et d’y opérer les vertus sans qu’on se puisse apercevoir comment. Ce n’est pas que de temps en temps il ne rejaillisse des intelligences de ce qui se fait, mais cela ne sert pas d’appui ni ne fait pas le fond de l’état, qui n’est autre que Dieu caché en l’âme.

4. « Les imperfections et même les péchés, [473] et généralement toutes les fautes et imprudences servent extrêmement en cet état, comme aussi l’extrême faiblesse que l’on ressent pour la vertu pour faire quoi que ce soit. Il me semble que c’est dans cette faiblesse et impuissance que les vertus prennent racines, qui sont pour lors toutes divines, l’opération de l’âme n’y ayant pas de part. Le principal effet de cette lumière est d’opérer la pureté en détruisant toute impureté et tout ce qui est de l’âme. Elle ne se mêle pas comme la lumière des puissances avec l’opération des puissances, mais la détruit : elle veut être seule sans avoir de corrival [sic]. Qu’elle fait bien voir que l’on n’a pas encore commencé ! Et l’on demande à Dieu de ne pas entrer avec nous en jugement pour tout le passé.

5. « Un autre effet est qu’elle rend propre à tout ce à quoi elle vous applique, quoiqu’il vous paraisse, et même que vous soyez convaincu de n’y avoir aucune aptitude, ce qui se fait en s’y abandonnant sans hésitation. De plus il me paraît que Dieu prend un soin particulier de l’extérieur, et qu’Il ménage toutes les occasions avec un amour très grand pour l’âme, et toutes choses concourent à faire connaître l’intérieur : il y a une correspondance admirable entre l’extérieur et l’intérieur. L’âme est beaucoup plus éclairée de toutes choses. Elle entend beaucoup mieux la sainte Écriture, la vie des saints etc. ; non par lumière, mais par vérité réelle. Elle voit aussi naturellement les choses surnaturelles, comme l’on voit les naturelles avec le secours de la lumière du (474) soleil. En voilà je crois suffisamment pour vous faire connaître mon état présent sans m’arrêter à une infinité de petites choses qui ne sont pas essentielles.

6. « Le départ de N. m’augmente beaucoup mes emplois extérieurs ; et quoique j’aie eu grande répugnance dans le commencement, toutefois je sens que la lumière divine m’y va disposant peu à peu, et je suis convaincu que c’est Dieu qui en a ainsi disposé. Notre Séminaire de Canada, et nous, avons passé cette année en grande paix : je suis bien convaincu que c’est un œuvre de Dieu, qui va toujours croissant peu à peu, et qui croîtra jusqu’à son entière perfection. Je fais un grand fond sur le séminaire de nos enfants, où la grâce paraît clairement : ils vivent dans une grande innocence, éloignement du monde et désir de servir Dieu ; je n’en ai aucun qui n’ait ces dispositions. Priez bien notre Seigneur que je lui soit fidèle. » De Canada. 1673.

3.69. De la lumière de vérité et de ses effets. [Réponse].

RÉPONSE à la précédente.

L.LXIX. Ce que c’est que la lumière du centre ou de vérité. Sa différence de celle des puissances. Ses effets : mort à soi, et perte de toute opération propre ; connaissance véritable de son néant ; abandon au moment de la providence en tout.

Mon très cher frère.

C’est avec beaucoup de joie que je réponds à [475] la vôtre, remarquant le progrès du don de Dieu, qui assurément est très grand, commençant de vous faire voir et de vous découvrir la lumière de vérité ou la lumière du centre, ce qui veut dire la même chose. Elle est dite lumière de vérité d’autant qu’elle découvre Dieu qui est la vérité même, et quand le manifestant, elle en fait jouir peu à peu. La lumière des puissances, quoique véritable et conduisant à la vérité, n’est pas appelée lumière de vérité, d’autant qu’elle ne donne jamais que le particulier et les moyens et non la fin.

Elle est appelée aussi lumière du centre, d’autant qu’elle peut seulement éclairer cette divine portion où Dieu réside et demeure, ne pouvant jamais éclairer les puissances, mais plutôt les faire défaillir par son étendue immense, qui tient toujours de la grandeur de Dieu, en quelque petit degré et commencement qu’elle soit. C’est pourquoi elle n’est jamais particulière mais générale, elle n’est jamais multipliée mais en unité, et les puissances ne pouvant avoir que du particulier ne peuvent donc la recevoir qu’en s’éclipsant et se perdant heureusement (comme les étoiles par la lumière du soleil) dans le centre, où peu à peu cette divine lumière les réduit, en s’augmentant et croissant.

Remarquez que je viens de dire qu’en quelque commencement qu’elle soit, elle est générale et totale, étant un éclat de la face de Dieu ; et cependant ce total va toujours augmentant, éclairant et développant peu à peu le centre de l’âme et la Vérité éternelle en ce centre, de la même manière que vous voyez que le soleil se levant peu à peu commence [476] par son aurore. Cette aurore s’accroît insensiblement et se dilate, et ainsi le soleil se répand imperceptiblement sur toute la face de la terre, l’éclaire et il produit tous les beaux effets que nos yeux lui découvrent.

2. Il n’en va pas de même des puissances : car outre qu’elles ne font voir que la voie et le particulier, et ne peuvent jamais autrement, quelque élevées qu’elles soient par leurs lumières particulières, elles ont toujours tout successivement et en quelque manière trompeusement. Je dis successivement, faisant tantôt voir une chose tantôt l’autre dans une multiplicité qui n’a point de fin si la lumière du centre ne la finit ; et ainsi cette diversité de voir tantôt une chose tantôt l’autre, met en l’âme quelque confusion, d’où naissent les désirs qui accompagnent inséparablement et infailliblement toutes les lumières des puissances, qui n’ont la vérité qu’en désirs et non en aucune réalité ; plus ces lumières des puissances augmentent, plus les désirs s’accroissent ; et ainsi l’augmentation et la fin de telles lumières est l’accroissement des désirs. Ce qui est tout différent en la lumière du centre, d’autant qu’aussitôt qu’elle commence, elle fait naître le calme en l’âme, et son augmentation est l’accroissement du repos. De telle manière que l’on peut par là juger quand la lumière des puissances finit et que celle du centre et de vérité commence, d’autant qu’un certain repos et calme se saisit de l’âme, ce qui lui donne un certain assouvissement, qui ôte peu à peu, ou fait disparaître cette multiplicité anxieuse, cette faim et ces désirs de Dieu et des choses saintes. Quand l’âme s’entend en ce passage, elle ne se donne pas de peine, [477] mais plutôt elle laisse peu à peu évanouir ses désirs et ses lumières multipliées et distinctes, pour donner lieu au calme et au repos qui commence, lequel s’accroissant insensiblement dénuera, simplifiera et perdra les puissances en cette lumière uniforme et nue, l’âme n’ayant pour toute activité et pour tout distinct qui l’assure, que le calme et le repos dans lequel elle se laisse aller, sans savoir ce qui s’y fait ou ce qui ne s’y fait pas.

Cette lumière, étant du centre, est la fin ; et ainsi elle a pour marque assurée et certaine le repos, la nudité et l’unité, en quoi et par quoi elle doit jouir de tout et avoir tout, selon les degrés de son accroissement, sans que l’âme ait besoin de s’assurer de rien de particulier ; d’autant que Dieu traiterait mal une âme qui est dans cette divine lumière, de ne la pas poursuivre incessamment pour la dénuer et la défaire du particulier par l’accroissement de la nudité en repos. Je vous dis ceci comme le plus général de cette lumière, afin de vous donner quelque connaissance encore plus ample de sa manière, pour lui être fidèle.

3. Remarquez aussi que je vous ai dit que la lumière des puissances était trompeuse : cela est vrai, et elle ne peut jamais faire autrement ; car elle montre toujours ce qu’elle n’a pas, et elle paraît incessamment ce qu’elle n’est pas. Car opérant en la manière de la créature, et ne donnant que les choses créées et en la manière créée, elles paraissent toujours beaucoup et font peu de chose : si bien que que qui s’arrête à leur éclat, et qui juge par leur lumière, est toujours trompé ; d’autant qu’il croit toujours avoir plus qu’il n’a, jugeant par ce qu’il voit et [478] goûte. Ce qui ne donne pas peu de peine aux âmes qui ont quelque semence de l’autre lumière ; car elles croient incessamment avoir trouvé l’affaire et le secret, et cependant ensuite elles trouvent que ce n’est rien. Cela vient de ce que les puissances ne peuvent jamais recevoir que des choses créées et en la manière créée ; et comme les créatures ne sont rien en vérité, aussi tout le procédé créé est toujours à rien.

Il en va tout autrement de la lumière du centre. On n’y voit rien, et on y voit tout ; on y a tout, et on n’y possède rien ; on n’y remarque rien, et on y jouit de tout : ainsi elle n’a rien d’extérieur et d’apparence qui trompe ; et il faut toujours juger en foi, c’est-à-dire dans l’inconnu et dans le caché, ce que l’on fait en s’assurant de son seul repos.

Quand j’ai dit que la lumière des puissances est trompeuse ; j’entends par comparaison à la lumière du centre, qui ne dit rien de manifeste, et cependant qui a tout : car pour elle en foi, elle est véritable, donnant et faisant voir de saints moyens pour aller à Dieu, qui remplissent et excitent les sens et les puissances en la manière créée pour aller courir après un bien dont on leur fait voir la beauté.

4. Comme votre âme quitte la lumière des puissances et la perd par la venue de cette belle aurore selon que je remarque en votre lettre, je ne vous parlerai pas davantage de cette lumière des puissances. C’est une clarté qui se doit éclipser peu à peu : et ainsi il suffit que vous soyez assuré qu’il n’y a nul danger, mais plutôt grande utilité de laisser perdre la vue des choses particulières, le sentiment de vos désirs [479] et la multiplicité de vos découvertes pour aller à Dieu : il vous suffit que la lumière du centre soit commencée, pour vous assurer que vous n’avez plus de besoin de la voie pour marcher. Il vous suffit donc que votre âme tombe peu à peu dans le calme et dans la nudité, et par là peu à peu le terme et la fin se développera et se dévoilera en vous. Tout ce que vous avez à faire présentement, est de vous attendre à beaucoup mourir à vous-même, comme par le passé, par la lumière des puissances, vous avez beaucoup couru et désiré Dieu par une infinité de manières quoique toujours tendantes à un même but.

5. L’effet donc particulier de la lumière du centre en vous, et aussi l’effet général, est la mort et la perte de vous-même : tous les préceptes et tous les conseils sont réduits à cette exécution. Car comme la lumière du centre ou de vérité est toujours en unité et a toutes choses en un, aussi son effet en la créature n’est point multiplié, mais un : ce qui s’exécute vraiment par la mort et la sortie de soi, de ses inclinations et de son propre esprit, non par une pratique multipliée comme en la lumière des puissances, mais par cet unique, mourant à soi.

Dès que la lumière du centre commence, les yeux de l’âme commencent d’être ouverts pour voir et pour poursuivre Dieu, quoiqu’ils ne voient et n’aient rien ; et par là insensiblement Dieu élève l’âme en repos et en paix et Il la tire de la multiplicité des dispositions et de la diversité des passages qu’elle avait accoutumé d’avoir en manière d’objets, pour le poursuivre infatigablement, bien qu’en se reposant. Ce [480] que vous remarquerez qui ne se peut jamais faire qu’autant que l’âme s’outrepasse soi-même et ses inclinations pour tomber peu à peu dans la mort de tout le connu, aperçu et goûté, l’âme courant après un certain inconnu qui l’attire infiniment plus, quoiqu’en secret et en silence, que ne faisaient tous les brillants particuliers. Ici les objets manquent, même Dieu comme objet.

6. L’âme ne peut avoir de cesse, d’autant que c’est Dieu qu’elle poursuit et par un moyen si général et si nu qu’elle n’a qu’à mourir peu à peu, et elle fait toujours ce qu’il faut. Elle n’attend rien de particulier en elle pour faire oraison, ou pour se disposer à quoi que ce soit. Elle doit être certaine que cette lumière du fond et du centre de l’âme ne s’éclipse non plus, ni ne peut non plus s’éclipser, que Dieu peut quitter une âme. Les vicissitudes sont passées, les lumières des puissances finissant : ainsi l’âme ne doit rien attendre pour se mettre en oraison, ni ne doit rien avoir pour la continuer, mais elle doit supposer sa lumière toujours présente et mettre les yeux de son âme en elle. Et elle verra assurément, sans voir, et elle aura sans rien avoir de distinct, et Dieu travaillera et fera en elle ce qu’il lui faut sans apercevoir Son opération, car Son opération est une non-opération à notre mode, c’est-à-dire une opération en repos et une multitude de choses en unité. Cette divine lumière donc qui ne peut être expliquée ni déclarée que par telles choses d’expérience, et non par la qualité des choses qu’elle produit, va travaillant toujours incessamment, autant que l’âme se laisse mourir, non par effort qu’elle fasse, mais [481] par la vertu efficace de cette simple lumière uniforme et divine.

Je dis non par effort qu’elle fasse, pour exclure tous les efforts particuliers par actes, aspirations, élévations et intentions : car elles ne sont plus de saison, et l’âme y doit mourir peu à peu pour se laisser écouler insensiblement dans l’opération divine, qui dans l’âme en cet état est toujours en acte pour élever l’âme, pour la purifier et pour la perfectionner selon le dessein éternel de Dieu. Cette cessation d’efforts consiste donc en la perte de ces choses, mais non en la cessation de la générosité avec laquelle l’âme doit poursuivre Dieu ; car elle est toute autre, non en agissant vers Dieu, mais en mourant et perdant son soin, ce qui consiste proprement à peu à peu ne faire plus les choses par soi-même et à ne les quitter par soi, mais à les faire et quitter par un principe divin qui est toujours présent à l’âme pour, par lui, faire et ne pas faire ce qu’il faut à chaque moment.

7. Si bien que cette lumière centrale quoiqu’elle ne demande du côté de l’âme que la mort seulement, elle demande cependant tout. Car comme elle donne tout, elle exige le tout, mais en sa manière : c’est-à-dire que, comme Dieu est notre premier principe et qu’Il a mis en nous Ses merveilles en nous faisant à Son image, et comme nous sommes déchus de cet état en réfléchissant sur nous et en voulant nous posséder et en nous possédant et ainsi en devenant le principe de nos volontés, de nos désirs, de nos pensées et de tout le reste, jusques où notre libre arbitre a pu aller, il faut par nécessité, afin que Dieu [482] rentre tout de nouveau en possession de tout notre être et de tout nous-mêmes selon qu’Il nous a créés, que nous recommencions à nous laisser posséder par ce principe divin : lequel, reprenant tout de nouveau possession de tout nous-mêmes, fait un usage admirable de tout ce que nous sommes, non par une contrainte comme de mort, ainsi que beaucoup de personnes non expérimentées pourraient le croire, mais par une liberté si naturelle, mais divine, que vraiment expérimentant quelque chose de ceci, l’on voit qu’étant hors du principe divin, l’on était hors de son être naturel, mais que rentrant dans le gouvernement divin, l’on reprend son être véritable, sa véritable liberté et que mourant à soi pour être mû par ce principe divin, peu à peu chaque chose en nous reprend sa nouvelle vie.

8. L’âme donc ici n’a point de pratique particulière ; mais elle a seulement une attention générale pour ne rien faire par soi-même et ainsi, soit à l’oraison ou dans l’action, pourvu qu’elle soit fidèle en ceci, tout est en bon ordre, d’autant que Dieu ne manque jamais de Se communiquer à chaque moment, selon l’exigence et la nécessité de l’état où l’âme est.

Si elle est en oraison, elle n’a qu’à se laisser doucement entre les mains de Dieu, se contentant de ce qu’Il lui donne et se laissant peu à peu de cette manière écouler et perdre dans Son opération inconnue ; et ainsi elle fait tout ce qu’il faut. Je dis inconnue, d’autant que l’âme doit faire peu d’état de tout le connu en cette lumière du degré du centre, puisque tout le connu est expérimenté, quelque [483] excellent qu’il soit, et toujours infiniment moindre que l’inconnu en Dieu ; d’autant que le connu est en la créature et l’inconnu en Dieu. Qu’elle passe donc doucement et en repos son oraison et elle verra à la suite et peu à peu que l’opération de cette divine lumière est infiniment plus efficace pour faire sortir l’âme de soi et la remettre en Dieu que n’ont été toutes lumières précédentes des puissances.

9. L’âme trouve aussi que c’est proprement par cette lumière et en cette lumière qu’elle commence à voir et à découvrir son Néant, et à avoir des instincts et des inclinations comme substantiels de sa bassesse et de sa petitesse, commençant à voir véritablement que toutes les lumières précédentes des puissances ont bien fait voir quelque chose de ses misères, mais en cachant toujours le fond de la propre corruption ; d’autant que ces lumières étaient données dans le propre de l’âme, et ainsi elle voyait toujours ce qu’il y avait de plus propre 149 dans la créature. Mais celle du centre étant reçue hors de l’âme, c’est-à-dire dans le centre, et introduisant en Dieu, elle découvre la vérité telle qu’elle est. Si bien que plus cette lumière s’augmente, plus le centre de la propre corruption se fait voir, et plus le Néant de la créature se découvre, de telle manière que ces deux choses se correspondent et vont de pas égal. Ainsi à mesure que la lumière du centre augmente, la découverte du Néant de la créature se fait, ce qui ne peut jamais être que par cette divine lumière. [484]

10. D’où vient que toutes les âmes qui ne sont pas assez heureuses d’y arriver en cette vie, ne peuvent jamais voir leur Néant, ni découvrir ce qu’elles sont dans la vérité et la réalité. Ce qu’elles ont au plus, sont certaines lumières passagères qui ne peuvent pas plus pénétrer que l’extérieur en quelque façon ; mais pour aller dans le fin fond de l’être et porter leurs lumières jusque dans la fin de la misère humaine, la seule lumière centrale le peut. Et c’est pourquoi elle doit être appelée une lumière en quelque manière substantielle et une découverte comme substantielle de notre Néant. Et elle est conçue telle par l’âme en cette divine lumière, non seulement à cause qu’elle pénètre si profondément et véritablement comme j’ai dit ; mais encore d’autant que son effet est comme permanent, portant toujours avec soi une certaine vérité du Néant qui ne s’efface pas ; quoique ce fumier exhale ordinairement et très souvent de très mauvaises vapeurs, qui ne sont pas pour lors l’effet qu’elles faisaient dans la lumière des puissances. Car en ce temps-là elles salissaient et incommodaient l’âme peu ou beaucoup, selon l’attention et la fidélité que l’âme avait à résister ; mais ici elles font tout autrement. Car l’âme a une certaine force en cette divine lumière pour résister à ce mauvais air, non par actes, mais par état : si bien qu’elle ne cause que la connaissance plus ample de soi-même et une humiliation générale dans sa misère, qui porte l’âme, non à demeurer réfléchie sur ses sentiments ; mais à passer légèrement dans sa lumière et en Dieu, dans lequel elle voit par état, sans rien voir, et elle a sans rien avoir, [485] (à ce qu’il lui semble et à ce qui lui paraît,) ces vues habituelles et cet état comme substantiel de sa propre misère.

11. N’avez-vous jamais pris garde qu’il est impossible à une personne de voir son visage soi-même ? Il faut qu’elle le voie dans quelque glace. Or Dieu est le véritable miroir, dans lequel nous nous pouvons voir certainement et sans fausseté. Dans les miroirs l’on peut voir seulement les taches et les manquements ; mais en Dieu il en va tout autrement. D’autant qu’en Dieu est toute notre beauté originaire et primitive : car étant créés à son image, et de plus ayant reçu encore par l’Incarnation une beauté toute nouvelle ; (Veni ut vitam habeant, et abundantius habeant ;)150 Il est certain que toute notre beauté divine est dans sa source et dans son origine en Dieu. Ainsi nous voyant en la lumière et par la lumière du centre, nous voyons non seulement nos défauts, nos misères et notre Néant comme des taches actuelles que nous avons contractées, de la même manière que l’on voit cette tache dans un miroir : mais encore de surplus, et ce qui est surprenant, voyant en Dieu toute notre beauté originaire, par là nous découvrons la laideur et la difformité dans laquelle nous sommes : ainsi nous ne voyons pas seulement les misères et les taches actuelles ; mais encore tout ce qui nous empêche d’être dans la beauté parfaitement selon la vue de notre original.

12. C’est donc là vraiment que l’on commence (486) de se connaître, et que l’esprit d’humilité commence à prendre des racines : c’est pourquoi je vous dirai seulement en passant, que telles âmes seules ont à la suite le bonheur de faire la découverte de Jésus-Christ par état. Les âmes des puissances, c’est-à-dire qui ont seulement la lumière dans les puissances, ont bien quelques lumières passagères de Jésus-Christ, de ses états et de ses Mystères ; mais elles n’ont pas le droit de l’avoir par état : d’autant qu’elles ne peuvent être assez fortes pour porter le bras de Dieu et pour soutenir les Mystères d’un Dieu-homme abject, pauvre, méprisé, crucifié ; ce qui ne se peut jamais faire qu’autant qu’elles entrent par la grâce du centre dans leur Néant, où la puissance de Dieu a droit d’opérer ces grandes merveilles : et comme nous venons de dire que les seules âmes de la lumière du centre ont droit d’entrer dans ce Néant ; aussi elles seules peuvent-elles devenir, et deviennent-elle capables de Jésus-Christ Dieu-homme en cette manière. Je brise là, pour ce qui est de Jésus-Christ, d’autant que vous en êtes encore très loin ; la lumière du fond ne faisant que commencer à vous établir en elle, en vous faisant sortir de vous, soit en l’oraison ou hors de l’oraison.

13. La lumière du centre étant une lumière toute particulière, elle a aussi ses effets tout d’une autre manière que celle des puissances, ce qui est cause que la constitution de l’âme change beaucoup. Dans le temps de la lumière des puissances, l’âme avait un soin comme inquiète et affamée du temps de l’oraison ; en ceci elle prend tout ce temps au moment que la Providence lui donne, mais avec un certain [487] abandon qui ne lui souffre pas d’y être propriétaire. Elle fait, aussitôt que cette lumière commence à devenir un peu forte, que Dieu qui S’y donne est un moment éternel, et qu’ainsi elle n’a qu’à faire de moment en moment (sans tant de soin ni de réflexion soit sur le passé ou le futur, comme elle avait accoutumé en la lumière des puissances), ce qu’elle a à faire de moment en moment, s’assurant que la divine Providence soigne pour elle, et qu’elle n’a qu’à faire que de se laisser conduire, demeurant dans son fond de disposition. Et ainsi peu à peu elle trouvera que son action non seulement sera égale à son oraison, mais encore que ce sera si justement ce qu’il lui faut, soit pour sa pureté ou sa perfection et pour tout généralement, qu’elle remarquera dans la suite qu’il semble que Dieu n’ait qu’à penser à elle, toutes choses étant un moment de Dieu pour elle et une application de Sa providence pour lui faire faire tout et l’approprier à tout ce que Dieu veut. D’où vient qu’à la suite chaque moment lui est un moment heureux151, pourvu qu’elle n’y mélange point son opération, ses inclinations et ses desseins, mais qu’elle se tienne fidèlement au moment de la Providence, qui est toujours précieux et rempli de toute bénédiction, autant que l’accroissement de la lumière centrale se fait.

14. Je dis donc qu’à telles âmes le moment éternel est précieux, et qu’ainsi la Providence divine prend un spécial soin d’elles autant qu’elles se perdent et qu’elles perdent tout soin, toute précaution et généralement toute application, hors de faire de moment en moment ce que cette divine [488] Providence demande d’elles par leur état et en chaque moment de leur vie. Ainsi vous voyez que leur action est comme une suite de leur oraison et que leur oraison est comme la disposition à la continuation de l’action sans multiplicité de dispositions, mais insensiblement en unité. Où vous remarquez ce que je vous ai dit, que la mort et la sortie de soi-même faisait la disposition en unité pour cette lumière de vérité ; et qu’ainsi peu à peu l’âme se réunissant, ou plutôt étant réunie dans son centre par la mort de soi-même, et à la suite n’étant plus, Dieu y correspond par même manière en moment éternel.

15. Tout ceci n’est encore qu’un petit commencement de ce que Dieu fait en une âme où il met la lumière de vérité ; et pourvu qu’elle soit fidèle, Dieu le fera toujours, et ne se laissera jamais vaincre d’une âme. Je ne vous fais pas toutes ces petites applications particulières, soit sur votre oraison, ou sur votre action : vous le verrez suffisamment, et votre directeur vous y aidera aussi.

Mais sachez une chose, que selon ma pensée l’humiliation que vous savez, a servie infiniment pour faire la continuation de la grâce que Dieu vous destine : car souvent nos péchés et nos défauts dans de telles lumières font de tels passages en l’âme quand elle en est humiliée, que dix, quinze et vingt années de continuation d’oraison sans telles chutes et humiliations ne feraient pas ce qu’elles opèrent ; car souvent tel Néant par ces chutes peut être si vrai qu’il peut faire perdre et disparaître la créature de telle manière qu’il avance infiniment la lumière du centre. Prenez donc courage au nom de Dieu, et soyez fidèle dans votre vocation tant intérieure qu’extérieure, vous abandonnant à la providence, et vous ressouvenant bien qu’il n’y a que le Néant et la petitesse qui soient la disposition véritable pour la lumière du centre. Volucres coeli latet : mors et perditio audiverunt famam ejus152.

16. Comme je vous ai dit que cette perte dans laquelle la lumière du centre met la personne, consiste à n’être plus le principe de ses opérations et de ce que l’on est, aussi faut-il prendre garde que cela soit général et que, sous prétexte de bonne intention, qui n’est plus de saison, l’on n’use pas mal de son corps. C’est pourquoi voyez à faire ce qu’il faut pour votre santé et pour conserver votre vie selon l’ordre de Dieu. Généralement prenez garde qu’il suffit à une âme du degré de lumière du centre de garder une seule chose, quelle qu’elle soit, dont Dieu ne soit pas le principe, et ainsi dans laquelle l’âme vive, pour l’arrêter toujours, sans qu’elle puisse faire autre chose que d’aller et de venir dans un même lieu, et ainsi sans avancer jamais. Et pour approfondir ceci, il faut savoir que Dieu est un abîme sans fond ; et qu’ainsi être arrêté par quelque chose qui nous empêche de nous perdre incessamment dans cet heureux abîme est nous arrêter et nous perdre. Quand je dis perdre, j’entends finir la grâce du centre qui est sans fin, mais non pas la perte du salut.

Vous trouverez par la suite de votre fidélité [490] à cette lumière du centre, qu’elle vous appropriera pour toutes choses ; et que, bien qu’elle vous paraisse nue, pauvre, et illis., cependant à vous ajustera pour toutes choses et que vous trouverez en elle les lumières et les moyens pour réusir en tout où Dieu vous appliquera.

§§§.

Comment cette lumière purifie l’âme de toute vie propre dans la pratique des vertus et dans tous les exercices de piété. Son progrès en réduisant l’âme en son unité et ensuite dans l’unité divine. Bonheur ineffable de la révélation de cette unité divine en l’âme. Génération du Verbe en elle.

17. Je voudrais finir mais il est vrai qu’au même temps je ne le puis. Il faut donc que je vous dise encore qu’il est à remarquer que la lumière du centre tirant l’âme, comme je vous ai dit, à la mort de soi, l’élève au-dessus de son procédé qui est toujours distinct et en images, pour lui en donner un tout nu sans image, sans distinction, et par une manière toute générale, lui faisant trouver peu à peu les choses en la manière de Dieu. C’est pourquoi peu à peu elle perd la pratique des vertus, un certain soin et vigilance sur soi, et elle devient dégoûtée insensiblement de telles pratiques. Ce procédé donne de la peine un long temps. Mais l’âme amoureuse de son avancement, par la lumière secrète qu’elle a, qui lui fait outrepasser toutes choses, nonobstant [491] sa peine poursuit et néglige telles pratiques, ayant dans son fond un je ne sais quoi que cette divine lumière lui donne secrètement, qui lui dit que ce n’est rien perdre que de perdre les vertus de cette manière, que c’est vraiment les semer en Dieu, et qu’un jour cette divine lumière ayant mis éminemment l’âme en Lui, pour lors elle les retrouvera, non comme choses distinctes, mais comme une même chose avec Dieu et en Dieu.

18. Quand l’âme est fort fidèle en ce point et que le sujet est capable et fort pour soutenir une forte perte, Dieu ne Se contente pas seulement d’effacer tel procédé de pratique des vertus de l’âme par cette divine lumière ; mais selon qu’Il la voit résolue, par providence, Il la laisse comme tomber dans des défauts, ce qui déracine encore bien autrement cet opérer propre des vertus, pour mettre un non-opérer, et un non-être en cette divine lumière. Ceci est quelquefois très long, Dieu poursuivant cette mort profondément, comme l’on peut remarquer en la vie de quantité de saints et de saintes qui ont expérimenté ces passages très rigoureusement par des défauts et des péchés même, qui ont été le gibet amoureux où ils sont morts et ont rendu la vie à Dieu, pour ne vivre plus ni pour les vertus ni pour eux, mais pour vivre en Dieu.

On ne saurait croire combien ce passage déracine de propre vie, en ôtant les propres actes et en supprimant une vie secrète hors de Dieu, que l’on ne voit qu’après que l’on est fort avancé dans cette mort.

19. Comme l’âme vit aussi beaucoup dans la pratique des sacrements, et que cette divine [492] lumière du centre veut tout avoir parce qu’elle donne tout ; aussi prend telle possession de tel opérer non seulement en desséchant l’âme et en la dégoûtant de leur pratique ; mais encore l’on se trouve sans y penser tout sans désir de la confession : et peu à peu l’âme voit qu’elle remédie mieux à un million de défauts en les perdant en sa lumière et en les oubliant en Dieu qu’en s’inquiétant pour les rechercher et en multipliant si souvent ses confessions.

Du premier abord ce procédé fait peur à l’âme étant habituée à ne se purifier qu’en la manière des puissances, c’est-à-dire par l’usage actuel de la confession. Mais peu à peu elle s’y habitue par l’expérience qu’elle a que plus elle perd ces défauts et ses misères en Dieu nuement et sèchement, plus et plutôt sont-ils consumés non seulement quant à la coulpe, mais encore selon les images qui en demeureraient dans les puissances nonobstant les confessions multipliées ; cette divine lumière du centre étant comme un incendie très grand en l’âme, où tous les défauts et péchés sont consumés comme ferait une paille dans un grand feu. La fidélité de l’âme en ceci lui retranche beaucoup de vie, et lui en fait trouver une toute nouvelle en sa lumière, non seulement pour consumer ses péchés et défauts, comme je viens de dire ; mais pour peu à peu lui faire trouver l’usage de ce divin sacrement, non comme elle avait auparavant par elle-même, mais en Dieu, qui étant un Dieu d’ordre ne manque jamais de marquer quand il est temps et nécessaire de le mettre en usage dans les fautes d’importance. De cette manière la [493] divine lumière prend possession de beaucoup de vie qui était en l’âme pour l’usage de ce divin sacrement, et y met beaucoup de paix et de nudité.

20. Elle en fait autant pour le sacrement de l’eucharistie, à la réserve que c’est tout d’une autre manière. Car comme c’est un sacrement de vie et pour donner la vie, son opération n’est pas d’en ôter l’usage, mais bien d’en purifier l’exercice. C’est pourquoi peu à peu l’âme se sent dessécher ; et il semble qu’elle ne trouve plus les pâturages, les amours et les fruits qu’elle y trouvait : insensiblement tout se dénue, et l’âme est réduite après une longue suite de fidélités à la simple et nue pointe de son esprit ; pour recevoir ce divin sacrement, sans y remarquer en quelque façon nul usage intérieur, sinon qu’à mesure que l’âme se laisse peu à peu dépouillée d’un million de choses qu’elle avait par les puissances vers ce divin sacrement, elle est insensiblement réduite non seulement à la foi qu’elle avait en la point de son esprit, où elle remarque encore beaucoup d’activité de sa part ; mais bien à la foi centrale au fond d’elle-même, où peu à peu elle n’a plus part, ce centre n’étant pas à nous, mais à Dieu. Et ainsi par la lumière du centre et de vérité tout ce qui n’est pas vérité, c’est-à-dire dont Dieu n’est pas le principe, par cette lumière dans l’usage de ce divin sacrement se perd ; et Dieu prend la place, pour en faire en l’âme et par l’âme un usage magnifique, comme à la suite l’âme le trouve par expérience en sa divine lumière.

Tout le reste de l’usage de ce sacrement dont l’âme est le principe, est encore purifié [494] en elle par cette lumière ; jusqu’à ce que tout ce qu’il y a de propre, pour les effets, et pour la manière de le recevoir, et généralement pour toutes les providences qui en peuvent priver, ou qui le peuvent donner plus souvent, soit rectifié, et que l’âme se trouve dans un calme, un abandon où généralement elle trouve tout cela en sa lumière : dans laquelle assurément à mesure qu’elle est dépouillée de son usage propre, elle le trouve tout autrement et d’une manière qui surpasse infiniment tout l’usage que nous pouvons faire par nous-mêmes. Il faut l’avoir expérimenté pour le savoir. Car de vous dire qu’il n’y a non plus de comparaison de recevoir le saint Sacrement de cette manière ou l’autre, qu’il y en a entre une goutte d’eau de la mer et toute la mer ; ce n’est rien dire : et cependant les âmes qui n’ont pas d’expérience de ceci, ne le pourront, je m’assure, jamais comprendre. Il n’y aura que l’usage de la lumière centrale, laquelle en dénuant et purifiant l’âme fera expérimenter telle chose.

21. La même lumière divine poursuit une âme et lui ôte peu à peu de reste de ses pratiques, dispositions et autres exercices, vers la sainte Vierge et les saints, et généralement tout ce qui pouvait faire multiplicité. L’âme devient d’abord surprise par tel procédé, voyant la sainteté des autres consister en telles pratiques ; et même plus elles augmentent en piété et sainteté, plus ces pratiques et les prières vocales et leurs dispositions intérieures deviennent ferventes. Toutes ces choses insensiblement s’évanouissent, et l’âme ne sait comment, poursuivant sa lumière du centre, [495] toutes ces choses s’oublient, demeurant dans un général qui la rassasie et lui ôte non seulement le pouvoir, mais l’inclination de se multiplier, et même de s’adresser à la sainte Vierge et aux saints, expérimentant insensiblement que plus elle oublie tout pour demeurer dans sa paix silencieuse, perdue et nue, plus un je ne sais quoi très intime est content en elle : et secrètement elle juge que, quoique qu’elle ne s’adresse pas aux saints par les puissances, elle ne laisse pas d’avoir dans son fond la solide dévotion pour eux. Cela vient même souvent à tel point de nudité et de dépouillement, que l’âme perd tout, à ce qu’il lui semble, et cela autant qu’elle doit retrouver la sainte Vierge, les saints et généralement toutes ses pratiques en sa lumière centrale, et ensuite en Dieu.

22. Tout ceci s’exécute par la lumière divine centrale avec une raison divine très éminente et que l’on trouve à la suite très générale et miséricordieuse, afin de dépouiller l’âme, la dénuer et la simplifier de telle manière que peu à peu cette divine lumière réduit l’âme en son unité, laissant en elle, pour toute disposition, une sérénité, un calme et une unité si paisible que l’âme est suffisamment convaincue qu’elle est en la main de Dieu, quoique hors d’elle et infiniment éloignée de sa multiplicité.

Il se passe beaucoup de temps en l’établissement de cette divine lumière faisant et opérant ce que je vous dis en l’âme : c’est pourquoi il faut avoir beaucoup de patience et de longanimité, pour suivre ses démarches et mettre nos pas sur ses pas. [496]

Où il faut remarquer que la lumière divine centrale et lumière de vérité, quand elle a commencé à se donner, se donne du premier abord en général, pour rectifier l’âme propre, et pour peu à peu la tirer comme vous venez de voir, de ses sorties hors d’elle et par elle, afin de la réduire peu à peu en son unité propre. Ainsi ce commencement de communication de la lumière du centre se termine en une communication générale, nue, sereine et très simple, faisant cet unique effet susdit, de remettre l’âme en son unité, c’est-à-dire en l’unité de l’âme. Car ensuite que la lumière divine a effectué en l’âme cette unité et qu’elle a réduit tout en nudité et simplicité, il ne faut pas croire que la lumière divine s’arrête là, supposé la fidélité de l’âme et le dessein de Dieu. L’âme ne commence là qu’à être en état de poursuivre les grandes démarches de la lumière centrale dont la première démarche est de trouver l’unité de Dieu ; d’autant que l’âme étant réduite par la lumière divine en son unité, elle est en état d’être élevée par la lumière divine en l’unité de Dieu où elle commence à trouver toutes choses, comme vous verrez plus amplement.

23. Il faut remarquer en passant que durant cette démarche générale de la lumière du centre, l’âme ne doit pas prétendre de retrouver encore en elle tout ce qu’elle a perdu et ce qu’elle perd, comme il est dit ; il suffit qu’elle soit assurée qu’en sa nudité, en son calme et en sa perte, toutes choses sont, et elle sait tout : car il faut bien prendre garde à la suite à ne vouloir pas retrouver les choses autrement que chaque degré porte et les doit redonner. [497]

Il faudrait ici poursuivre comment cette admirable lumière centrale, ayant mis l’âme en son unité, ne cesse pas sa course, mais plutôt la commence en quelque manière, pour donner et communiquer l’unité divine. Je dis « commence », d’autant que tout ce qui s’est donné et ce qui s’est fait jusqu’ici, n’a été que pour rendre peu à peu l’âme capable de Dieu, et c’est en la communication de Son unité divine que commence ce grand et admirable don de Dieu même.

La lumière du centre a des démarches infinies jusqu’à ce qu’elle soit devenue à sa juste grandeur, et autant qu’éminemment qu’elle se peut donner en cette vie. Il ne faut pas s’imaginer ni croire qu’une âme qui est assez heureuse d’être arrivée à cette lumière éternelle, soit au comble de son bonheur : il ne fait que commencer. C’est pourquoi l’âme doit aussi commencer sa fidélité pour sortir vraiment de soi-même par son moyen.

24. Or ces démarches sont telles. Quand elle prend une âme, elle la fait peu à peu sortir d’elle-même en la tirant en l’unité divine. Car il faut remarquer que comme cette lumière du centre donne uniquement Dieu, aussi Le donne-t-elle selon qu’Il est, premièrement Un, avant que d’être conçu et entendu trine en Personnes. Et ainsi cette lumière éternelle, calmant et dénuant l’âme, la tire peu à peu et la réduit en son unité, la tirant des créatures, de soi-même et de toutes choses créées, et ainsi lui faisant tout trouver par cette unité divine et en cette unité divine. Ici cette unité divine se révèle et se manifeste en lumière éternelle et [498] par cette divine révélation, qui n’est autre chose que l’écoulement de cette divine et éternelle lumière, et la manifestation de l’unité divine en sa manière, qui est proprement d’effacer tout le distinct, tout le multiplié en la créature et de dénuer tout en unité et par l’unité de Dieu. D’exprimer ce que c’est : c’est une pure révélation qui, à tout moment, se renouvelle en l’âme. De dire aussi comment toutes choses, comment toutes les perfections divines et comment les Personnes divines sont en cette unité : c’est pure révélation et ainsi qui ne peut bien s’exprimer. L’âme sortant peu à peu de soi par l’écoulement de cette divine lumière, qui donnant l’unité divine, donne un tel dénuement, une telle pureté, et fait sortir l’âme d’une telle distinction que cela peut être possédé, et l’âme en peut jouir, mais non l’exprimer : elle peut bien en jouir en lumière divine, mais non en l’âme. Là elle n’a rien de distinct et a cependant tout, là elle n’a rien de multiplié et a toutes choses : et ainsi elle a tout et elle n’a rien ; ce qui fait que peu à peu elle arrive à un souverain repos qui lui ôte tout désir, toute recherche, toute prétention. Car trouvant l’unité divine, par laquelle tout est et subsiste, aussi a-t-elle le comble de son désir, lequel se va augmentant plus son repos s’accroît. Une paix générale et profonde se saisit de tout elle-même, ce qui est son oraison et le tout de son âme, ne se mettant plus en souci de ce qu’elle a ou de ce qu’elle n’a pas. Tout tombe, s’abîme et se fond en cette paix, laquelle plus elle s’accroît, plus elle devient en unité et l’unité de Dieu.

25 Jusque là l’esprit ne pouvait s’accoiser [499] ni se contenter sans voir et apercevoir quelque chose de distinct : ici la paix lui suffit et l’esprit s’apaise entièrement, ne cherchant et n’allant haut ni bas : car en cette unité l’âme a tout, et elle trouve tout, d’autant que tout y est. Toutes les lumières précédentes réveillent les instincts de l’âme, et c’est leur office ; et ainsi venant de Dieu, chacune fait son office pour réveiller chaque instinct et inclination de Dieu en l’âme, afin de les mettre en quête pour trouver Dieu en l’âme selon tels instincts, d’autant que chaque âme a en a de particuliers selon le dessein de Dieu ; comme nous voyons même que chaque créature déraisonnable en a de particulier ; un oiseau de proie celui de la chasse ; un autre celui de chanter ; et ainsi de divers instincts que Dieu leur a donné. Il en est de même pour la grâce. Dieu selon son dessein a donné divers dons qui se réveillent par les grâces que Dieu donne. Mais quand on est arrivé à la lumière éternelle ou du centre en ce degré, telle recherche empressée commence à cesser et à tomber dans le repos ; mais spécialement quand telle lumière est arrivée a point et au degré de donner l’unité divine et de perdre l’âme en cette unité. Pour lors cette unité divine déracine tellement tous désirs, toutes recherches et toute multiplicité que l’âme n’a pour tout en soi que paix et unité entière, laquelle s’accroît incessamment à mesure que cette unité s’écoule en l’âme où elle perd tout ce qui est d’elle, en cette unité, laquelle va déracinant tellement toutes choses et toute manière distincte et multipliée de créature qu’elle n’a et qu’elle ne trouve qu’unité et tout en unité. [500]

26. Cette divine révélation est admirable et un très grand bonheur : c’est la base, l’être et le soutien de tout ; et plus cette révélation s’augmente, plus ce bonheur s’accroît pour lequel l’âme se sent admirablement créée. O solitude divine, aimable demeure, où Dieu est et sera dans toute l’éternité ! Solitude qui est un moment, un maintenant éternel, où Dieu prend ses plaisirs en lui-même ! De dire ce que vous êtes, vous êtes l’aimable centre de la créature destinée pour ce bonheur153. Mais d’exprimer ce que vous êtes en vous-même ; vous êtes Dieu et le centre de tous les plaisirs divins. O Unité154, d’expliquer comment vous êtes toutes choses, et avez toutes choses ; c’est une pure révélation qui se fait sans le pouvoir dire. Aussi l’âme n’a-t-elle pas son plaisir à l’exprimer ni à le dire, mais à en jouir. Mais que dis-je jouir ? Jamais on ne jouit de l’unité divine : elle nous perd heureusement en elle155, et ainsi étant perdus en cette unité, Dieu jouit de tout ce qui est, attirant tout en cette unité, spécialement les âmes destinées pour cette grâce. Cette lumière centrale par cette unité fait faire oraison, fait agir, et généralement fait faire toutes choses en cette unité ; l’âme y trouvant toutes capacités, et hors de la ne trouvant rien. Si à parler, à écrire et le reste qu’elle peut faire, c’est en cette unité, ou elle trouve capacité pour tout ; cette unité étend son principe second pour faire toutes choses parfaitement, non en action, mais en repos et en nudité très grande selon le degré de sa jouissance.

C’est là où toutes les espèces créées se perdent, et où l’âme est élevée à contempler en [501] nudité parfaite : ce qui ne se peut pas appeler proprement contempler ; puisque la toute action se perd en un jouir, sans mouvements, mais en unité en la manière de Dieu. Là l’âme est élevée au-dessus du temps et des sens ; là l’âme est mise en un agir, sans aucun mouvement, mais bien en l’unité, en un tout qui contient tout.

Enfin, c’est tout dire quand on dit, qu’en vérité là Dieu révèle à telle âme son unité divine ; et qu’ainsi il faudrait dire ce que c’est, que d’exprimer ce premier degré de lumière du centre ou de lumière divine et éternelle, et qu’à mesure que Dieu révèle à telle âme son unité divine, il la fait passer et se perdre en cette même unité156.

De dire que l’âme jouit là des merveilles de Dieu, c’est se tromper et ne pas exprimer les choses dans la vérité. Car à mesure de la révélation, se fait la perte et ainsi il vaut mieux dire (et cela est vrai) que c’est Dieu qui jouit de soi en son unité, où l’âme se perd heureusement par cette divine révélation157.

27. Or cette révélation ne se fait pas, comme l’on comprend que se font ordinairement les révélations, par le dehors, par son de voix ou par intelligences divines ; nullement : mais bien par une révélation si intime que rien ne le peut être davantage ; d’autant que l’unité divine, étant et possédant le plus intime de nous-mêmes comme notre premier principe, et qui est la base et le soutien de tout, se fait entendre par le plus intime, et ainsi se révèle d’une manière surprenante par un silence admirable. C’est pourquoi l’âme qui sait par son centre le Mystère n’y correspond qu’en paix et silence, [502] qui la font défaillir suavement à elle-même, comme nous voyons qu’une eau qui s’écoule en la mer, se mélange et se perd en la mer, sans plus se pouvoir retrouver.

28. Cette révélation de la Divine Essence, ou de l’unité divine dans l’âme, est très différente, ou toute différente, de celle qui se fait lors que cette Unité divine se sera écoulée selon son dessein en tel degré que les personnes divines sortiront de cette unité par la génération du Verbe en l’âme : pour lors l’âme en son unité entendant cette profonde parole, sortira (sans sortir) pour avoir le Verbe divin en elle. Ces deux révélations sont très différentes, selon que l’expérience fait voir : l’une est dans le silence et la perte ; l’autre est un parler admirable de Dieu en action vigoureuse par laquelle Dieu se connaît incessamment.

J’ai été un peu long, quoique très court pour cette divine lumière : mais voyant votre lettre si bonne et si pleine d’expérience, j’ai cru qu’il fallait vous répondre, et du moins vous récréér dans votre chère solitude. Je ne vous ai pas répondu mot à mot : je me contente de vous dire que toute votre lettre est dans l’expérience, et que vous n’avez qu’à poursuivre, et que faisant selon que vous faites, comme je crois, vous irez découvrant peu à peu les vérités que je vous écris. 1673.

Lettre à l’auteur. Vivre de la vie de J.C.

Du même serviteur de Dieu.

état d’une âme qui ne vit plus de sa vie et de la vie de Jésus-Christ.

1. « J’ai lu votre lettre avec beaucoup de consolation, y remarquant parfaitement bien décrit ce que j’ai expérimenté tout le cours de cette année. Je ne puis vous parler du passé, car il s’efface de mon esprit ; comme je ne puis non plus prévenir l’avenir, n’ayant que le moment présent. Je vous dirai donc qu’il me semble expérimenter la lumière du fond avec plus d’abondance, et qu’elle va incessamment en croissant sans savoir comment : ce donc je suis très assuré est, que je n’y contribue rien de ma part. Elle anéantit en moi toute propre opération ; et il me paraît que ce n’est pas moi qui agit, qui pense, qui désire, mais un autre en moi qui est Jésus-Christ, qui n’y est pas comme objet mais comme principe. Ceci vous fera bien entendre ce que je veux dire.

2. « De là vient que je ne puis faire de distinction de la solitude ou de l’action, étant comme dans une abstraction continuelle, et néanmoins dans une liberté entière de mes sens et de mes puissances pour penser et agir et pour faire tout ce qui est ordre de Dieu. Je ne puis donner à connaître cette manière d’abstraction ou manque de réflexion au milieu des réflexions, sinon en disant que le divin rayon est toujours direct. [504] Ceci me semble bien expliquée en Ézéchiel dans la vision des quatre animaux : Non revertebantur cum incederent158. C’est ma manière de prêcher, de parler et d’écrire ; et c’est d’où vient que je ne puis rien prévoir. Je suis toujours plein, et toujours vide : je ne vois rien en moi que ténèbres, pauvretés, faiblesses, misères, et en un mot rien, et pire que rien, le principe de tout péché. Je trouve tout le contraire en Jésus-Christ qui m’est toutes choses.

3. « Le bon Père l’Alleman est mort cet hiver159 ; et il ne m’est pas venu en pensée de prendre d’autre Directeur pour mon intérieur. Et je serais bien empêché en quoi le consulter ; vu que ce n’est pas moi qui le fais : il n’est pas en ma disposition, ou, pour mieux dire, je n’ai point d’intérieur ; Dieu lui-même est mon intérieur.

« Pour les choses extérieures on confère les uns avec les autres, et avec les bons Pères jésuites, selon les différentes occurrences et le besoin. Je crois vous avoir suffisamment décrit mon état présent, d’où vous pouvez juger de toutes les suites et effets particuliers.

4. « Notre Seigneur me donne discernement pour la conduite ; et il me semble que je pénètre le cœur de ceux qui me parlent, et que je ressens en moi leurs dispositions160. Rien n’est capable ici de donner de la vanité ; et on parle de soi avec autant de liberté comme d’un autre : on ne désire aucune perfection [505] ni état ; on est en tout content du moment présent, qui est la volonté de Dieu ou Dieu même : il n’y a point de moyens, ils sont tous devenus fin, et toutes choses sont réduites dans une parfaite unité. Rien ne peut altérer les passions de l’âme quelque accident qui puisse arriver, fût-ce la mort même ; et si l’on se sert de ses passions pour diverses rencontres, c’est sans aucune altération de l’âme, qui est toujours tranquille. Dieu bénit toujours mes petits travaux, et il répand bien des grâces sur notre Séminaire. Adieu, je crois que je vous suis assez recommandé, puisque je ne suis qu’un avec vous. Je vous recommande aussi notre Séminaire de Canada. » 1674.161

3.70. Dieu tout en l’âme [Réponse]

Réponse à la précédente.

L.LXX. Comment Dieu devient tout et opère tout dans l’âme morte à soi et à sa propre opération, est fidèle à s’abandonner au moment présent et divin, où elle trouve sa purification et tout, sans être en cet état ni fainéante ni violentée.

1. J’ai reçu bien de la consolation à la lecture de la vôtre, j’aurais volontiers le désir de ne vous répondre rien, sinon de vous renvoyer votre lettre, et de vous dire que vous n’avez qu’à être fidèle à la continuation de tout ce que vous lui marquez. Car dans la vérité tout ce que vous m’y dites est bon, mais encore de très bonne expérience. Et je [506] ne puis que vous donner plus au long ce que vous m’y dites en peu de mots.

2. Soyez donc au nom de Dieu fidèle, non à faire quelque chose, d’autant qu’il n’est plus temps, mais à ne rien faire par vous-même, et à mourir de cette manière incessamment, prenant tout de moment en moment et par le moment, qui sera toujours rempli de tout ce qu’il vous faudra, tant pour honorer Dieu et lui rendre vos devoirs, que pour bien faire ce que vous devez faire à chaque moment.

3. Où il faut remarquer un grand et important principe, savoir que comme Dieu est pour Lui-même et par Lui-même tout ce qu’il Lui faut pour Se béatifier Soi-même pleinement, sans avoir besoin que de Lui ; aussi est-Il tel pour la créature. Je dis pour la créature, d’autant qu’Il est son centre, sa perfection et son bonheur ; par sa créature, d’autant aussi que la créature sort de Dieu comme une émanation qui a toute Sa perfection, non seulement en Sa ressemblance et en Sa jouissance, mais encore en ce que la créature se laisse réfléchir vers son Créateur qui, en lui donnant l’être et tout ce qu’elle a de moment en moment et le lui communiquant, retire [sic] à Soi ces mêmes dons, c’est-à-dire toute Sa créature, comme vous voyez que le soleil se communiquant par ses rayons, les fait retourner vers lui par des douces vapeurs, d’autant que tout ce que Dieu fait, Il le fait pour Soi-même. Et ainsi la créature mourant à soi et ne s’appropriant rien par sa propre opération, reçoit purement de moment en moment ce qu’elle est et pour quoi elle est et ce qu’elle doit opérer ; et par cette même opération divine par laquelle elle reçoit [507] cela, elle reçoit aussi force et faculté pour retourner vers son principe. Ainsi une âme qui a peu à peu appris à mourir à elle-même en quittant son opération propre, se rend capable de l’opération divine, qui est de moment en moment ne manque jamais de lui donner tout ce qui il lui faut, mais en sorte que cette même opération sans se souiller dans la créature fait ce retour vers Dieu. De cette manière la créature n’ayant que ce moment, jouit de tous, et à tout ce qu’il lui faut, sans qu’elle ait besoin de rien : puisqu’il est très certain que Dieu ne se donne jamais à demi ; mais qu’il se donne pleinement à sa créature de moment en moment, pour lui-même. Jamais il ne regarde sa créature pour la créature mais pour lui-même ; jamais il n’aime la créature pour elle mais pour lui ; jamais il n’y soigne pour elle, mais pour lui : et ainsi étant appliqué à lui-même par un amour infini, il s’applique de cette même manière à sa créature. Et comme la créature ne le regarde que rarement de cette manière, aussi at-elle peine à trouver cette opération divine si continuelle, si pleine et si surcomblée comme dans la vérité elle est.

4. Mourons à nous-mêmes, et quittons notre propre opération, qui ne peut jamais être que pour nous ; et nous trouvons que tout ce que Dieu est pour lui-même et par lui-même, il l’est pour nous et par nous. Ainsi comme il est incessamment appliqué à lui-même, aussi l’est-il à nous pour se connaître et s’aimer par de ce que nous sommes. Sa divine providence, son soin et sa sagesse, et généralement toutes ses perfections divines sont appliquées à la créature non seulement pour lui [508] donner tout ce qu’elle est de moment en moment dans une perfection admirable, mais encore afin que la créature qui est capable d’opérer, mourant à son opération propre, entre dans l’opération de tout ce que Dieu est, et s’approprie ainsi toutes les perfections divines : ce qui ne se peut jamais faire qu’en mourant à soi et en étant de moment en moment ce que Dieu l’a fait être pour lui et pour la gloire.

5. Car il faut remarquer que Dieu est se communiquant et se donnant de moment en moment à cette âme, ou pour mieux dire, que chaque moment est à telle âme DIEU162. Dieu se donnant à elle non seulement pour sa perfection et pour la remplir de lui selon sa capacité ; mais encore pour la rendre capable de toutes les choses pour lesquelles il l’approprie, faisant seulement de moment en moment ce que raisonnablement il faut pour ce qui se présente en ce moment. Ceci paraît extraordinaire et surprenante ; cependant il est très vrai et fort ordinaire à une âme qui sortant peu à peu de soi et de son opération, est entrée en l’opération divine. Et tout ceci n’est que bégayer de ce que sans peine une âme en sortant de soi et de son opération trouve ; rencontrant toute chose si à point en tout ce qui lui arrive soit de la part de Dieu ou des créatures, soi-même de soi. Car tout est un et devient un en ce moment divin, concentrant toute chose en son unité par chaque moment de telle créature. Pour lors les soins, l’amour et le reste de la créature y tombant des mains, elle a tout cela, car elle ne devient pas estropiée ; mais elle ne l’a plus par elle-même, mais bien par son principe divin. [509]

6. Ce que l’âme a donc à faire est de ne rien faire par elle-même, mais bien de faire et de souffrir tout ce qui se présente de moment en moment ; et ainsi elle aura tout ce qu’il lui faut pour être pleinement contente et pour pleinement contenter Dieu dans ce moment et toujours ; d’autant que la plénitude un moment remplit l’autre ; et ainsi de moment en moment elle est et fait tout ce qu’il faut pour remplir ce que Dieu désire d’elle, sans chercher les choses, comme font les âmes qui vivent dans leur propre opération et de leur propre opération. Elles sont toujours en mouvement et en désir, elles souhaitent incessamment de glorifier Dieu, et jamais ne jouissent de rien : elles sont incessamment en haleine pour toutes choses et n’ont nullement ce qui leur faut. Cela est fort bon en son temps, d’autant que l’on va à Dieu par les bons désirs et par les saintes affections ; mais comme durant tout ce temps on vit et on marche en la terre, on ne peut jamais trouver le point d’éternité, qui consiste dans un plein repos et à se satisfaire pleinement du moment où l’on est. Ainsi quand on a fait un long usage de son soi-même par de saints désirs, Dieu en décharge, délivrant l’âme de son opération propre et lui faisant par ce moyen trouver son repos par chaque moment de sa vie, qui est très rempli de Dieu, étant un moment éternel qui remplit tout de Lui-même pour Lui-même selon la capacité du sujet. De cette manière il n’est pas besoin de se fatiguer de désirs et de soins de ce que l’on fera ou de ce que l’on ne fera pas, de ce qui arrivera et généralement de tout ce qui peut arriver : Dieu y soigne par Lui-même et pour Lui, [510] et pour remplir Son dessein éternel ; et cela suffit.

7. Je sais bien que cela fait beaucoup mourir la créature, Dieu conduisant toujours toutes choses autrement que nous ne le désirerions et que nous ne le voudrions ; mais qu’importe ? Il suffit de mourir pour bien faire toutes choses, et nous verrons sans aucune faute qu’encore que vivant en nous-mêmes et du premier abord, les choses nous semblent nous perdre et renverser tout : à mesure que nous mourrons nous changerons de jugement et nous dirons que tout est admirablement bien fait. Je vous avoue que j’ai vu un million de fois ceci arriver comme je vous l’ai dit. Il me paraissait au commencement que ces choses qui arrivaient étaient tout contraires à ce qu’il fallait : mais mes sens et ma raison commençant à mourir, je trouvais par la foi qui s’emparait de mon centre et qui prenait la place de moi-même, que tout était admirablement bien, et même ce qu’il fallait absolument.

8. Cela souvent ne se voit qu’après un long temps ; d’autant que Dieu qui voit, et qui fait tout en moment d’éternité a ses desseins forts éloignés de nos moments : et ainsi il faut souvent qu’il se passe bien du temps pour découvrir le lieu et la place où il faut poser cette pierre travaillée par la main de ce divin architecte.

N’avez-vous jamais pris garde à ces architectes experts ? Ils ont leur ouvrage dans leur idée, qui leur est particulière ; et ils le distribuent seulement aux artisans, qui s’appliquent à travailler chacun une chose selon le modèle qu’on leur en donne, sans savoir l’effet que telle chose [511] doit faire : mais lorsqu’on pose ses pièces particulières, où elles sont destinées, pour lors seulement on voit leur place et leur beauté en l’ouvrage selon l’idée du maître. Ainsi en est-il de Dieu quand il est le maître dans les âmes. Tant et tant de rencontres nous semblent hors d’œuvre et hors de ce qui nous serait à propos pour notre dessin intérieur et extérieur. Mais un peu de patience : mourez et mourez sans réserve et vous trouverez qu’il n’y a pas un moment qui ne soit un moment de la divine Sagesse et de la providence de Dieu, qui charme autant à la suite, que la mort a été rude quand ces choses se sont passées.

9. Durant le temps que l’âme est façonnée de Dieu pour ce moment éternel du dessein divin, elle souffre un million de combats et d’agonie qui font expirer toutes choses en elle : car non seulement les sens souffrent cette peine et cet étranglement, mais la raison, le bon sens et le salut même semble être en hasard ; et il faut que par un étrange combat tout tombe en l’homme sous ce marteau, afin qu’étant ciselé et ajusté au dessein éternel de Dieu, ils viennent dans la suite à trouver ce véritable repos dans la jouissance du dessein éternel sur lui. Pour lors il commence à goûter et à jouir d’une tranquillité qui ne peut être ébranlée ; d’autant qu’elle met en l’âme une si grande et si pure foi, que l’âme découvre par elle Dieu et son opération continuelle et qu’ainsi elle ne peut ensuite jamais tomber que dans le bon plaisir divin. Sa paix devient telle dans la suite qu’elle désirerait humblement toutes les créatures et Dieu même de la troubler : car ne [512] vivant et ne subsistant que par la volonté divine et par son bon plaisir, les créatures et Dieu même peuvent-t-il faire quelque chose qui ne soit pas la volonté divine en telle âme ? Non cela ne se peut jamais : ainsi tout étant pour cette âme volonté divine, tout est admirable, tout est son centre et le comble de sa paix. Je dis pour cette âme qui tâche de mourir incessamment à elle-même et à son opération. Car les créatures font souvent des choses qui ne sont pas volontés divines : mais ces choses qui ne sont pas volontés divines en ceux qui les font mal, deviennent volonté divine dans les autres qui les souffrent et s’y ajustent par mort au moment.

10. Ainsi telles âmes ne s’amusent pas, ni même n’y pensent pas, à discerner si chaque chose qui arrive au moment, vient de Dieu immédiatement, ou de la créature, ou d’elles-mêmes : elles se laissent posséder au moment et c’est assez : ainsi chaque moment est leur paix et leur tout, n’ayant qu’à mourir en tout et de cette sorte chaque moment leur devient moment divin. Leur intérieur n’est figuré que de ce que Dieu veut, d’autant qu’elles se laissent emporter au moment ; et pour le dehors elles sont comme la providence les veut, pauvre ou riche, réussissant ou non, contentes ou non contentes. Toutes choses leur deviennent une même chose ; d’autant que par la mort elles sortent de toutes choses et ont ainsi toujours tout ce qu’il leur faut en chaque moment de leur vie. Un état et une disposition ne leur est pas plus chère et plus désirable que l’autre. Elles savent bien que les choses sont en elles-mêmes plus les unes que les autres ; ainsi la [513] Communion est plus en soi que faire une autre chose : mais toutes choses considérées hors d’elles-mêmes et en ce moment du bon plaisir divin sur l’âme sont la même chose, et ainsi l’on ne désire pas plus l’une que l’autre [chose], ni d’être consolé que d’être attristé, ni d’être oublié de Dieu à ce qu’il paraît, que d’en être fort rempli d’une manière sensible etc. On est plein de tout, étant possédé et possédant le moment comme moment éternel ; et ce moment est seulement ce que nous avons, et ce qui nous arrive, quel qu’il soit, mourant ou étant mort en pur abandon sans abandon.

11. Cet état commence dès le matin et se continuent tout le jour, et non seulement cela, mais toute la vie, dès que l’âme sort du distinct ne faisant plus de distinction d’un temps ni de l’autre. Là l’âme trouve tous les Mystères, les vertus, l’oraison et généralement toutes choses. Là par ce moment elle est purifiée, étant emportée en Dieu par le moment de ce qu’elle souffre de ce qui lui arrive. Ainsi elle ne se purifie plus par plusieurs actes et pratiques, comme autrefois ; mais elle est purifiée par le moment, comme elle reçoit toutes les vertus, et tout ce dont elle a besoin par ce moment. En ce moment et par ce moment elle se purifie, et a les choses en manière d’éternité sans distinction ; c’est-à-dire que se laissant emporter à la simplicité et à la rapidité du moment, elle est purifiée de ses péchés et de ses rouilles, et vient à avoir les vertus comme si elle les avait toujours eues. La pureté donc qui arrive à l’âme par ce moment, calme l’âme d’une autre manière que [514] ne faisaient tous les autres moyens passés de se purifier ; les vertus y sont aussi d’une autre manière sans les posséder.

12. Et la raison de ce changement et de ce procédé est, que ce n’est plus l’âme qui se purifie, mais Dieu, qui le fait par sa divine opération en moment éternel et par ce moment, pourvu que l’âme s’y laisse, et l’emporte en Dieu ; ce qu’il fait assurément à tout moment pourvu qu’elle demeure en abandon, contente pleinement de ce qui lui arrive. Ce repos, ce vide, ce calme sont tout son soin sans soin, et là l’âme perd toute prévoyance ; car Dieu soigne pour elle. Autrefois elle était souvent altérée et troublée, même avec justice, de bien des choses qui lui arrivaient, lesquelles contrariaient sa perfection, ses desseins et même l’ordre de Dieu : mais ici où tout devient un, tout se remédie, tout s’ajuste, et tout est bien, aussitôt que chaque moment arrive. Car ou il est bien en soi, ou bien ce même moment remédie à ce qui manque. Ainsi quoiqu’il arrive, jamais il n’y a de moment de suite qui soit vide ; si l’un est vide, (car nous sommes toujours hommes et ainsi toujours fautifs,) le second y remédie en se perdant par cela même dans le moment ; et par là la chose même est remédiée. D’où vient que saint François de Sales éclairé divinement disait : si malheureusement j’avais commis un péché fort grief, je ne voudrais ensuite qu’un moment pour me calmer, me perdant par ce moment même ; et ainsi sortant de moi et de ma misère je n’écouterai je n’écouterai en Dieu, et porterait la suite de mon péché en moment de purification. [515]

Tous les serviteurs de Dieu, comme un Taulère, un Henri Suso et quantité d’autres qui ont jouï de Dieu, savent cela et parlent de ce procédé, et n’ont rien tant à cœur dans leurs écrits que de se laisser emporter en la jouissance de ce moment éternel. Il y a grand plaisir de les lire quand on est déjà beaucoup avancée en cette divine jouissance.

13. Les hommes qui ne savent pas ce que c’est que d’être agi divinement par le moment de Dieu croient les âmes qui expérimentent ceci inutiles et fainéantes. Ils se trompent : car il y a autant de comparaison entre l’activité et l’acte de telles âmes agit de Dieu, (parce qu’elle n’agisse plus par elle-même mourant à elle) et à l’activité qu’elles avaient auparavant par elle-même, (quoique très remuante et bouillante), qu’il y a entre l’opération d’une fourmi et l’opération d’un Dieu. C’est un Dieu qui agit par leur non opérer et qui est par leur non être ; et cet agir est le moment de chaque moment : et ainsi jugez de la différence si vous le pouvez.

14. Mais enfin ces mêmes hommes n’étant pas plus que raisonnables disent : du moins ces âmes sont-elles violentées, étant au-dessus et hors de leur être et opérer naturel, qui n’est naturellement et suavement que dans le distinct et dans la propre action de la créature. Il se trompe encore aussi lourdement, conduit qu’ils sont par leur science purement raisonnable : car comme Dieu est le véritable centre de toute sa créature, il est aussi son lieu très naturel ; et ainsi la créature n’est dans son être vraiment naturel que lors qu’elle la rend Dieu. Et comme l’opérer [516] suis l’être, il est infaillible que si Dieu est le véritable centre et le lieu très naturel de l’homme, l’opération divine est aussi sa très naturelle opération. C’est ce qui est cause que vraiment les hommes ne trouvent leur vrai repos que lors qu’ils ont fait perte de leur activité propre, pour se revêtir de l’opération divine et pour être agi par elle.

15 Cessons tout ce discours pour répondre à quelque détail de votre lettre.

Vous dites très bien que votre âme et sans prévoyance ; et cela doit être : d’autant que ce qui cause cet état présent de votre âme, est un état de moment éternel effectué par la lumière du fond. Ce rayon divin est le principe direct de tout en l’âme : c’est pourquoi il n’y a qu’à le suivre fidèlement sans s’arrêter, mais vivant seulement du moment comme je viens de dire.

Ne vous rengagez pas à un autre directeur : laissez votre intérieur dans sa situation, perdu dans ce moment et par ce moment ; et pour l’extérieur consultez comme vous me dites selon l’occurrence. Votre intérieur doit être à Dieu, et pour mieux exprimer Dieu : mais pour votre extérieur et ce qui le concerne dans vos emplois, il appartient au prochain ; ainsi c’est aux créatures de le conduire et de le former selon la raison dont les créatures sont les organes. Et de cette manière tout ira bien, et chaque chose sera dans son ordre et dans sa justesse.

Je vous assure que je fais et que je ferai toujours tout ce qu’il me fera possible pour vous et pour ce qui vous touche. Je me recommande à vos saintes prières et je suis à vous sans réserve. Ce 23 avril 1674.

ADDITION.

ADDITION 

De quelques Lettres à l’Auteur, trouvées parmi les précédentes, mais sans réponse.

Lettre I. Expérience de son fonds de corruption, portée en paix.

1. « Il me semble que depuis assez de temps rien ne me sert : je crois n’être fidèle à rien. Je me suis trouvé [e] accablée du poids de mille bagatelles venant de mon mauvais fond ; mais fort augmenté par ma faute dans une petite maladie que j’ai eue. Il y avait longtemps que je ne m’étais trouvé [e] si faible et disposée à me chagriner, à me plaindre de tout, et à me multiplier, non en actes mais en raisonnements et pensées inutiles.

2. « En un autre temps où ma santé a été bonne, je me suis trouvé si facile que je ne résiste à rien de tout ce que l’on veut pour se divertir ou pour laisser divertir les autres ; et même souvent je m’amuse dans le moment comme les autres qui n’ont point reçu de Dieu ce que j’en ai reçu. Dans ces temps je suis si dénuée de Dieu, à ce qu’il me paraît, qu’il me semble que je n’ai plus ni foi ni religion ; mais un doute et une indifférence de tout. Ce dénuement ne vient point d’une marque d’avancement dans le Néant, mais du contraire. [518]

3. « Je me suis aussi souvent trouvé remplie de mille mauvaises pensées, susceptible d’imaginations ridicules, et assez faible pour tomber dans mille petites imperfections dont j’étais fort éloignée. Cela me convainc presque que tout ce que l’on m’a dit, et que j’ai cru expérimenter de Dieu, n’est que chimérique, ou bien comme une chose perdue par mes infidélités. Vous jugez bien qu’ensuite cela donne lieu à mille craintes du salut. À tout cela, soit que j’y aie bien fait des fautes ou non, je demeure passive comme je puis, et n’examine rien, allant toujours mon même train. Malgré toutes ces pensées je me perds, en attendant que le repos, le calme et le goût affamé reviennent. Voilà comme je roule pitoyablement dans un cercle dont je ne sors point. De temps en temps il semble que Dieu me veuille mener dans quelques-uns de ces précipices dont vous parlez dans mes [sic] lettres : mais un moment après il m’en retire, ne me trouvant pas assez fidèle ni assez courageuse pour m’y laisser précipiter et tomber.

4. « C’est cela qui me fait le plus mourir : de voir mes infidélités et mon peu d’avancement. Je n’en suis néanmoins ni surprise ni inquiète, connaissant de quoi je suis capable. Si je vous mandais en détail toutes les fautes que je fais, je ne finirais point. Je suis plus vive que jamais ; et je fais des bêtises continuelles, et des fautes de jugement. Avec toutes ces misères j’espère que vous ne m’abandonnerez point. [519]

Lettre II. Patience dans la voie de la mort.

De la même personne.

Patience dans la voie de la mort et de la foi, sans de décourager.

1. « O, que je comprends tout autrement que je n’ai fait, qu’il faut une merveilleuse patience avec soi-même pour arriver à la perfection par la voie de la mort et de la foi ! et que je vois bien qu’elle ne va pas selon nos idées ; que plus nous nous efforçons d’avancer, plus nous nous retardons ; et que le tout est d’être fidèle et souple à suivre Dieu ; et à mourir par tout ce qui se rencontre ! Mais que cela est malaisé ! Et qu’il faut de force pour se soutenir, et marcher toujours dans un chemin où l’on est presque toujours dans l’incertitude, sans savoir si l’on est digne d’amour ou de haine ! [Q] ue de patience pour ne se point ennuyer de ses défauts, qui paraissent augmenter selon que les occasions augmentent ! [Q] ue de courage pour ne se point laisser abattre quand on est tombé et que l’on croit être reculé, et cependant continuer son chemin sans tourner la tête ni d’un côté ni d’un autre.

2. « Pour moi j’ai tant de nouvelles expériences de mes misères et suis si convaincue qu’il faut si peu de chose pour reculer, que sans le secours de la main de Dieu, qui me soutient et m’empêche de me perdre tout à fait, faite comme je suis, je ne sais ce que je deviendrais. Il me soutient, je crois, par la [520] défiance qu’il me donne de moi-même. Je vois des fautes dans toute ma conduite, et je ne fais pas un pas qu’il n’y en ait ; tantôt faute de jugement, de précipitation, tantôt par humeur, tantôt par complaisance, tantôt par crainte, et tantôt par un autre motif. Enfin mon misérable moi est un labyrinthe dont je ne sors point.

3. « Je serais pourtant bien aise de n’être pas du naturel des femmes, que vous dites, qui ne sortent jamais d’un certain cercle. Quoique je sache, que pour en sortir, il me faudra passer par d’étranges précipices, je ne laisse pas de les souhaiter et de les craindre tout à la fois. Il me semble que Dieu m’en fait de temps en temps entrevoir de nouveaux, et qu’il me mène au bord : mais peu de temps après il m’en retire, ne me trouvant pas digne d’y être jetée. Il est vrai que depuis assez de temps j’ai été bien bouleversée ; mais quoique que j’aie eu des pensées assez fâcheuses, rien ne m’a fait tant de peine que mes infidélités, et la sensibilité que j’ai, ce me semble, pour le mal ; et ce qui est de Dieu, et tout ce que j’en ai expérimenté, me paraît amusements et rêveries, ou comme choses passées pour moi. À tout cela, tout ce que je vous demande, c’est que vous ne m’abandonniez pas, et que vous ne me flattiez point. [521]

Lettre III. Désir de pureté d’amour.

D’une Supérieure.

Désir de la pureté d’amour. Aimer par le cœur de Jésus.

1. « Vous voulez bien que je vous dise un mot de mes dispositions. Comme j’ai remarqué dans la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire, que vous estimez une grâce particulière ces désirs que Dieu me donne de participer à la pureté de son amour, et ceux que sa bonté me donne que cet amour consume en moi tout ce qu’il y a d’impur. Je crois qu’il serait assez à propos que je vous dise que c’est une des premières grâces que j’ai reçue de Dieu depuis qu’il m’a donné le désir d’être toute à lui : mais comme j’ai eu peu de lumière pour en faire usage, c’est ce qui a fait que j’ai si peu profité et que je suis tombée dans un si grands nombre de défauts et d’infidélités, étant tant de fois retournée du côté des créatures.

2. « Dans le temps de mes plus grandes infidélités, s’il arrivait que l’on parlait de pureté d’amour, mon cœur reprenait toujours un nouveau feu ; et il me semblait que l’on donnait une nouvelle vie à mon âme. Ce qui m’arrive encore toujours autant de fois que l’on en parle : quelque triste que je sois, soit par les afflictions qui me sont arrivées en assez grand nombre, soit que je sois malade, ou dans de grandes sécheresses ; du [522] moment que l’on parle de pureté d’amour, tout se dissipe, et dès que j’en parle, il y a un je-ne-sais-quoi en moi qui me transporte et qui fait que je ne me possède pas : et si je prends quelque sujet d’Oraison qui tende [subj.] là j’y trouve tout un autre attrait qu’aux autres.

3. « Je ne puis désirer le Ciel pour aucun autre avantage que d’y pouvoir aimer Dieu purement, et ne puis craindre l’enfer que parce que Dieu n’y est point aimé. Je ne puis quasi souffrir que l’on parle devant moi, que l’on fait des choses parce qu’il y a plus de mérite et pour la récompense ; il faut que je me fasse une violence pour entrer là-dedans pour m’accommoder aux personnes qui en ont besoin.

4. « Je sens une inclination si forte pour les saints qui ont excellé en cette pureté d’amour, que quand je commence à en parler, il faut que je me fasse violence pour en quitter le discours. Et ce n’est point pour un saint  : je sens la même inclination pour chacun d’eux dès la première fois que j’en entends parler, ce qui augmente un peu encore depuis quelques jours.

« Vous aurez peine à croire ce que je vous dis voyant mes infidélités et ma lâcheté ; ce que je crois venir du peu de lumière que j’ai eu à demander les moyens de faire usage de cette grâce ; c’est ce que je vous demande présentement.

5. « Il y a bien un mois qu’étant à l’Oraison dans ces désirs de pureté d’amour, et m’en voyant si éloignée, il me vint en pensée que si je n’eusse point été un membre si [523] pourri et indigne d’être uni à Notre-Seigneur, qu’en qualité de membre je pourrais aimer la Ste. [sainte] Trinité par le cœur très pur de Jésus-Christ ; et il me semblait que ceux qui étaient bien unis à lui avaient quelque droit d’aimer par ce divin cœur : mais comme je n’avais rien su [ms., sçu] de cela, quoique cette pensée me consolât un peu, je n’osais trop m’y arrêter. Depuis j’ai trouvé que quelques personnes de piété avaient eu ce même désir : il n’y a que mes infidélités qui me font trembler.

6. « Aujourd’hui à la sainte Communion ayant eu ce désir de pureté d’amour, il m’a semblé qu’ayant en moi Notre-Seigneur, qui s’y était donné, je pouvais aimer par son divin cœur son Père. Il m’est venu encore une pensée que je pouvais aimer de même le prochain pourvu que je susse m’y ajuster en la manière qu’il [Notre-Seigneur] l’avait fait, etc. »

Lettre IV. Paix dans ses misères et croix.

D’une Religieuse.

Paix et abandon au milieu de ses misères et de ses croix. Trouver Dieu et les saints en son fond.

1. « Je vous supplie très humblement de me donner les lumières et les avis qui me sont nécessaires dans la pauvre et petite disposition dans laquelle je suis, qui est telle que je me vois à présent si remplie de défauts et d’imperfections en tout ce que j’ai été et [524] suis et puis être, que cela est épouvantable ; découvrant toujours de nouveaux défauts et imperfections en moi qui suis toujours moi-même en mes promptitudes et en ma suffisance et hauteur d’esprit. Quoi que je fasse et veuille, j’avance peu en leur destruction, y tombant encore souvent, particulièrement dans mes saillies et premiers mouvements de promptitude, d’impatience et de brusquerie ; et comme je suis dans les occasions continuelles d’y tomber ou d’avoir Dieu par ces mêmes occasions, et que je suis souvent infidèle, cela me fait frémir, voyant les pertes que j’ai faites et que je fais, je ne sais où j’en suis quelquefois : ce qui me fait être laissée et abandonnée à Dieu plus que jamais pour le temps et pour l’éternité, et pour souffrir toutes les peines et humiliations et mépris que sa bonté permet qu’il m’arrive et qu’il m’arrivera. Car ces choses m’en fournissent de bonnes [sic (tel quel)] devant lui, les créatures et moi-même ; ce que je souffre par sa miséricorde avec plus de paix et de repos que j’aie jamais fait, car il me semble que j’en ai une continuelle dans le fond où il n’entre ni trouble ni inquiétude. Et cette lumière de vérité qui me fait voir ce que je suis, me fait voir aussi que les autres ont raison de me traiter de la sorte et de me dire ce qu’elles me disent, n’étant qu’une partie des défauts qui sont en moi ; n’y ayant rien qu’une fourmilière de corruption, de défauts et de péchés, et un vide général de tous [les] biens et de toutes les grâces que j’ai reçues de Dieu autrefois. Ce qui me met dans un vide et un Néant que je ne puis vous exprimer ; [525] et c’est mon lieu de refuge pour toutes choses, tâchant de me tenir désappropriée du mal que je fais et qui est en moi et du peu de bien que Dieu y fait, s’il y en a.

2. « Il me semble, et je ne sais comment, que j’expérimente au milieu de mes pauvretés et misères une certaine stabilité et permanence de Dieu dans mon fond, ou plutôt qui est mon fond ; ce qui fait que je suis plus contente, plus libre et plus dans la paix que jamais, quoique cette paix ne soit pas dans les sens, comme elle était par le passé.

[Paragraphe 3 : manquant, ou inexistant]

4. « Depuis quelque temps de fois à autre je commence à découvrir la Ste. [sainte] Vierge, et les saints pour qui j’ai eu autrefois dévotion. J’ai des mouvements de les prier, et cela sans sortir de mon fond : puisque je les y trouve, et vois à ce qu’il me semble, qu’ils sont et que toutes choses sont un en Dieu, et que Dieu est toutes choses et est en toutes choses ; et qu’ainsi en l’ayant je les ai toutes. Je ne sais comment cela se fait, ni comment vous le dire, sinon que je vous écris ceci avec une extrême confusion, voyant les pertes et les infidélités dans lesquelles je tombe : ce qui me fait dire à Dieu quelquefois, qu’il me retire ses grâces, et ensuite je m’en dédis163, connaissant bien que sans elles je serais la plus méchante créature qui soit sous le Ciel ; ce que je dis sans aucune exagération et avec une véritable expérience de ce que je suis.

« Ce que je vous viens de dire de la Ste. [sainte] Vierge et des saints, il me semble que je vous le puis dire des Mystères : mais quand [526] j’ai quelque chose de plus particulier, c’est lorsque la Ste. [sainte] Église en célèbre les fêtes ou que j’ai plus besoin d’eux.

« Il me semble que Jésus-Christ se découvre avec plus d’étendue à moi, et d’une manière plus vivifiante dans les occasions de pratiquer ses vertus quand je suis fidèle, qu’il ne fait, si je l’ose dire dans le S. [saint] Sacrement, et cela jusqu’à la plus petite : ce qui me fait bien connaître l’aveuglement et le peu de lumière que j’ai eu par le passé, et que j’ai encore quand je ne suis pas fidèle. »



FIN

DU TROISIÈME VOLUME.

[fin provisoire des soulignements en attente de l’achèvement du tome IV]

VOLUME IV (LETTRES)

4.01. Le vaisseau

De l’oraison de simple repos, et comment, nonobstant les difficultés que l’âme y trouve au commencement, toutes choses lui peuvent servir pour y avancer.

1. Il est très véritable que Dieu ne désirant autre chose que de se donner pourvu qu’il trouve un cœur vide, il se donne aussi abondamment que la soumission à Dieu et aux personnes qu’il [2] nous donne est profonde, et qu’elle sait vraiment sortir de soi-même et de ses propres intérêts.

Je ne doute nullement de votre vocation pour l’oraison de simplicité en repos : elle est très manifeste sans difficulté qui en puisse faire douter. Cette vocation ne vous empêchera pas les peines et les difficultés d’y arriver : car outre que cette grâce est sublime et nous doit beaucoup faire sortir de notre procédé naturel et le quitter, il est certain que les petites croix et les difficultés y sont nécessaires ; sans quoi la grâce n’y serait jamais pure, et le degré d’oraison y serait toujours fort médiocre. C’est une maxime non seulement pour la morale, mais encore pour l’oraison, que l’on n’avance en rien, autant que les croix et que les peines nous en donnent le moyen : ainsi il est constant que les difficultés en l’oraison sont extrêmement nécessaires, et et font beaucoup avancer en cet exercice.

Plusieurs personnes ne comprennent pas cette vérité, jugeant souvent par les difficultés qu’elles y rencontrent, ou qu’elles n’ont point de vocation, ou que ces peines diminuent et empêchent cette grâce : et ainsi elles n’en font point d’usage et sont beaucoup retardées par ces difficultés ; au lieu de s’en aider pour l’augmentation de cette grâce qui s’avance autant que les croix et les difficultés causent de peine à surmonter.

2. Prenez donc courage au nom de Dieu, et ne vous étonnez nullement des chutes et rechutes que vous faites ; et quoique vous ayez souvent beaucoup les difficultés à vous conserver en la présence de Dieu, et que par les divers [3] embarras de votre condition vous soyez fort distrait, et fort agité même par votre activité et votre promptitude, ne diminuez pas votre désir ni votre espérance d’y arriver. Et j’espère que vous expérimenterez qu’insensiblement l’oraison augmentera, et que par les pertes que ces difficultés paraîtront vous causer, vous gagnerez peu à peu, et vous trouverez le moyen de vous simplifier et de vous tranquilliser en repos. Le tout est de ne point vous étonner, mais de revenir toujours, quelque éloigné que vous vous croyez, ménageant doucement le peu de capacité que vous aurez pour la présence de Dieu, et pour la simplicité vers Dieu en retours amoureux.

3. Et afin de de vous y aider encore davantage, nourrissez doucement votre âme des vues simples des vérités qui vous faciliteront davantage cet exercice : et quand vous êtes ou si sec ou si dissipé que vous ne pouvez expérimenter d’ouverture ni pour les vérités simples ni pour la présence de Dieu, demeurez doucement en abandon auprès de lui en foi et en repos ; et vous trouverez que votre capacité pour la présence de Dieu, ou pour les vérités simples, s’augmentera par cette soumission auprès de Dieu. Ut jumentum factus sum apud te : et ego semper tecum, Psaume 72 versets 23. Je suis devenu comme une bête devant vos yeux ; mais je demeure toujours attacheé à vous. C’était l’exercice du prophète, étant si dissipé par l’embarras de sa charge et par l’accablement de ses croix, que ne pouvant avoir aucunes bonnes lumières pour s’occuper vers Dieu, et son cœur même ne pouvant concevoir d’inclination amoureuse vers sa [4] bonté, il demeurait comme une bête de charge auprès de Dieu, se captivant lui-même par une foi forte qui l’y faisait demeurer dans une dépendance totale : et par là il trouvait vraiment Dieu aussi avantageusement qu’il aurait fait par les autres moyens ; d’autant que celui-ci le faisant mourir à soi-même, lui faisait trouver grâce auprès de Dieu, et ainsi inclinait sa bonté toute pleine d’amour à lui faire trouver auprès de lui, ce qu’il ne lui donnait pas par ces moyens divins.

4. Ce qui apprend à un bon cœur de ne jamais se décourager, quelque pauvre et éloigné de Dieu qu’il se croit et qu’il s’expérimente. Qu’il tente les moyens divins selon son degré, comme font à vous dans le vôtre, les simples vérités et l’inclination amoureuse vers Dieu, ou vers sa simple présence vous simplifiant en repos et en calme : et quand ces moyens vous sont retranchés par l’ordre de Dieu, ce que vous expérimentez par la sécheresse et le peu d’ouverture que votre cœur y trouve, pour lors ne vous éloignez pas de votre prétention, ni de votre état, mais demeurez-y simplement, quoique très pauvrement, et comme le Prophète, c’est-à-dire, comme une bête qui n’a de capacité que pour obéir et pour se soumettre ; et cette humble mort à vous-même dérobera à Dieu amoureusement et très avantageusement la vie et le repos en simplicité que votre âme désire.

Ce fut par ce moyen exercé douloureusement quinze à seize ans que ce grand Père Balthazar Alvarez, homme d’une éminente oraison, trouva l’ouverture pour la vie intérieure, qui [5] lui fut si avantageuse, que non seulement il devint homme de grande oraison, mais encore fort approprié pour les grandes œuvres de Dieu, et un des illustres de sa Compagnie. On peut voir pour sa consolation la déclaration qu’il a faite de son intérieur à son Père Général : ce qui est non seulement d’une grande consolation, mais d’une grande instruction pour les âmes amoureuses de l’oraison et de la vie intérieure en simple repos.

5. Il est fort utile à cette oraison de se remettre de fois à autre durant le jour en la présence de Dieu et de se recueillir et se tranquilliser autant de fois que l’on se surprend en difficulté en dissipation et trop naturel en suite de son activité. Ce travail paraît au commencement assez infructueux ; mais à la suite il se termine peu à peu à faciliter l’habitude de la récollection, de la présence de Dieu, et du retour simple et amoureux vers sa divine Majesté : et l’on voit que les petites fidélités en cet exercice insensiblement et imperceptiblement ont produit en l’âme un merveilleux effet qui facilite non seulement cette présence et cette inclination simplement amoureuse, mais encore la vertu conforme à ce degré.

6. Où il faut remarquer que ce degré de simple repos et de simplicité amoureuse est difficile au commencement, non seulement à cause de la contrariété de notre naturel et de la vivacité de nos passions et de nos inclinations, mais encore de plus à cause de l’accompagnement des imperfections qui fourmillent en notre âme causées par notre faiblesse sur les divers sujets qui se rencontrent en ces commencements. À la suite que ce repos et cette simplicité amoureuse [6] s’augmente, non seulement cet exercice s’ajuste l’âme ; mais encore l’âme se purifiant davantage par ce moyen, et les vertus augmentant et se fortifiant dans cette âme, un grand nombre de difficultés s’aplanissent, et les nuages et les obscurités causées par ces imperfections s’éclaircissent et s’ajustent ; ce qui donne beaucoup de jour et d’aide pour l’accroissement de cette oraison. Car comme au commencement tout y nuit et tout y est empêchement par la raison de la faiblesse et de la perfection de l’âme ; cette oraison et ce procédé en l’âme y attirant beaucoup de grâces, et la pureté intérieure en vertu, non seulement augmente la facilité pour l’oraison, mais encore la multiplie : ce qui cause beaucoup de consolation à l’âme voyant que tout devient source d’oraison en elle, et qu’ainsi les vertus, les générosités qu’elle apporte à se surmonter, et tout le reste, causent ce bonheur et augmentent cette grâce.

7. Vous ne sauriez croire combien il est d’importance de vous donner souvent le holà pour tranquilliser vos impétuosité, sous quelque bon prétexte que vous en ayez. Mourez au nom de Dieu en ces rencontres autant qu’il vous sera possible ; et vous verrez et expérimenterez que Dieu ne vous manquera jamais dans le besoin, et que le repos, et en quelque façon l’attente de la lumière et du secours de Dieu vous sera très avantageuse. Il est vrai que la nature pétillera en diverses rencontres, et que vous croirez souvent tout perdre ; mais assurément vous ne perdrez rien, sinon votre vous-même pour le retrouver plus avantageusement dans le dessein de Dieu. Le laboureur qui sème et qui [7] jette son blé en terre pour pourrir, le perd de vue ; mais c’est pour le multiplier : et Dieu tout bon ne manque jamais de secourir autant qu’on lui donne le moyen par la mort, et en rectifiant l’impur de son naturel. Et vous verrez par expérience que cette précipitation active qui vous est si naturelle, se rectifiant, deviendra plus pénétrante et plus active sans comparaison, d’autant qu’elle deviendra féconde ; et qu’au contraire se laissant aller à l’impétuosité de son naturel quoiqu’il paraisse que l’on fasse beaucoup, on ne fait rien, d’autant que la lumière ni le secours divin ne l’accompagnent que peu, et que très souvent ce n’est qu’un bruit qui se dissipe en l’air sans effet : au lieu que quand cette activité se tranquillise par la mort de soi, en union au bon plaisir divin, tout y devient fécond en lumière et en secours divin ; et de cette manière quoique selon les créatures il paraisse que l’âme fait peu, elle fait cependant beaucoup, tout son travail étend plein et rempli du secours de Dieu.

8. Une personne en repos dans un grand vaisseau sur mer paraît souvent n’avancer pas beaucoup parce qu’elle ne marche ni ne se tourmente comme sont celles qui marchent sur la terre, d’autant que l’on ne remarque pas l’allée du vaisseau qui l’emporte ; cependant ses pas sont bien différents et il faudrait bien des jours en allant sur la terre pour arriver où l’on peut aller en un quart d’heure sur mer et dans un bon vaisseau. Cette comparaison me paraît fort juste pour exprimer la disposition des âmes qui peu à peu, par fidélité à mourir de leur procédé humain et naturel, se sont ajustées et s’ajustent tous les jours au bon plaisir de Dieu [8] par le repos et par inclination amoureuse en oraison simple.

9. Prenez donc courage au nom de Dieu, et vous arrêtez fortement à ces principes ; afin que vous puissiez marcher et avancer incessamment par tous moyens, quelque éloignés qu’ils soient et qu’ils vous paraisse ntde votre dessein : car il est certain qu’il n’y a rien qui ne puisse être moyen de notre avancement en notre état et en notre constitution, si nous sommes fidèles. Mais le malheur est qu’on s’amuse à tant de choses et se remplit de tant d’idées qui ne sont point vraies, pour soutenir insensiblement son amour-propre et ses inclinations, que l’on trouve imperceptiblement tous les moyens de se retarder en tout ce que l’on a intérieurement ou extérieurement ; qui devrait cependant être un moyen infaillible et continuel de tout avancement, supposé la vraie soumission de l’esprit, pour se soutenir et se laisser en la main de Dieu, et pour voir que toutes choses, quelles qu’elles soient, sont les moyens divins pour l’âme qui en veut faire usage. Je me recommande à vos saintes prières.

4.02. Oraison de simple repos

Comment correspondre à l’Oraison de simple repos en ses différents états. Précaution contre quelques abus.

1. La personne dont il est question doit être tout à fait assurée de son Oraison et ne plus hésiter et douter. Tous ces doutes la retardent assurément beaucoup ; d’autant qu’elle ne se peut donner avec liberté à son Dieu se — [9] lon toute l’étendue de son bon plaisir [ms., bonplaisir], et souvent même brouille ce qu’il fait avec plus de miséricorde.

2. Son Oraison donc consiste dans une simple quiétude et [un] repos solitaire en la présence de Dieu, qui opère [qui opèrent] par ce moyen tout ce qu’il fait dans plusieurs autres âmes par les actes divers et multipliés, et par toutes les ferveurs [les] plus violentes, et même ce qu’il a fait autrefois par ses amours, lumières, et diverses activités passées. Il faut pour correspondre à ce degré d’Oraison se contenter de ce simple repos et abandon de tout soi-même, et écoulement en Dieu soit pour l’Oraison, ou pour la préparation à la sainte Communion, et généralement pour la constitution intérieure de tout le jour.

3. Cette Oraison a des degrés infinis selon la fidélité et la pureté de l’âme ; et ce repos silencieux en la présence de Dieu est une inclination véritable de l’âme en Dieu et de Dieu à [sic] l’âme, qui fait par son approche tout ce que l’âme faisait par soi-même autrefois, étant plus éloignée de lui, afin de se pouvoir approcher et ôter tous les milieux qui l’en empêchaient, soit aussi par tous les motifs divers dont elle se servait pour pratiquer la vertu, s’animant activement et se reprenant aigrement quand elle y avait manqué. Présentement que le procédé est changé, l’âme pratique aussi fidèlement la vertu, non par tant de violence [sing.], mais en repos ; non par une multiplicité de motifs, mais par une unité de quiétude, laquelle en soi contient éminemment cette diversité, comme la lumière et la vertu du Soleil [ms., S maj.] renferme [renferment] toutes les fleurs et les fruits [ms., fuits]. Il en est de mê- [10] me des diverses lumières sur les mystères et les fêtes que la Sainte [ms., s min.] Église nous propose tous les jours avec tant de plénitude de grâce [sing.], qui est renfermée sous ces figures extérieures. L’âme dans ce repos et dans cette simple adhérence à Dieu en jouit véritablement, les honore, les solemnise [solennise], et fait à leur égard plus amplement ce qu’il faut, et avec plus de fruit et de grâce que par ses activités passées. Souvent de cette quiétude amoureuse et simplicité nue découle [découlent] lumière et amour, qui rend [rendent] toute l’âme extrêmement active et infiniment industrieuse pour les honorer [les fêtes et mystères ?] et se rendre à Jésus-Christ : [m] ais très souvent elle ne les trouve et honore que dans leur source pour l’intérieur ; car pour l’extérieur, comme l’âme est plus à Dieu qu’au temps passé, aussi a-t-elle un extérieur plus posé, dévot et édifiant tout le monde.

4. Il arrive à l’âme ainsi établie dans ce degré d’Oraison trois dispositions particulières, ou plutôt l’âme se trouve en trois divers états. Le premier est un simple nu et tranquille état n’ayant désir ni volonté de se remuer pour quoi que ce soit, l’âme étant alors comme une personne à laquelle on donne un consommé qui contient en soi la substance de diverses viandes, quoique la vue ne les remarque pas. Pour lors il suffit de demeurer abandonnée et perdue [fém.] de cette manière sans vouloir discerner ce qui se fait.

(2.) Quelquefois il découle de cet état amour et lumière sur les puissances [i.e. de l’âme], ce qui découvre plusieurs vérités tant en Jésus-Christ qu’en divers autres sujets qui concernent la perfection de l’âme ; et pour lors il ne faut que voir et goûter ce que l’on fait goûter. [11]

(3.) Tantôt l’âme est mise dans une nudité de l’un et de l’autre, c’est-à-dire dans une pure obscurité tant pour le sommet de l’esprit que pour les sens ; l’âme ne pouvant se servir pour lors que de la nue foi, et cela par la pointe et le sommet de l’esprit, car pour les sens ils sont tous dissipés et extravagués, ce qui cause grande peine et ennui. Ce que l’on doit faire alors est de se contenter que le sommet de l’esprit soit dans une très simple récollection [ms., recolection, i.e. recueillement], laissant les sens dans leur peine : mais quand cette peine est trop violente, il est de fois à autre à propos de tourner doucement et humblement cette portion suprême vers Dieu qui habite assurément dans cette obscurité quoique toute l’âme ne le puisse croire ; en cette manière l’âme fera une très sainte et fructueuse Oraison.

5. Il faut observer que ce degré d’Oraison est surnaturel, et qu’il n’en faut pas parler aux âmes, sinon lorsqu’on est fort certifié qu’elles ont disposition et vocation à tel état : autrement on les perdrait, et on les rendrait inutiles tant pour le commerce intérieur avec Dieu que pour la sainte pratique des vertus ; et qui plus est, on contribuerait à les remplir d’elles-mêmes, pensant les vider et simplifier.

Au contraire, celles qui sont assez heureuses d’être en état de jouir de cette quiétude et de ce sacré repos, soit par la fidélité infatigable qu’elles ont apportée aux autres états qui la devancent, soit en recevant humblement le don de la pure miséricorde de Dieu, rendent beaucoup d’honneur et de service à Notre-Seigneur.

6. Il est à remarquer qu’il y a des âmes qui souvent se trompent faute d’expérience de ces voies, qui croient que pour être fidèle [sing.] à tel [12] don, il faut laisser toute action même d’obligation d’état, aussi toute pratique, soit inspirée par Notre-Seigneur ou réglée par les Supérieurs [ms., S maj.], voulant toujours être non dans un repos mais dans une oisiveté sèche et infructueuse. Telle pensée est une tromperie. Ce don subsiste pourvu que l’on ne fasse rien par soi-même en suivant son inclination propre.

7. Cette âme dont il est question doit humblement envisager son état et [sa] condition, et s’y rendre, évitant adroitement ce que la nature et l’amour-propre [tiret ajouté] voudraient finement s’en attribuer. Et comme telles âmes jouissant de cette grâce sont fort soumises à leurs Supérieurs, il n’est pas besoin de régler toutes les actions du jour, les Communions [ms., C maj.], ni les mortifications ; la dépendance aveugle et entière leur étant leur lumière, leur conduite, leur vie et leurs délices.

4.03. Oraison de foi

Comment l’âme appelée à la vie petite et abjecte et à l’oraison de foi, y doit être fidèle.

1. Je ne vous puis exprimer combien j’ai de reconnaissance de votre souvenir, et combien aussi vous m’avez donné de joie, m’apprenant votre persévérance pour l’oraison. Prenez courage, et vous assurez que l’esprit intérieur et d’oraison est l’âme de toutes vos actions, et qu’en vérité elles font autant devant Dieu, qu’elles partent et émanent d’une d’oraison très pure. C’est pourquoi vous ne devez envisager la grandeur et la sainteté de vos actions que par l’éminence et la fidélité à [13] l’oraison, qui non seulement vous disposera à tout, même pour le martyre, si Dieu le veut ; mais encore qui vous rendra capable de tout. Car c’est dans l’oraison et dans le commerce avec Dieu que l’on reçoit la ferveur et le zèle pour le prochain ; c’est en ce saint exercice que l’on purifie les souillures contractées non seulement par les mauvaises habitudes, mais encore par notre misérable fond propre. Et par conséquent autant que nous voulons entrer dans les bonnes grâces de Dieu, et que nous désirons de nous le rendre capables de le servir et de l’aimer, autant nous devons aimer et poursuivre l’esprit d’oraison.

2. Or comme je sais très bien que vous êtes convaincu de ces choses et que vous ne désirez rien davantage, venons et descendons à la pratique de ce qui vous est nécessaire selon ce que Dieu demande de vous. J’ai donc remarqué deux choses particulières et qui sont et seront à la suite la base et le fondement de toute votre grâce, et auxquelles étant fidèle, Dieu ne manquera du réciproque et de vous combler de ses grâces non seulement intérieurement, mais encore extérieurement, pour porter des fruits saints et de bénédiction grande dans votre vocation.

3. La première est votre vocation à l’abjection, à la vie cachée, humble et petite dans votre état, à laquelle étant fidèle vous verrez et trouverez non seulement l’augmentation de votre intérieur, (ce qui est et sera toujours le principal,) mais encore de l’extérieur. Et ainsi ne vous mettez pas en peine de voir les autres beaucoup faire et beaucoup réussir. Ne négligez rien de ce que l’on vous ordonnera et que [14] la providence vous paraîtra marquer pour le faire, vous ajustant de votre mieux pour le bien faire ; mais si les choses ne réussissent avec cela comme aux autres, aimez votre abjection et vos petits talents. Ne laissez pas fourmiller votre âme en prétentions grandes, ni en des désirs multipliés, même du martyre et de la conversion des infidèles ; laissez-vous humblement et petitement comme le néant en la main de Dieu pour en faire tout ce qu’il voudra. Ne soyez pas d’un courage abattu ; espérez en Dieu, mais toujours dans votre pauvreté et abjection et le reste, à l’exemple du pauvre Jésus-Christ, qui a été trente années en cette disposition, dans laquelle et par laquelle la Sagesse divine a fait des merveilles. Quand donc il viendra des abjections, que vous deviendrez inutile, et enfin que vous serez méprisé de vos amis, ayez de la joie ; car vous serez en la main de Dieu. Si au contraire vous réussissez, et que l’on vous honore, demeurez toujours en cet esprit de petitesse, vous laissant humblement librement et tranquillement conduire à Dieu, qui vous mettra haut et bas comme il le voudra. Cette disposition est toujours accompagnée d’un fond de paix qui fait jouir de Dieu. Et comme le néant a été en la main de la puissance divine pour en tirer tout le monde ; soyez aussi en cette disposition de petitesse et du rien en vous-même, pour faire avec docilité tout ce que Dieu voudra et pour être aussi ce qu’il désirera : car ce sera toujours son bon plaisir et sa satisfaction ; ce qui doit être le comble de nos désirs et de notre bonheur.

4. La seconde est que Dieu assurément vous appelle à l’oraison de foi et en foi. Cela supposé [15], vous devez vous attendre à deux dispositions. La première d’être pour l’ordinaire très sec, aride et vide de lumière et d’amour perceptible ; et même autant que la foi augmentera et que vous serez fidèle, autant ces choses augmenteront ; d’autant que le propre de la foi est de nous tirer de nos sens et de nos puissances, pour nous porter à Dieu qui leur est inconnu en toutes manières soit selon les lumières ou les goûts. Car ni les lumières et les goûts ne sont point Dieu, qui ne peut jamais être compris par les sens et par nos puissances ; et ainsi généralement il faut que la foi nous conduise toujours par où nous ne voyons, et où nous ne goûtons ; autrement nous ne serions pas bien et nous serions égarés. Et ainsi comme de fois à autre Dieu, pour soutenir nos pauvres sens et nos pauvres puissances, leur donne quelques goûts et quelques lumières passagères, il ne faut pas s’y arrêter, mais les recevoir humblement afin qu’elles fassent l’effet que Dieu désire ; et les laisser écouler afin que la foi se soutienne dans ses démarches, lesquelles s’augmenteront autant que Dieu permettra qu’il nous arrive des sécheresses, des croix, du vide, et le reste, qui nous sépare de nos sens et de nos puissances.

Par là vous voyez et vous pouvez connaître tout ce qui peut vous arriver en vos oraisons, et ainsi être content, et croire que vous aurez autant fait oraison et une sainte oraison que vous aurez été en ces dispositions avec une humble soumission et perte de vous-même. Vous devez dans cette même disposition de foi être en la présence de Dieu durant le jour, et croire que Dieu se tiendra aussi proche de vous et qu’il vous liera [16] autant à lui, que vous serez fidèles à en faire usage. Dans tous vos exercices portez les mêmes dispositions soit en disant la sainte messe, soit en faisant vos autres emplois ; et même quand Dieu vous honorerait du martyre, demeurez en cette lumière et en cette disposition, et vous aurez tout.

5. La seconde disposition qui suit infailliblement et comme nécessairement la première de vocation à la lumière de foi, c’est d’être simple, non seulement en agissant simplement et bonnement comme enfant de Dieu, qui par cet esprit de foi reçoit une certaine docilité et souplesse d’enfance spirituelle, mais encore qui a par ce moyen une inclination entière à cette grâce de l’adoption des enfants de Dieu. Mais de plus qui a cette vocation à une action simple en l’oraison ; d’autant que comme le propre de la foi, ainsi que je vous viens de dire, est de tirer toujours l’âme des sens et des puissances pour l’approcher de Dieu, aussi dégage-t’elle de leur multiplicité et ainsi les conduit à l’unité et à la simplesse d’action, laquelle peu à peu se va simplifiant à mesure que l’âme sort d’elle-même en se purifiant par son aide et son moyen.

6. Il ne faut donc pas vous étonner si vous ne vous voyiez pas fort fécond et multiplié en l’oraison, soit en lumière ou en amour, et que vous ne remarquez pas votre âme beaucoup portée à une diversité de dispositions et d’actes pour vous porter à Dieu. Ne vous en mettez pas en peine, d’autant que très assurément plus votre âme augmentera en foi et en pureté, plus vous remarquerez que la simplicité augmentera aussi. De manière qu’il ne vous faut pas multiplier en une diversité d’intentions pour les [17] saintes affaires et emplois, mais doucement et humblement continuer votre simplicité ; laquelle contiendra toutes vos saintes intentions et aura implicitement tout ce que vous pourriez avoir de plus saintement multiplié, si vous n’étiez pas en cette disposition de foi. Un saint repos et abandon vous doivent suffire en toutes choses, dans lesquelles vous devez faire et souffrir ce qui vous arrivera par providence. Je tâche seulement de vous assurer dans les dispositions générales, ayant assez d’expérience et d’ouverture pour les appliquer aux choses particulières.

6. [Répétition du même numéro]. Dans ces dispositions générales vous recevrez diverses grâces particulières, comme plusieurs instincts et lumières sur Jésus-Christ Dieu-homme pour vous y conformer : car il faut savoir que comme la foi est une émanation spéciale de lui, aussi a-t’elle le propre particulier de le former en nous depuis le commencement jusqu’à la fin notre vie ; et de cette manière elle nous donne d’abord des instincts pour lui, réveillant secrètement notre âme pour le chercher et pour nous conformer à lui, portant secrètement un amour pour ce divin Maître. Les instincts s’augmentant à mesure que Jésus-Christ s’approche et s’augmente en l’âme : il lui est donné des lumières et un amour plus fort quoique sec et aride ; ensuite de ces lumières il lui vient une inclination très forte : ce qui peu à peu fait remarquer à l’âme que la foi sortant de Jésus-Christ comme de sa source, y reconduit aussi assurément en réglant et ajustant les inclinations de l’âme aux siennes et en tournant toutes ses prétentions vers ce divin original.

7. Où il faut remarquer que comme sa bonté [18] vous appelle au don de foi, et par conséquent avoir Jésus-Christ et à jouir de Jésus-Christ en foi ; cela sera toujours fort inconnuement et en pauvreté : c’est pourquoi les vertus qui ont plus éclaté en Jésus-Christ, comme la pauvreté, la petitesse, la vie inconnue, le mépris de soi-même, seront toujours selon votre grâce vos plus chéries et utiles. Attendez-vous donc à être beaucoup humilié en vous par la révolte de vos passions et de vos inclinations, et d’un million d’autres choses, qui vous donneraient beaucoup de peine, si vous n’aperceviez bien que le dessein de Dieu sur vous est de vous rendre petit et mort à vous-même pour vous approprier pour Jésus-Christ ; et que toutes ces choses y contribuent beaucoup, comme aussi nos défauts et toutes les peines domestique qui nous arrivent : car Dieu permet qu’il nous en arrive de toutes parts soit de nos amis, soit de nos ennemis ; tout est excellent et porte un germe du dessein de Dieu sur nous, le prenant de sa main et nous y abandonnant. Car il faut savoir que comme une vérité générale de grande importance, qu’il n’arrive jamais rien (spécialement aux âmes qui ont cette grâce de foi) que par un ordre spécial et par une protection particulière de Dieu. Et elles doivent ainsi envisager tout ce qu’elles ont, et tout ce qui leur arrive, comme un effet d’un soin spécial de Dieu sur elle, quoiqu’elles n’en remarquent pas la fin ; c’est là où il faut s’abandonner et se perdre. Heureuse l’âme qui sait ne rien être, et qui sait toujours se renoncer et mourir à soi pour être en Jésus-Christ, et le faire régner en son âme et sur toutes choses !

4.04 Don intérieur. Sécheresses.

Cultiver le don de l’intérieur, sans s’étonner des sécheresses des sens.

1. En vérité l’intérieur et la grâce que Dieu vous donne est [sont] très grande [grands]. C’est pourquoi vous devez bien la [les] cultiver, et prendre grand plaisir dans votre chère maison, et à élever vos bonnes filles. Une âme qui est assez heureuse d’avoir le don de la foi doit être dans un grand repos et une grande joie ; car elle a de quoi s’occuper intérieurement et être à l’abri de tous les changements des créatures.

2. Ne vous étonnez jamais des sécheresses et du peu d’entrée que vos sens ont dans les vérités : ce n’est pas un mauvais signe, l’âme étant fidèle à son Oraison et à son occupation intérieure ; car la foi qui occupe et met en œuvre le fond de l’âme et le pur [substantif] de l’esprit, laisse très souvent les sens distraits et égarés. Et voilà la cause pourquoi à la sainte Communion, où il semble que l’on devrait être moins distrait, on l’est cependant davantage. La cause de cela est que le fond et le pur de la volonté étant occupé [s] demeurent là où ils sont plus nourris en foi. C’est pourquoi soyez fidèle à vous renouveler chaque fois que vous vous mettez en Oraison, et que vous communiez ; et ne vous embarrassez pas des divagations des sens, vous remettant seulement de fois à autre en votre repos : et quand vous voyez que la volonté y est suffisamment, ne vous embarrassez point de vous y remettre ; soutenez-vous seulement, et il suffira ; car com- [20] me je vous ai dit plusieurs fois, la foi a une bouche invisible qui se nourrit ou plutôt qui nourrit la volonté et la pointe de l’esprit par une manière invisible. Et c’est une grande affaire de savoir bien ce procédé de la foi afin de n’être pas embarrassé [masc. sing.] des sens, mais de se servir plutôt de la peine et de l’incertitude qu’ils nous causent, afin de laisser la volonté et la pointe de l’esprit se mieux nourrir par un million de choses qui causent ce mieux, comme l’abandon, la peine et l’incertitude : et ainsi la perte cause l’abondance, et l’incertitude assure.

3. Enfin prenez courage et soyez autant en repos et solitaire que vous pourrez ; et vous trouverez l’abondance en la suite autant que vous tâcherez de mourir vraiment à vous-même : toutes les occasions que vous en aurez vous doivent être précieuses. Je vous prie de dire bien à N. qu’elle se donne de garde sur toutes choses de se pousser à bout. On n’ouvre jamais la porte des trésors de Dieu à force [i.e. par la force], mais par la paix et l’abandon : qu’elle ait de la joie autant qu’elle pourra ; car par là elle fera ses affaires.

4.05. Sécheresses

Sur le bon usage des sécheresses, quoique causée par notre faute.

1.Comme il est de grande importance de ménager les croix et les sécheresses qui nous arrivent, vous devez tâcher de faire votre possible pour faire un saint usage de l’état où vous vous trouvez, et dont vous me parlez en la vôtre. [21]

Ces sortes de sécheresses, de stupidités, d’insensibilités, et d’indifférences pour les choses de Dieu viennent souvent de divers principes, dont Dieu se sert indifféremment par la fidélité de l’âme. Qu’importe si le jardin est arrosé par la pluie du ciel ou par la main de l’ouvrier, pourvu que les fleurs et les fruits suivent. Dieu se sert également de toutes choses à l’égard des âmes fidèles, généreuses et courageuses à ne regarder et à ne prétendre que Dieu et leur perfection dans les états où elles se trouvent.

2. Ces choses viennent donc comme je dis de différents principes ; tantôt par un ordre spécial de Dieu pour nous mortifier et nous déprendre de nous-mêmes, en nous jetant de l’amertume sur toutes les bonnes choses que nous avons en pratique. Une autre fois elles viennent de certaines révolutions d’humeurs dans notre tempérament. Quelquefois enfin elles viennent de lassitude, et pour nous être un peu trop forcées, et n’avoir pas pris assez justement les démarches de l’ordre de Dieu.

3. La première manière quoique pénible et amère un très long temps à la nature, ne laisse pas d’être plus supportable ; parce que Dieu s’y trouve toujours, quoique caché et opérant avec peine. Les autres manières étant tout à fait dans la nature, sont sans comparaison plus pénibles un très long temps que non pas la première, l’âme y souffrant un délaissement entier, et n’ayant rien qui relève ces sortes de peines. Cependant quoiqu’elles aient leur principe en la nature, elles ne laissent pas de pouvoir être d’un grand mérite en les souffrant ; et Dieu s’en sert très particulièrement pour son ouvrage, et souvent même aussi spécialement que des [22] sécheresses et délaissements qu’il opère par lui-même.

4. Où il faut remarquer la tromperie de plusieurs personnes, qui croient qu’une chose n’est grande et ne peut opérer hautement en notre âme, que parce qu’elle vient immédiatement de Dieu, se laissant aller facilement au découragement lorsqu’elles se voient accablées des infirmités naturelles ou qui leur arrivent naturellement par des rencontres ordinaires. Il faut se délivrer de cette tromperie en croyant que tout est égal en la main de Dieu, et qu’étant le maître généralement de toutes choses, Il opère en tout et partout comme Il le désire ; et qu’ainsi il ne faut pas s’arrêter au principe de la chose, mais regarder tout en la main de Dieu.

5. Et de cette manière vous trouvant en cette disposition que vous me dites, soyez fidèles à vous en servir pour mourir vraiment à vous-même, et suivre Dieu à l’aide de la foi autant que vous pouvez, afin de demeurer un peu auprès de Lui quoique péniblement, sèchement et pauvrement, toutes ces choses n’étant que des accidents qui ne changent pas Dieu et qui ne font pas qu’Il soit absent de nous. C’est un faible si extrême des créatures qui jugent de toutes choses par ce qu’elles ont et par ce qu’elles sentent, qu’il est très difficile de leur faire perdre ce procédé pour aller généreusement, et au travers de toutes difficultés afin de Le trouver dans Son bon plaisir divin.

Tâchez donc de ne vous pas embarrasser de tous ces états, et même des pauvretés que vous rencontreriez par votre faute. Corrigez-les aussi fidèlement que vous pourrez ; mais y [23] tombant, soyez-en humiliée et terrassée.

6. Ce sera par cette générosité à vous contenter du nu ordre de Dieu et à le suivre, que vous acquerrez la pureté intérieure telle que Dieu vous la demande. Ce sera par la fidélité à votre oraison et à vos exercices courageusement et sèchement pratiqués que vous trouverez Dieu, plus que par tous les goûts sensibles possibles. Enfin ce sera plus en mourant à vous-même en un million de choses quoique bonnes, que vous rencontrerez Dieu et Le contenterez, que non pas en jouissant en abondance selon vos inclinations des choses même les plus saintes. Je vous dis bien plus, ce procédé même affermira votre esprit naturel et le garantira de beaucoup de faibles qui vous inclinaient naturellement aux changements et à la vivacité trop pétillante.

7. Pour ce qui est des pénitences, vous savez ce que nous avons dit là-dessus ; et qu’il vous doit suffire de bien mourir à vous-même. Ce sont pour vous des restes de la nature, qui veut toujours du changement et quelque chose sur quoi s’appuyer. Je vous désire un million de grâces.

4.06. Simplicité, abandon

Usage des sécheresses en l’oraison. S’acheminer à la simplicité. S’abandonner aux providences crucifiantes.

1. C’est avec beaucoup de consolation que je vous réponds, désirant vous être utile pour votre intérieur si Dieu m’en fait la grâce. Je répondrai donc à vos difficultés. [24]

1. Pour ce qui touche la première, ne vous étonnez pas de votre pauvreté, de vos sécheresses et de vos impuissances en l’oraison. Quand l’âme est assez heureuse d’avoir l’inclination pour n’être rien et pour le néant, cette tendance à n’être rien est une grande lumière et un grand amour ; et ainsi quoique souvent vous ne le conserviez pas, la sécheresse, la pauvreté et la puissance qui vous y inclinent et qui vous y conduisent vous sont une source de lumière et de grâce très féconde. Ne vous étonnez pas que ces sécheresses et ces manques de goûts et de lumière vous donnent de la peine ; elles le doivent faire si elles sont vraiment efficaces, pour vous faire tendre au néant en vous humiliant et en vous apetissant par le rien véritable. On ne conçoit que très rarement cette grande et importante vérité, et l’on croit toujours que d’aller à Dieu et le commerce avec Lui, est par lumières, par la facilité et par les dons aperçus. Cela est très vrai en plusieurs âmes, mais non en toutes, spécialement en celles où le désir est plus efficace de faire régner Dieu sur elles-mêmes à leurs dépens. Le rien donc de soi-même est le moyen divin et accourci pour nous faire trouver promptement Dieu, supposé que le même néant et le même rien soit continué par les rencontres hors l’oraison, comme en l’oraison par les sécheresses, les pauvretés, et l’humiliation, en expérimentant l’éloignement de Dieu par le sentiment de ses ténèbres et de ses misères. Ainsi soyez fidèle en votre oraison sur ce principe et vous expérimenterez qu’autant que vous défaudrez164, et que vous mourrez vraiment par ce procédé de Dieu, autant vous trouverez que, bien que vous [25] n’ayez rien, vous ne laisserez pas d’avoir et de trouver tout ce que les lumières, les vérités et les goûts divins pourraient faire en l’oraison et même davantage et plus promptement.

2. Ce que vous avez à observer est que l’âme dans ce procédé d’oraison est bien plus aisée à se distraire, et qu’ainsi il faut bien plus de fidélité selon l’esprit, et selon les sens ; et de plus, que cela demande encore une plus grande suite et exactitude de vertu, afin de se soutenir : autrement sa disette et ses sécheresses lui causant de l’ennui, du vide, et de la peine, elle retournerait plus facilement dans ses inclinations, et en elle-même pour s’en repaître ; comme nous voyons que les habitants des terres ingrates, et qui ne leur donnent pas abondamment tous leurs besoins, pour l’ordinaire vont chercher ailleurs leur bonne fortune et de quoi susciter et vivre plus abondamment. Ainsi en pourraient faire votre esprit et vos sens à moins que de les soutenir par une rigoureuse mort de vous-même pour poursuivre Dieu généreusement.

3. Pour ce qui est de votre oraison vous faites très bien de continuer vos simples vérités : cela vous est d’importance plus que vous ne pouvez le comprendre présentement. Et quoique vous ne voyiez pas que cela vous fasse d’effet, mais qu’au contraire cela vous cause de la distraction, et même vous embrouille en votre oraison, souffrez doucement cette peine nécessaire en votre degré présent ; étant certain que c’est par ce moyen que vous recevez la lumière dont ne vous apercevez pas. Tout ce qu’il y a à observer, c’est que vous envisagiez ces vérités simplement, et que vous vous [26] contentiez aussi humblement de l’effet qu’elles vous produiront. Si vous ne vous apercevez de rien, demeurez paisiblement dans votre disposition foncière du rien ; et lors que vous vous voyez un peu vous lasser, retournez doucement, sans prétendre autre pénétration de cette vérité que le soutien en l’envisageant en simplicité, sans vous embarrasser d’actes plus formels pour vous soutenir davantage.

Prenez bien garde à l’erreur commune d’envisager ces simples vérités comme quelque chose distinct de Dieu, et ainsi d’envisager l’occupation finale simple vers ces vérités comme distraction. Cela n’est pas vrai sinon dans le degré où l’âme soit arrivée dans l’opération immédiate, c’est-à-dire ou Dieu opère par lui sans le moyen des vérités et des secours hors de lui immédiatement, c’est distractions : mais les envisager et s’en occuper dans le degré médiat, c’est-à-dire lorsque Dieu se sert des moyens pour nous occuper et pour se communiquer à nous, ce n’est pas distraction ; mais vraie occupation de Dieu, d’autant que c’est par ces moyens que Dieu opère.

4. Mais vous me direz : si cela est vrai et que Dieu opère par ces moyens et par ces simples vérités, pourquoi sont-elles si sèches et nous causent-elles de la distraction ? Je réponds que cela doit être lorsque Dieu simplifie les âmes pour les approcher de Lui-même ; autrement s’Il donnait des goûts et beaucoup de lumière sur les vérités, ces vérités ne renverraient pas les âmes à Dieu, mais les retiendraient en elles ; et quoiqu’elles fassent par les sécheresses cet effet, elles ne laissent pas cependant par elles d’être le moyen par lequel [27] Dieu Se communique, sans que l’âme le comprenne. De plus la foi qui est la lumière divine par laquelle Dieu Se donne, opère bien mieux dans les âmes de cette manière que par les lumières aperçues et par les goûts que ces vérités pourraient produire en nous ; et ainsi il est très certain que ces vérités, quoique pauvres, sèches et arides, déterminent l’opération de la foi sur nous et la font peu à peu travailler jusqu’à ce que nous soyons enfin si proches de Dieu que nous puissions L’entendre et recevoir Son opération sans qu’Il ait besoin d’autres moyens. Et il est très véritable, si dans ce temps où les vérités sont nécessaires, on ne s’en servait pas comme je viens de dire, quoiqu’elles paraissent infructueuses et inutiles et même quelquefois pénibles, que l’on se nuirait beaucoup ; et même très souvent à la suite on empêcherait l’état de simple présence et d’opération divine qui doit suivre.

5. Vous devez recevoir doucement et humblement les vues que Dieu vous donne de votre néant, de votre faiblesse et de vos imperfections ; afin de vous en humilier devant Dieu, et de travailler efficacement à vous en corriger : ce qui se fera plus efficacement par le néant et en vous anéantissant, que par tous les efforts inquiets que vous pourriez vous donner en la production des vertus ; ce qui inclinera même davantage votre âme à la pratique de la fidélité dans les rencontres.

6. Il vous est de grande importance de bien ménager toutes les occasions que la divine providence vous fournit, sans vous réserver un million de petits secours que vous vous donnez à vous-même. C’est pourquoi je m’abandonnerais [28] de tout mon cœur à la providence qui vous a donné cette incommodité, et aussi à toutes les suites qu’elle vous attire ; et je ne crois pas que vous fassiez bien de disputer tant contre elle, comme vous avez fait à l’occasion du carême. Je crois qu’il est plus d’ordre de Dieu et plus conforme à son bon plaisir de vous laisser conduire à un médecin et à votre supérieure sans faire toutes ces difficultés sous prétexte de piété et de mortification.

J’en dis autant pour toutes les choses où votre incommodité vous engage sans tirailler tant contre Dieu. C’est pourquoi mourez, mourez par toutes ces rencontres, et laissez-vous rendre inutile autant que Dieu voudra. Plus même vous aurez de bonne volonté pour servir Dieu, plus la privation d’assister au divin Office et d’avoir la bénédiction de toutes les régularités et austérités de la vie religieuse vous causera de morts, en étant privée. Il est bon de souffrir cette mortification et cette privation, comme n’étant pas digne de ce don divin ; et par ce moyen et cette adresse divine votre âme, se laissant vider de tout, peut trouver le tout en son néant.

7. Je crois que vous faites fort bien quand la providence vous en fournit le moyen, et que votre supérieure l’agrée, de vous occuper doucement et humblement en quelques petites actions basses, comme vous me le mandez ; afin que vos sens soient un peu soutenus par ce moyen et que votre esprit trouve même de la nourriture en ce procédé humble et petit. Plus votre âme sera fidèle à chercher Dieu et à se contenter de Dieu dans votre néant, plus elle aura d’inclination pour toutes les choses qui [29] portent ce caractère ; et vous ne devez pas vous étonner si votre âme ne sent pas d’inclination et de penchant pour les autres grandes lumières des serviteurs de Dieu : il faut laisser aller chacune dans sa voie et se contenter de la sienne, s’y tenant avec grande fidélité ; car on y trouve tout ce qu’il faut pour la nourriture et pour le soutien de l’âme.

4.7 Paix de l’esprit.

Paix de l’esprit dans le trouble des sens. Regard amoureux de Jésus anéanti.

1. Je vous suis très obligé de l’avis que vous me donnez : mais je vous assure que la part que je prends à votre avancement intérieur me fait avoir bien de la joie, remarquant en cette rencontre que vous vous êtes fort surmonté [masc.] pour croire avec simplicité ce que l’on vous assurait être l’ordre de Dieu. J’espère que cette fidélité vous sera fort avantageuse, et vous fera voir combien il est de grande importance de mourir vraiment à soi pour accomplir avec étendue et générosité les ordres de Dieu sur nous.

2. Faites ce que vous pourrez pour bien conserver le repos et la paix de votre âme, et ne vous mettez pas en peine si cette paix est souvent dans le plus pur de l’esprit, et que vos sens soient [subj.] brouillés et embarrassés : cela arrive souvent afin de purifier encore davantage cette paix et la faire passer de plus en plus dans le plus pur [de l’] esprit. C’est pourquoi au lieu de vous embarrasser de ce trouble des sens, portez-le avec patience en vous conservant en paix autant [30] que vous pourrez dans le fond de votre volonté ; et quand vous ne pouvez pas faire le discernement de ce fond de volonté en paix, à cause du trouble de vos sens, il vous suffit de vous vouloir mettre en paix et de vouloir vous y laisser, afin d’être en bonne disposition pour contenter Dieu, et pour tendre vraiment à Notre-Seigneur.

3. Cette disposition que vous me marquez pour Jésus-Christ anéanti et humilié est très bonne, et vous devez y être fort fidèle. Ne vous embarrassez pas de ce que votre âme n’a pas d’inclination d’envisager les particularités de ce divin état de Jésus anéanti, ni des autres états qui concernent Jésus-Christ. Il vous suffit présentement d’avoir une simple lumière de la vérité en général avec une inclination amoureuse ; et peu à peu cette disposition se nourrissant et se fortifiant, vous remarquerez que le particulier de ces divins états vous viendra peu à peu en lumière et en amour : [m] ais contentez-vous présentement de ce simple envisagement amoureux de ce Dieu anéanti, et laissez humblement à sa providence [le soin] de vous fournir tout le reste. Ainsi servez-vous de quelques paroles ou de quelque simple sujet pour vous soutenir et entretenir cette disposition, sans vous embarrasser de plus grands sujets et plus étendus, jusqu’à ce que le temps vienne ; et cette disposition sera aussi bonne pour conserver la présence de Dieu pendant la journée comme elle vous a servi en l’Oraison. Quand vous serez en sécheresse, ne changez pas pour cela cette disposition en vous multipliant davantage, mais soutenez humblement cet état avec fidé — [31] lité ; et vous trouverez qu’il vous sera fort utile.

4. J’ai bien de la joie de ce que vous m’apprenez [indicatif] que M. de N. est plus établie [fém.] dans sa paix. Il faut remarquer que plus la paix, le repos et le renouvellement est [sont] en l’esprit et dans le plus pur de la volonté, plus il est [sont] permanent [s] et de durée, quoique peu sensible [s], et par conséquent il est [sont] plus prisable [s] quoique moins délectable [s]. Ce qui est de l’esprit est au-dessus des sens, et par conséquent à l’abri de leurs vicissitudes. Cette disposition doit être chère à M. [ms., suite de 5 points de suspension :.....] et elle doit bien faire tout ce qu’elle pourra pour la conserver à quelques dépens que ce soit.

4.08. Fidélité au don de foi

Du don de la foi, comment il est donné à l’âme, et comment l’âme qui l’a reçu, y doit et y peut être constamment fidèle.

1.Dieu ne manque jamais de se communiquer, même surabondamment à une âme fidèle laquelle fait de son mieux pour mettre en exécution toutes les lumières que sa bonté lui donne. Non seulement cela ; mais tout son plaisir est de surabonder (en communications) par l’inclination infinie qu’il nous a marquée en l’effusion de son sang et par l’excès de ses douleurs et mépris : ce qui marque comme une faim infinie de se donner et précipiter en la créature comme dans le centre de son amour. Cependant faute de pratique tout ce divin amour est souvent empêché, et cette communication suspendue ; ce qui cause beaucoup de peine en une âme qui a un peu goûté de cette infusion et communication. [32]

2.Cette vérité doit beaucoup animer une âme d’être fidèle à un Dieu infiniment fidèle. Et pour cet effet il faut savoir que dès qu’une âme a déjà passé en quelque manière les activités et multiplicités de grâce selon les saintes inventions soit que le Saint Esprit donne, soit aussi que les créatures donnent par les livres et des instructions multipliées, Dieu pour l’ordinaire rencontrant une âme fidèle et saintement empressée pour l’aimer et servir, et par ce moyen se purifier d’un million de défauts et de défectuosités, lui donne un commencement de plus grandes grâces, qui consiste en une lumière plus pure et plus forte qui fait découvrir Jésus-Christ, et ainsi qui excite l’âme à se conformer à ce divin pour original. Par le premier degré et les pratiques conformes, elle se purifie par les bonnes vues distinctes, des préceptes et commandements. Par le second l’âme élève ces vues plus haut, et pense et désire se conformer à Jésus-Christ, mais en général, trouvant une infinie amplitude ; car la vie et les mystères de Jésus-Christ sont un abîme de pureté, de lumière et d’amour : ce qui touche fortement l’âme fidèle et qui le suit généreusement selon ces degrés.

3. Ce degré dispose l’âme pour la foi et pour recevoir son don, qui est une semence de vie éternelle ; ce qui commence d’exciter l’âme tout d’un autre manière qu’auparavant, non tant multipliée mais plus simple. Si bien que ce don de foi dans son commencement est la semence véritable de Jésus-Christ en l’âme, et par conséquent une véritable participation de lui ; qui s’augmente autant que Jésus-Christ s’écoule, au commencement et un [33] fort long temps par simple pratique, et en suite par pure infusion d’où découle la pratique.

4. Et afin de bien entendre ceci, il faut savoir que comme la foi est une lumière de vérité, c’est une participation de Jésus-Christ qui se donne par un moyen choisi de toute éternité sur chaque âme ; et ainsi la foi s’avance et augmente autant que l’âme participe par pratique à ce divin moyen. Les unes reçoivent écoulement de foi par Jésus-Christ pauvre comme un saint François, un saint Antoine de Padoue par l’Enfant Jésus, d’autres fort différemment ; ce qui est le canal de la communication divine sur eux et de plus comme l’exemplaire du dessein divin.

Il est à remarquer que jamais ce degré ne commence que la foi comme don divin ne soit aussi donnée ; car c’est par son moyen que Jésus-Christ opère, et c’est elle qui le communique. D’où vient qu’autant qu’une âme reçoit de Jésus-Christ selon son moyen, autant la foi augmente ; et tout au contraire dès que l’âme oublie Jésus-Christ et n’est pas fidèle à Jésus-Christ, cette foi diminue et est moins coopérative et efficace. C’est par ce moyen que toutes les grâces sont communiquées ; et dès qu’une âme doutera ou s’apercevra de la diminution de sa grâce, elle n’a qu’à réfléchir et à voir si elle s’éloigne du procédé que Dieu a choisi pour lui communiquer Jésus-Christ, et elle découvrira par ce moyen le degré de son éloignement : comme au contraire elle ne peut jamais rentrer en sa place et être en état de marcher et de courir dans les voies de Dieu, qu’autant que son âme est tournée par inclination et par application vers Jésus-Christ. [34]

5. Ceci est infiniment de conséquence et beaucoup à remarquer ; d’autant qu’il y a quantité d’âmes qui par faiblesse s’écartent de leur voie, et sans savoir le moyen d’y rentrer sont quelquefois longues années sans pouvoir retrouver la porte, à moins que par un miracle Dieu ne viennent fendre la nue et les reprendre extraordinairement : mais quand elles savent le moyen de la participation de Jésus-Christ, et qu’il suffit pour être rentré en leur place d’envisager et s’unir en foi à Jésus-Christ, assurément la porte leur sera ouverte, quoique parfois par pénitence elles souffrent de la sécheresse et ce semble, même du rebut de la part de notre Seigneur. Il faut patienter, car assurément ayant trouvé en foi cette porte, elles sont rentrées sans le savoir : c’est l’avantage d’avoir la foi, ou pour mieux dire d’avoir Jésus-Christ de cette manière en foi.

6. Et afin de rendre ceci plus clair à la personne dont il est question, notre Seigneur par sa pure miséricorde lui ayant donné la semence et le commencement du don de foi, c’est par Jésus-Christ Enfant qui'il lui donne et lui communique ; et ce même don de foi est une communication et impression de la simplicité, petitesse d’esprit et docilité. Si bien qu’autant que cette disposition de Jésus-Christ croît, autant sa foi s’augmente et fait des démarches vers Dieu ; autant qu’elle s’en éloigne, autant la foi diminue, ou pour le moins devient-elle inutile ; ce qui est cause qu’insensiblement une faute dans ce procédé simple, petit et docile, est infailliblement suivie d’une plus grande chute, et quelquefois à la suite de péchés notables. Car il faut remarquer que comme [35] ce don de foi est excellent et exquis, étant une participation de Jésus-Christ la faute que l’on y fait quoiqu’en apparence petite, est cependant très grande dans sa conséquence : à cause qu’insensiblement elle crève les yeux, et rend le cœur insensible aux attraits divins ; ce qui cause infailliblement à la suite des chutes, selon les occasions qui se présentent. Et comme le diable, qui est fin, sait par son expérience qu’il ne peut nuire à une âme qui est en ce degré, supposer sa fidélité pour demeurer en son union à Jésus-Christ ; il travaille étrangement des aussitôt qu’il voit l’âme fourvoyée pour l’engager en plusieurs embarras et affaires qui puissent avoir de la suite, afin de la tenir par ce moyen toujours hors de l’ordre de Dieu durant que cela durera, et hors de Jésus-Christ et finalement hors de son don de foi. Car il est impossible qu’une âme demeure en Jésus-Christ, qu’autant qu’elle est et agit dans l’ordre divin.

7. Or cet ordre divin à ces âmes de ce degré de foi n’est pas comme aux âmes des autres degrés ; car elles peuvent subsister dans l’ordre de Dieu de permission, c’est-à-dire qui n’est pas précisément ce qu’il demande d’elles pour le moment par son décret éternel, mais ce à quoi elles se sont engagées et qui après devient ordre, non divin mais vertueux et saint. Or cette foi qui est participation de Jésus-Christ, ne peut se satisfaire de cet ordre, étant toujours en état de pénitence tant qu’il dure et subsiste. Il faut par nécessité que l’âme retourne dans l’ordre divin, qui n’est autre que ce que Dieu veut pour le moment, et qu’il a toujours voulu pour cette âme pour ce moment même. Ceci est si essentiel à la foi, que jusqu’à [36] ce que l’âme ait trouvé cette pureté, Jésus-Christ n’est pas content en elle, et sa foi n’est pas en repos, mais l’excite et l’anime toujours à rechercher jusqu’à ce qu’elle ait trouvé Jésus-Christ de cette manière.

8. On me demandera peut-être pourquoi cela ? Je réponds que la cause est, d’autant que la véritable nourriture de Jésus-Christ était l’ordre divin ; ainsi il est impossible de l’avoir et de jouir de sa participation que l’on ne l’ait de cette manière. C’est ce qui fait que la source de la foi en cette âme sera toujours Jésus-Christ petit, humble et docile non en général mais selon le moment de l’ordre divin, c’est-à-dire selon l’occurrence des choses de moment en moment. De plus ce procédé de Jésus-Christ est et sera toujours la nourriture de sa foi, et dans ses chutes et fautes la porte par où elle rentrera et pourra retrouver Dieu. Bien plus tous les trésors qui peuvent être donné à l’âme par le don de foi, et dont la foi est la clé, ne lui seront donnés qu’autant que cette constitution et disposition augmentera jusqu’à la fin de la vie. C’est par là que l’âme trouvera sa pureté, la mort aux créatures, le renoncement de soi-même, la solitude, la paix et l’abandon : de telle manière que pour peu que cette participation de Jésus-Christ manque, tout manque, comme le soleil se retirant, tous ses effets cessent ; et au contraire tout subsiste si l’âme est constante et fidèle, et il n’y a pas de moment que la foi et que les suites de la foi qui sont les effets, n’augmentent.

9. C’est la porte de l’oraison. D’où vient que je défie qu’une âme où le commencement de ce don de la foi est peu ou beaucoup, puisse faire oraison sans être actuellement en fidélité. [37] je suis très assuré que si l’âme dont il est question y réfléchit, elle trouvera cela vrai. Il est certain que quand l’âme est forte éloignée de son don par une longue suite de défauts, qu’elle n’expérimente pas ceci si clairement et manifestement : mais dès que sa lumière commence d’opérer et d’éclairer, aussitôt elle expérimente que quelque effort qu’elle puisse faire en l’oraison, si elle n’est dans sa disposition, elle n’est pas en sa place, et que rien ne peut entrer dans son cœur ni fructifier. C’est un os déboîté dont les mouvements sont pénibles et qui rend son âme aussi bien que son bras sans action, sinon de souffrir pour faire pénitence et mériter par union et liaison à Jésus-Christ de rentrer en sa place : et pour lors l’âme redevient capable d’agir et de faire les ouvrages ; comme un bras déboîté ou démis, étant remis, revient en capacité de faire les ouvrages dont il avait capacité.

10. Quand une âme est une fois bien établie dans sa disposition et que la foi est vivante en fidélité active, on ne peut expliquer quelles démarches elle fait ; car quoique vous n’y voyiez pas un mouvement si empressé comme dans les autres voies ou conduites qui ne sont pas ce don de foi, elle va cependant bien d’un autre pas. Et elle est plus tranquille, plus abandonnée, il est vrai : mais cette tranquillité et cet abandon est marcher par les pas et les démarches de Jésus-Christ ; ce qui fait que plus elle avance, ces dispositions augmentent et se fortifient : tout de même comme au commencement plus la foi est en son âme, plus il la rend impatiente, excitée et désireuse que sa foi soit fidèle et constante pour avoir et entrer dans les dispositions de Jésus-Christ ; [38] aussi quand cela est un peu avancé l’âme commence d’expérimenter la paix et l’abandon : car il est impossible que Jésus-Christ soit en une âme sans y mettre beaucoup de paix.

11. Mais tout ce qu’il y a et qui donne plus de peine est, que tout cela ne peut être véritable et prendre d’accroissement qui donne le véritable repos, qu’autant que l’âme meurt vraiment aux créatures, à soi-même et généralement à tout ce qui n’est pas Dieu. Mais comme elle a trouvé le biais qui est la petitesse de Jésus-Christ, aussi peut-elle avoir une facilité sans comparaison plus aisée et commode pour en finir bientôt à bout. C’est ce qui rend les âmes qui ont reçu le don de la foi infiniment obligées à la fidélité ; pouvant plus en faire en peu que les autres en beaucoup de temps, et le pouvant aussi sans comparaison avec moins de travail, ayant Jésus-Christ pour aide et soutien.

12. Mais ô le malheur ! Comme les âmes veulent toujours goûter, voir, et sentir, spécialement les filles ; elles expérimentent vicissitudes où assurément il y en a pas, et où elles en trouvent à cause qu’elles jugent presque toujours par les sens et non par la foi, par leur faiblesse et non par la force et la fidélité de Jésus-Christ : et de cette manière elles sont toujours timides et le cœur rampant ; au lieu que si elles pouvaient une bonne fois se défaire des vétilles de filles pour mépriser un million de bagatelles qui les font vivre et auquel elles s’attachent, et qu’elles se confiassent en Jésus-Christ sans mesure ni bornes, elles pourraient aller incessamment sans voir ni expérimenter, s’appuyant solidement sur leur foi, qui est une lumière qui ne s’éteint ni ne s’éclipse jamais [39] aussitôt qu’elle est donnée, pourvu qu’elle soit mise en usage actuel.

Bien plus, je crois que Jésus-Christ n’a jamais pris dessein de se donner en ce don et par ce don qu’à même temps sa volonté ne soit qu’il fût permanent. D’où vient qu’il n’y a aucun moment en la vie dont il ne faille rendre un compte comme infini à cause de l’excellence du don.

13. Il ne faut donc jamais attendre la facilité ni les lumières pour faire l’oraison, puisqu’elle est toujours présente ; il ne faut non plus attendre la force et la vertu par ce que l’on sent ou ne sent pas, mais s’élever par son don de foi dans la vertu et le pouvoir de Jésus-Christ toujours communiqué, autant que l’âme en fait actuellement usage par la participation du même Jésus-Christ en la disposition du moment présent. Et c’est déchoir de Sa lumière que d’en attendre ; mais il faut sans attendre ni l’un ni l’autre, toujours en faire usage comme étant présentes, par sa disposition de petitesse et de docilité selon le moment de l’ordre divin.

14. Et ainsi finalement tout consiste en un point de petitesse et de docilité d’un enfant par foi, en quoi l’âme trouvera tout, et par où l’âme sera introduite dans les trésors de la Divinité. Hors de là jamais l’âme ne trouvera de facilité, de paix, ni de choix, tirant toujours l’eau à force de bras ; et ainsi le jardin de l’âme sera toujours desséché et les fleurs des vertus faibles et languissantes.

Tout le contraire sera si cette disposition de Jésus-Christ en foi subsiste, et est toujours vivante, toutes choses étant faciles, aidées et admirablement commodes, trouvant avoir toutes choses lorsqu’on croit n’avoir rien, et pouvoir [40] tout dans son extrême impuissance.

Mais il est vrai, comme j’ai déjà dit, qu’il faut tant mourir à son esprit propre, à sa volonté et généralement à tout soi-même, que l’on s’ennuie et que l’on perd haleine, le cœur manquant, montant la montagne ; et de cette manière l’on monte et l’on redescend ; et souvent on passe sa vie à faire et à défaire. Mais quand une fois on a monté, la facilité que l’on trouve et la beauté du pays avec les abondances que l’on y découvre paient en un moment le travail de plusieurs années. Je crois que le cœur manque à plusieurs, ne pouvant tant mourir ni souffrir. Car la vue de Jésus-Christ est pénétrante pour ne pouvoir souffrir la moindre chose qui soit impure et non dans l’ordre divin. Ce qui dit beaucoup de choses ; et à moins de beaucoup de courage et d’un affermissement constant en ce don de foi, on ne pourra jamais soutenir les obscurités, les peines, et les incertitudes de la voie de la foi nue.

4.9 On ne trouve Dieu qu’en etc. [On ne trouve Dieu qu’en mourant à soi.]

Qu’on ne peut trouver Dieu qu’en mourant à soi par toutes les croix de providence.

1. J’ai été plusieurs jours sans vous pouvoir écrire. Je commence donc celle-ci [cette lettre-ci] en vous assurant de ma joie de ce que vous êtes [indicatif] en bonne santé, et que votre âme continue dans le désir véritable d’être à Dieu selon que sa Majesté le désire de vous ; c’est-à-dire en vrai esprit de docilité. C’est par ce moyen que vous trouverez Dieu, et que vous trouverez en lui tout ce qu’il vous faut. [41]

On ne commence de trouver Dieu comme son bien véritable que lorsque l’on s’ajuste à tout ce qu’il ordonne de nous, et cela avec un esprit plein de soumission et de joie. Ayez toutes choses selon votre cœur, sans cela vous n’avez rien ; car vous n’avez pas Dieu.

2. Je vous avoue que hors de là je serais malheureux en tout : d’autant que la divine Providence [ms., p min.] est en tout crucifiante ; et mon âme ne s’ajustant pas à chaque moment, et ne trouvant son centre en se perdant et en recevant tout de la main de Dieu, n’est pas contente, mais plutôt mécontente. Je ne puis trouver Dieu lui-même que là : mais je vous avoue que ce procédé de Dieu est heureux et malheureux ; heureux, car l’on trouve incessamment Dieu lui-même, aucun moment de la vie ne pouvant subsister que par une suite de providences ; malheureux, car je remarque que chaque moment selon le dessein de Dieu m’est crucifiant, et qu’en vérité Dieu a une adresse admirable pour mettre et attacher tout homme en croix. L’homme crie et se débat pour n’y pas mourir et pour penser trouver sa paix et sa joie hors de cette ordonnance ; comme l’on voit qu’une personne malade et mourante se débat pour trouver du soulagement et pour fuir la mort : mais enfin je vois qu’après s’être bien débattu il faut mourir par les moyens que la Providence [ms., p min.] trouve ; et que d’en chercher d’autres, c’est se tromper lourdement. Mais en vérité cette science est bien difficile à comprendre ; et il est bon de travailler de bonne heure pour la comprendre.

3. Tout m’écrase ici, et je serais heureux si j’étais bien fidèle à n’y voir jamais que Dieu et à m’y rendre totalement : mais je fuis incessamment, [42] et sa bonté court après moi afin de me faire revenir. Le monde me rit par ses caresses ; mais la Providence [ms., p min.] m’attaque par tout ce que j’ai de plus sensible, qui est [qui sont] le repos et la solitude. Au nom de Dieu que ceci vous serve et à nos chers amis, afin que peu à peu vous soyez fort fidèle à apprendre vos lettres [expression] et que vous puissiez lire dans cette science.

4.10 Fidélité des âmes de foi à se combattre.

Combien il importe pour les âmes de foi d’être fidèles à se combattre sans relâche, afin de détruire la vie propre de la nature, en faisant usage pour cela de toutes les providences de leur état.

1. Afin qu’une âme avance à grands pas vers la perfection où Dieu la désire, deux choses lui sont extrêmement nécessaires.

La première : qu’elle ait un don spécial de foi, par lequel elle puisse non seulement opérer, mais encore être immédiatement élevée au-dessus de soi-même : d’autant que toute âme qui n’a que le don général de la grâce peut à la vérité beaucoup faire pour son salut, et pour une certaine perfection générale ; mais quand il s’agit de sortir de soi-même, pour entrer et marcher dans la grande région de Dieu, il faut par nécessité un don spécial pour cet effet : et par lui on fait plus en un jour que l’on ne ferait sans son aide en plusieurs années.

2. La seconde est que non seulement la personne ait ce don, mais encore qu’elle en soit assurée et certifiée : ce qui est encore un surcroît de don aussi grand que le premier ; d’autant [43] qu’il se rencontre quantité d’âmes dans lesquelles, quoiqu’elles aient le premier, même abondamment ; faute du second et de sa suite, c’est-à-dire d’un aide [ms., masc.] qui certifie, il est très souvent ou du tout inutile, ou fort diminué [syntaxe difficile] : parce que le chemin de [sic] sortir hors de soi-même est si écarté, et si au-dessus de nos lumières, que sans y penser on est toujours en soi-même par les meilleures choses que l’on fait ; la nature étant si au guet et si alerte pour trouver sa pâture, et (quand elle ne le peut tout à fait dans ses inclinations et passions) du moins dans les bonnes choses, ou dans celles où elle ne voit pas de mal, par des prétextes de bonnes intentions, où elle a toujours sa vie [syntaxe difficile]. Ce qui fait qu’un très grand nombre [d’âmes], comme je viens de dire, qui auront le don sans certitude, passeront leur vie à aller et venir, et pour le plus souvent à désirer seulement ce beau pays et cette terre promise dont elles ont l’instinct par le don que Dieu leur a donné, et qu’elles ne peuvent posséder que par une véritable, constante et indéficiente [sic] mort de soi-même.

3. Mais ces deux choses supposées en une âme, comme en celle [sing.] dont il est question, elle peut aller à grands pas et trouver la perfection ; pouvant, par le don que Dieu lui a fait et dont elle ne doit aucunement douter, continuellement mourir à soi, c’est-à-dire à ses passions ou inclinations, à son naturel, par tous les moments de sa journée, et par toutes les rencontres de providence qui lui arriveront : ce qui marque une grâce spéciale de providence, égale au don, pour mourir à soi, et par conséquent qui dit une obligation de répondre à Dieu de tous les moments de la vie, et de toutes [44] les occasions dans lesquelles elle a vécu, et où elle n’est pas morte à quelque passion ou inclination, ou à quelque chose de son naturel ; remarquant que selon cette grâce de providence spéciale, à mesure qu’elle meurt par ce don, elle reçoit [sans déterminant] lumière pour une autre providence encore plus avantageuse ; d’autant qu’une mort éclaire une autre mort, c’est-à-dire donne l’ouverture et un commencement de grâce pour une autre mort.

De plus, par ce même don elle reçoit [sans déterminant] grâce pour la vie : car jamais la mort n’est ni [ne] se trouve véritablement, que la vie ne suive. Et ainsi ayant une grâce pour la mort par succession de providences, aussi s’aperçoit-elle qu’elle trouve un certain moyen de vie, et qu’en vérité son âme prend vie par chaque chose qu’elle fait par fidélité ; de la même manière, comme nous voyons qu’une personne affaiblie et dans l’exinanition165, réparant le reste de vie qu’elle a en ses parties, par quelque bonne nourriture, non seulement reprend peu à peu la vie, mais de plus retrouve une faculté nouvelle de la reprendre encore davantage, jusqu’à ce qu’elle soit revenue en parfaite santé, et qu’ainsi elle vive, marche et opère selon ce qu’elle doit.

4. Ceci est d’une grande conséquence à remarquer, car faute de faire grand usage du don et de savoir l’estimer [pour] ce qu’il vaut, deux grands maux en arrivent, que je prie Dieu qu’ils n’arrivent pas à la personne dont il est question.

Le premier est que le plus grand compte qu’une âme aura à rendre devant Dieu sera le compte de ce don, qui étant et extraordinaire et très spécial, est aussi une charge très particulière : d’autant que pour le très-ordinaire, une [45] âme avec tel don, ne faisant pas ce qu’elle peut, c’est-à-dire ne le faisant pas valoir selon tout le pouvoir qu’elle en a par ce même don, comme j’ai dit, tombe infailliblement dans quelque grande corruption ; par la raison que l’âme, ayant les inclinations conformes à la grandeur et à l’estime de ce don, est née capable de grandes choses ; et ainsi n’y pouvant arriver que par la fidélité à ce même don, soit en mort ou en vie, elle passe sa vie comme un oiseau qui ne sait où brancher166. Elle ne peut mettre son pied en terre, son cœur a des inclinations trop hautes pour cela : elle n’a point d’arbre, c’est-à-dire qu’elle n’a point de don particulier, ni de pratique où elle pourrait un peu se reposer, comme serait quelque chose qui émanerait de son don, et qui en aurait le goût. Ainsi ne pouvant trouver rien qui lui ôte un certain ennui, une amertume de cœur et une tristesse qui la talonne [talonnent] continuellement, et ne lui laisse [laissent] pas un moment qu’elle ne fasse une réflexion amère sur ce qu’elle voit et qu’elle ne peut avoir faute d’avoir été fidèle ; à la fin, après plusieurs combats, chutes et rechutes, bons moments, mauvais moments, et enfin après une très grande quantité de renouvellements, d’avertissements et de lumières, ne pouvant subsister toujours en cet état, comme pendue sans s’étrangler, elle [l’âme] étouffe autant qu’elle le peut tous les instincts et mouvements de ce don. Car ne pouvant arriver à ce qu’elle voudrait, faute de fidélité et de vouloir faire ce qu’il faut, le Diable [ms., D maj.] se mettant aussi de la partie, elle se précipite dans des péchés non communs : car les autres [péchés ?] n’auraient pas assez de force pour étouffer et éteindre l’éclat brillant que fait le reste du don en elle ; d’autant que Dieu, qui est une bonté infinie, [46] aimant cette âme non seulement d’un amour général, comme les autres Chrétiens [ms., C maj.], mais d’un amour spécial par la raison de ce don, ne l’abandonne jamais et la tourmente toujours, jusqu’à ce qu’absolument et par un désespoir, elle ne veuille pas penser au retour, s’étant précipitée sans remède dans les péchés.

5. Et au cas que cela ne vienne pas à cette extrémité, au moins elle mène une vie fort pénible luttant incessamment contre Dieu, qui veut, et elle ne veut pas ; qui lui fait goûter et voir les choses, et elle ne peut y arriver, ne pouvant le faire que par la mort, et par une suite de morts qui donnent la vie, et qui rendent capable [sing.] de vivre continuellement par ce don. Or l’âme qui n’est pas fidèle comme il le faut à cette grâce goûte du bout des lèvres ses miséricordes, et ne peut s’en rassasier, faute de faire ce qu’il faut : elle a une soif de ce bien qu’elle expérimente de pouvoir acquérir, et n’y peut arriver ; et elle est comme ce Tantale des fables qui mourait de soif au milieu des eaux167. Si bien qu’au milieu des dons et des grâces qui sourdent et qui viennent en elle par ce divin don, elle meurt de faim et de soif des mêmes dons : et ainsi tombant et se relevant en goûtant et ne pouvant avoir, elle mène une vie fort pénible, imparfaite, et en état de ne pouvoir jamais rien faire de solide ; et il lui serait plus avantageux d’avoir eu une grâce plus médiocre que d’être honorée d’un si grand don, avec une si médiocre fidélité. Mais supposé [adv. invariable ?] sa fidélité, elle a en elle par ce don le principe de mort et de vie, et par conséquent la grâce de mourir et de vivre ; de mourir à elle-même, et de vivre en Dieu.

6. Si ceci était bien pesé par cette âme dont [47] il est question, elle ferait un cas infini de cette grâce. Car disant qu’elle a le principe et la grâce pour mourir à elle-même, c’est autant que de dire qu’elle peut, le voulant, mourir en tout moment à toutes ses inclinations, à ses passions, et à son soi-même, et par conséquent Dieu est assurément là bien plus que pour l’aider en ce pénible ouvrage, et qu’ainsi rien d’elle-même ne lui peut faire peur si elle veut ; mais qu’au contraire mettant la cognée à la racine, elle peut par le secours [divin] et la vertu divine se défaire peu à peu de ce prodigieux arbre de nous-même [sing.] enraciné dans cette terre infinie de l’amour-propre. De dire aussi que ce don aura le principe et la grâce pour vivre, c’est exprimer des choses infinies et très consolantes à une âme : car supposé [adv. inv. ?] cette vérité, tout peut devenir vie en elle, et elle pourra vivre en toutes choses, trouvant la vie en tout ; et ensuite [sic] de telle vie, et après que tout son soi-même sera vivifié par la grâce, elle peut [pourra], si sa fidélité est constante à faire usage de la plénitude du don, trouver vie en Dieu. Je ne lui dis rien de cette vie : il suffit présentement qu’elle a [qu’elle ait] la mort et la vie, comme j’ai dit, par le don qu’elle a ; et à la suite, cela étant fait, Dieu lui fera voir aussi bien la vie qu’elle peut avoir hors d’elle, comme par sa miséricorde présentement il lui donne certitude, et lui fait voir la mort et la vie qu’elle peut avoir en elle [sing. (référé ?)] par le don ; il suffit donc que je la certifie et l’exhorte d’être fidèle à trouver sa mort en s’étranglant à toute heure et à tous moments en ses passions, en ses inclinations, et en son naturel ; et cela par une vigilance sans se fatiguer, ne s’étonnant pas des peines et des cris de la nature. La vie qu’elle [48] trouvera peu à peu par ce moyen dans ses exercices de solitude, d’Oraison et de fidélité lui fera bien voir et expérimenter qu’à la suite la vie est égale à la mort ; et qu’il est impossible de mourir et de se séparer de soi-même en ses passions, inclinations et le reste, pour peu que ce soit, qu’à la suite la vie ne suive.

7. L’importance est donc d’être très exacte [fém.] à ne pas laisser passer aucune occasion [syntaxe] où il y ait à mourir ou à se séparer, sans y être fidèle ; et l’âme remarquera infailliblement que par là elle recevra lumière ou bien ouverture pour mourir en d’autres choses : et ainsi la fidélité s’augmentant, l’ouverture et la providence [ms., p min.] pour fournir de quoi se séparer et mourir, s’augmente [s’augmentent ?], de telle manière qu’insensiblement l’âme sent un certain attrait à se combattre et à mourir, qui ne lui donne point de relâche en tout temps et en toutes occasions. Pour lors elle est bien différente de ce qu’elle était autrefois, quand elle ne pouvait comprendre en quoi elle devait mourir, et de quoi elle se devait séparer, les choses changeant tout autrement : car elle commence à comprendre que la mort et le combat contre soi-même est [sont] lumineux et qu’ainsi plus elle est fidèle, plus elle voit en quoi mourir.

8. Après un long temps de fidélité, et de morts assez obscures et ténébreuses, l’âme découvre peu à peu le moyen par lequel cela s’opère, et qui est le principe qui l’anime et qui l’éclaire sourdement168 et ténébreusement : ce qui l’encourage beaucoup, et lui donne grande inclination pour cette divine foi, qui dans son commencement a pour effet cette mort et [cette] séparation de soi-même ; laquelle [lesquelles] s’augmentant peu à peu, aussi la foi augmente, et cette augmentation [49] de foi donne lieu à une plus ample mort par une découverte plus étendue de ce qu’il y a à mourir en la nature. Ainsi peu à peu la foi éclairant en sa manière, et l’âme mourant par son moyen, la foi devient si grande, que bien que jusqu’à la fin de la vie il y ait toujours mort, car il y aura toujours à mourir, cependant l’âme commence à expérimenter par ce divin moyen quelque principe de vie ; ce qui l’encourage encore davantage à la mort : et pour lors elle voit qu’autant qu’elle est fidèle à mourir, les exercices intérieurs et extérieurs, la solitude, la lecture et l’Oraison lui donnent une certaine vie qui l’anime, et lui donne [sing.] lieu de pouvoir encore plus mourir. Voilà comment la mort et la vie se succèdent, et aussi de quelle manière et par quel moyen elles s’opèrent en l’âme, et enfin comment l’âme y doit être fidèle.

9. Il vous reste donc, voyant fort clairement ce que vous devez faire, et ayant le moyen entre vos mains, de travailler efficacement, ne donnant aucun relâche [masc.] à votre âme, selon l’étendue de sa lumière, jusqu’à ce que ce divin don de foi y soit si bien établi par la mort et par la vie, que vous trouviez plus de goût et de satisfaction en ces choses que dans tous les plaisirs des créatures et dans toutes les joies que vous pouvez trouver dans votre vie propre en suivant ses inclinations et ses penchants [ms., panchans]. Tout ce qu’il y a donc à faire absolument est de se mettre en œuvre, et de travailler tout de bon, sans se donner aucun relâche [masc.] ; et assurément vous verrez par expérience la vérité de tout ce que je vous dis.

10. Mais prenez garde que la nature fine et cauteleuse169 ne vous séduise en un million d’occasions ; [50] d’autant qu’elle est toujours au guet pour soutenir son droit et sa vie et qu’elle vous laissera très volontiers faire Oraison, pratiquer beaucoup de belles choses, recevoir beaucoup de dons de Dieu, mais toujours en y trouvant sa pâture et y conservant sa vie furtivement : et si vous découvrez sa finesse, et que vous sapiez [(attention) subj.] généreusement ses inclinations de vivre, vous verrez quantité de chagrins, d’ennuis, et d’autres telles productions de la nature, qui vous donneront beaucoup de peines. Mais ne cessez de la poursuivre ; car sachez pour tout assuré que pour ce qui la touche, elle ne cessera jamais de raffiner [sic (sans objet)] afin de trouver son compte et sa vie en toutes choses. Elle se campe un temps dans les créatures, et en un million de petites choses créées, dans lesquelles l’âme vit par inclination : si on se prive de ces choses, elle ne meurt pas pour cela ; elle se ragrafe à d’autres choses dans lesquelles elle vit : ainsi elle passe de branche en branche, vivant tantôt dans les créatures auxquelles on est lié, un autre temps [ms., autre-tems] dans des dévotions que l’on prend par affection sensible. Et ainsi vous remarquerez (supposé [adv. inv. ?] la fidélité à cette divine lumière de la foi que vous la surprendrez toujours vivante, peu ou beaucoup en toutes choses, soit humaines ou divines : ce qui étant découvert par de certaines [sic] âmes fort fidèles, elles sont entrées en une telle haine d’elles-mêmes, et en une générosité si forte, que redoublant peu à peu leur fidélité à faire usage du don, elles ont tellement terrassé cette vie propre que peu à peu elles se sont mises beaucoup hors de ses griffes.

11. Quelques autres moins fidèles et non [51] assez sur leur garde, faute de fidélité, se sont laissées tellement ronger par cette misérable [entendre : par cette misérable nature, ou vie propre], qu’après s’en être aperçues [revoir accord avec pronom « en »], elles ont trouvé qu’elle avait la meilleure part à tout ce qu’elles ont fait, et qu’elles ont reçu de Dieu. Quelques-unes même [sans s] vont jusque-là, faute de mort et de vigilance à mourir, que pensant vivre des vertus, de l’Oraison, et de Dieu même, elles ont découvert que la nature seule en vivait ; et qu’ainsi, par son adresse et sa finesse, elle trouve aussi bien le moyen de vivre dans les vertus et dans les choses fort relevées qu’en soi-même : car la vie propre lui est si chère et si enracinée en elle-même, que ne pouvant trouver à vivre en soi, elle aime mieux vivre dans les choses saintes que de mourir : ce qui est un mal qui ne se peut exprimer, et que la seule suite du don de foi courageuse et victorieuse peut découvrir, la foi ayant uniquement le pouvoir de tirer l’âme hors d’elle-même, et hors des griffes de l’amour-propre, et de sa vie propriétaire.

12. Ne vous étonnez donc pas si un entretien pris naturellement, une attache à quelque chose, quelque précipitation, et un million d’autres choses qui vous surviennent, vous jetant dans le procédé et la vie naturelle, vous enfoncent dans vous-même [sans s], et par conséquent vous dérobent le trésor que Dieu a mis dans votre âme. Ce qui vous fait perdre beaucoup de temps, jusqu’à ce que telle chose soit remédiée en rentrant dans votre mort, et par conséquent dans ce qui vous donne la vie : sans quoi l’âme est toujours hors d’œuvre en tout ce qu’elle fait, soit en Oraison, lecture [sans s], ou solitude, travaillant toujours avec peine, jusqu’à ce qu’elle soit remise [52] en sa place, et qu’elle recommence à vivre ; ce qu’elle expérimentera quelquefois durer du temps [sic], et cela selon la vie propre qu’elle aura eue dans la créature, et dans ce qu’elle aura fait.

13. Pour finir, il faut que vous soyez impitoyable sur vous-même [sing.] pour ne vous rien réserver, où Dieu vous fera voir soit par lui-même, ou par autrui, en quoi vous viviez [imparfait] propriétairement, en quelque manière que ce soit : car assurez-vous que telle chose est si dangereuse en l’âme qu’elle est de la nature du feu, qui commence souvent par une flammèche et qui peu à peu et à l’insu devient un grand incendie qui met les choses sans remède. Ainsi en est-il des propriétés où la nature s’attache : une liaison à quelque personne, une inclination naturelle pour quelque chose, une promptitude en suivant son naturel, et un million de telles choses n’étant pas étouffées dans leur commencement, prennent vie peu à peu, trouvant la nature toute disposée, et comme de la poudre à canon pour s’enflammer. Et ainsi souvent ces choses, étant négligées, deviennent si promptement sans remède qu’ensuite il faut des miracles non seulement pour les remédier, mais pour les découvrir à l’âme et lui faire voir qu’elles [ces choses] lui sont périlleuses au point qu’elles le sont.

De plus, comme tel travail sur soi-même pour sa destruction propre est pénible et long, il faut que vous soyez fort fidèle à vous nourrir en l’Oraison et dans la solitude, où le don de foi trouve facilement sa vie ; et ainsi y trouvant lumière, force et amour, vous serez soutenue et fortifiée [fém.] pour mourir et pour vivre aux dépens de vous-même. [53]

14. Remarquez que l’état où Dieu vous appelle étant dans l’ordre de Dieu sur vous, (supposé [inv. ?] votre fidélité, comme il est marqué ci-dessus), vous y trouverez en pratique tout ce qui vous sera nécessaire pour la mort et la vie. Et ainsi vous remarquerez, par la lumière du même don de foi, qu’il y a une providence spéciale de Dieu, attachée à l’état et à la condition où Dieu nous appelle pour nous faire trouver la mort et la vie, selon le degré du don où nous sommes, et selon la fidélité à ce même don, sans que l’âme ait besoin que Dieu prenne des procédés extraordinaires pour se communiquer ; la providence de son état contenant et renfermant toutes choses pour elle. Ce qui est spécial aux âmes que Dieu conduit par le don de foi : c’est pourquoi Dieu ne change presque jamais ce procédé pour se communiquer à telle âme, se rabaissant aux visions et aux révélations ; le degré de leur état et de leur condition étant dans sa providence divine un moyen plus relevé. [Rupture ? (Devrait-on fusionner [ou souder] ces deux phrases ?)] Pour les âmes élevées et ornées par le don de foi que ces choses, quoique surnaturelles. Ce qui vous doit porter à un respect et à une fidélité très grande à l’égard de la moindre chose qui touche votre état et votre condition, sans laisser échapper la plus petite pratique, étant d’un prix infini que vous y soyez fidèle ; cette fidélité faisant trouver la mort et la vie, selon le degré où vous en serez. [54]

4.11. S’établir en Dieu

Passer au-dessus de toutes les vicissitudes des sens pour s’établir en Dieu au milieu des embarras de notre état.

1. Pour répondre à la vôtre, il me suffirait de vous renvoyer votre lettre, parce qu’il est certain que vous faites usage de votre état comme vous le devez. Mais cependant comme il est fort utile de savoir chaque chose dans son principe et d’être éclairé, non seulement de ce que l’on doit faire, mais de la raison pourquoi on le doit faire, je vous dirai que, comme il est certain que le mouvement tend au repos et que l’action désire insensiblement la quiétude, ainsi Dieu permet que notre naturel expérimente très souvent des vicissitudes et je dis plus, qu’il soit ordinairement en vicissitudes afin d’acquérir et de posséder à la suite la stabilité. Ainsi soyez assuré que, quelque grâce que Dieu donne à votre âme, quelque fidélité que vous tâchiez d’apporter pour suivre Dieu à grand pas, tout cela n’empêchera pas les vicissitudes et les allées et les venues non seulement de Dieu, mais encore des sécheresses et même des faiblesses des sens et de l’esprit, afin que par tout ce procédé l’âme tâche peu à peu de se posséder en se perdant, et de jouir de tout en n’ayant rien sur quoi s’appuyer ; et de cette manière vous verrez et expérimenterez qu’étant fidèle à perdre de vue, non seulement votre paix, votre goût et votre assurance, mais encore toute certitude de Dieu, vous émousserez merveilleusement bien cette précipitation active de votre naturel ; et que par ce moyen [55] sans moyen, vous établirez une stabilité, qui, moins qu’elle sera établie sur le perceptible et sur le sensible que vous recevez en vos exercices et en ce que vous faites, sera plus sûre et plus solidement stable et affermie.

2.Et afin de vous découvrir la vérité de ce que je vous dis, observez par la disposition que vous expérimentez en telles rencontres, que la raison pourquoi vous êtes suspendu, et ne savez plus où vous en êtes, est par ce que vous perdez par cette instabilité les petits goûts des sens qui vous occupaient, et qu’ainsi les sens perdant leurs pâturages deviennent vagabonds sans savoir où donner de la tête ; et comme vous n’êtes pas assez aguerri, et ne faites pas assez la distinction de la volont et des sens, vous vous croyez vagabond, et n’avoir rien, parce que vos sens n’ont rien : et cependant vous pourriez tout avoir en vous tenant ferme et assuré par votre perte. Car la foi qui est la maîtresse et qui doit conduire notre volonté peut la prendre en ces occasions par la main et la conduire sans moyen perceptible, mais en se perdant et en se laissant à Dieu, qui est en nous et toujours avec nous, sans que toutes ces vicissitudes de goût et de non-goûts de brouilleries et de paix puisse changer son amour et sa présence en nous. Et heureuse l’âme qui sait marcher avec fidélité par toutes ces vicissitudes, en s’abandonnant et en s’assurant sur Dieu ! Car elle peut plus faire en un quart d’heure quoique pénible et incertaine, qu’elle ne pourrait faire en bien des années avec tous les goûts des sens et toutes les assurances que l’âme pourrait avoir sur tout son perceptible, c’est-à-dire sur tout ce qu’elle pourrait avoir de plus [56 calme et de plus reposé dans sa solitude.

3. Ainsi, Monsieur, allez hardiment et bonnement où Dieu vous appelle dans votre emploi, et ne craignez pas que le bruit et l’embarras de la guerre puisse pénétrer jusques dans le fond de votre volonté, la tenant unie à Dieu par la perte de vous-même, et des choses mêmes qui pourraient faire votre emploi très saint dans la solitude. Pour cet effet ne vous amusez pas à voir ni expérimenter votre mutabilité et les changements qui se font dans votre âme ; ne vous arrêtez non plus à vos fautes et à toutes les faiblesses qui vous pourraient arriver par les embarras de votre état : passez au-dessus de toutes ces choses et vous en servez même par une confiance totale en Dieu, afin d’arriver plus promptement à Lui ; et par ce moyen vous trouverez que la paix s’établira solidement dans votre âme et qu’elle deviendra ferme et stable. Je vous désire extrêmement cette disposition, afin que vous puissiez vous outrepasser si solidement que vous établissiez votre état : et par là vous ferez vraiment régner Dieu ; et ainsi non seulement tout vous deviendra oraison, mais encore toutes ces choses de votre état quelque contraire qu’elles paraissent, vous deviendront des moyens de pureté et de sainteté pour faire régner Dieu.

4. Je me ris des gens du monde qui croient que la grandeur de courage ne se trouve qu’à exposer sa vie et à affronter les périls. Je crois que véritablement il s’en trouve plus à chercher Dieu hardiment audessus de soi-même et de toutes choses en se perdant véritablement ; et qu’ainsi c’est vraiment avoir du courage que de mépriser tout ce qui peut être de grand pour [57] rencontrer le véritable solide. Et vous verrez que par ce procédé non seulement vos affaires intérieures s’établiront davantage, mais même que le naturel y trouvera son compte par un plus grand solide.

J’oubliais à vous dire que Dieu Se sert également de tout moyen pour nous procurer notre avantage : tantôt Il Se sert des faiblesses de notre corps, tantôt de nos défauts, une autre fois les affaires et les grands embarras nous causeront de l’inquiétude, et ainsi une infinité de moyens tendent par la main secrète de Dieu à une même fin ; et le secret est d’y découvrir la main de Dieu et ne se mettre pas sans peine d’un moyen qui serait plus perceptible, recevant les choses comme Dieu nous les donne, en mourant à nous et nous tranquillisant. Je suis à vous de tout mon cœur.

4.12 Se laisser aux croix de providence.

Se laisser avec courage à toutes les croix de providence et s’ajuster à elles, nonobstant les sentiments contraires.

1. J’aurais tous les désirs du monde de me donner l’honneur et la consolation de vous aller voir pour vous aider à porter votre croix en [en] prenant moi-même une partie ; mais mon incommodité n’est pas encore en état de me le permettre.

Je vous dirai donc qu’il est de la dernière importance de se laisser beaucoup en la main de Dieu, pour non seulement souffrir avec patience ce qu’il permet [de] nous arriver ; mais encore, qui plus est, pour être comme le jouet de sa divine Providence [ms., p. min.], qui nous ballotte comme il [58] lui plaît, et qui dans ce jeu ne laisse pas, si nous sommes fidèles, de nous faire arriver heureusement au point heureux où il nous désire. C’est pour ce sujet qu’il nous survient tantôt une croix, tantôt une autre, et que même ces sortes de croix sont souvent bizarres, afin de nous apprendre non seulement à devenir crucifiés ; mais encore à nous ajuster à sa mode.

2. C’est pourquoi ne vous étonnez pas donc ni de vos croix ni de leur nature, ni même de la peine que vous avez à vous y ajuster : non seulement cela n’est pas un défaut que Dieu vous impute ; mais c’est une chose nécessaire, afin que non seulement par la peine à porter la croix, mais aussi par la difficulté à nous y ajuster, il nous fasse peu à peu arriver à la pureté que telles croix demandent de nous.

3. Mais comme vous me dites : ce n’est point la croix qui me peine tant, c’est le sentiment de mes défauts à m’y ajuster ; c’est mon peu d’amour et de stabilité pour les porter avec étendue et fermeté. Je sais bien que ces choses sont en vous ; et elles vous servent même par le moyen de la pointe de la croix qui fait sortir ces mauvais sentiments ; car par ce moyen, portant non seulement la pointe de la croix, mais le sentiment impur qui est en vous, insensiblement la croix prend sa place. Beaucoup de saintes âmes disent que la croix de Notre-Seigneur se trouvant peu proportionnée à son corps, il fallut par nécessité à force de bras et par des douleurs extrêmes, non pas ajuster la croix au corps, mais le corps à la croix afin d’en faire un crucifié. Regardez donc d’une vue générale toutes les providences crucifiantes sans vous amuser à leur diversité, au peu de raison [59] et aux bizarreries dont elles sont causées ; et regardez tout cela comme une croix divine à laquelle il faut nous ajuster. Ne prétendez pas, je vous prie, l’ajuster à vous, mais bien vous y ajuster ; et ce sera non seulement par les peines que les piqûres de la croix vous causeront, mais encore par la difficulté que vous rencontrerez en vous par vos défauts et votre peu d’ajustement, que vous y trouverez votre place.

4. Et ainsi je vous assure que vous n’aurez guère moins de mal à vous pouvoir ajuster à la croix, qu’à vous y tenir y étant crucifiée [fém.] ; et je crois que Notre-Seigneur n’a guère moins souffert pour y être ajusté qu’il a souffert y étant attaché. Cependant il est très certain qu’envisageant la beauté des croix et les merveilleux effets qu’elles opèrent en nous, on voudrait bien être assez heureux d’y participer ; mais aussitôt qu’elles s’approchent pour nous y ajuster, c’est où est la douleur. Et assurément jamais cela ne s’exécutera sans le sentiment et la purification d’un million de défauts contraires à cette divine croix. Et c’est pourquoi Notre-Seigneur parlant de sa croix, et de son effet en lui, la compare à un pressoir170 lequel presse le vin ; et comme le pressoir en faisant son effet, fait sortir tout ce qui est dans la grappe, ainsi la croix étant appliquée à une âme, par nécessité de son opération fait sortir tout ce qui lui est contraire. C’est pour cet effet que la croix a toutes nos dimensions de hauteur et de largeur, afin qu’il n’y ait rien en nous qui ne puisse être et qui ne doive être sous ce pressoir, pour en faire sortir l’impur par ce moyen, et [60] nous insinuer par un miracle inconnu la vie divine de Jésus-Christ.

5. Qu’y a-t-il donc à faire dans l’état présent ? sinon vous laisser à la Providence [ms., p. min.], qui tantôt se sert d’une chose, tantôt d’une autre, qui se sert aussi bien de vos sentiments impurs et contraires à la croix que de tous les autres moyens. Qu’y a-t-il donc à faire encore une fois ? sinon vous laisser humblement en la main de Dieu, et tâcher de souffrir avec courage et fidélité ; et lorsque vous n’y avez pas réussi, revenir humblement à vous, et ainsi vous rajuster à votre croix, et de cette manière vous rajuster tant et tant de fois à elle, que vous vous proportionniez [subj.] à ce qu’elle veut.

6. Je ne m’amuse donc pas à vous consoler en particulier sur la guerre, ni sur les autres sujets de croix que vous avez. Vous avez trop de cœur, et j’espère que vous aurez trop de grâce, pour vous amuser à ce faible moyen. Relevez votre courage, et vous assurez [et assurez-vous] que Dieu vous présentant cette croix, il n’est pas un trompeur pour vous offrir une chose impossible ; il vous donnera assurément, en vous donnant la croix, la grâce de vous y ajuster. Mais que vous n’y ayez pas bien de la peine, et que tout vous-même ne crie pas les hauts cris, je ne vous le promets pas ; car je ne crois nullement que cet ajustement se puisse faire comme Dieu le désire, sans toute la douleur possible de votre part ; et c’est même en quoi consiste le bonheur de la croix et du crucifiement. [61]

4.13 S’ajuster à l’ordre de Dieu.

S’ajuster à l’ordre Dieu tant en ses exercices qu’en toutes les rencontres de providence, sans se laisser entraîner à la mélancolie.

1. Pour répondre à la vôtre, je vous dis qu’il ne faut point vous étonner des vicissitudes que vous expérimentez tantôt de facilités [pluriel], tout aussitôt de grandes ténèbres : cette manière d’agir du côté de Dieu est utile à l’âme, pour l’obliger de s’ajuster à sa volonté et à son procédé. Tout ce qu’il y a à craindre est que cela ne cause en vous [ms., italiques] des vicissitudes. Car pour l’ordinaire les âmes au degré où vous êtes sont ferventes et désireuses de leur perfection, quand les choses les touchent sensiblement et avec quelque goût ; et au contraire elles deviennent fort abattues quand elles n’ont pas du côté de Dieu ce qu’elles désirent : ce qui les soutient dans un amour-propre [ms., sans tiret] de propre conduite, qui leur fait beaucoup de tort. Le dessein de Dieu dans les vicissitudes est d’obliger l’âme de s’ajuster peu à peu à sa conduite en mourant à la sienne propre : et ainsi quoique ces choses nous paraissent vicissitudes à cause de la diversité de ténèbres et de lumières, cependant les regardant dans le dessein de Dieu, il est toujours le même ; et c’est cela que l’on doit considérer spécialement dans ce que Dieu fait ou ne fait pas en nous.

2. Et il est de grande conséquence pour une âme qui veut avancer, et qui veut faire fruit de toutes les grâces que Dieu est prêt de lui donner incessamment en tous ses exercices, de se [62] bien posséder en paix et en humilité ; afin d’y envisager seulement l’ordre de Dieu, qui sera toujours uniforme selon son dessein, sans s’arrêter beaucoup sur ce que cet ordre fait ou ne fait pas, c’est-à-dire si nous sommes d’une manière ou d’une autre, tâchant de nous ajuster simplement à toutes celles [objet ? (entendre : les croix ?)] que Dieu voudra de nous : et par là tout devient utile, soit les sécheresses ou les facilités, la lumière ou les ténèbres. Et quand cela n’est pas, il n’y point d’heure dans la journée que l’on ne soit démonté, et que l’on ne veuille quelque chose qu’on n’a pas ; ce qui empêche beaucoup la pratique des vertus en toutes rencontres : car cet ajustement à l’ordre de Dieu (comme je vous le dis) est une semence continuelle de toute vertu, comme on peut voir dans l’expérience des rencontres journalières depuis le matin jusqu’au soir.

3. Tâchez de faire tout ce que vous pourrez pour contrarier votre volonté propre, et pour être fort fidèle à vous laisser exercer aux créatures selon les occurrences et les providences qui se rencontreront. Outre que vous en avez [indicatif] beaucoup de besoin selon votre naturel prompt, il est certain que ce procédé est de grande utilité pour nous faire mourir en diverses rencontres ; d’autant que les créatures sont très propres pour exercer notre amour-propre [tiret ajouté], et pour nous donner des occasions d’y mourir.

4. Il faut observer comme une chose de grande conséquence que la suite fidèle de ce procédé de mort à soi-même cause souvent un certain fonds [ms., avec s] de mélancolie, à cause qu’on prive la nature de sa liberté et de sa pâture, et qu’elle se sent souvent ennuyée de toujours de combat — [63] tre sans que l’âme voie [subj.] beaucoup de fruit [ms., sans s] de tout cela. Il est de la dernière conséquence de se posséder autant qu’on le peut sans se laisser entraîner par cette mélancolie : car pour peu qu’on lui donne le dessus, insensiblement l’amour-propre se jette avec avidité pour se repaître des créatures et d’un million de petits soulagements, qui au lieu de consoler embarrassent l’âme, la tenant comme suspendue sans savoir à quoi elle se doit déterminer. Mais pour remédier à cela il est de grande importance de combattre extrêmement ce grand fonds [ms., avec s] de mélancolie, afin de réduire par là peu à peu l’âme à son devoir et à la pratique patiente et humble des vertus qui se présentent.

5. Comme il est certain qu’il ne nous arrive jamais rien que par un ordre de Dieu très spécial, et par une conduite de sa divine Sagesse [ms., S maj.], nous ne devons point faire de distinction des occasions que nous avons de pratiquer la vertu et de mourir à nous-mêmes, soit qu’elles nous viennent par les rencontres de providence de Dieu dans notre état, ou bien par des maux de notre corps ; tout est égal dans la main de Dieu : et quand on veut s’en servir selon son dessein, on y trouve assurément une source féconde de perfections [pluriel]. Ne vous occupez donc pas facilement de réflexions de la nature sur votre mal des yeux ; car comme elle est fort délicate en son amour-propre, ses incommodités vous causeront continuellement un abattement et un ennui qui pourrait [qui pourraient] nuire beaucoup à votre perfection. Tout au contraire consolez-vous dans l’envisagement de l’ordre de Dieu, et tâchez doucement d’y ajuster votre âme, afin qu’elle se nourrisse de la volonté de Dieu dans toutes ces rencontres. [64]

4.14 Discernement des désirs. Moyen de trouver Dieu.

Comment discerner si les désirs sont de Dieu. Que la fidélité à suivre l’ordre divin en mourant à soi par tout ce qui nous arrive est le vrai moyen de trouver Dieu et toutes choses en lui.

Ma chère mère.

1. C’est avec bien de la joie et du désir de votre perfection que je réponds à la vôtre, souhaitant fort que mes lumières vous soient autant utiles que vous avez de désir de recevoir des aides et des secours pour votre intérieur. Je vous dirai donc que jusqu’à ce que l’âme soit extrêmement anéantie en Dieu, elle doit avoir pour suspect [s] [ms., sing.] les désirs trop empressés et violents, même des bonnes choses.

2. C’est pourquoi quand on aperçoit son âme en désirs [pluriel], il faut remarquer deux choses. La première, si ces désirs sont avec quelque onction et une certaine joie intérieure qui nous marque [marquent ?] le principe d’où ils viennent, établissant le repos intérieur à mesure que l’âme se laisse écouler en désirs [pluriel] : et plus même ces désirs viennent de la source, plus on les a et plus on les renouvelle ; plus cette disposition s’établit. La seconde [point-virgule remplacé par un deux-points] : que tels désirs venant de la source et étant acceptables, par conséquent ils sont beaucoup féconds, et produisent leurs effets au temps qu’ils excitent l’âme et la renouvellent : [a] insi quand une âme s’aperçoit que les désirs qui l’agitent ne sont pas féconds au degré qu’elle [sic (au degré où elle)] est excitée, mais plutôt qu’elle se lasse et dessèche [65] intérieurement, elle doit juger que tels désirs ne sont pas de la source, mais seulement de saintes affections, qui ont de la bonté et du mérite devant Dieu ; mais dont cependant, par le dérèglement que l’âme peut avoir en leur exercice, elle peut aussi recevoir du déchet.

3. Ceci supposé, vous pouvez donc juger tant des désirs de mourir que vous avez eus que des désirs de la fréquente Confession [ms., C maj.]. Telles pratiques peuvent être saintes et par mouvement divin, quoique non si relevé [ms., masc. sing.], l’anéantissement n’étant pas beaucoup avancé. C’est pourquoi il ne faut pas rejeter tous désirs ni toutes saintes pratiques, mais tâcher de les examiner et de les peser sur ces principes, afin que l’on n’outrepasse point le moment de son degré.

4. Où il faut observer que plusieurs âmes se trompent souvent, qui, ou ayant de l’anéantissement déjà en quelque perfection, ou en [(en)] ayant entendu parler, croient et pratiquent même qu’on ne peut arriver à l’anéantissement que par l’anéantissement même, et par conséquent anéantissant toutes choses : ce qui leur peut nuire beaucoup ; d’autant qu’elles ne mettent pas assez de règle à la voie pour y arriver. C’est pourquoi il faut prendre garde que nous ne devons [indicatif] pas posséder propriétairement les pratiques et les désirs que nous avons, en voulant toujours nous y tenir par attache, ni aussi les anéantir tous devant [i.e. avant] le temps : mais qu’il faut peu à peu observer les mouvements de son cœur, qui sont les signals [sic] de tel esprit [ms., e min.] de Dieu, afin qu’humblement et doucement on aille par les désirs et les moyens qui nous sont inspirés ; mais aussi que l’on soit humble et soumis à quitter chaque chose, quand et comment il le faut, sans vouloir [66] s’y attacher propriétairement comme à quelque chose de saint et de grand, où la nature trouve sa pâture.

5. Tout ceci supposé, vous pouvez bien voir ce qu’il y a eu de Dieu et du vôtre dans vos désirs de mourir et dans la pratique réitérée pour votre Confession [ms., C maj.]. Après l’avoir découvert, il faut humblement le rectifier par retour en abandon et en perte en Dieu. Et tout ceci est de grande conséquence, afin d’observer la manière d’agir de Dieu pour conduire une âme à l’anéantissement, sans quoi l’on brouille toujours et l’on met en confusion sa voie : car il est pour le moins aussi dangereux de trop tard ou trop tôt anéantir chaque chose, que de posséder propriétairement quelque sainte pratique ; et même par le premier, l’âme se brouille et s’égare davantage en sa voie qu’elle ne fait en ajoutant par le second, pouvant plus facilement aussi rectifier les choses quand on a ajouté, ou que l’on s’est possédé propriétairement, que lorsque l’on a anéanti les moyens avec trop de précipitation. Et ce que vous me dites qui vous est arrivé après, que vous avez été mieux, me fait voir que vous y avez pu ajouter : mais cependant ne vous en étonnez point et tâchez seulement de bien concevoir ce que je vous dis, afin que peu à peu la pratique s’établisse conformément à ces principes.

6. Il est très vrai, et uniquement vrai, que tout le bonheur d’une âme consiste à s’ajuster incessamment et peu à peu au moment de l’ordre divin en tout ce qui nous arrive et par tout ce qui nous arrive, soit intérieur soit extérieur, dans notre état et condition [sic]. Cet ordre, quel qu’il soit, c’est-à-dire renversant ou établissant, rebutant ou nous donnant lumière, enfin géné — [67] ralement quel qu’il puisse être, est rempli de toute perfection, de toute bonté, et tout amour sur l’âme ; et le manque qu’il n’opère pas ces effets [sic] ne vient pas de Dieu, mais de nous : de manière que peu à peu, nous y ajustant, nous venons à y trouver non seulement notre perfection, notre pureté, et notre bonheur, mais même à la suite le Dieu de notre bonheur. C’est pourquoi quiconque sait incessamment défaillir en sa volonté propre, en son jugement et généralement en tout ce qui est de soi-même pour se laisser conduire au gré de l’ordre divin, qui est proprement tout ce qui nous arrive de moment en moment, sait sans faute faire tout et recevoir tout ce qu’il faut pour notre perfection, notre bonheur présent et même futur.

7. Ce langage est obscur faute d’expérience, et il ne se clarifie en notre âme que par la réelle pratique et la réelle mort que les moments de l’ordre divin en tout ce qui nous arrive peuvent opérer en nous et faire de nous. Qui sait se laisser manier et se laisser dévorer à toutes choses et par toutes choses, trouve en peu [sic] le moyen très sûr de se purifier, et de détruire en soi tout ce que jamais on n’aurait connu par une autre manière, qui cependant aurait toujours été un empêchement essentiel pour nous arrêter et ne pouvoir arriver aux desseins de Dieu. Car cela seul nous peut figurer et nous accommoder, de manière qu’à la suite on est étonné que les choses qui nous semblaient si éloignées et si contraires se trouvent cependant si bien ajustées, qu’il est certain qu’après plusieurs années d’abandon à l’ordre divin on trouve son âme si bien appropriée pour être et pour vivre en Dieu, que l’on trouve pour certain que la seule [68] fidélité à mourir incessamment par chaque moment de tel ordre en ce qui arrive, a été suffisant de faire et d’opérer [sic (a été suffisante pour faire et pour opérer)] ce merveilleux effet.

8. Où il faut remarquer que l’on n’a point besoin d’aller chercher bien loin des choses pour nous purifier et pour nous aider à aller en Dieu ; mais qu’en vérité par une Sagesse [ms., S maj.] admirable sur chaque âme tout y est si divinement réglé, qu’elle n’a qu’à se contenter et à s’ajuster en mourant à soi par tous les moments de ce qui lui arrive, gardant une paix, une tranquillité et un abandon qui soutiennent l’âme en disposition afin que Dieu opère ce qu’il désire par ces moments : par là sans savoir comment l’âme trouve que ses yeux lui sont ouverts, et que Dieu est infiniment plus proche d’elle qu’elle n’est elle-même [cf. Augustin, Confessions].

9. Par tout ce que dessus [sic] et par ce procédé l’âme est peu à peu disposée à l’anéantissement, où vraiment elle trouve Dieu et toutes choses en Dieu. Car comme par le moment des providences Dieu l’a fait mourir à soi et à toutes choses, ainsi dans l’anéantissement elle trouve également Dieu et toutes choses en Dieu, mais cela par succession : car elle trouve premièrement Dieu avant que de trouver les choses en Dieu ; et s’y établissant aussi peu à peu par le même procédé qu’elle a commencé à le trouver [syntaxe], enfin elle commence à trouver chaque chose en lui et par conséquent expérimente que Dieu ne nous ôte jamais par ses providences ni lui, ni rien de lui que pour nous le donner au centuple.

10. Mais il faut remarquer que cet anéantissement et ces découvertes de toutes choses en Dieu et en Jésus-Christ sont un long temps en la volonté et en affection lumineuse avant que [69] d’être en réel anéantissement. Et le moyen de découvrir ces différences est que lorsque ces choses ne sont encore qu’en affection lumineuse, elles ne sont pas en unité parfaite ni permanente, mais sont en changement perpétuel, ce que l’âme ne peut découvrir sinon après être bien passée ce degré. Tout au contraire quand elles [ces « choses »] sont en anéantissement réel, tout est permanent et la même chose, quoique toujours différemment, Dieu étant un objet infiniment multiplié en son unité ; si bien que l’âme sent en soi, quoique n’ayant rien, une stabilité pour demeurer en anéantissement ainsi en Dieu, et elle trouve tout en lui.

11. Je dis ceci afin que vous ne vous étonniez pas des diversités de votre âme : car tantôt vous croiriez [ms., conditionnel (mais le futur serait préférable)] voir toutes choses en Dieu et en Jésus-Christ, et tout aussitôt vous ne verrez [futur] plus rien, votre degré n’étant encore que dans l’affection ; c’est pourquoi la seule mort et le seul anéantissement de toutes choses par l’ordre divin pourront purifier votre degré et en mourant à vous, le rendre réel.

Laissez-vous donc doucement agiter par tous les petits désirs que vous aurez d’être en Dieu et [non] plus en vous-même. Allez de cette manière insensiblement toujours mourant et vivant ; et vous trouverez que toutes choses vous aideront autant vraiment qu’elles mettront la mort dans votre cœur.

12. Il est aisé, conformément à ce que vous me dites et à ce que je viens de dire, de se convaincre qu’il suffit que vous alliez par toutes choses sans aucunes choses [pluriel nég.] : car en vérité toutes choses sont égales en la main de Dieu ; il n’y a que nous seuls qui y mettions [sic (ms., imparfait] de la différence. [70] Ce qu’à la suite on expérimente être très vrai, mais avant que d’en être là, chaque chose nous fait mourir un million de fois ; et par là insensiblement Jésus-Christ est découvert comme [étant] vraiment l’effet de la mort et de l’opération divine en mort en nous : ce qui sollicite notre âme à n’avoir d’autres mouvements, d’autres inclinations, et d’autres désirs que les siens. Mais combien de peines, et combien de douleurs avant que cela soit effectif ! Il suffit que l’âme en soit précautionnée afin qu’elle ne s’étonne et [= ni] de la longueur et [= ni] du poids de Dieu pour effectuer cette peine.

13. Pour ce que vous me dites touchant votre corps, il faut prendre garde de ne rien faire par soi-même sous prétexte d’austérité ou de pureté intérieure ; c’est pourquoi je m’expliquerais à un Médecin [ms., M maj.], et tâcherais de voir bonnement ce que je dois faire, et de me soumettre.

Pour ce qui est de vos Examens [ms., E maj.] [point-virgule remplacé par le deux-points] : qu’ils soient courts et simples, tenant votre âme en sa lumière, afin d’y découvrir les fautes que vous y avez faites, et ainsi y remédier par le même procédé sans vous multiplier beaucoup. L’âme qui est déjà en lumière divine fait toutes choses sans se multiplier en plusieurs actes ; d’autant que cette lumière approchant de Dieu fait en elle et par elle toutes ces multiplicités en simplicité : et c’est le privilège de l’esprit de la foi qui s’est saisi d’un esprit et d’un cœur.

Finissons s’il vous plaît, en vous disant que Dieu est un feu consumant171, qu’il faut qu’il consume beaucoup de choses : et tâchez humblement et peu à peu de beaucoup mourir afin qu’il vous trouve digne de vous dépouiller vraiment de ce [71] qui n’est point lui, ce qui s’effectuera par toute l’étendue du moyen que je vous ai dit.

4.15 La foi fait trouver Dieu par Jésus-Christ.

Que la foi, en nous nourrissant de Jésus-Christ, et nous faisant par là mourir peu à peu à nous-mêmes, nous fait trouver par lui Dieu et toutes ses merveilles.

1. Il est très certain que qui veut solidement marcher doit prendre Jésus-Christ non seulement pour son guide, mais encore pour sa voie : et marcher toujours par lui est faire plus de chemin en un jour que l’on ne ferait en plusieurs années par quelque pratique que l’on puisse prendre. Je ne saurais l’exprimer mieux que de vous dire que Jésus-Christ est vraiment le consommé de toute voie, de toutes vertus et de toutes grâces ; et qu’ainsi une âme qui est assez heureuse d’être ragoûtée de lui n’a qu’à suavement et dans un saint repos y avaler les morceaux : car il les a tous mâchés lui-même, ou plutôt il est une viande toute [(sic) revoir règle : tout, toute] apprêtée. J’avoue que le palais humain, sensible et raisonnable, y trouve de l’amertume ; mais étant une fois passée [accord : fém.] au cœur, c’est une douceur qui donne la vie, ou pour mieux dire, qui est la vie qui anime insensiblement votre pauvre âme. Heureuse donc l’âme qui simplement et humblement devient amoureuse de Jésus-Christ. Car de cette manière un Dieu pauvre, abject, soumis, petit et le reste, lui devient en ce même Jésus-Christ véritable nourriture.

2. Il est vrai qu’il faut qu’avant que cela soit, et qu’elle puisse, comme j’ai dit, se nourrir de [72] Jésus-Christ, et trouver en lui sa pauvreté et le reste comme nourriture, qu’elle ait longtemps labouré et travaillé par quelque pratique pénible et laborieuse, afin que l’amour de la pauvreté, de l’obéissance, de l’humilité, et le reste, soit en elle : mais après avoir gagné et fait quelque fruit, l’âme par la miséricorde de Notre-Seigneur est disposée à ce repos, qui n’est pas oisiveté ni fainéantise, mais qui est plutôt un véritable travail ; puisque l’on gagne plus par là en se nourrissant de Jésus-Christ que l’on n’avait [ms., négation] fait par les peines et les soins précédents, qui n’étaient que des dispositions à cette nourriture.

Cette nourriture de Jésus-Christ, quoiqu’en repos et en plus de simplicité, n’est pas pour demeurer là les bras croisés en ne faisant rien. C’est tout au contraire. On se nourrit de Jésus-Christ pauvre pour devenir pauvre ; on se nourrit de Jésus-Christ obéissant pour devenir obéissant, et le reste. De telle manière que plus on mange de Jésus-Christ et de cette sacrée viande172 ; plus il s’élève en l’âme un insatiable désir de s’en repaître jusqu’à ce qu’enfin on s’en puisse nourrir dans le sein paternel.

3. Ô si les âmes savaient comment imperceptiblement et presque sans y penser (en mourant peu à peu à elles-mêmes par cette divine nourriture de Jésus-Christ, laquelle au commencement est bien multipliée, ensuite se simplifie un peu par le repos, après devient encore plus simple, plus on s’en nourrit en mourant et sortant de soi), comment, dis-je, Jésus-Christ prend possession d’elles et les trompe heureusement en s’insinuant en elles et par là les perdant vraiment en Dieu ! [syntaxe] Mais, ô malheur ! personne ne [73] veut goûter ni approcher de Jésus-Christ, chacun se contente (je dis même les plus saints) de le voir de loin, les meilleurs d’un peu plus proche : mais pour s’en nourrir, très peu le veulent. Cependant personne n’arrivera au Père que par lui173.

4. N’avez-vous jamais pris garde à l’adresse de ces pêcheurs ? Ils vous mettent un appât ou un ver à l’hameçon, et par là ils trompent les poissons et les ont. Le Père Éternel, nous voulant avoir dans son sein comme étant le lieu et le centre de notre âme, a envoyé Jésus-Christ en terre pour prendre à l’hameçon notre âme et ainsi nous séduire et tromper agréablement, et nous faire par ce moyen trouver le lieu pour lequel nous sommes créés : c’est pourquoi Jésus-Christ dit ces belles paroles : ego sum vermis174.

5. Je sais quelques âmes lesquelles sans le savoir ont été assez heureuses d’avoir été séduites de cette manière ; qui peu à peu en se nourrissant de Jésus-Christ, et en devenant par là [de] plus en plus amoureuses, s’en sont tant repues [accord] qu’enfin mourant et s’oubliant elles-mêmes, sans y penser elles ont trouvé que ce pauvre Jésus-Christ abject et tout petit était vraiment le Verbe Divin caché et voilé sous ces mépris, ces obéissances, ces petitesses, ces confusions qui nourrissaient ces âmes, et que par là étant devenues fortes pour supporter le Verbe Éternel engendré de toute éternité et toujours engendré de nouveau, ce Verbe divin a été engendré en elles [cf. notamment Tauler], ou pour mieux dire, que Jésus-Christ, dont elles se sont tant et tant diversement nourries, est le même [74] Verbe en elles. Je coupe ici court ; car ceci paraît trop relevé, quoiqu’en vérité il ne l’est pas à une âme qui sait mourir à soi en se nourrissant de Jésus-Christ.

6. Si nous ne voyons dans cette vie cet heureux et admirable mystère de Jésus-Christ, nous le verrons dans l’éternité ; où nous serons étonnés de voir combien dans le dessein de Dieu les choses ont été faciles, et comment par le mystère de l’Incarnation et par la vie humainement divine de Jésus-Christ communiqué [e] [ms., masc. sing.] en la terre, nous pouvions [imparfait] jouir de lui et avoir dès cette vie accès à la génération éternelle du Verbe dans le sein de son Père Éternel ; et par là à la participation du S. [Saint — ] Esprit. Cependant tout cela est du grec175 pour les âmes, faute de s’approcher de Jésus-Christ, pour vraiment s’en nourrir et s’asseoir par conséquent à la table qui est mise et parée. Personne ne veut s’y asseoir : on honore et respecte les choses ; mais pour y prendre part, peu le veulent comme il faut. Cette pauvreté de Jésus-Christ, cette abjection, cette petitesse effraie [effraient], et l’on regarde tout au plus Jésus-Christ comme un Dieu que l’on honore et que l’on croit ; mais sans entrer dans la vérité et le dessein du mystère de l’Incarnation qui est ce que je viens de dire.

7. Laissez-vous donc tromper au nom de Dieu, nourrissez-vous et vous repaissez [et repaissez-vous] de Jésus-Christ par ses divins mystères, et par là mourrez et mourrez un million de fois ; et vous verrez l’heureuse tromperie du Père Éternel pour donner et communiquer son Verbe. Qu’il y a de mystères profonds et infinis en ceci ! Et qui saurait comme il est en vérité, comment [75] un Dieu humanisé en tous ses états et en sa sainte vie est la nourriture, la pureté et la mort de la créature, afin de disposer l’âme par ces choses propres à la créature, à l’Incréé [(attention) ms., i min.] caché en elle176, on en serait à jamais charmé ; et les moments de la vie seraient infiniment précieux à telle âme, pour s’occuper de Jésus-Christ, et pour se repaître de lui en ses divins mystères, selon que la Ste. [Sainte] Église nous les communique. Mais qui saurait comment ce même Dieu pauvre et abject, etc. en ses divins mystères est le Verbe Éternel, et comment incessamment le Père Éternel l’engendre, serait encore bien plus étonné : car il découvrirait que cette communication de pauvre, d’enfant, d’abject, et le reste de ses divins mystères, n’est que pour l’avoir [sic (objet ?)] et être capable [sing.] de l’inconnu en lui. Nous l’avons donc par nos yeux, et notre esprit le voit dans ses mystères pour le trouver en jouissance par sa génération dans le sein du Père Éternel, non seulement dans l’éternité de gloire, mais dès cette vie ; et le premier n’est que pour avoir le second et pour en jouir.

8. Je ne m’étonne point du tout si quantité de pauvres paysans sans lettres, mais avec beaucoup de fidélité et de petitesse d’esprit viennent peu à peu à comprendre ces mystères et ce qui est plus, à jouir très abondamment non seulement de Jésus-Christ dans ses divins mystères, mais encore de la génération éternelle ; comprenant des [ms., des, et non : les] merveilles des Personnes divines, et exprimant admirablement bien comment le Père engendre son Fils, et comment du Père et du Fils le S. [Saint — ] Esprit procède, non par des lumières passagères, mais par des expériences réelles et très véritables qui se renouvellent [76] aussi profondément et subitement, c’est-à-dire de moment en moment, que la jouissance de Jésus-Christ pauvre, abject, inconnu, etc. est profonde et que par là ils [ces pauvres paysans ?] sont morts et meurent encore incessamment à eux-mêmes.

Ce ne sera donc jamais que par la réelle expérience du pauvre Jésus-Christ que les âmes seront assez fortunées de trouver et d’arriver dès cette vie à la jouissance des grandeurs éternelles. Et quand cela arrive par ce moyen, ne croyez pas que ces choses sont [indicatif] sont trop hautes ; non, cela n’est pas. Comme il est très certain que la mesure de la communication de Dieu est la profondeur de la communication de Jésus-Christ par laquelle on meurt à soi ; aussi, autant que l’on a et que l’on jouit des Personnes divines, autant on est mort à soi et jamais cela ne se peut d’une autre manière. Les Doctes en ont des pensées, mais fort incertaines et fort courtes : les petits et les humbles qui se sont perdus en mourant à soi par Jésus-Christ, arrivent à en jouir profondément, certainement et sans limites ; car n’étant plus ou étant devenus rien, ils ne craignent plus de se perdre dans cet infini océan [ou mieux : Océan ?], dans lequel ils voient ces infinis mystères sans hésiter, et ne pouvant jamais s’en rassasier par la capacité qu’elles [(erreur [?]) non pas : qu’elles, mais : qu’ils (?)] ont acquise dans le pauvre Jésus-Christ.

9. Sur cette heureuse tromperie par laquelle le Père Éternel engendre son Verbe en nous177 et nous ainsi venons [et nous venons ainsi] à jouir des Personnes divines, il me vient en mémoire la tromperie du Démon [ms., D maj.] dans le paradis terrestre. Il prend la figure du Serpent et persuade de cette manière à [sic] Ève qu’ils seraient des Dieux178, s’ils mangeaient de la pomme. Il se travestit sous la figure du [77] Serpent et de plus il leur propose d’être grands ; et par là il leur fit perdre Dieu, et ainsi ils deviennent dans un rien véritable. Dieu, pour réparer l’homme, cache ses grandeurs sous la figure d’un homme ; et comme l’homme pour être quelque chose a perdu Dieu, aussi pour retrouver Dieu, il faut que ce soit en étant rien par Jésus-Christ.

10. Heureuse l’âme qui devient donc amoureuse de Jésus-Christ ! Car sans crainte, à peu de frais, et sans tant d’embarras, elle peut se purifier, ensuite elle peut par ce moyen mourir à soi et par là vivre et devenir capable des grandeurs divines. Si l’on savait ceci, comme il est en vérité, les années [(i.e., les années liturgiques)] seraient infiniment précieuses ; car comme les divins mystères de Jésus-Christ se renouvellent chaque année, aussi son amour et sa joie redoublerait [redoubleraient] incessamment : car peu à peu la foi, qui est la véritable lumière par laquelle ces choses s’opèrent effectivement et véritablement, s’augmentant, aussi cette application et cette jouissance de Jésus-Christ serait [seraient] toujours sans rassasiement, et chaque fête et chaque mystère serait [ou : seraient] un banquet continuel conformément à ces noces179 dont par parle Jésus-Christ dans le S. [Saint] Évangile.

Mais afin que cela soit vraiment, il faut mourir à nous-mêmes, et peu à peu laisser apetisser nos esprits ; autrement la foi ne les possédera [ou : possèdera] jamais, sans laquelle cependant jamais rien de tout cela ne se communiquera. Car comme dans la gloire tout est communiqué en lumière de gloire, aussi rien ne se donne ici que par la foi et en la foi, par laquelle l’âme envisage Jésus-Christ et jouit de Jésus-Christ et par là de [78] toutes choses, et ainsi peu à peu Jésus-Christ prend en elle leur [sic] place180.

11. Il est vrai que je ne saurais comment finir en envisageant cet heureux bonheur d’avoir Jésus-Christ et de pouvoir par son moyen arriver à la jouissance des Personne divines. Le Paradis [ms., P maj.] est donc en terre, et la terre est le Paradis, où l’on peut arriver à un si grand bien, dont la vue claire fera la béatitude après la mort. Je vous avoue que dans cette divine lumière, une Communion [ms., C maj.], un jour de fête comme la Nativité ou quelque autre [ms., quelqu’autre] mystère, me paraît [me paraissent] un trésor infini dont un cœur ne peut se rassasier. Mais ce qui me charme par-dessus tout est de remarquer comment, dans ce qui paraît si facile par Jésus-Christ en la terre, la génération éternelle du Verbe s’y communique, et en elle tout le reste ; c’est-à-dire [que] les Personnes divines sont communiquées selon ce qu’elles sont en vérité par ce divin moyen et selon le degré où l’âme en est. Ce ne sont donc pas des pensées relevées ni des désirs à l’infini qui nous moyennent [ms., moiennent] ce bonheur. C’est le rien en Jésus-Christ qui opère, et [qui] va toujours opérant cette merveille, laquelle se renouvelle à tout moment inconnuement [ms., inconnûment] en l’âme capable de cette divine merveille.

12. Il n’est non plus nécessaire de grand ressouvenir. Jésus-Christ est l’ouvrier qui ne cesse jamais d’opérer ses merveilles en une âme humble et amoureuse de lui et éclairée de la foi. Il suffit que ce divin grain de froment soit semé en notre âme, et que l’âme soit dans les temps [sic] fidèle, afin qu’il croisse ; et peu à peu il fait ses démarches et vient en maturité, qui sont [pluriel], selon cette comparaison de Jésus-Christ, les divers [79] degrés de communication de Jésus-Christ. En Jésus-Christ est donc tout et l’on y trouve toutes choses, aussi bien pour le temps que pour l’éternité.

13. Aimable parole, qui met vraiment la paix dans un cœur ! Ô don de Dieu, Sagesse éternelle, par laquelle ce divin mystère a été trouvé, que vous êtes aimable et charmante. [ms., sans exclamation]. Peut-on jamais douter que tout le désir du Père Éternel est sa communication pleine pour les pauvres créatures éclairées de la foi de Jésus-Christ ? Quoi ! perdre un moment de la vie si précieux ! Quoi ! n’être pas charmé de joie et n’être pas hors de soi en chaque divin mystère qui se donne véritablement et réellement aux âmes éclairées de la foi ! Bienheureux ceux qui n’ont pas vu et [lecture difficile] qui ont cru181 [sans exclamation].

Qu’une âme éclairée de Jésus-Christ et qui a découvert sa beauté est heureuse ; puisqu’en vérité elle n’a besoin d’aller ni en haut ni en bas, trouvant tout en lui et recevant tout par lui ! Le Père Éternel le parle incessamment ; car c’est sa Parole divine incarnée pour les hommes. Il l’engendre incessamment ; car c’est son Verbe : et par lui il nous dit tout, et en lui il nous engendre ; et nous participons à la Génération Éternelle, et en elle nous jouissons des Personnes divines.

14. Que c’est avec une sage raison que les Saints Anges, éclairés divinement de ce divin mystère de Jésus-Christ dans son étendue, annoncent cette merveille aux hommes : gloria in excelsis Deo182, etc. que la gloire de Dieu est rétablie, et que la paix est vraiment dans la terre ! car le moyen de n’avoir une vraie et générale [80] paix, ayant et découvrant ce que Jésus-Christ nous est ? [syntaxe problématique] Tous nos désirs se doivent donc calmer et toutes nos prétentions se terminer en Jésus-Christ, dans lequel et par lequel l’âme trouve et a tout selon le degré où elle en est par la foi, et en son degré de lumière de foi.

15. Pardonnez-moi si j’ai pris insensiblement le vol haut : mais il est comme impossible de parler de Jésus-Christ avec quelque lumière de grâce, sans qu’il échappe quelque éclat de sa grandeur, et quelque effet de sa magnificence et de son amour pour les hommes, qui bornent autant ce même amour qu’ils ne veulent point mourir à eux et être vraiment humbles et petits ; car assurément la mesure de sa profusion est l’étendue de notre véritable petitesse. Et c’est où plusieurs se trompent qui croient qu’être simples [pluriel] est seulement avoir peu de pensées : c’est bien quelque chose, mais non le tout ; car une âme devient autant simple et en repos qu’elle devient petite aux yeux de Dieu et aux siens propres. Je dis aux yeux de Dieu, se laissant traiter de lui comme il veut. Je dis aux siens, ne s’estimant rien et se contentant de son pauvre rien.

Travaillez donc au nom de Dieu à vous simplifier de cette manière, et vous trouverez la vraie paix, dans laquelle vous vous pourrez nourrir abondamment de Jésus-Christ comme je vous viens de dire.

4.16 Mourir pour trouver la vie.

Qu’il faut mourir pour trouver la vie.

1. Je ne puis avoir un moment que je ne vous dise de mes nouvelles [sémantique]. Je vous avoue [81] que toutes choses m’apprennent plus que jamais le bonheur que l’on trouve en travaillant à sa mort, et à jouir vraiment de Jésus-Christ ; sans cela ce n’est que corruption. Il me semble que c’est comme un arbre dont les racines sont hors de la terre : il perd sa verdure, et sa vie à la suite, et ne porte plus de fruit ; sa seule demeure est dans son centre qui est la terre dont il tire tout.

2. Hélas ! nous nous étonnons souvent de tant de chutes par aveuglement et faute de lumière. On est surpris que les passions sont si vives et qu’elles font des échappées inopinément et prévenant [voir Littré] la raison, et d’un million d’autres choses qui arrivent incessamment ; enfin l’on voit peu à peu que l’on va mourant et desséchant : et l’on ne s’aperçoit pas que cela est comme naturel, parce qu’en vérité l’on ne vit pas où est sa véritable vie. Heureuse donc l’âme qui par sa mort vit, et qui en mourant acquiert la vie !

3. Ceci est pénible au commencement, car il faut faire des séparations et des retranchements pénibles ; mais à la suite la vie naturelle n’a rien de si doux que cette vie dans la vraie vie : et pour demeurer dans notre comparaison, c’est un paradis continuel à un arbre de tirer doucement et agréablement sa nourriture et sa vie de son élément. Tous les autres [états ?] hors cet état lui sont comme contraires, ils lui nuisent quand cela n’est pas. Qu’il y a là de grandes vérités à expliquer, pour qui aurait du temps ! [82]

4.17 Solitude. Mourir à soi.

Avantages de la solitude et de la fidélité à mourir à soi.

1. Quoique le travail soit pour Dieu, cela n’empêche pas que l’âme ne trouve encore sa nourriture plus amplement et plus solidement dans l’Oraison et la solitude. Je vois cela dans mon expérience. Je vous avoue que je me suis nourri en nourrissant les autres : mais présentement ce pain ne pourrait pas être ma nourriture. Il faut une solitude nouvelle qui purifie encore davantage et qui par conséquent mette [subj.] l’âme dans un degré de communication plus substantielle. C’est [ce] après quoi je cours et ce que mon âme désire sans désirs, afin que selon le degré qu’elle obtiendra en solitude et en silence elle soit et devienne capable d’un nouvel agir plus substantiel.

2. Je vois que ces deux choses ou ces deux états vont s’établir : le silence et la solitude pour donner lieu au Verbe divin de s’écouler et s’engendrer dans le centre de l’âme [cf. notamment Tauler] ; et après, l’agir selon la providence et l’occurrence, par lequel ce même Verbe engendré en l’âme, et qui est vraiment nourriture dans le silence de la solitude, s’écoule sur les autres. Mais comme il se trouve infinis degrés [sic] en cela, le degré d’agir est purifié et relevé par la solitude. D’où vient que je remarque que trois ou quatre mois de solitude rétabliront mon âme dans tout un autre [sic] degré de pureté que celui où je suis ; et que l’écoulement au prochain dans lequel je suis, quoique aux [ms., quoiqu’aux] autres il paraisse fort nourrissant, ne [83] pourrait pas cependant nourrir mon âme. Il faut par nécessité qu’un autre degré plus substantiel s’écoule en une solitude nouvelle, afin de trouver une nourriture plus substantielle. Il me semble que je suis comme ces personnes du monde qui font leur fortune : ils haussent leur état et leur table selon le fonds [ms., avec s] qu’ils acquièrent de nouveau, jusqu’à ce qu’ils aient mis leur fonds suffisant pour établir une maison selon leur dessein : et pour lors l’agir et la solitude sont égaux, c’est-à-dire l’agir est solitude, et la solitude est agir.

3. Heureuse l’âme à laquelle Jésus-Christ est découvert ; car en vérité la solitude et l’agir peu à peu le reçoivent pour en jouir ! Prenez courage, travaillez fortement, et ne vous donnez point de relâche. Selon que vous me dites, renouvelez-vous incessamment, afin que peu à peu en mourant et en vous corrigeant la lumière s’insinue insensiblement en votre intérieur.

Heureuse l’âme dont Dieu prend le soin et la peine de la faire mourir à soi-même par les contrariétés, croix et peines du moment présent ! Sa mort est sa vie, et sa purification est sa lumière ; car il se fait par là en elle un fonds de silence tant intérieur qu’extérieur ; qui la rend capable d’entendre Dieu, de le voir et d’en jouir heureusement. Mais qu’il faut mourir ! Demandons-le incessamment afin que nous ne nous remplissions pas incessamment de nos propres inventions et de nous-mêmes. [84]

4.18 Mort à soi.

La mort à soi-même fait trouver la source de vie.

1. Ce que je vous écrivis dernièrement, que vous dites être bien relevé, l’est assurément : mais cela a été par ouverture de cœur, vous parlant de ce qui se faisait. Ce n’est qu’un petit commencement de Jésus-Christ, et une effusion encore fort médiocre de son Esprit. Il est vrai que c’est l’explication comment [sic] cette communication se fait.

2. Nous trouvons dans la vie de plus plusieurs Saints et Saintes qu’ils parlent de cette communication et qu’ils la marquent ; mais très peu nous disent la manière : ce qui serait une grande consolation ; d’autant que par là on pourrait voir et découvrir quelque chose de la grâce si elle se donnait à nous. Nous voyons bien dans la vie de S. [Saint] François Xavier [1506-1552] les merveilleux effets de Jésus-Christ en lui pour ses fatigues et pour les conversions des âmes ; mais il ne nous dit pas la manière que [sic (dont)] Jésus-Christ s’est écoulé en lui. C’est un mystère. Or cette manière dans la vérité est, qu’ayant trouvé Dieu en lui par la mort de soi-même, le Père Éternel ne faisant incessamment qu’engendrer son Fils, il lui donne part à cette Génération183 [ms., G maj. (souvent ailleurs chez Bertot : g min.)], qui est le véritable écoulement dont Jésus-Christ parle à la Samaritaine [cf. Jean 4:1-30].

3. Quand une personne certifiée qu’une source d’eau est dans son jardin travaille à fouir pour la trouver, que peut-il espérer quand il a suffisamment foui, sinon que cette source par [85] elle-même donne des eaux claires ? De même, quand on a trouvé la source qui est le Père des lumières [cf. notamment Jacques 1:17], que doit-on espérer sinon que cette eau rejaillisse et soit donnée ? Ô qui le saurait ! et qu’elle est agréable ! Elle rassasie et rend fécond tout le parterre de l’âme [sans exclamation].

4. Mais pourquoi vous parler de cela, d’autant que vous n’en êtes pas encore là ? Je le fais pour vous donner le goût et pour animer votre âme, afin que vous sachiez en vérité que la mort qui s’effectue par chaque providence fait trouver la source même.

Mourez donc incessamment : car je vous avoue que tout mon bonheur et [que] toute la grâce de Notre-Seigneur est d’avoir en main des occasions de mourir, sans m’informer d’où elles me viennent. C’est assez qu’elles soient, sans m’en mettre en peine, l’unique bonheur de la vie.

5. Il ne faut pas s’étonner si l’on parle hautement en parlant de la Génération [ms., G maj.] du Verbe, et de l’effet véritable du même Verbe dans l’âme. Un pauvre paysan, ayant trouvé dans son champ une belle source, la peut avoir et en jouir aussi véritablement que s’il était un Prince [ms., P maj.]. Ce que je dis matériellement, je l’applique au spirituel. Un pauvre homme bien abject et grand pécheur peut tant avoir d’occasions de mourir à soi-même, qu’il y meurt et qu’il trouve la source qui est Dieu. L’ayant trouvée [fém. (source)], quoique ce soit un trésor infini, il en jouit à son aise et s’en rassasie, sans crainte de la tarir.

6. Heureuse source qui n’est autre chose que le sein du Père ! Mais quittons-la, descendons pour cueillir des violettes, travaillons peu à peu à mourir, et à être fidèles aux petites occasions soit d’Oraison, de séparation, ou d’autres me — [86] nues occurrences de providence de notre état. Tout le malheur est quand nous avons des lumières ou demi-lumières, soit par nous ou par autrui, [mot(s) manquant(s) ?] des choses, et que nous ne les poursuivons pas comme il faut, par de méchantes raisons que nous jugeons quelquefois bonnes.

4.19 Mort à soi. [Même titre (d’entête) que celui de la Lettre précédente.]

On ne trouve la lumière de vérité, tant pour soi que pour aider le prochain, que par la fidélité à mourir à soi.

1. Je prie Notre-Seigneur de vous continuer votre bonne santé comme une chose de grande conséquence pour l’Oraison et pour votre dessein de perfection. Travaillez au nom de Dieu pendant que Notre-Seigneur vous fait cette grâce.

Il faut faire pour votre perfection ce que vous me conseillez pour le mauvais chemin de ce pays : il faut tâcher de le passer durant le beau temps. Je vous en dis autant. Au nom de Dieu mourez, et mourez en vous crevant les yeux durant que la lumière luit ; car cette lumière fera croître les instincts qui insensiblement vous porteront au pur amour.

2. Vous ne devez pas vous étonner de ces contraires que vous expérimentez en vous. Je le sais par la miséricorde de Dieu ; et assurez-vous que vous les verrez et les expérimenterez encore bien plus à la suite, jusqu’à ce que la mort véritable et l’enfance simple vous ait [aient] fait trouver en grande pureté ce que les instincts réveillent en vous, qui est très caché et dont vous ne pouvez jouir à votre aise : [p] arlant aux autres il en découle sur vous, et sur les autres [ce] qui [87] vous met en ferveur et les autres aussi ; ce qui causera effet dans l’une [sic] et dans les autres, autant que vous vous séparerez de vous, et que vous mourrez constamment.

3. Ô si vous saviez, cher enfant184, ce que j’apprends tous les jours sur cela de certaines âmes ! Deux autres personnes dont [sic] je viens de voir, l’un [e] et l’autre m’en ont parlé et fait le récit ; ca [r ?] je ne les ai pu voir. Ces pauvres âmes sont, comme vous voyez dans certains lieux, des fontaines que les passants ont remplies [ms., accord] de pierres : elles ont de l’eau à la vérité, mais sans qu’elles en puissent donner ; ou si elles [les âmes] en donnent, elle [l’eau] est toute bourbeuse : et il faut qu’elles [les âmes] souffrent qu’on les cure185, et qu’on leur ôte ces pierres, et elles ne trouvent personne qui le fasse ; et selon toute apparence elles demeureront telles : cependant j’en ai bu autrefois de bonne et excellente eau.

4. Ce que vous sentez et pourquoi vous avez des instincts est assurément quelque pressentiment de source dans votre fond [sans s], dont je ne doute point par la miséricorde du bon Dieu ; mais il en faut faire la recherche par la mort et l’oubli de vous-même [ms., vous-mêmes]. Par la miséricorde de Dieu j’en crois autant de N… [ms., points de suspension] ; mais par un divers canal et par différents moyens dont je vous ai tant parlé et vous parlerai encore Dieu aidant.

5. Vous êtes les causes que [sic] j’adore incessamment la divine Providence [ms., p min.] ; car cela est si extraordinaire d’en trouver une goutte, que de cent personnes vous n’en trouvez pas une qui en ait goûté. Et cependant bienheureux qui en a goûté pour peu que ce soit ! mais aussi malheureux s’il n’est pas fidèle : car ces goûts ne [88] se trouvant dans les créatures ni en soi-même ; l’âme est toujours impatiente de se satisfaire de l’un ou de l’autre. C’est cette petite goutte d’eau qui donne un goût secret, quoique tant mélangé d’autres goûts à cause des misères qui nous accompagnent, que l’on est toujours en haleine et toujours mécontent ; ce qui incessamment à la suite fait goûter Jésus-Christ. Car l’on comprend peu à peu qu’il est le vrai torrent d’eau [Guyon] dont on a un je-ne-sais-quoi [ms., italique (mais sans sans tirets)] : mais fouissez, fouissez, encore une fois, pour la trouver [cette eau].

6. Vous me dites que cette disposition d’enfant pour boire un peu de cette goutte d’eau vous est si nécessaire que même votre salut y est attaché : cela est vrai. Devenez telle [fém.] et vous expérimenterez l’infini. Si je vous l’exprimais, vous croiriez que ce serait exagération. Poursuivez les vues générales et particulières, car c’est là votre bonheur. Et vous devez être assurée [fém.] que les instincts s’attacheront toujours à ce qu’il y aura à détruire, et que si vous y êtes fidèle, Dieu en donnera incessamment la lumière aux autres ; ce que vous pouvez empêcher absolument par la disposition contraire à l’enfance et au simple abandon.

7. Heureuse l’âme éclairée de la lumière de la vérité ! C’est un point qui contient tout, et dans la suite duquel on trouve tout ; mais cela ne se rencontre que par la mort et autant que la mort est. Je prie de tout mon cœur le grand S. [Saint] Denis qu’il vous obtienne un peu de participation à cette lumière dont il a tant été éclairé. C’est une chose surprenante et que j’expérimente tous les jours ; savoir une âme qui en a un peu, toutes choses lui servent admirablement, [89] et spécialement les occasions de mort [sing.] et d’humiliations [plur.] : les autres qui n’ont pas encore ce bonheur trouvent de la corruption en tout. C’est comme une pauvre personne embourbée dans quelque mauvais chemin : quand elle pense se retirer d’un côté, elle s’enfonce de l’autre, à moins qu’il ne lui vienne du secours. Ce secours est Jésus-Christ, ou quelqu’un envoyé par lui avant qu’il vienne, qui dise [subj.] de ses nouvelles et qu’il approche et vient [indicatif] trouver cette pauvre créature.

8. Ô que cette lumière est un grand secours pour aider les autres quand elle est venue à ce degré ! car elle est très longtemps [ms., très-long tems] en l’âme pour faire son occupation propre et pour la faire sortir hors de soi ; mais commençant à être un peu forte, l’aurore commence à devenir jour : pour lors on peut aider les âmes avec facilité ; sans cela je ne vois pas le moyen de le faire, c’est marcher la nuit à tâtons. D’être sans cette vérité [de ?] Jésus-Christ pleinement solitaire [sic], c’est se tuer. Aussi, d’aider plusieurs âmes sans cette même vérité beaucoup avancée, c’est se troubler incessamment ; car c’est chercher quelque chose de conséquence en plein minuit. Je vous parle de cela pour vous dire qu’assurément une âme qui ne craint pas de se faire du mal, et qui ainsi meurt peu à peu à soi, trouve insensiblement Jésus-Christ pour son occupation en solitude et pour sa lumière dans l’aide des autres. Mais ô Dieu ! qu’il faut devenir petite [fém.] et enfant pour cela, non un temps, mais toujours ! [90]

4.20 Mort à soi. [Même titre d’entête que ceux des deux Lettres précédentes.]

La mort à soi est l’abrégé de tout.

1. Je bénis Dieu de la continuation de vos désirs pour être tout de bon à Notre-Seigneur. C’est le seul bonheur de la vie, tout le reste n’étant que fange. Ce qui doit exciter une âme qui a la lumière de ne pas se donner de relâche, afin que peu à peu cette lumière croisse186, pour découvrir de plus en plus ce que l’on est pour le détruire : et par là on expérimentera assurément cette maxime que mourant à tout ce que l’on est, on jouit de ce que l’on n’est pas, [à] savoir de Dieu. Et voilà le seul chemin de ces vrais Solitaires [ms., S maj.] qui venaient à jouir si véritablement de Dieu, qu’ils l’avaient plus réellement qu’ils ne se possédaient eux-mêmes. Mais pour en venir là, même de bien loin, il faut mourir tant et tant à ses passions et inclinations que c’est le seul langage qu’il faut avoir dans la bouche.

2. Un grand Solitaire et extrêmement plein de Dieu alla voir un autre Solitaire d’une grâce encore plus sublime. Étant arrivé de parler à cet excellent Solitaire des grandeurs de Dieu et d’autres choses fort relevées, durant tout le discours ce Solitaire se tut et ne dit pas un mot, dont cet autre Solitaire fut fort étonné, et même touché qu’ayant fait un si grand chemin pour l’aller voir, il ne lui disait pas même un mot de Dieu. Il fit réponse à cette plainte, que pour lui il ne connaissait que le bien de mourir à soi-même, et que s’il lui avait parlé de cela, il aurait rompu le silence. Ce qu’il fit, l’autre lui [91] parlant de la mort de ses inclinations et de soi-même ; d’où il tira tant de lumière qu’il en fut ravi et connut que mourir à soi était l’abrégé de tout, le fonds [avec s] de toute lumière, et la clef des trésors de Dieu.

4.21 La Croix [ms., C maj.] supplée aux exercices.

Que la grâce crucifiante supplée aux exercices spirituels, quand on s’en voit privé par ordre de Dieu.

1. J’ai adoré la providence [ms., p min.] qui m’a privé de la consolation de vous voir ; et j’ai tâché de suppléer à ce défaut, vous trouvant où je vous désire beaucoup. Prenez courage au nom de Dieu, et apprenez incessamment et de moment en moment que toutes les croix et [que] toutes les providences crucifiantes non seulement nous disposent et nous préparent au salut, mais encore nous façonnent et nous ajustent pour être vraiment selon le cœur de Dieu.

2. C’est pourquoi, mon très cher M., tâchez au lieu où vous êtes, et en exerçant la charge que Dieu vous a mise entre les mains, de faire tout ce qu’il vous sera possible pour bien continuer vos petits exercices d’Oraison, de récollection, de présence de Dieu durant le jour ; et le repos intérieur, comme une disposition générale pour faire bien ces exercices. Et lorsque vous ne le pouvez, vos affaires vous en dérobant le moyen, je suis assuré que Dieu ne manquera point de vous fournir des grâces crucifiantes, par lesquelles, si vous êtes fidèle, vous suppléerez éminemment aux autres exercices. Car il est certain, comme l’expérience le fait [92] voir, que la pointe douloureuse de toutes les croix non seulement les contient tous [ces exercices] en éminence, quelque saints qu’ils soient, mais encore en communique les grâces éminemment et dignement. Pour ce qui est de vos Communions [ms., C maj.] et autres exercices extérieurs [(erreur) ms., extérieures], faites selon que vous pourrez.

4.22 Agréer notre humiliation.

Recevoir avec abandon et reconnaissance tout ce qui nous arrive d’humiliant et nous conduit à notre néant.

Notre-Seigneur [ms., trait d’union] Jésus-Christ soit notre unique amour pour jamais187 !

1. Je vous assure que mon cœur ressent autant qu’il est possible tout ce que le vôtre reçoit de grâces et de miséricordes [pluriel] de sa bonté. Nous ne saurions assez nous abandonner entre les mains de Dieu, ni recevoir avec un cœur assez satisfait tout ce que sa bonté ordonne de nous ; car il ne se peut rien de mieux et de plus ordonné pour notre bien. Comme les yeux sont fort aveugles au fait de nous connaître, souvent nous trouvons secrètement mauvais ce qui nous arrive : mais, ô Dieu ! cher Frère [ms., F maj.], quand les yeux s’ouvrent par la lumière de vérité, pour lors nous commençons peu à peu à découvrir qu’il y a un ordre admirable dans tout ce qui nous arrive, sans exception de rien : ce qui est un secret qu’il faut adorer sans le vouloir comprendre. Cela est si vrai, que la lumière étant un peu abondante, elle nous découvre qu’il ne se pouvait rien de mieux pour la [93] maladie dont nous étions secrètement et inconnuement malades.

2. Il y a deux choses à faire aussitôt que cette lumière amoureuse, que j’appelle lumière de vérité, est donnée.

La première est de donner lieu à cette lumière, autant qu’on le peut et qu’elle fait effet, d’ouvrir les yeux pour se voir avec humiliation et connaissance de sa misère. Mais quand on s’aperçoit que la nature commence à s’inquiéter secrètement, pour lors il faut adroitement divertir cet effet qui n’est pas causé par la lumière, mais bien par la nature, qui ploie quelquefois sous la pesanteur de l’accident ou de la providence [ms., p min.] par lequel [par lesquels] Dieu éclaire.

La seconde est de se renouveler très souvent dans le désir amoureux d’être au bon Dieu par la véritable mort de nous-mêmes, dont Dieu éclairera assurément si l’on est fidèle : car son opération est une [(erreur) ms., un] lumière aussi bien qu’elle est [un] feu pour purifier par les providences et les accidents journaliers, et spécialement en certaines rencontres extraordinaires dont l’effet dure longtemps.

3. Prenez courage au nom de Dieu, et nonobstant que vous soyez pauvre, et que votre intérieur soit fort obscur, continuez vos exercices et votre Oraison. Tendez toujours à l’intérieur, mais par la voie de l’humilité et de l’anéantissement de vos sentiments, et spécialement par la mort de vous-même opérée par un effet secret de votre humiliation. Car vous ne sauriez assez croire combien la Sagesse [ms., S maj.] divine a été amoureuse à votre endroit en cette rencontre, sans laquelle peut-être fussiez-vous demeuré [masc. (« cher Frère » : supra)] [94] toute votre vie embourbé dans le fumier de vous-même.

4. Je ne puis finir qu’en admirant l’amour paternel de Dieu sur vous, et combien il aura d’effet si vous êtes fidèle à en porter le véritable effet. Si les hommes savaient comment les humiliations, spécialement [celles] qui suppriment notre nous-même [sans s] à l’égard de Dieu, sont admirables. Cela ne se peut exprimer ; et si nous étions un peu véritablement éclairés, nous aurions infiniment plus de reconnaissance vers [envers] Dieu de l’effet de ces providences qui nous accablent d’humiliations pour nos sottises, et même pour nos péchés devant Dieu, que des dons même [s] qui nous ennoblissent et nous relèvent selon notre sentiment et notre idée. Cela est bien contraire au sentiment du commun des personnes de piété : mais il faut goûter un peu de la vérité et voir en lumière de vérité ; et pour lors on découvrira que ce que je vous dis est très vrai. Mais très peu goûtent le réel néant et la réelle jouissance. Ô que ce mot a d’étendue ! Ce réel néant est peu donné [sic] que par une totale humiliation devant Dieu, devant les créatures, et à nos propres yeux. Mais qu’il y a peu d’âmes, et la mienne la première, qui portent avec force et étendue l’effet réel du néant que sa bonté opère en chaque moment de la vie, quel qu’il soit ! Pardonnez-moi si je suis long là-dessus : mais c’est l’unique nécessaire à qui est assez heureux de le goûter véritablement. [95]

4.23 Repos dans l’abandon.

Point de repos que dans l’abandon.

1. Je loue Dieu de tout mon cœur qu’il mortifie seulement sans tuer. Si le bon Dieu met une personne d’une main dans le torrent, il la garde de l’autre. Il est infiniment aimable : et en vérité c’est bien l’offenser que de ne se pas confier totalement en lui. J’en ai l’occasion dans mes embarras : car je vous avoue que mon cœur ne peut trouver de situation [sing.] en rien qu’en cet aimable abandon où tout est solidement en repos. Et hors de là tout est brouillé à chaque moment par la diversité des amoureuses rencontres qui sont autant divines qu’elles sont crucifiantes. Avant qu’un cœur ait trouvé le Tout-Puissant [ms., p min.] et ce secret de la divine Sagesse, combien de flèches le pressent et le renversent, n’y ayant pas un moment qui n’ait sa marque de la croix, et ainsi n’y ayant aucun temps que l’on n’y soit attaché et suspendu, comme un homme qui est en l’air sans être appuyer sur rien ?188 Et il n’y a que le saint et divin abandon au bon plaisir divin qui soit l’escabeau, où cet homme pendu en la croix se puisse appuyer pour se soulager. Prenez courage au nom de Dieu : vous êtes assez heureux pour savoir et goûter ce divin secret ; tâchez donc de le mettre en pratique.

2. Il vous est de grande conséquence de soutenir, autant que vous pourrez, votre âme dans le calme : autrement vous ne remédierez jamais à votre précipitation ; et même vous ne mettrez jamais la lumière en votre âme. Et cela est si vrai que je suis certain qu’aussitôt que vous vous mettrez en repos, ou que du moins [96] vous ferez ce qui sera en vous pour vous y mettre, vous trouverez au même temps lumière et jour pour vous secourir ; et qu’au contraire ne le faisant point, vous vous embarrassez [indicatif] d’un million de défauts et de ténèbres. De là, en le faisant, naîtra assurément un désir toujours nouveau de votre perfection, voyant bien plus clair dans vos imperfections, et le chaos de vous-même se débrouillant de jour en jour et sans votre travail.

3. Dans les grands coups qui nous arrivent, la première chose qu’il faut observer est de se posséder en abandon : par là on attire la main de Dieu et son secours ; comme nous voyons qu’un enfant épris de quelque peur se jetant au sein de sa mère trouvera le secours à toutes choses.

4.24 Oraison dans les maladies

Avis sur l’oraison de simplicité, et comment en faire usage dans les maladies pour y trouver Dieu, qui ne vient en nous que par notre rien.

1. J’ai lu votre lettre ; et pour y répondre je vous dirai qu’il ne faut pas tant vous tourmenter en votre oraison. Il suffit, lorsque vous voyez votre esprit dissipé et ne prendre pas de nourriture en votre sujet, que vous le rameniez doucement et sans effort qui vous trouble, deux ou trois fois, faisant quelques poses paisibles, comme en écoutant humblement ce que la divine Majesté vous voudra dire ; et quand après ces divers essais Sa Majesté ne parle pas à votre gré, écoutez-Le silencieusement et humblement parlant à Sa manière, c’est-à-dire, par [97] Son silence, qui vous fera, comme vous me dites, expérimenter quelque chose ou de votre néant ou de votre pauvreté ou bien quelque autre secrète lumière selon votre besoin actuel. Pour lors demeurez respectueusement et doucement occupée de ce que vous aurez, parce qu’étant placée comme Dieu veut, tout ce que vous ferez ou ne ferez pas, sera un langage muet devant Dieu et ainsi une très bonne oraison pour gagner Son cœur divin ; car qu’importe comme nous soyons, ni comme nous faisions, pourvu que nous soyons selon l’inclination de Dieu. Comme Dieu est toutes choses en Sa simplicité, aussi ce qu’Il fait, quoiqu’il nous paraisse rien ou très petit, est toutes choses ; et par là Il fait tout ce qu’il faut en nous, si nous sommes assez heureux d’y être fidèles selon l’instinct véritable de notre cœur. C’est pourquoi quand on fait l’oraison de cette manière, il ne faut pas beaucoup réfléchir sur les grandes lumières qu’on a prétendues et qu’on prétend, mais sur ce que nous expérimentons dans le plus secret de notre cœur et dans un certain instinct qui nous demeure ensuite de telle oraison.

2. Où il faut remarquer que les âmes qui sont conduites par cette simplicité, et où Dieu ne paraît pas donner de grandes et manifestes lumières, ne tirent pas grand fruit de leur oraison ; d’autant que comme les lumières et le parler de Dieu en elle est fort caché et secret, elles ne redoublent pas leur silence et leur fidélité à la recollection en leurs actions après telle oraison. Elles se dissipent fort facilement et par conséquent perdent bientôt le baume divin qu’elles [98] y ont reçu. Elles doivent faire comme ces personnes qui veulent conserver une précieuse essence : non seulement ils la ferment, mais ils la bouchent et la conservent précieusement ; autrement elle transpirerait toute à cause de sa pureté. De même vous devez faire ce qu’il vous sera possible pour conserver ces instincts de néant et de pureté ; et vous trouverez que de cette manière votre oraison quoique petite, sera féconde, vous conduisant beaucoup à la mort et au mépris de vous-même.

3. Il est vrai que l’infirmité du corps est un grand obstacle à l’oraison, quand on ne prend pas cet exercice purement selon l’Esprit de Dieu comme il le faut ; car qui y veut chercher des lumières et des facilités pour se nourrir et jouir de Dieu n’y trouvera pas son compte, étant infirme du corps, particulièrement comme vous êtes ; mais supposé que votre âme y reçoive l’Esprit de Dieu et désire l’y recevoir pour mourir à elle-même, elle trouvera que les infirmités prises en cet esprit sont une très bonne nourriture pour l’esprit d’oraison.

Tout ce qu’il y a à craindre et à observer jusqu’à ce que l’âme commence d’être beaucoup pleine de l’Esprit de Dieu, est que les infirmités spécialement aiguës demandent du soulagement et empêchent par conséquent l’application. Mais pour remédier à cela, il faut tâcher de prévenir l’Esprit de Dieu plus abondant par sa fidélité, et faire en sorte que lorsqu’on ne peut pas être recueilli dans l’oraison ou hors de l’oraison, par l’application à diverses lumières, on tâche de faire oraison par la pointe de ses douleurs et de son impuissance, et ainsi de [99] pénétrer au travers de ce brouillard pour trouver Dieu dans cette peine par conformité à Son ordre ; et par là se tenant paisible et humilié dans cet ordre pénible, on y trouve Dieu, d’autant que la volonté de Dieu et Son ordre est aussi bien Lui-même que tout autre chose qu’Il nous peut donner. Et par là et par ce faux-fuyant, nous arrivons à Dieu bien plus tôt que marchant par la forêt des diverses lumières et considérations ; ce que nous ne devrions pas choisir si Dieu ne le choisissait pour nous, d’autant que l’on doit faire humblement tout ce que l’on peut pour ravoir sa santé ; mais quand la Providence ne le veut pas, il faut prendre ces infirmités et son mal comme Dieu même.

4. Il faut observer que comme ce procédé est extraordinaire dans la Providence de Dieu au fait de l’oraison. Il faut aussi qu’il soit accompagné d’une extraordinaire fidélité pour mourir en un million de petites occasions que la maladie nous cause, comme d’impatience, d’abjection, de dépendance, d’humiliation à nos yeux et aux yeux des autres, et une infinité d’autres petites lumières secrètes que l’âme découvrira dans la pratique ; d’autant que, dans les infirmités, la pratique qui les suit est infiniment lumineuse ; et y manquant, la maladie et l’infirmité est en quelque façon sans fruit, puisque comme l’on voit un arbre tirer sa nourriture de toutes les petites racines perdues en terre, aussi l’âme en ces maladies tire le procédé surnaturel pour son oraison et pour toutes choses d’un million de petites fidélités occasionnées par les maladies et infirmités.

5. Ayez grande patience et demeurez ferme [100] dans votre humiliation, car en vérité l’on ne peut comprendre ce procédé, ni comment nous vient la lumière et l’Esprit de Dieu en nous. Ce n’est pas par les grandes choses ni par les vertus apparentes ; c’est assurément par tout ce qui nous apetisse devant Dieu et devant les hommes en quelque manière et de quelque nature qu’il soit ; et pourvu que l’âme soit fidèle à mourir toujours et à ne cesser jamais de mourir par sa pauvreté et humiliation, Dieu ne cessera jamais de venir de plus en plus et de la remplir, non seulement selon l’inclination de l’âme mais à Sa mode. Qu’elle tombe donc et retombe un million de fois ; mais qu’autant elle se relève plus lumineuse de sa pauvreté et de ses misères, et qu’elle soit fidèle au milieu de toutes ces diversités, de conserver le secret de son cœur en paix ; et sans en savoir la cause, elle trouvera à la suite que, comme un navire au milieu des flots et des orages est bien agité mais ne périt pas, au contraire il va toujours et arrive insensiblement au terme désiré, aussi l’âme ne doit pas s’étonner, pourvu qu’elle voit son cœur se pointer, au milieu de tous les précipices, vers la petitesse et se contenter de n’être rien en toute manière, prenant grand plaisir en cet état de voir tous les autres féconds et lumineux et soi-même n’avoir rien. Par là sans le savoir ni pouvoir concevoir le moyen, Dieu vient en la place de tout ce qui nous manque.

4.25 Avantages [pluriel] des croix et de l’abandon.

Avantage [singulier] des croix. Bonheur d’être abandonné uniquement à Dieu.

1. Il est fort croyable que l’on poussera à bout les affaires dont vous me parlez. Tout le meilleur est que ce n’est pas là votre bonheur. Cela n’empêche pas les croix et que chaque chose ne donne une étrange peine : mais c’est ce qu’il y a de meilleur, la pointe de la croix tant intérieure qu’extérieure ayant cette vertu de produire et d’engendrer véritablement Jésus-Christ en nous [cf. notamment Tauler, Jean de la Croix].

Au nom de Dieu convainquez-vous bien de cette vérité, et faites-en usage dans chaque croix et chaque renouvellement de croix : ce sera là un trésor infini pour vous.

2. Je vous avoue que vous me consolez dans l’usage que vous en faites : car par ce moyen les croix ne vous terrasseront pas ; au contraire elles vous donneront de la joie à la suite. Adorez de tout votre cœur et aux dépends de tout vous-même, et de toutes choses de la terre, les jugements de Dieu. Peut-être êtes-vous seule [fém.] la fin de toute cette tragédie ; et vous verrez la suite des desseins de Dieu.

3. J’espère selon ce que vous me mandez que votre cœur est détrompé : et l’étant, vous irez très vite par la miséricorde de Dieu au fait de ce qui vous touche. Il me semble que mon âme voit clair, et c’est ce qui me convainc que le dessein de Dieu sur vous est grand ; mais à moins que vous soyez vraiment une [fém.] enfant par [102] amour, vous serez accrochée. Si je vous pouvais exprimer ce que je vois sur cela, vous en auriez de la consolation.

Je suis malaisé [ms., mal aisé] à contenter sur votre sujet : selon l’homme je le veux ; mais selon l’intime où la lumière donne, je ne le puis. Dieu ne se contente de peu sur votre fait, et il vous forgera incessamment et vous mettra et remettra au feu de la tribulation jusqu’à ce que vous en veniez où il veut. Je crains de vous donner de la peine ; mais cependant je ne puis faire autrement : car vous serez toujours faible autrement, et vous n’aurez de la force, du renouvellement et de la vigueur que par le marteau et le feu. Mais étant réduite à la vraie docilité d’une enfant, pleine de joie et de satisfaction par votre état d’enfance et de simplicité ; pour lors les coups cesseront et le feu n’agira que pour vous consoler. En pensant me taire, je trouve que j’enfonce et je parle ; pardonnez-le-moi [deuxième tiret ajouté, suivant la règle].

4. Je vous dirai ce que je fais à chaque Messe [ms., M maj.] tenant le corps et le sang [ms., c et s min.] de Jésus-Christ.

Il est très vrai que plus mon âme est éclairée, plus je découvre que le bonheur de la vie consiste dans l’abandon unique entre les mains de la divine Bonté [ms., B maj.], laquelle par sa divine Sagesse [ms., S maj.] ordonne de [sic] tout. Si je vous pouvais exprimer ma lumière, combien une âme est relevée et enrichie par l’abandon à cette divine Sagesse quoi qu’elle ne voie [subj.] souvent que sa pauvreté ! C’est [(attention) ms., c min. : c’est] une beauté dont l’éclat n’est pas moindre que Dieu même. C’est ce qui donne lustre aux Saints [ms., S maj.], à un chacun en sa manière : et heureuse l’âme qui ne sait être ni rien faire que s’abandonner amoureusement à sa divine conduite [ms., c min.] ; compre — [103] nant bien que c’est tout faire que de demeurer en repos, remise189, et se laisser entre les mains de Dieu, pour nous mettre et nous ajuster selon son dessein et son bon plaisir [ms., bonplaisir] ! Et [(attention) ms., e min. : et] quoique nous ne nous agréions pas ni ne nous plaisions de ce que nous faisons, pourvu que nous soyons tranquilles [et ?] abandonnées [fém.], nous lui agréons ; et il suffit. Ô Dieu ! les Bienheureux n’ont des yeux [n’ont d’yeux] dans l’éternité que pour se complaire dans l’agrément de Dieu : [a] insi une âme qui est comme il faut ne fait que s’abandonner, et de cette manière elle est contente, Dieu l’étant ; certaine qu’elle est que Dieu ne manque jamais de faire toute chose digne [sing.] de ses yeux et capable de le contenter : mais le malheur est que nous ne sommes satisfaites [fém.] par le nôtre [objet ? (notre agrément ?)].

5. Mourez donc à tout cela et agréez de moment en moment l’ouvrage de la divine Providence [ms., P maj.] sur ce qui vous touche aussi bien à l’extérieur comme à l’intérieur : et si cela est, vous serez heureuse et satisfaite, faisant usage de ce que vous aurez en l’intérieur et de tout ce qui vous pourra arriver à l’extérieur. Voilà ma seule satisfaction, que je découvre être capable de satisfaire vraiment un cœur, puisque c’est l’ouvrage de Dieu ; pourvu que l’âme soit fidèle à regarder Dieu faisant en l’intérieur et à l’extérieur tout ce qu’il faut pour sa gloire et notre contentement. Les âmes beaucoup éclairées voient en ceci un éclat de beauté inconcevable, étant Dieu même ; et les autres qui ne le sont pas [ainsi éclairées] y découvrent des beautés selon leur lumière : mais un chacun selon son degré ; petit ou grand y peut trouver une nourriture et y voir une beauté charmante. Regardez donc votre [104] état présent de cette manière, agréez-le et l’aimez [et aimez-le] par l’agrément de Dieu ; et votre cœur sera content. Vous savez combien je suis à vous.

4.26 Avis pour une âme peinée. [D’une correspondante.]

Avis donnés [plur.] à une personne peinée sur la découverte de ses misères190.

1. Après avoir parlé de mes pauvres dispositions intérieures et de quelques peines que je portais : l’on me dit que Dieu ne demandait de moi autre chose sinon que je le regardasse comme mon Père, et que je fusse abandonnée [fém.] entre ses bras avec confiance totale et abandon à sa bonté pour demeurer dans son ordre avec paix et tranquillité ; que toute ma perfection consistait en cela, et à faire tous mes exercices comme il m’était marqué, sans me mettre en peine de quoi que ce fût [subj. imp.], ne pensant jamais au passé, et croyant que la perfection ne consiste pas seulement dans de grands sentiments et lumières, mais à être touchée dans la volonté et convaincue [fém.], comme je l’étais ; qu’il y avait de certaines âmes à qui Dieu avait donné de certaines dispositions d’esprit qui était plus pénétrant [qui étaient plus pénétrantes ?] et sur qui les vérités s’imprimaient plus, mais que Dieu agissait sur les dons naturels et faisait comme un peintre qui prend [une toile191] pour le fondement de ses peintures et qui là [(sic) ms., là] forme ce qu’il veut ; ainsi Notre-Seigneur fait ce qu’il lui plaît sur les dons naturels.

2. Le cinquième de Mai 1665192, portant quelque [105] état de peines et de doutes que j’exposais au Serviteur [ms., S maj.] de Dieu, il me dit que je ne devais pas me mettre en peine, et que l’ordre de Dieu était que je lui fusse soumise, en croyant que mon unique pratique était d’être abandonnée toute [tout ?] à Dieu comme un petit enfant entre les bras de son père, qui ne se met en peine de rien, sinon de s’abandonner et d’espérer tout ce qui lui est nécessaire de son père demeurant tranquille et paisible : [e] t quand je ferais toutes les fautes que je lui venais de marquer que je commettais très ordinairement, il fallait espérer et m’humilier, si ce n’était par touche sensible, que ce fût [subj. imp.] par la lumière de la foi, et par soumission à ce qui m’était dit de la part de Dieu, qui voulait que je demeurasse soumise à son ordre ; que ce l’était que je passasse par l’état que je portais qui était pour ma purification : [e] t que les lumières pratiques qui me découvraient tant de défauts que je voyais étaient un don si grand que si je le connaissais comme il le connaissait, je verrais bien l’obligation que j’avais à la bonté et [à la] miséricorde de Dieu sur mon âme, qui faisait mauvais usage de ce don lorsque je me laissais aller dans l’inquiétude, et à me peiner et m’affliger comme je faisais, voyant tout ce que je voyais de mes pauvretés, qu’il m’assurait être le plus grand don que j’eusse jamais reçu ; qu’il fallait me contenter de la volonté de Dieu, que je lui plaisais en cela, demeurant en abandon tranquille, petite et humble, travaillant tous les jours petitement, comme le Bienheureux [ms., bien-heureux] François de Sales [1567-1622] dit qu’il faut raboter la roche pour en faire ce que l’ouvrier veut : aussi je [106] dois travailler tous les jours selon ma petite grâce à détruire ce qui m’était marqué, et que j’avancerais plus en un jour de cette manière que dans plusieurs contre l’ordre de Dieu, qui ne demandait de moi que cela ; que je ne devais jamais parler de mes peines, et quand je les communiquerais à quelque Serviteur [(attention) ms., s min. (souvent maj. dans Bertot)] de Dieu, même à plusieurs à qui [en qui, envers qui] j’aurais la même confiance, et que la lumière fût [subj. imp.] égale, on ne pouvait jamais y remédier que par les voies que l’on me venait de marquer ; qu’y étant fidèle, ce serait par ces mêmes pratiques que j’aurais de l’Oraison : mais que j’étais toujours en danger de m’éloigner de cette voie et de l’ordre de Dieu sur moi, lorsque [ms., lors que] je m’occuperais de mes peines, ou que j’en parlerais, à moins que je le fisse simplement pour avoir quelque petit mot pour m’encourager à persévérer dans la voie qui m’était marquée.

3. On me dit encore [qu’il fallait] que je fusse fidèle au don de Dieu ; que je ne m’occupasse point du passé ni de l’avenir ; que pourvu que je fusse fidèle à me tenir abandonnée en espérance, petite et humiliée quand j’avais fait des fautes, on se chargeait de tout : que si je m’éloignais de cela, je ferais mauvais usage du don de Dieu qui était grand.

4. Sur ce que je dis de la lumière pratique qui me découvrait tant de défauts, qui me rendait incapable d’instruire les autres, et un Noviciat [ms., N maj.] que j’avais peine de reprendre voyant tant de défauts en moi, que je souhaitais n’avoir qu’à travailler pour moi : on m’assura que c’était ce même état qui me donnait plus de moyens d’avoir la conduite telle qu’elle était [107] nécessaire ; puisque je voyais par expérience mes misères, que j’aurais aussi plus de lumière pour me fournir des moyens pour aider les autres ; et qu’il ne me fallait pas peiner en tout cela, mais bien me laisser conduire et avoir patience, et ne me point tourmenter, me contentant de tout ce qu’on me marque être l’ordre de Dieu ; que s’il ne veut pas grande chose [grand-chose] de moi, que je me contente du peu que je puis : et par cette voie, patience et longanimité [sic (rupture ?)] je plairai [plairais ?] à Dieu, puisque l’on m’a assuré [e] [Accord (fém.).] que je serais dans son ordre [ajouter virgule ?], observant ce qui m’a été dit, qui est tout contraire à mon esprit naturel et à mes habitudes.

4.27 Faire usage de ses chutes.

Comment faire usage de ses chutes dans la voie de la foi.

1. Les chutes et les pauvretés, qui arrivent continuellement à une âme qui travaille tout de bon et poursuit infatigablement Notre-Seigneur, ne doivent jamais la décourager ; au contraire il est très certain qu’elle ressent un certain réconfort, plus elle ressent sa misère : c’est ce qui anime sa poursuite et ce qui la fait désirer de plus en plus de trouver celui qui lui peut être une source des [de] vertus et le soutien de son âme. Le peu d’appui et de joie qu’elle a en soi-même lui fait désirer la joie véritable ; et de cette manière sa pauvreté est féconde, et sa misère est la source de son bonheur en ce degré de foi conformément à ces paroles 193: [u] n abîme attire un autre abîme : un abîme [108] de misère gémit pour obtenir et avoir un abîme de bonheur et de joie. C’est ce qui la fait chercher ce bien dans l’Oraison, dans les autres pratiques, mais spécialement dans le renoncement de soi-même ; car elle le trouve sans le pouvoir trouver (qu’il la contente [sic]) dans l’Oraison et dans les pratiques ; mais pour la mort de soi-même, c’est où elle le trouve véritablement : et comme cela est si rude et si difficile, elle ne s’y donne que très peu à peu. C’est ce qui est cause que l’âme se contente de le chercher un peu en l’Oraison et dans les pratiques, jusqu’à ce qu’elle soit fidèle et suffisamment forte pour que Dieu lui envoie des occasions d’importance pour mourir ; et pour lors elle le trouve.

2. Il faut donc peu à peu travailler comme l’on peut, et mourir ou plutôt se mortifier selon son petit pouvoir jusqu’à ce qu’on puisse mourir. Plus on goûte de cette lumière, plus les chutes qui en éloignent sont rudes et amères. Cela va toujours croissant. D’où vient que plus on avance, plus la pénitence est longue et par conséquent Dieu se cache plus longtemps ; si bien que dans une âme qui serait fort avancée en cette lumière, les moindres fautes, et quelquefois celles qui paraissent peu fautes [sic], sont suivies de fuites de Dieu très longues ; ce qui augmente toujours de plus en plus, plus la lumière vient, et plus l’âme devient pure. [109]

4.28 Fidélité à la lumière purifiante de la foi.

De la lumière purifiante de la foi qui découvre à l’âme ses misères afin de les détruire ; et comment on y doit être fidèle en toutes ses actions et pratiques.

1. Je prie Notre-Seigneur de me donner lumière, et que ce soit en lui que je vous réponde, afin que ce que je vous dirai vous soit fort profitable en l’état où vous êtes, et où vous serez encore bien du temps, [cet état] étant fort pénible et fort dangereux, à cause de l’embarras intérieur, du précipice perpétuel, et de l’incertitude où l’âme est, de ce qu’elle fait et de ce qu’elle doit faire. Elle se trouve si embourbée dans ses misères, que pensant se sauver d’une et s’en corriger, elle se précipite dans dix autres, et, ce qui est fort fâcheux, dans les mêmes, voyant souvent peu de véritable volonté pour s’en tirer. Même elle découvre douloureusement que plus elle s’observe et travaille à se corriger, plus elle s’enfonce encore en ses mêmes misères ; et il semble que tout son travail ne se termine qu’à découvrir plus profondément la source inépuisable de ses péchés et de la contrariété qu’elle porte pour être à Dieu de la bonne manière en pureté et en perfection, selon son état et les lumières qu’elle reçoit de sa divine Majesté. Cet état précipite l’âme dans de grandes ténèbres et perplexités perpétuelles sur ce qu’elle est et sur ce qu’elle doit faire, ne lui restant que bien peu de lumière pour se soumettre à l’aveugle, et par la pointe de la volonté [ajouter virgule ?], à ce qu’on lui dit. Il lui semble continuellement [110] qu’au milieu de tout cela son naturel est toujours vivant, sortant en action perpétuelle, autant que ces [ms., ces, et non : ses] ténèbres augmentent et que ses défauts se multiplient ; si bien que la pauvre âme se surprend incessamment en production de ce qu’elle est. Et comme votre naturel est fort actif et précipité, aussi est-il toujours en acte de vie pour se conserver autant que vous vous sentez privée de lumière et du secours des vertus qui sont les véritables nourritures de l’âme.

2. Tout ce que vous me dites est conforme à cette lumière, et vous me décrivez fort bien l’état présent de votre âme, lequel étant un état de purification doit être pénible : et même je l’appelle périlleux ; d’autant que l’âme y peut faire naufrage par l’ennui ou le mélange qu’elle y peut apporter, en voulant devancer la lumière, et en ne suivant pas humblement et avec démission [= renoncement] d’esprit pour marcher pas à pas sans lumière, sans goût, [mais] au contraire avec grande amertume, durant que Dieu la tiendra en cette [ces] cure et purification, qui sera [seront] aussi longue [s] que la profondité de son impureté et de son naturel, contraire [sing.] au dessein de Dieu sur elle, subsistera : [e] t cette peine de purification ne cessera ni ne diminuera pas [sic], supposé que sa grâce continue, mais au contraire augmentera autant que la lumière et la grâce augmenteront. Quand je vous parle ici de lumière et de grâce, je n’entends pas une grâce d’onction, ni une lumière brillante ; mais une grâce et [une] lumière qui selon ce degré est [sont] véritable [s], quoique ténébreuse [s] en cet état, n’ayant des ténèbres et ne causant peine qu’à cause du combat de la nature pour se soutenir en ses droits et en ses défauts. [111]

3. Tout ce que vous me dites est véritablement un effet de la lumière, purifiant vos imperfections et votre naturel. C’est pourquoi ayez patience, travaillez de votre mieux comme vous me le dites ; et quoique vous croyiez n’avoir ni lumière ni grâce, vous trouverez à la suite qu’elle [la lumière] y était pour détruire vos défauts, rectifier votre naturel, et ajuster votre âme à l’opération de Dieu en elle. Cette lumière purifiante ou purgative durera longtemps, et fera d’étranges effets pour détruire l’orgueil, la suffisance, l’activité et le reste que cette même lumière ira peu à peu vous découvrant, jusqu’à ce que l’impureté, contraire aux inclinations et à la vie de Jésus-Christ en vous, soit consumée : et vous vous apercevrez de ceci à mesure que la paix, la démission d’esprit, l’abandon suave à la disposition de Dieu commenceront à prendre place, au lieu de l’agitation des ténèbres, et de l’enfoncement en vos misères. Si bien que tout ce que vous me mandez de vos misères, de vos défauts et de l’état actif, impatient et bouillonnant de votre naturel, est non seulement lumineux, mais effet de lumière. Croyez-moi sur cet article si vous le pouvez ; afin que cela vous aide à vous laisser humblement et suavement mourir et traiter à la lumière, qui vous traitera encore bien plus mal en déracinant et vous faisant encore bien plus expérimenter votre infini fond [sans s] de corruption et d’opposition à Dieu. Ainsi plus vous pensez être mal, plus vous pouvez être mieux ; car vous êtes en cure pour le devenir.

4. Si un homme qui prend médecine portait jugement de sa médecine par ses tranchées194 et douleurs, il croirait qu’elle ne vau — [112] drait rien, et que ce serait pour le faire mourir : mais non, un peu de patience ; car elle n’est que pour donner la santé et la vie. Et il est vrai que ceci est si inconnu (à moins que Dieu n’en donne l’expérience) que quantité d’âmes reçoivent cette lumière purgative, auxquelles elle ne profite nullement ; mais bien plus très souvent par leur faute, et par un secret jugement de Dieu qu’il nous faut adorer, elle leur devient très périlleuse : d’autant qu’ouvrant la plaie elle découvre les maux inconnus et cachés, qui n’étant pas guéris ni pansés deviennent des ulcères et des maladies mortelles et incurables. Ainsi il serait plus avantageux aux âmes qui ne font fruit de cette divine lumière de purification de ne l’avoir jamais reçue, étant demeurées dans un état commun quoique les défauts et les péchés eussent été en leur fond et cachés en leurs âmes.

5. Je me ressouviens d’une lumière que Dieu donna à une personne de mes amis, par laquelle il lui faisait voir qu’il trouvait mauvais qu’un certain homme donna la lumière indifféremment sans choix et discernement de la vocation de ceux auxquels il la communiquait. Dieu se servit en cette occasion d’une comparaison pour lui faire mieux entendre la conséquence de l’affaire. Il entra, dit-il, un Chirurgien [ms., C maj.] fort expert et habile dans un hôtel-Dieu, où il trouva quantité de malades, et entre autres plusieurs qui avaient des incommodités cachées et inconnues à la vue. Cet homme, sans examiner la suite, suivit la découverte que lui donnait [donnaient] son expérience et sa lumière, faisant quantité d’opérations, et par là manifestant plusieurs maladies : ces opérations faites il s’en alla ; ainsi au [113] lieu de guérir ses malades, il leur causa des maladies nouvelles. Par cette comparaison il exprima à cette personne une grande vérité, comme j’ai déjà dit, [à] savoir que la lumière de la foi est un grand don, puisqu’il nous est donné pour nous guérir ; mais que ses premières opérations étant pour nous purifier, elle nous fait et nous cause des plaies, qui peuvent être notre bonheur se terminant à nous donner notre santé : c’est une vie divine, si l’on en fait l’usage qu’il faut. Mais aussi elles nous peuvent causer la mort ; tout de même comme une plaie, faite par le plus habile Chirurgien du monde, n’étant ni soignée ni ménagée comme il est requis, peut à la suite causer la mort.

6. Comprenez donc bien, je vous prie, une bonne fois que ces ténèbres [syntaxe], ces insensibilités, ces activités sans remède, cette quantité de défauts qui fourmillent en toute manière, vous paraissent au jour par l’aide de la divine Lumière [(attention) ms., l min.] qui purifie vos péchés et votre vous-même, pour vous approprier selon le dessein éternel de sa divine Majesté [ms., M maj.]. Cette Lumière [(attention) ms., l min.], qui fait effet de purification en votre âme, et qui continuera durant tout le temps qu’elle rencontrera des impuretés et des défauts à purifier, fait et cause la constitution intérieure que vous expérimenterez en votre Oraison. Comme elle cause purification et peine durant le jour, de même fera-t-elle aussi en Oraison, vous donnant des désirs de paix, d’abandon et de remise entre les mains de Dieu, sans cependant en pouvoir jouir. Et comme elle cause dans le général de la vie [un] désir de pureté et de destruction de ses défauts et de tout ce que l’âme expérimente de contraire au dessein de Dieu, sans cependant le pouvoir [114] avoir ni obtenir, mais plutôt expérimentant qu’on se salit de plus en plus ; ainsi en Oraison cette divine Lumière [(att.) ms., l min.] fait courir après la paix, l’abandon et le reste, dont elle donne des avant-goûts, sans pouvoir les obtenir, Dieu par sa divine Lumière [(att.) ms., l min.] ayant cette adresse de nous faire désirer ce qui nous manque et que nous goûtons secrètement être notre bonheur et notre vie : ainsi Dieu caché en l’Oraison va par sa Lumière [(att.) ms., l min.] inconnue et par ses contraires mystérieux gravant dans le fond [sans s] de nos cœurs les merveilles qu’il [ou : qui] lui plaît, afin qu’un jour si nous sommes fidèles, nous soyons l’objet de ses délices.

Prenez donc bien garde en l’Oraison de perdre la beauté que Dieu vient d’y graver dans votre cœur par les sécheresses, les divagations et les autres peines qui seront assez ordinaires dans tout ce temps : et quoiqu’il vous paraisse que vous n’ayez point de présence de Dieu ni de calme, vous trouverez cependant à la suite qu’une main cachée va donnant ce qui paraît défaillir avec tant de peine.

7. Tout ce que vous me dites de votre Oraison et du reste qui l’accompagne me marque les effets [ms., éfts] de la lumière [ms., l min.], tels que je vous les ai dits [supprimer virgule ?] pour la purification, et qu’assurément la lumière est dans votre âme pour bien opérer durant le temps de votre Oraison, comme elle est dans le reste pour vous purifier. Où il faut remarquer que Dieu étant un Dieu d’ordre n’a point de haut [sans s] ni de bas, mais bien une conduite unie et de suite : ainsi la Lumière [(attention) ms., l min.] divine opérant purification [sic] en l’âme prend en l’Oraison la même conduite et le même procédé ; afin que l’un serve à l’autre, et qu’ainsi la purification [115] donne du secours à l’Oraison, et que l’Oraison aussi soit non seulement une disposition mais un temps très avantageux pour la même purification.

8. Tout ce que vous me mandez pour vos Confessions [ms., C maj.] doit être de la manière que vous me l’écrivez. En l’état où vous êtes, il ne faut pas croire que vous puissiez mettre [de] l’ordre en vos Confessions, soit pour vous corriger comme vous voudriez, soit aussi pour en prendre des résolutions dont vous fussiez content [masc.]. Allez-y bonnement comme vous pouvez sans vous embarrasser le moins qu’il vous sera possible : il ne faut pas croire que vous puissiez ajuster votre cœur pour être content et certifié de vos résolutions du moins selon les sens ; il vous doit suffire que la pointe du plus secret de la volonté le veuille sans vous embarrasser de vos contradictions qui vous paraissent plus certaines.

9. Durant tout le temps de la purification, les choses seront toujours de cette manière ; l’on veut et l’on ne veut pas : l’on veut à ce qu’il paraît, dans le plus secret de l’âme ; et l’on ne veut pas étant entouré dedans et dehors d’un million de volontés contraires qui étonnent les âmes non expérimentées [ajouter tiret ?]. Négligez ces choses et ne vous mettez pas en peine par la crainte que vous aurez de fois à autre ; savoir si cela ne vous vient pas par une négligence de la vertu, et par quelque insensibilité pour votre salut et [votre] perfection : cela n’est pas ; et durant que la lumière de la foi sera dans votre âme, et que votre âme sera en soin et en haleine de la faire fructifier par la destruction de votre vous-même, ne craignez rien : tout ce que vous me dites sur ce sujet est bien, [116] et se passe de la manière que vous me le dites.

10. Pour ce qui est de la Communion [ms., C maj.], continuez à la faire autant que vous le pourrez quoique vous vous y voyiez fort distrait [masc.] et presque insensible ; cela n’empêche pas l’effet de Jésus-Christ en vous. L’état distrayant de la guerre avec l’opération de la foi en votre degré cause ce peu de sensibilité ; et comme je vous ai dit, que Dieu par sa lumière purifiante, en découvrant les défauts, secrètement y remédie ; aussi en la Communion la présence de Jésus-Christ opère inconnuement [ms., inconnûment] par ces contraires de sécheresse et [de] divagation.

11. Je vous dis seulement un peu de chaque chose conformément à ce que vous m’écrivez, afin que par là vous voyiez non seulement la lumière, mais encore sa manière d’agir en chaque chose, et qu’ayant ce crayon [voir Littré] devant les yeux, vous soyez plus fidèle à l’opération de Dieu, qui est continuelle en chaque état. Que vos chutes et vos rechutes de ce procédé ne vous accablent pas le cœur ; mais qu’au contraire elles vous animent à faire encore de mieux en mieux, c’est-à-dire à vous perdre et à vous sacrifier en toute rencontre, afin que le don de Dieu, régnant en vous et dans toutes vos actions, soit de l’Oraison, de la Confession, ou de la Communion, peu à peu vous y fassiez régner vraiment Dieu.

12. J’ai eu de la joie en lisant votre lettre, et y remarquant assurément de la foi selon le dessein éternel de Dieu sur vous, et conformément à ce qu’il nous faut et à ce que nous sommes, et me réjouissant à [sic] voir cette belle opération sur votre âme. J’ai une seconde joie, remarquant la même lumière, quoique faisant [117] différents effets dans l’âme de la bonne Sœur [ms., S maj.] : et sur cela il m’est venu une comparaison qui me semble fort juste. Les mêmes rayons du Soleil [ms., S maj.] donnant sur un poirier et sur un pommier, ce sont les mêmes rayons qui font différents effets par la diversité des sujets : ainsi la même lumière de foi opère en vous et en elle [la Sœur] mais différemment par la différence des naturels et des défauts : mais si l’un et l’autre étaient fidèles à porter la purification et la destruction conformément à ce que vous êtes, toute cette différence se réunira [se réunirait] dans la suite dans son principe.

13. Prenez donc courage au nom de Dieu, et estimez infiniment ce don de Dieu qui vous est présenté et donné pour travailler à votre purification, et pour rectifier et détruire en vous les impuretés et les défauts qui contrarient les desseins éternels de Dieu ; et pourvu que vous soyez fidèle de la bonne manière à votre purification, assurez-vous que vos embarras, et le reste, qui sont en vous sans vous, c’est-à-dire qui sont de votre état, ne vous nuiront point suivant les lumières que Dieu vous donnera et vous fera donner.

4.29195 Perte de soi-même pour trouver Dieu

S’assurer contre la crainte, en mourant à tout par la foi196.

1. Le deuxième jour de Juin 1676 [point remplacé par une virgule], on me dit un mot qui me fut essentiel, et qui fit perdre et anéantir mon âme pour tous les soins et les craintes que j’avais par la sécheresse et l’obscurité qui me semblait [semblaient] me faire bien [118] perdre du temps inutilement et de ce que je voyais que ma journée était tout de même [sic], ne faisant aucune distinction de mes emplois, de mes Communions et Oraisons, et ainsi du reste de mes occupations dans la journée ; ce qui me donnait de la crainte.

2. On me dit [point-virgule remplacé par un deux-points] : ne vous mettez pas en peine de votre intérieur, ne vous en mêlez point du tout, car ce n’est pas votre affaire ; surpassez tout en vous perdant : mais ce qui est votre affaire, c’est de mourir par toutes les providences que Dieu vous donne dans votre état ; c’est là votre ouvrage. Mourez et vous perdez [mourez et perdez-vous], et tout viendra selon le dessein et la volonté de Dieu. Quoi ! je [ms., j min.] ne me dois point tourmenter de toutes mes pauvretés ? Non : je vous dis que votre unique affaire [virgule déplacée], c’est de mourir en tout selon les providences.

3. Ces [(erreur) : ms., c’est] paroles me furent si essentielles que dès ce moment j’ai tout perdu, en ne me mettant plus en peine d’intérieur, de perfection et d’Oraison, mais bien de mourir. J’ai vu une si grande nécessité de commencer à mourir, que je suis plus que persuadée [fém.] qu’il n’y a que la mort à tout qui nous donne Dieu réellement, et que le manque de cette mort nous prive de tous les véritables biens ; et de plus je suis convaincue [fém.] que la fidélité à la mort, telle que je l’ai comprise par ces trois ou quatre mots, nous donne au milieu de la mort, et des croix que la mort cause à l’homme terrestre197, une béatitude par le don de la foi divine : [e] t je comprends bien qu’elle [(la foi divine ?)] ne peut être un peu grande dans une âme qui en est honorée, qu’elle ne la porte à mourir et à avoir [une] inclination secrète à la mort comme à un bien et un moyen très grand [syntaxe]. [119]

4. Ces paroles ont fait tant d’effet à la personne à qui elles ont été dites, qu’elles lui ont donné comme une faim insatiable de mourir ; non pas à chercher les occasions de la mort ; cela n’est pas permis par cette même lumière, au moins à cette âme : mais bien à ne pas perdre une seule occasion que la Providence [ms., p min.] dans son état lui fournira : et plus la foi s’agrandit, et [sic] plus les occasions, à ce qu’il semble, paraissent se multiplier et s’agrandir, souvent sans que les créatures s’en aperçoivent, mais Dieu et l’âme198 seulement.

4.29199 Perte de soi-même pour trouver Dieu

S’assurer contre la crainte, en mourant à tout par la foi.



1.Le deuxième jour de juin 1676 on me dit un mot qui me fut essentiel, et qui fit perdre et anéantir mon âme pour tous les soins et les craintes que j’avais par la sécheresse et l’obscurité qui me semblait me faire bien [118] perdre du temps inutilement et de ce que je voyais que ma journée était tout de même, ne faisant aucune distinction de mes emplois, de mes communions et oraison, et ainsi du reste de mes occupations dans la journée ; ce qui me donnait de la crainte.

2.On me dit ne vous mettez pas en peine de votre intérieur, ne vous en mêlez point du tout, car ce n’est pas votre affaire ; surpassez tout en vous perdant : mais ce qui est votre affaire c’est de mourir par toutes les providences que Dieu vous donne dans votre état ; c’est là votre ouvrage. Mourez et vous perdez, et tout viendra selon le dessein et la volonté de Dieu. Quoi ! Je ne me dois pas tourmenter de toutes mes pauvretés ? Non : je vous dis que votre unique affaire c’est de mourir en tout selon les providences.

3. Ces paroles me furent si essentielles que dès ce moment j’ai tout perdu, en ne me mettant plus en peine d’intérieur, de perfection et d’oraison, mais bien de mourir. J’ai vu une si grande nécessité de commencer à mourir, que je suis plus que persuadée qu’il n’y a que la mort à tout qui nous donne Dieu réellement, et que le manque de cette mort nous prive de tous les véritables biens ; et de plus je suis convaincue que la fidélité à la mort, telle que je l’ai comprise par ces trois ou quatre mots, nous donne au milieu de la mort et des croix que la mort cause à l’homme terrestre, une béatitude par le don de la foi divine. Et je comprends bien qu’elle ne peut être un peu grande dans une âme qui en est honorée, qu’elle ne la porte à mourir et à avoir inclination secrète à la mort comme à un bien et un moyen très grand. [119]

4. Ces paroles ont fait tant d’effet à la personne à qui elles ont été dites, qu’elles lui ont donné comme une faim insatiable de mourir ; non pas à chercher les occasions de la mort ; cela n’est pas permis par cette même lumière, au moins à cette âme : mais bien à ne pas perdre une seule occasion que la providence dans son état lui fournira : et plus la foi s’agrandit, et plus les occasions, à ce qu’il semble, paraissent se multiplier et s’agrandir, souvent sans que les créatures s’en aperçoivent, mais Dieu et l’âme seulement

4.30. Perte de soi-même pour trouver Dieu

Éviter la mélancolie. On ne trouve Dieu lui-même que par la perte de foi200.

1. Pour ce qui est de ces amusements qui vous font peine, assurez-vous qu’ils vous sont nécessaires : car votre naturel étant gai, c’est un secours grand pour l’oraison ; d’autant que le fond mélancolique est pour l’ordinaire un lac qu’il est impossible d’outrepasser, et où l’on rencontre un million d’écueils et de périls. C’est pourquoi ne craignez pas de vous soulager, et quelquefois vous récréer un peu. Une grande quantité de filles périssent en la voie de l’oraison, par la mélancolie qui leur cause un million de peines qu’elles croient de Dieu : et elles sont purement de leurs fonds naturel et pour l’ordinaire sans remède, quand elles sont accompagnées d’opiniâtreté ; au lieu que les autres ont la douceur et l’humilité pour compagne, ce qui facilite le remède. Ne vous étonnez pas d’expérimenter tant [120] de peine à vous perdre ; c’est une grâce assurément ; car la perte et autant grande que la nature y a de peine, et que l’on y remarque de périls, ce qui cause frayeur et peur. Quoi que vous voyiez la continuation des embarras intérieurs, des obscurités, incertitudes, et convictions même que vous avancez pas d’un moment : nonobstant tout cela, abandonnez-vous et vous perdez au-dessus de tout et de toute assurance ; et assurez-vous que vous aurez de l’oraison sans oraison, et de l’union sans l’expérimenter.

2. Les voies de Dieu sont des abîmes quand on s’approche de Sa présence, et Sa présence est un abîme même. O que ce secret est grand, mais peu connu ! je sais bien qu’il l’est de peu, et pour le commun les grandes âmes mêmes n’ont Dieu qu’en ressouvenir, qu’en inclination amoureuse et en tendance vers Sa bonté. Tout cela est excellent à qui n’a pas Dieu, et à qui Dieu ne veut pas Se communiquer, mais quand Dieu S’approche, étant un abîme, Il met et tire l’âme dans l’abîme. Je vous ai beaucoup écrit de cela, mais comme c’est un passage si inconnu, l’on ne peut que l’on en parle toujours dans les occasions qui s’en présentent.

3. Tout cela est fondé sur la différence infinie qu’il y a, lorsque Dieu Se présente ou S’approche de l’âme par Lui-même, ou seulement par amour. Cette différence se peut un peu expliquer et s’éclaircir par cette comparaison et par la différence qui se rencontre lorsqu’un ami que l’on aime est présent ou absent. Quand j’aime mon ami absent, il m’est présent par pensée, par inclination d’amour et par un ressouvenir qui me fait jouir de sa présence agréablement, [121] et plus l’amour est fort, plus il réveille et rend efficace le ressouvenir et la pensée. D’où vient qu’il y a des âmes, qui à force d’aimer deviennent rêveuses et s’entretiennent en secret par leur ressouvenir, tout de même que si leur ami était présent. Il se trouve même là quelque chose de plus agréable, le ressouvenir ne prenant plaisir de représenter que ce qu’il y a de plus plaisant ; si bien qu’il se trouve souvent une agréable conversation et un pourparler qui contente à demi un cœur qui sait aimer. Mais quand l’ami est présent, tous les ressouvenirs cessent dans un certain et secret assouvissement ; il se fait silence et l’on jouit de ce que l’on désirait. Mais comme la véritable présence de Dieu, ou pour mieux dire, Dieu même, est une nuit et un abîme, cela est cause que cet assouvissement et cette cessation de désirs, de recherches et de ressouvenirs tombe dans une obscurité et un brouillard. Voilà pourquoi le Prophète201 exprime la présence de Dieu par des eaux ténébreuses, par des obscurités, etc.2

4. Allez donc sans voir où vous allez, ni comme vous allez ; faites perte de tout. Que valez-vous pour vous mettre tant en peine ? J’ai bien de la joie de la pauvre N. Ne faites rien pour ce que vous me mandez : vous devez mourir à toutes ces raisons du bien de la Communauté, et faire en simplicité et en perte ce que vous voyez qu’il est nécessaire, et que l’on vous marque. Il n’importe par où l’on tienne pourvu que l’on tienne.

4.31 Le cœur vide possède Dieu.

Pour posséder Dieu il faut avoir le cœur vide des créatures.

1. Nous sommes toujours mécontents, parce que nous le voulons être ; et nous manquons ordinairement de toutes choses, parce que nous ne les voulons pas avoir. Que diriez-vous d’une personne laquelle dirait désirer le Soleil [ms., S maj.] et jouir de l’agréable lumière du Soleil, et qui cependant se boucherait les yeux elle-même ? Ne diriez-vous pas qu’elle ne le veut pas, et qu’agir de la sorte, c’est ne le vouloir pas ? Dieu par son infinie bonté [min.] a une infinie joie de se donner et de se communiquer incessamment à nous ; et le Soleil ne se donne et ne se répand avec tant [avec autant] de profusion dans le monde que Dieu le fait dans les âmes : mais il est impossible que nous recevions ces profusions de Dieu qu’autant que nous nous vidons de nous-mêmes. N’est-ce pas donc nous boucher les yeux pour ne vouloir voir les grâces de Dieu, que de volontairement s’occuper d’une infinité de choses qui ne nous sont commises par l’ordre de Dieu, telles choses remplissant incessamment des pensées étrangères qui nous bouchent les yeux ? N’est-ce pas aussi ne pas vouloir recevoir ces profusions des grâces de Dieu, que de remplir notre affection de plusieurs choses créées, qui non seulement ne sont pas l’ordre de Dieu sur nous, mais qui sont par notre propre inclination naturelle ? Car comme Dieu se reçoit en la volonté vide d’affections créées ; ainsi c’est volontairement ne [123] pas vouloir Dieu, que de remplir volontairement cette capacité, qui seule est capable de recevoir Dieu. Une âme donc laquelle volontairement s’occupe des créatures sans ordre de Dieu, et qui sciemment s’y affectionne et s’y attache volontairement, se bouche les yeux pour ne pas voir Dieu, et volontairement refuse et rebute les miséricordes de Dieu.

2. On ne doit pas prendre une mauvaise excuse, savoir [à savoir] que quoique l’on ne s’occupe sciemment et volontairement d’aucune créature, et que l’on n’y mette pas son cœur et son attache, cependant on ne s’aperçoit pas pour cela que Dieu vienne plutôt [sic]. Cela est faux : car il est plus impossible que le Soleil [ms., S maj.] manque en plein midi, dans un jour très serein au mois de Juillet [ms., J maj.], d’éclairer les yeux d’une personne qui aurait bonne vue et qui serait au milieu d’une vaste campagne, qu’il est possible qu’une âme laquelle tient son esprit et son cœur solitaire [s ?] auprès de Dieu en faisant son ordre en sa vocation, n’ait incessamment et avec une grande profusion Dieu autant que son cœur et son esprit sera [seront] dans ce vide [syntaxe un peu lourde]. C’est l’impossibilité de toute impossibilité ; et jamais une âme d’expérience et qui sait dans la vérité ce que c’est que Dieu, et comme [comment] il agit à l’égard de ses pauvres créatures, ne dira autre chose. Deliciæ meæ, esse cum filiis hominum202. Vous m’entendez sans autre explication : videz votre œil et votre cœur, et vous trouverez tout ce qu’il vous faut. [124]

4.32 État de la foi nue.

État de la foi nue.

1. J’ai vu clairement que le rayon divin est Jésus-Christ même, et que ce qui est de lui, soit intérieur, soit extérieur, se trouve par son moyen, en demeurant dans le rayon même et [en] s’y perdant ; qu’il n’est pas besoin de lectures [pluriel], mais seulement de le poursuivre ; car l’ayant, la lecture ne donne que des images, et il ne faut que demeurer en lui sans connaître [point-virgule supprimé] ni goûter.

2. J’ai connu que la grâce de l’intérieur est semblable à un pépin, lequel contient en soi l’arbre et les fruits, quoiqu’on ne les voie [subj.] pas. Et comme le pépin est jeté en terre, et qu’ainsi il germe et croît, de même aussi Dieu donne à l’âme, qu’il appelle à l’anéantissement parfait, un je-ne-sais-quoi [ms., italique] dans l’intime, lequel est la foi et la Sagesse [ms., S maj.], qui communique [qui communiquent ?] peu à peu et en secret toutes choses. Et ce je-ne-sais-quoi [ms., sans italique] très caché contient implicitement tout ce qui est en Jésus-Christ même, lequel croît peu à peu [cf. Jean 3:30 ?] ; et si l’âme est vraiment fidèle, Jésus-Christ devient en elle intérieurement et extérieurement tout ce à quoi le Dessein [(attention) ms., d min.] éternel a destiné l’âme [virgule remplaçant point], sans qu’elle y contribue autre chose que de se laisser soi-même et se perdre.

3. J’ai vu par cette même lumière que je dois tout perdre en Dieu, c’est-à-dire par ce je-ne-sais-quoi [ms., sans italique], et aussi mon salut, sans me mettre en peine de mes péchés, ni de quoi que ce soit ; mais bien demeurant en Dieu et en mon rien, j’ai tout. Je ne me dois non plus mettre en peine de quoi que ce soit de distinct, quelque di- [125] vin qu’il soit [ajouter virgule ?] de Jésus-Christ ou de Dieu : l’intérieur par cette divine lumière croît par lui-même et devient Jésus-Christ. Enfin le tout est (selon la lumière de cet état [virgule supprimée]) de me laisser beaucoup perdre par chaque moment de ma vie quel qu’il soit, sans ajouter, ni diminuer.



*4.33. La foi toute nue

Des avantages de la foi toute nue et toute pure ; et de ses effets et progrès en l’âme

1. Notre Seigneur a fait sûrement connaître à une âme la différence qu’il y a entre la conduite de la foi toute nue et toute pure, et entre l’opération de Dieu dans le perceptible comme en une sainte Thérèse.

Premièrement la foi donne les mêmes choses et dans un degré plus éminent que le perceptible, faisant en l’âme et en son centre toutes les mêmes opérations que le perceptible et le connu que Dieu a donné en la voie d’oraison à plusieurs saints et saintes, mais cela, d’une manière plus pure, plus assurée et plus perdue en foi. Cette divine et amoureuse lumière par son imperceptible, mais très réelle, très efficace et très sublime opération, élève et perd l’âme en Dieu tout d’une autre manière.

2. Cette lumière est terminée en cette âme en lui découvrant que comme l’opération de la foi est imperceptible en l’âme, aussi est-elle purement pour Dieu, n’y ayant que Lui seul qui y ait Son plaisir. Il n’en va pas de même de l’autre grâce où il y a du perceptible : l’âme y trouve encore son compte en glorifiant Dieu, et en vérité quoiqu’elle y meure à soi-même selon son [126] degré d’union, elle y est en quelque manière toujours vivante tant par ce qu’elle reçoit et dont elle jouit perceptiblement que par l’assurance qu’elle y a de glorifier Dieu et d’être mise en acte perceptible vers Dieu.

Mais en la foi pure et nue qui fait et cause l’union de certaines âmes, tout y est et se trouve sacrifice, Dieu ayant choisi cette très divine lumière de la foi pour faire de Sa créature un éternel et entier sacrifice, la foi mettant son entendement et tout ce qu’elle est dans une soumission et un sacrifice entier. Par ce sacrifice de la foi, Dieu prend pour Soi tous les plaisirs des divines opérations de la foi en l’oraison et en l’union divine, et en jouit pour Soi et non pour la créature. Et ainsi tout ce qui se passe en cette divine foi est connu de Lui seul qui en jouit en un plaisir infini dont Lui seul est capable, d’autant que les opérations de la foi sont si sublimes qu’elles sont capables de faire le plaisir unique de Dieu, sans que la créature en puisse jouir que par quelques miettes qui en découlent de fois à autres, qui sont très peu de chose eu égard à la vérité et à la grandeur de l’opération de la foi, qui est connu de Dieu pour Son unique plaisir ; si bien que ces âmes destinées pour la foi nue sont les objets du plaisir divin, Dieu y prenant Son plaisir et S’y glorifiant sans qu’elles y aient part.

3. C’est donc ce que j’ai connu par la Bonté divine, à savoir que les âmes destinées à jouir de la foi en oraison et de l’union en foi et par la foi ont et jouissent d’une réalité d’opération de Dieu non seulement aussi grande et aussi efficace et remplie de Dieu et des merveilles divines que les âmes de l’union aperçue, mais qui plus est, bien plus grande et réelle [127] sans comparaison ; mais que cette plénitude et réalité n’est pas pour les âmes en lesquelles elle est par la foi mais pour Dieu et Son unique plaisir et éternelle gloire. Ce sont des âmes sacrifiées à Son seul plaisir éternel sans qu’elles en aient que de faibles certitudes dans les puissances et quelquefois dans leurs sens, toutes ces grandes opérations de la foi nue n’étant que dans le centre et pour le centre où Dieu Se voit et S’aime uniquement, ce qui [s’] écoule assez souvent, la foi étant déjà assez avancée, sur les puissances et sur les sens n’étant que pour aider l’âme à porter le sacrifice très grand et très sublime de la foi nue.

4. Il suffit donc à l’âme conduite par la foi de se laisser passivement en la lumière et tout se fera. Elle n’a qu’à laisser son âme passive et perdue, et cette divine foi fera tout ce qu’il lui faut et comme il le faut, sans qu’elle ait à s’en entremettre par son opération. C’est un don très sublime où nous ne pouvons rien que de le recevoir très passivement, (quoiqu’il soit toujours en notre pouvoir de faire usage de la foi commune par nos actes, cette foi nous étant toujours donnée aussitôt que nous sommes chrétiens). Mais ce don étant un don sublime pour être approprié à l’union divine et pour en jouir, il n’est donné que passivement, c’est-à-dire que nous n’y pouvons rien si Dieu ne nous le destine et nous le donne et qu’à la suite il ne se purifie par notre pureté et sortie de nous-mêmes, et devienne purement passif, non en passivité de lumière, mais en passivité divine, c’est-à-dire qu’il transporte le centre de notre âme en Dieu.

5. Une telle âme destinée de Dieu pour ce [128] don de foi n’est que pour l’unique plaisir divin et ne s’y doit regarder que de cette manière, à moins que de déchoir incessamment de cette grâce, en l’oraison et hors l’oraison, son plaisir étant incessamment que Dieu Se plaise et jouisse de ce qu’Il fait en la foi et dans le centre de l’âme par la foi. Voilà sa certitude, et en chercher d’autre, c’est se tromper et chercher et demander ce qui n’est pas de ce degré de foi, mais bien du degré de lumière divine aperçue où l’âme s’élève en louange et en amour incessamment par la certitude et la vue des opérations divines aperçues en son oraison et en son union. Mais pour cette âme en foi, pour toutes louanges, amour, etc., elle n’a que le sacrifice d’elle-même qui contient et renferme tout acte, toute louange et qui est tout honneur souverain à Sa divine Majesté, et ceci en pure et très pure passivité, le néant et le vrai néant n’en étant que le vrai résultat.

6. Heureuse et mille fois heureuse l’âme destinée de Dieu pour la foi ! Elle est sans plaisir, quoiqu’avec [d’] infinies délices non en elle mais en Dieu, non pour elle mais pour Dieu ou, pour mieux l’exprimer, Dieu S’en repaissant et en jouissant comme Il le fait et le connaît en Son plaisir infini sans souvent que l’âme en ait rien selon les puissances et les sentiments, mais cependant ayant tout en foi véritable, – ce qui est l’avoir en grande réalité et vérité si pure qu’à la suite que cette divine lumière devient grande et qu’ainsi elle est beaucoup dans le centre par division des sens et des puissances, elle est à l’âme plus réelle infiniment que tout ce qu’elle peut avoir d’aperçu, quelque sublime qu’il soit et qu’il puisse être. De sorte qu’elle ne [129] voudrait pour rien au monde changer cette manière d’avoir en foi pour l’aperçu, quelque sublime qu’il puisse être, honorant beaucoup les âmes qui sont conduites à l’union divine par la lumière divine aperçue dont elle ne se pourrait cependant aider, tant à cause de sa petitesse, quoiqu’elle paraisse fort grande par les effets, qu’à cause que cette voie n’a pas le goût sublime et divin de Dieu même, dont la foi seule peut faire jouir selon qu’elle devient plus pure et qu’elle est plus nue et plus perdue pour les créatures, c’est-à-dire pour l’aperçu.

O goût sublime, puisque vous êtes le goût d’un Dieu même et le manger dont Il Se repaît en telle âme ! Que les sens et les puissances se tiennent en leur manière parmi le créé et que le fond jouisse de Dieu non d’une manière aperçue, mais sacrifiée et perdue, c’est-à-dire en la manière de Dieu. Il suffit donc que l’âme soit en foi et qu’elle y demeure pour faire toutes choses.

7. Ô beauté de [la] lumière divine, secret de la Sagesse divine, que les yeux qui vous voient et qui en jouissent, ou plutôt qui par vous jouissent de Dieu, sont heureux ! Ils n’ont rien, à ce qu’il leur paraît, et ont tout ; ils ne voient rien et voient tout, car ils Vous voient, Vérité Éternelle et Beauté sans pareille. Ils ont en leur divine lumière, sans lumière aperçue, toutes choses, et en Votre unité ils jouissent de tout. Ô ! que voir Dieu de cette manière est jouir éminemment et abondamment de toutes choses, non en particulier seulement mais en unité qui dit tout en général et a tout en particulier ! Car jouir de cette manière en unité est jouir de tout en manière divine. [130]

Mais que voir Jésus-Christ Homme-Dieu en cette divine lumière est un bonheur consommé ! C’est le commencement de la foi et la consommation de l’état de la lumière divine. Car Jésus-Christ vu en foi est une vue très éminente en l’union divine et qui ne trouve non plus de fin que Dieu même, étant un Dieu incarné.

8. Ma lumière finit ici jusqu’à ce qu’elle recommence pour voir en foi divine ce divin objet de la Sagesse, Jésus-Christ Homme-Dieu où elle trouve des trésors que le cœur humain ne peut concevoir et que la seule lumière divine excellente et très éminente et très sublime peut découvrir et dont elle fait jouir en Dieu même.

Ô beauté divine de Jésus-Christ, qu’un homme est heureux de vous voir, car il voit son bien et sa béatitude ! Ô que cette vue est différente de tout ce que nous pouvons concevoir ! La foi seule le peut donner à l’âme, et heureuse l’âme qui en jouit, car son salut éternel lui est appliqué par Dieu même en Dieu même. Ô, si les hommes savaient ce que c’est que Jésus-Christ, que ne feraient-ils point pour en jouir et pour être si heureux que d’arriver jusqu’à Sa connaissance par la foi qui seule est donnée pour Le voir, Le connaître et en jouir, qui sont trois degrés réservés à la seule nue et divine foi en degré passif.

9. Il faut donc que je réserve à cette divine lumière l’heureuse connaissance et jouissance de ce divin objet pour en parler et pour en savoir quelque chose ; autrement ce serait parler doctement et non divinement de ce divin objet, Jésus-Christ Homme-Dieu, l’objet de [131] nos cœurs et la béatitude de nos âmes. Je sais que pour voir et connaître Jésus-Christ, il faut que l’âme, par la foi, soit perdue en Dieu d’autant qu’il est impossible de le voir que dans cette manière et par cette manière au degré dont je parle ici. C’est par cette divine lumière, Dieu même et en Dieu même, que l’on voit les merveilles et les Mystères admirables d’un Dieu-homme répandant son sang et mourant d’amour et par amour pour les hommes. Et si la foi réserve les merveilles qu’elle opère pour Dieu et pour le plaisir divin de Dieu qui en jouit en l’âme, cela se trouve encore bien plus vrai quand cette divine foi fait trouver Jésus-Christ et jouir de Jésus-Christ. C’est le plaisir unique du Père Éternel, et ainsi Dieu se donnant par la foi dans le centre de l’âme, c’est à la charge que Dieu seul en aura le plaisir. Ce sont les délices de Dieu : Hic est Filius meus dilectus in quo mihi bene complacui203.

10. Il faut donc laisser la foi faire les merveilles et n’attenter pas à ce divin plaisir, mais le laisser à Dieu seul, et plus cela sera véritable en toutes manières plus la vérité sera en l’âme qui est uniquement pour Dieu en cette foi et par cette divine foi. Ainsi sans y penser, la loi du divin amour est très observée, savoir de rendre ce que l’on a reçu et l’âme y trouve plus de plaisir infiniment par sa foi dans le plaisir divin que dans tous les plaisirs qu’elle pourrait avoir et dont elle pourrait jouir perceptiblement en elle. Elle laisse toutes choses par la foi dans leur grandeur et vérité, et [132] de cette manière seulement, elles sont selon le goût divin, Dieu ne pouvant Se repaître de ce que nous goûtons et dont nous jouissons, cela étant tout rabaissé et sali par notre néant qui rabaisse infiniment toutes choses divines aussitôt qu’il les touche. Son plaisir donc est de les laisser et par sa perte passive les renvoyer en leur origine où Dieu en jouit pour Son plaisir éternel.

Voilà un faible crayon de ce que fait la foi en une âme où elle est en don passif et où, peu à peu, elle croît comme un divin soleil attaché au firmament de notre âme.

*4.34. Du centre de l’âme

Du centre de l’âme et ses lumières qui en émanent

1. Notre Seigneur m’a fait voir un secret du fond et du centre de l’âme par lequel on voit et découvre si ce qui émane de l’âme vient de ce fond et centre, et cela par la comparaison d’une fontaine qui donne ses eaux sans se diminuer et sans que ces mêmes eaux puissent rentrer en leur source si premièrement elles ne vont se perdre et ne se perdent en la mer et de là reviennent en la source et par la source : cette source se nourrit et se soutient en donnant ses eaux mais elle ne peut se nourrir des mêmes eaux.

2. Le centre n’est pas vraiment centre en l’âme s’il n’est une source féconde qui ne puisse se tarir ; et ainsi les intérieurs qui ne sont encore arrivés à être vraiment source et à donner les eaux comme les sources les donnent ne doivent [pas] être appelés centre, mais une [133] touche ou lumière qui conduit peu à peu au centre.

3. Cette eau divine ou ces lumières fécondes qui sortent du centre comme d’une source nourrissent l’âme en émanant de son fond et centre sans y rentrer, mais plutôt l’âme, à mesure qu’elles sortent de la source, les va perdant en Dieu qui est vraiment la vie qui produit cette source divine dans le fond et le centre ; et telles lumières ne peuvent être nourriture à tel fond qu’en les perdant en Dieu à mesure qu’elles coulent de son centre. Et quand il découle des lumières d’une âme dont elle se peut nourrir sans les perdre, c’est signe qu’elles ne sont pas du centre mais des puissances, et par conséquent qu’elles ont des images dont l’âme se peut nourrir par les puissances. Et quand au contraire elles sont du centre et que ce sont lumières de source et de l’eau vive, comme elles n’ont vie qu’en Dieu, aussitôt qu’elles sortent de leur source, il faut qu’elles se perdent en leur source qui est Dieu pour avoir vie et donner vie en l’âme ; ou bien elles ne seront nullement nourriture au fond et au centre de l’âme.

4. Elles sont vie aux autres âmes qui ne sont pas dans le centre mais qui y vont, à cause qu’elles sortent de la source et qu’il n’y a pas un centre si avancé comme celui d’où elles viennent. Et si l’âme d’où elles viennent voulait se nourrir de telles lumières comme venant de la source, elle ne le pourrait, d’autant qu’étant émanées du fond, elles ne sont (aussitôt qu’elles en sont sorties) plus vie proportionnée au centre, et il faut les perdre en Dieu pour les y purifier et les rendre capables qu’elles [134] coulent par le fond en principe de vie qu’elles auront en Dieu. Ainsi toutes les lumières ne peuvent avoir vie pour le centre qu’autant qu’elles sont en Dieu et émanent de Dieu.

5. Il n’est pas possible que telles âmes du centre fassent de magasin [sic] : leur source est assez féconde pour les nourrir et pourvu que leur fond — et leur centre — se perde et se laisse perdre en pure et nue lumière de foi, il suffit, car leur perte, leur rien et leur nudité est leur fécondité sans mesure, étant par là mises en Dieu où telle foi les perd. Et une âme serait extrêmement heureuse si elle ne se pouvait pas retrouver. Mais, ô malheur ! elle se retrouve incessamment par les créatures et par les faiblesses ! mais aussi elle peut incessamment se perdre, comme nous perdons et retrouvons incessamment la lumière du soleil en clignant les yeux à tout moment par faiblesse et aussitôt les rouvrant tout de nouveau pour jouir de la lumière du soleil.

4.35 Voie pour arriver en son centre ou en Dieu.

Comment l’âme appelée à l’intérieur y avance peu à peu par le sentier inconnu de la foi, de l’espérance et de la charité, qui en faisant perdre ses puissances, la conduisent heureusement en son centre, ou en Dieu. Des effets de la lumière du fond [sans s] quand elle commence à se lever dans l’âme.


1. Je vous assure que j’ai une grande joie de pouvoir vous rendre quelque petit service, spécialement Notre-Seigneur vous faisant la grâce de vous continuer le désir d’être tout à sa [135] divine Majesté par le moyen de l’intérieur. C’est une grande grâce, cher Frère, qui ne se peut exprimer, laquelle est goûtée de peu d’âmes ; et plus je vois des personnes, plus je remarque que ce don est spécial, tout le monde faisant une estime singulière de l’extérieur, et ne regardant l’intérieur que comme un accessoire et une pratique pour se sanctifier. Je vous avoue que je ne l’avais jamais compris comme je le fais présentement, ayant vu des saints et des saintes dont l’intérieur est petit, quoique l’extérieur soit grand et admirable. Selon ma pensée tel extérieur n’est pas du poids qu’on le croit : car il faut savoir un grand principe qui est infaillible ; que l’extérieur n’est grand qu’autant que l’intérieur est divin, et que l’âme par conséquent est anéantie véritablement, non en désirs [pluriel] seulement, mais en vérité ; et cela ne s’apercevant que par l’intérieur, il faut donc par nécessité que l’on juge de la grandeur et de la sainteté extérieure [s ?] par la grandeur de l’intérieur. Cependant vous en trouvez très peu qui ne manquent insensiblement en ce point ; et peut-être cela vient de ce que la vocation est petite, et non de leur faute. Il faut en laisser le jugement à sa divine Majesté. Mais pour ce qui est des âmes qui par providence spéciale ont ouï des nouvelles de cet intérieur, et qui spécialement en ont eu des lumières et des désirs, elles doivent faire tout ce qu’elles pourront pour y travailler, et ne laisser perdre ce talent, que j’estime être le trésor évangélique204, faisant tout leur possible humblement et avec dépendance à l’ordre de Dieu pour le faire croître.

2. Cet intérieur pour l’ordinaire, et selon que je le puis savoir par l’expérience, est ruiné ou empêché [136] dans les âmes de bonne volonté par deux choses.

Premièrement, par le trop d’action et d’embarras, quoique d’ordre de Dieu à ce que l’on croit. D’où vient qu’il faut être fort prudent et beaucoup prendre conseil sur les actions dans lesquelles on est occupé, afin de voir (supposé qu’il y en ait trop, et que l’intérieur en soit étouffé) si l’on peut les diminuer, et au cas qu’on le puisse, de le faire de bonne heure ; car souvent on le fait si tard que l’âme n’est plus en état de reprendre vie : mais au cas que l’on ne puisse y donner ordre, il faut s’abandonner à la providence divine, laquelle peut-être donnera par ce moyen l’intérieur.

Secondement, faute de prendre un bon moyen. Car souvent les âmes qui reçoivent au commencement des mouvements et des touches intérieures pour l’Oraison et la récollection, n’étant pas aidées, se tournent insensiblement vers le moyen conforme naturellement à leurs puissances205, [à] savoir les visions, [les] touches amoureuses, et le sensible distinct : et ainsi faute de prendre la voie qui conduit au fond et au centre, elles demeurent rôdant dans une voie, quoique surnaturelle, qui ne les tire jamais de la circonférence, ni par conséquent du fini et du distinct, où elles sont adorées, estimées et recherchées ; car ce qu’elles ont et reçoivent là est la pâture des bonnes âmes, mais non la voie d’aller à davantage [sic] et de pénétrer plus profondément dans le Sanctuaire où sa divine Majesté se trouve elle-même. Et voilà aussi une raison pourquoi plusieurs âmes, même surnaturelles en leur intérieur, sont toujours enclines à amasser action sur action ; d’autant que ne se perdant de vue, leur joie est, quoiqu’elles ne le veuillent croire, [137] de se voir toujours opérer des merveilles, qu’elles croient être quelque chose de grand.

3. Le remède donc à ceci est [deux virgules supprimées] que l’âme marche toujours du côté de la foi et des autres vertus théologales 206: car assurément les vertus théologales dans leur exercice sont un sentier admirable, qui conduit insensiblement et très promptement au centre [supprimer deux virgules ?] et au fond très désiré [sing.] de ceux qui l’ont goûté [sing.] par quelques touches passagères ; l’exercice de ces divines vertus est de faire toujours recouler207 l’âme vers Dieu, chacune en sa manière ; la foi éclairant en obscurité, et faisant voir, sans voir, que tout ce que l’on a n’est pas Dieu, Dieu étant inaccessible : et insensiblement de cette manière l’âme court pour trouver celui qu’elle désire et qu’elle n’a pas. Plus cette foi est obscure, insensible et sans expérience, plus l’âme doit croire avoir de lumière. Ce qui est cause qu’elle ne s’amuse pas à un million de choses que les autres croient merveilleuses : et ainsi elle passe outre, appuyée sur l’espérance qui la certifie que Dieu étant une bonté [min.] infinie, il ne cesse jamais d’éclairer les cœurs qui le désirent ; et même moins ils ont d’expérience qui assure et certifie cette espérance, plus elle se fortifie par elle-même, espérant sans espérance au-dessus de l’espérance et enfin sans aucune certitude d’en avoir.

4. Ces deux vertus [théologales] la Foi et l’Espérance font marcher longtemps un cœur généreux à ses frais et dépens, afin qu’il s’enrichisse d’elles, souffrant un million de peines à vivre en pauvreté, sécheresse, obscurité et incertitude ; mais enfin si l’âme est assez généreuse pour se contenter de ces pauvres Dames208 toutes nues et dépouillées de tout bien, de toute richesse, sans espérance ni certitude de [ne ?] jamais rien avoir [sic] ; cette âme est étonnée [138] que lorsqu’elles sont contentes et habitent pleinement et paisiblement dans l’âme, pour lors elles déploient leurs richesses et leur abondance : et cette âme qui croirait ne rien avoir se trouve si riche et si pleine qu’elle n’a pas moins en elle-même que Dieu en son infinie Majesté ; et c’est pour lors que la Charité, la troisième des vertus209 commence à faire courir à son tour cette âme, mais d’une course encore bien plus légère et plus vite sans comparaison, que n’ont fait la Foi et l’Espérance. La raison est qu’elle [la vertu de Charité] fait goûter sans donner. Et ainsi étant encore plus dénuée, plus pauvre, plus sèche, plus impitoyable, et plus cruelle que les deux premières, elle fait goûter un bien infini sans en donner la jouissance, à ce que croit l’âme : si bien que tout son travail est d’affamer, de dénuer, et de dépouiller ; jusqu’à ce que cette pauvre âme aime tant qu’elle aime Dieu plus qu’elle-même, plus que toute créature, et plus que Dieu même210, méprisant incessamment tout ce qu’elle goûte de Dieu pour avoir Dieu : de telle manière que la Foi qui commence là à faire voir et à découvrir à l’âme des merveilles de Dieu et en Dieu, et l’Espérance qui insensiblement la fait espérer au-dessus de toutes choses, jusqu’à Dieu lui-même dans son infinité, ne lui causent [ces deux vertus] que de la peine, étant obligée pour mieux courir, en suivant la Charité qui vole plutôt que de courir, de tout quitter et abandonner, ne pouvant se repaître de ce qu’elle voit ou de ce qu’elle espère, tout cela n’étant pas ce que son cœur goûte [ms., deux-points introduisant le paragraphe suivant] :

5. Cher Frère, qui sait ce stratagème admirable de Dieu par ces divines vertus, pour posséder un cœur, et pour le faire insensiblement et à l’insu tant courir qu’il arrive à cet aima — [139] ble centre où Dieu se trouve, et où véritablement l’on trouve cette source d’eau vive qui rejaillit incessamment en la vie éternelle ! Je ne puis vous exprimer l’opération de ces divines vertus ; car il faudrait non un volume mais plusieurs livres pour vous dire un peu le détail de chacune : ce qui serait cependant fort utile, d’autant que faute de savoir un peu ce qu’elles font en l’âme, on les néglige, et très souvent, si je ne me trompe, on ne les connaît que lorsqu’il n’en est presque plus de besoin. Il me semble qu’il arrive ici la même chose qu’au jeune Tobie, lequel ne reconnut son conducteur et son bienfaiteur [ms., bienfacteur211] que lorsqu’il fut au lieu de repos et dans le terme : et cependant, selon ma pensée que je soumets aux âmes plus éclairées et à l’ordre de l’adorable Providence [(attention) ms., p min.], il me semble que cela serait d’une aide et d’un avantage extrême [s ?] si l’on savait ce que c’est que la Foi [F maj. : à l’instar du paragraphe précédent], son opération, et en quelle manière elle est donnée aux âmes ; je ne dis pas seulement dès le premier commencement, mais encore à la suite et durant tout le temps que son travail est pour prendre possession de l’âme qu’elle assiège. Car en vérité c’est une inconnue, une pauvre et une misérable, qui ne se contentant pas d’être telle à l’âme, crève encore les yeux de ceux qui s’abandonnent à sa conduite, afin que, quoiqu’elle soit si sèche, si obscure, si pauvre et si chiche, l’on ne puisse encore découvrir quelle beauté en elle qui arrête, et par conséquent détourne un peu et pour peu l’âme de sa course et de son chemin [syntaxe]. Si bien que pour être fidèle à la foi [retour au f. min.], pour être son ami, et en état qu’elle vienne de jour en jour prendre possession de l’âme, comme l’aurore, qui insensiblement et peu à peu va croissant, jusqu’à ce que le Soleil [ms., S maj.] soit [140] en son plein midi, il faut tout perdre, voyant sans voir et goûtant sans goûter. Cette foi [f. min.] donc au commencement qu’elle se donne à l’âme, la rend active et la fait courir activement et de ses pieds ; et ainsi peu à peu elle épuise les forces donnant le calme : et c’est le second degré de la foi [f. min.]. Ce repos fait insensiblement mourir à un million de recherches d’appui, et ainsi donne lieu à une foi plus grande, jusqu’à ce qu’enfin elle devienne passive en l’âme212.

Cette foi dans ces degrés, quoique pauvre, obscure et dénuée, comme je vous viens de dire, a pour soutien, appui et richesse la vérité divine et l’infaillibilité divine : [c] e qui dit secrètement l’accompagnement de tous les attributs et perfections divines qui, cachées [fém. (attention)] sous cette obscurité et [cette] nudité de la foi, s’insinuent à l’insu de l’âme en elle. Et voilà ce qui la fait si forte sans force, ce qui l’éclaire sans lumière, et ce qui la fait courir après une telle pauvreté, touchée d’un je-ne-sais-quoi [ms., sans italique] que lui fait goûter cette foi ; je dis dès le commencement, pourvu qu’elle ne se fourvoie par une route contraire à la foi, non par le péché seulement ; mais par les bonnes choses qui saintement et par une bonne intention remplissent l’âme de lumières sensibles et de goûts aperçus.

6. L’espérance s’établit de la même manière ; et quand la foi est venue en un certain degré, l’espérance travaille insensiblement, et dénue peu à peu l’âme d’appuis encore davantage que non pas la foi [sic] : car elle est plus obscure, plus incertaine et plus pauvre sans comparaison. Si bien qu’elle commence à tenir à l’âme un langage bien inconnu, lui disant [point-virgule supprimé] que tout ce qui la peut appuyer, que tout ce dont sa mémoire se peut ressouvenir, n’est rien. Et ainsi insensiblement l’espérance [141] détrompe l’âme, lui faisant espérer ce qu’elle ne goûte ni ne voit : et bien davantage, peu à peu elle lui découvre sa propre misère et ses péchés, afin de déraciner une certaine espérance et [une certaine] confiance que l’âme a presque toujours en soi-même ; et par un secret admirable, l’âme tombe souvent en faute, et à la suite tant [tellement] que le désespoir de soi-même lui vient, ayant cependant au même temps un certain secret éclair d’espérance en Dieu, au-dessus de toute espérance. Ce qui ne lui en donne point qui soit solide : car le dessein de l’espérance n’est pas de lui en donner ; mais au contraire de la réduire à un tel état qu’elle soit sans espérance, non seulement d’avoir quelque chose, mais encore d’avoir jamais sujet d’espérer. Et ainsi peu à peu elle s’insinue en l’âme par sa propre misère et [par sa] pauvreté, et par le désespoir d’elle-même et de toutes choses, espérant sans espérance par-dessus toute espérance et contre toute espérance. Elle a un certain instinct d’espérer, et qu’elle peut tout espérer : plus cet instinct veut se rendre maître de son âme, plus elle est accablée de pauvreté et de sa propre misère, ne pouvant espérer et n’ayant sujet d’espérer ; car plus elle espère sans espérance, plus son cœur veut espérer et ne peut se rassasier. Ce qui la fait courir et chercher ce qu’elle ne sait pas ; jusqu’à ce qu’enfin cette impitoyable avec sa pauvreté, son incertitude et sa misère, commence à calmer un peu l’âme et à lui faire voir par un petit jour que jamais personne qui s’est confié en Dieu n’a été frustré de son attente. Et pour lors sans savoir le comment, elle voit que cette divine vertu de l’espérance est fondée sur la toute-puissance [min.] divine, pouvant autant que Dieu est puissant. Ce qui commence à l’assurer, sans l’arrêter [142] cependant, mais plutôt lui faisant redoubler sa course, pouvant espérer de Dieu autant que sa toute-puissance [min.] peut donner. Et voilà comment l’espérance en sa pauvreté et [en sa] misère insinue insensiblement non seulement la toute-puissance [min.] divine en elle, et par elle Dieu tout lui-même [sic], mais encore la perd en la toute-puissance [min.], n’ayant plus de bornes pour espérer. Ce qui fait qu’elle aime infiniment et avidement la pauvreté intérieure ; tous les dons ne lui étant rien par le pouvoir qu’elle a d’espérer et de vivre en nudité. Ce qui la fait se perdre incessamment sans que rien [ne] puisse arrêter sa perte, ou que quelque chose soit capable de rassasier son inclination, voyant toujours par une manière secrète et inconnue qu’elle doit espérer toute autre [tout autre] chose.

7. La Charité [ms., C maj. (uniformiser)], qui est la troisième vertu théologale, est la plus inconnue de toutes ; d’autant que presque tout le monde la prend pour un ennoblissement et une dévotion de la volonté par laquelle [sing.] elle aime Dieu par actes purs, et un million d’autres idées que l’on a de l’amour de Dieu ; mais ce n’est pas cela. Cela est seulement un effet qui suit de fois à autre. C’est donc proprement une certaine touche secrète de Dieu dans le plus intime de la volonté, qui la fait désirer et poursuivre Dieu, au commencement fort activement [nuit active] ; mais peu à peu avec calme. Elle [cette touche d’amour, cette Charité] est encore plus intime, plus secrète, plus cachée et dénuant plus l’âme que la foi ni l’espérance [deux min.]. Elle est active, comme j’ai dit au commencement, mais non pas en beaux actes d’amour ; mais pour faire mourir l’âme, et se défaire en quelque manière d’elle-même si elle pouvait, pour trouver en soi l’amour ; d’autant que la charité [ms., c min. [uniformiser] donne un certain instinct à l’âme, que ce ne sera que par [143] la mort d’elle-même qu’elle trouvera et jouira de ce dont son cœur est touché. Demandez-lui ce que c’est ; elle ne saurait le dire : elle vous dira seulement que son cœur désire sans désirer un certain je-ne-sais-quoi [ms., italique] qui la ferait volontiers sortir hors d’elle-même, mais sans savoir ce que c’est. Ce certain je-ne-sais-quoi [ms., sans italique] lui imprime insensiblement au cœur certains attraits pour Dieu, qui l’excitent et la font courir insensiblement ; non comme la foi et l’espérance [deux min.] : d’autant qu’il faut remarquer que ces deux vertus font rechercher Dieu comme hors d’elle ; mais la charité [ms., c min. (uniformiser)] la pousse à le chercher par l’anéantissement de soi-même, concevant que si elle pouvait tant mourir à soi qu’elle le désire, elle trouverait ce que son cœur désire ; comme vous voyez que le feu est dans une certaine impuissance de consumer le bois jusqu’à ce qu’il soit seul et que le bois soit devenu feu [cf. Jean de la Croix, « La Bûche enflammée »].

8. De vous exprimer comment cela se fait et s’opère peu à peu, c’est ce qui ne se peut et qui est admirable : car en vérité cette divine vertu croît en se cachant, devient belle en s’appauvrissant, et fait insensiblement et peu à peu courir l’âme après soi sans vouloir se faire voir, ni tourner son visage. Et même plus elle se veut donner à une âme, plus elle lui est cruelle, plus elle est pauvre et appauvrit, plus elle est sans amour, ne faisant rien goûter de Dieu, et enrichissant sans plénitude, donnant cependant un certain goût sans goût ; qui a pour effet de faire toujours chercher, et ne pouvoir rassasier la faim, qui insensiblement vient en l’âme en [sic] tel point qu’elle oublie et méprise toutes choses pour courir légèrement après ce qu’elle aime, dont elle est si peu satisfaite qu’elle ne croit jamais aimer. Cette [144] divine vertu, qui n’a d’autre dessein que de s’insinuer totalement en l’âme, lui donne insensiblement une force pour se mépriser soi-même et tout ce qu’elle peut avoir de Dieu, afin de courir encore plus légèrement213 après ce que son cœur désire : et cette impitoyable, au lieu de se faire voir et de contenter le cœur, s’enfonce et se perd de plus en plus ; si bien que plus l’âme court en désirant, plus elle se cache dans l’intime de l’âme, jusqu’à ce qu’enfin elle se perd [se perde] dans son essence. Et c’est pour lors que commencent les désirs intimes, les recherches et les poursuites sans repos, qui ne peuvent se contenter que par la totale perte de toute elle-même, ce qui s’opère par cette secrète pauvreté, [par cette] nudité et par ce feu secret de la divine charité [ms., c min. (uniformiser)] ; qui assurément dénue, appauvrit et dépouille tout autrement l’âme que ne fait [que ne font] la foi et l’espérance [deux min.].

9. Voilà un petit crayon de la voie pour aller au fond et au centre de l’âme, conformément à ce que vous m’avez écrit. Ce qui n’est rien de tout ce que l’on en peut dire, mais seulement pour vous consoler et encourager ; et afin qu’au cas que [sic] sa bonté vous fasse expérimenter quelque chose de tout ce qui est couché ici, vous soyez assuré [masc.] que cela se trouve en d’autres âmes.

10. Remarquez qu’en parlant de la foi, de l’espérance et de la charité, j’ai exprimé les choses comme si elles se communiquaient les unes après les autres ; et que la foi et l’espérance fussent [sic] en un très haut degré, avant que la charité commençât [subj. imp.] à être donnée.

Il faut donc savoir que ces trois vertus, comme nous en parlons, ne peuvent être les unes sans les autres ; et que dès que la foi est donnée en ce don d’Oraison, dans son commencement elle [145] est vivifiée par la charité [ms., c min. (uniformiser)] et animée par l’espérance ; mais cela n’empêche pas qu’elles n’aient leur temps [sic] pour se communiquer plus amplement. D’où vient que la foi étant en un certain degré, l’espérance est communiquée plus spécialement ; et l’espérance étant aussi arrivée à un certain point, pour lors la charité [min.] commence son opération spéciale. Il est aussi vrai que, quoiqu’elles aient chacune leur accroissement spécial, chacune croît aussi peu à peu à mesure que l’âme croît ; et que la foi croissant, les deux autres augmentent : et ainsi des autres ; jusqu’à ce qu’enfin, ayant peu à peu conduit l’âme en Dieu et en son centre, elles deviennent si parfaitement un, sans mélange cependant, que comme Dieu vient uniquement en l’âme, et que l’âme se perd en Dieu qui est son centre, tout devient un en vérité.

11. On ne saurait assez exprimer la grâce que Dieu fait à l’âme, quand il l’honore tant que de lui donner des commencements de la semence de ces divines vertus. Elles sont très longtemps pour prendre racine et pour germer : mais n’importe, pourvu que l’âme soit fidèle à les faire peu à peu fructifier, jusqu’à ce qu’elles soient arrivées à un degré d’accroissement qu’elles deviennent passives, c’est-à-dire qu’elles opèrent passivement les effets que je viens de marquer, et une infinité d’autres que je n’ai pas marqués [accord respecté], me contentant de dire les plus généraux, ou plutôt de dire la constitution générale de l’âme dans la voie de la foi pour retourner et recouler214 en son centre.

12. Il faut être averti que durant tout ce temps il se passe une succession grande [sic] de lumières positives sur divers sujets ; tant pour soutenir un peu l’âme, (car il y en a peu où elles opèrent nuement [ou : nûment] [146] et incessamment leur grand effet de recoulement, afin qu’elle se repose un peu dans le travail du chemin, et de la nudité grande qu’elle porte, que pour lui donner des instructions [syntaxe]. Ces lumières ou vérités sont sur Jésus-Christ, sur la mort de soi-même, sur son état et [sa] condition ; et ainsi d’une infinité d’autres choses dans lesquelles la foi est mêlée au commencement : et peu à peu devenant plus nue et pure, l’âme se fortifiant, insensiblement elle apprend à les recevoir pour la pratique ; après aussi peu à peu elle apprend à les faire recouler en Dieu par l’opération de la foi, de l’espérance et de la charité [ms., trois min. (uniformiser)], comme j’ai dit ci-dessus.

De plus, comme l’on se peut tromper croyant avoir la foi, car tous ceux qui ont des sécheresses ne l’ont pas, étant un don surnaturel ; Dieu donne ces lumières passagères de Jésus-Christ et de ses états, afin que l’on voie [subj.] la vérité du don de la foi ; ces vertus théologales donnant Jésus-Christ, et toutes les vertus de ses états, comme effets véritables qu’il faut recevoir, et en faire usage, ce qui donne beaucoup d’accroissement à la foi. Il est impossible de pouvoir comprendre comment Jésus-Christ pauvre, obéissant, abject, souffrant, et le reste [ms., sans virgule] est donné par la foi dans tous les degrés dont nous venons de parler.

13. Mais quand la foi a tant pris d’accroissement en faisant recouler l’âme en Dieu, par la mort de soi-même en son entendement, [sa] mémoire et [sa] volonté, elle devient passive ; et pour lors l’âme ne remarque plus de distinction entre croire, espérer et aimer ; ce qui lui est donné alors étant lumière et amour en Dieu, et n’étant qu’une même chose, laquelle contient, ou pour mieux dire, est en soi et en sa simplicité, foi, espérance et charité. C’est pour lors, (quand l’âme est [147] beaucoup fidèle à la solitude, ou au calme intérieur, et à mourir à tout le créé), qu’elle voit imperceptiblement des accroissements grands [sic] : car c’est un feu qui étant attaché à l’entendement, à la mémoire et à la volonté, les consomme peu à peu en elles-mêmes [fém. pluriel (les puissances ?)] ; et comme il vient par le dedans, c’est par le fond de l’entendement, de la mémoire et de la volonté qu’ils [masc. pluriel] commencent à défaillir, et peu à peu tombent et disparaissent en Dieu le véritable centre de l’âme. De dire comment cela se fait, cela ne se peut : il [cela] s’expérimente mieux qu’il [que cela] ne s’exprime ; d’autant que ces vertus étant pour lors passivement en l’âme, et par conséquent leur opération étant en unité, il est impossible de les discerner et de les voir [ni de les voir].

14. À la suite l’âme remarque bien quand ses puissances sont déjà beaucoup défaillies, qu’assurément la foi a beaucoup crû : mais de voir ces vertus théologales en elles-mêmes, c’est ce qu’elle ne peut et à quoi elle ne doit pas travailler : il suffit qu’elle voie [subj.] son entendement peu à peu se perdre sans savoir comment ni où il se perd, [qu’elle voie] sa mémoire cesser sans se mettre en peine de la chercher ni la vouloir mettre en travail, et [qu’elle voie] sa volonté aussi se perdre sans rien posséder ni aimer : car de cette manière, la foi, l’espérance et la charité [ms., trois min. (uniformiser)], les ayant tous perdus, l’âme trouvera que ces puissances sont heureusement perdues, ayant quitté un rien pour trouver un infini, savoir [à savoir] Jésus-Christ. Je dis un rien : car que peut être en soi ce à quoi elles [les vertus (+ leurs puissances correspondantes)] s’occupent d’elles-mêmes ? et de plus leur opération étant d’un principe créé [l’âme ?], que peut-elle [sing.] être ? Mais quand cette foi, cette espérance et cette charité communiquées passivement en l’âme ont consommé par leur opération ces trois [148] puissances, pour lors elles deviennent divines215 étant perdues en Dieu.

Et il ne faut pas croire que quand on dit que les puissances défaillent et sont anéanties par la foi, que ce soit physiquement ; non : mais en vérité c’est d’une manière si éminente et si divine, qu’outre que lorsque [ms., lors que] cela est véritablement effectué, il serait impossible à l’âme de les retrouver que perdues dans son centre qui est Dieu, aussi elle comprend que tout son bonheur lui vient de là : car c’est par ces puissances seules qu’elle sort de Dieu, et qu’elle en peut être désunie ; et ainsi les puissances étant perdues, il lui est plus facile d’être en Dieu que de demeurer au Soleil [maj.] dans une rase campagne en plein midi.

15. Je vais un peu loin ; mais ce n’est pas sans dessein : car je prétends par là vous dire que cette grâce de travailler à son intérieur, et de porter les croix, les afflictions et les peines de notre état, est bien récompensée par l’espérance et l’attente de ce bonheur. Et ne croyez pas que vous en soyez exclus [masc.] ; non : espérez-le avec humilité et prétendez-y avec confiance humble et courageuse : tout y sert ; et si j’ai jamais du [sic] loisir de vous dire comment la Bonté [maj.] divine fait usage pour cet effet de toutes choses, et de nos péchés même, cela serait capable de causer de l’étonnement à ceux qui ne sont pas expérimentés. Heureuse donc et mille fois heureuse l’âme, laquelle touchée de Dieu fait usage de tout ce que Dieu lui met entre les mains, soit croix, pauvretés, souffrances ou humiliations, tant de la part de Dieu que des créatures, des péchés et imperfections qui lui arrivent, et généralement de tout [ajouter virgule ?] en quelque état que l’âme soit ! car à la vérité, supposé qu’elle soit un peu avancée dans la voie [149] passive, pour lors elle n’a d’heureux et de cher que le moment présent quel qu’il soit, étant tout son bonheur et sa félicité tant intérieure qu’extérieure.

16. Comme j’ai remarqué dans la vôtre [i.e. dans votre lettre], que cette lumière du fond se lève, j’ai bien voulu vous en parler : car ce jour216 dont vous parlez est cette foi dont je vous viens de parler. Ce que vous expérimentez par ce jour est vrai ; car il est très certain qu’il cause paix et égalité par le soutien qu’il donne à l’âme. Ce que vous avez à remarquer, outre tout ce que je vous viens de dire, est qu’il faut laisser éclairer son âme selon ce que Dieu veut. Quelquefois cette foi est plus claire, et par conséquent paraît davantage comme jour ; quelquefois moins : mais de quelque manière qu’elle soit, il n’y a qu’à la recevoir et faire comme je viens de dire, vous soutenant fortement. Car il n’est pas moins jour, plus cette lumière est obscure : et elle n’est pas moins dans l’âme, plus l’âme est insensible, pauvre et sèche, pourvu que l’âme garde autant qu’elle pourra la solitude et son abandon. Souvent cette foi et [cette] lumière du fond donne [donnent] une inclination vers Jésus-Christ, laquelle [ajouter virgule ?] comme elle va toujours croissant, spécialement dans le calme de la solitude, il faut [ajouter virgule ?] quand elle devient trop forte, pressant et angoissant les sens, un peu les soulager en quelque manière ; car de cette façon perdre, c’est gagner ; c’est mettre cela en Dieu comme de la semence qui se multiplie au centuple. L’action extérieure de nos emplois fait le même effet, quand elle n’est pas excessive : mais quand elle l’est, il est certain, qu’à moins d’un miracle qu’il ne faut pas attendre, elle étouffe peu à peu, ou du moins elle diminue notablement les grâces et [150] les miséricordes de Dieu ; à cause que l’âme, n’étant pas assez forte pour soutenir cet embarras, est insensiblement remplie d’espèces, et ainsi le calme de l’âme est perdu : ce qui n’arrive pas quand l’âme est tout à fait hors des sens, et ayant outrepassé entièrement les puissances [intellectives, volitives, etc.] : pour lors plus les tracas sont grands, et plus les croix et les affaires sont accablantes, plus le fond de l’âme devient vigoureux, n’étant plus que Jésus-Christ dans la vertu de Jésus-Christ.

17. Les autres effets que vous me marquez sont véritables, sortis infailliblement de la lumière du fond ou de foi nue ; qui sont (1217) une faim secrète et intérieure, laquelle paraît quelquefois comme lumière, quelquefois et le plus souvent comme un certain instinct et [un certain] désir d’avoir Dieu, et d’en jouir selon qu’on le goûte sans goût, ce qui ne quitte jamais, et même va augmentant selon la force de cette lumière du fond. Ce qu’il y a à faire est de recevoir cela, y apportant le tempérament que je vous viens de dire quand elle croît trop, jusqu’à ce que cette faim soit entièrement dans le fond et l’essence de l’âme : car elle peut venir du centre sans être reçue dans le centre même, mais plutôt dans les sens. Et comme ils sont faibles et même les puissances aussi, c’est pourquoi durant qu’elle donne dans les uns et dans les autres, il faut avoir de l’adresse pour se soulager, jusqu’à ce que cette lumière du centre les ait fait recouler dans le centre même : et pour lors il n’y a plus à craindre qu’elle vienne avec excès ; au contraire plus elle vient, plus l’âme se perd en Dieu. Remarquez sur ceci que cette lumière a cette propriété admirable touchant et éclairant [151] les sens, de les faire recouler, et ainsi des puissances [de l’âme] ; à la distinction et différence des autres lumières, qui ennoblissent et relèvent le sujet où elles sont reçues, donnant le repos en elles-mêmes ; c’est par cet effet que l’on connaît beaucoup la différence des lumières.

18. Cette même lumière (2) fait voir le rien de toutes choses, d’une manière que non seulement elle convainc l’âme, mais encore cause ce rien de toutes choses en elle : car c’est plus que conviction, faisant peu à peu tomber l’âme dans le véritable rien des créatures et de soi-même par la paix et [par] la perte en Dieu ; ce qui est pour lors découvert et expérimenté par la délicatesse de conscience qui survient de jour en jour en l’âme qui n’est pas par scrupule, mais par le sentiment et la lumière véritable [s ?] de Dieu ou la lumière du fond.

Mais il faut remarquer sur cela que la tendresse de conscience, qui vient des tendresses ou lumières de grâce qui ne sont pas cette lumière du fond, est toujours accompagnée de quelque faiblesse du sujet que l’on nomme scrupule : car ces lumières n’ayant pas le pouvoir d’élever l’âme au-dessus d’elle-même, elles ne la tirent pas de sa faiblesse, mais seulement la fortifient un peu selon que la lumière est abondante.

Au contraire la lumière du fond a cet effet propre de tirer l’âme [hors] d’elle-même, et de la faire opérer au-dessus de soi ; jusqu’à ce qu’elle soit venue à un tel degré qu’elle ait fait recouler les puissances et les sens dans le fond, et que le fond soit aussi perdu en Dieu : et pour lors étant entièrement hors de soi, elle est exempte de ces faiblesses dont j’ai parlé ; ce qui se fait peu à peu, à mesure que ce recoulement des [152] sens et des puissances se fait et s’exécute par cette divine lumière de foi nue ou lumière du fond, ceci étant la même chose.

19. Et ainsi comme l’âme dans toute cette voie, et durant qu’elle vit, n’est pas exempte de fautes, elle les voit et [les] découvre pour s’en corriger jusqu’au moindre atome ; ce qui augmente à mesure que la lumière croît : autrement ce ne serait pas [la] lumière du fond, ou foi nue. Et l’on ne peut, à moins de l’expérience, comprendre comment une âme qui est si dénuée, si pauvre, si sèche et si obscure, soit cependant si clairvoyante. Cela vient de ce qu’on ne comprend pas la manière avec laquelle [sic] on voit ; mais quand cette lumière est beaucoup crue [ou : a beaucoup crû ?], pour lors on découvre qu’un atome de défaut ne peut échapper qu’on ne le voie [subj.], et qu’on ne soit touché de la peine qu’il cause [rupture ?] d’expliquer la manière que [la manière dont] cela se voit, cela est impossible : il faut l’avoir pour la comprendre : c’est assez que cela soit.

20. Comme cette lumière du fond est un écoulement de Dieu, et une lumière de vérité, elle porte (3) infailliblement à l’obéissance et à la soumission entière [s ?] du jugement. La raison est que comme son principal est Dieu qu’elle donne [sic], l’âme s’applique bien aux choses, ainsi que Dieu et sa condition [le] lui marquent, mais sans attache, et ainsi sans aimer plus une chose que l’autre, ou plutôt sans rien aimer : et ainsi il lui est indifférent de faire ceci ou cela, de faire ou de ne rien faire ; enfin tout lui devient rien, et Dieu lui devient toutes choses [pluriel].

Mais de dire et d’exprimer le peu à peu [employé comme substantif] avec lequel cela s’exécute [ms., s’exécuté], il ne se peut : il faut l’expérience et la longanimité que la même [153] lumière donne pour le souffrir ; autrement ce ne serait pas [la] lumière du fond, mais quelque autre lumière de grâce.

J’ai eu la pensée d’être un peu long, à cause de notre éloignement et aussi pour fortifier votre commencement de lumière, qui augmentera, Dieu aidant, pourvu que vous ne ruiniez pas votre corps, ou que vous ne vous accabliez pas de surcharge de bonnes actions, prenant le conseil actuel pour cet effet.

4.36 Abandon au milieu des croix.

Bonheur et sûreté du pur et amoureux abandon au milieu de toutes sortes de croix. Avantages de la solitude entière. (On croit que les Lettres suivantes jusqu’à la LXIX. [69e] ont été écrites d’un même Auteur et dans le même ordre.

1. Jésus-Christ, soit pour le temps ou pour l’éternité, notre unique vie et amour ! car assurément lui seul est la béatitude et le trésor qu’une âme doit désirer ; tout le reste n’est qu’affliction d’esprit. Une âme qui sait ceci avec expérience est infiniment heureuse ; car elle peut avoir à tout moment son cœur extrêmement satisfait et content. Il est certain qu’il ne se fait rien dans la terre que par ce Dieu d’amour, Jésus-Christ, et par conséquent qui ne doive causer une joie infinie à une âme amante. À une telle âme les plaies et les blessures, les caresses et les consolations, sont également douces quand on est assuré qu’elles viennent d’une même main et par un même principe, je veux dire l’amour. Bien plus [point-virgule remplacé] : celui qui sait aimer de la bonne manière sait aussi trouver [154] une complaisance très grande dans les douleurs et peines que lui cause l’amour, je veux dire le Dieu de son amour.

2. Chère Sœur, apprenons donc sans jamais hésiter que ce qui nous arrive, soit amer et fâcheux, ou doux, vient de la main amoureuse et paternelle de Dieu, soit aussi qu’il [sujet impers.] soit intérieur ou extérieur ; et que tout cela ne vient pas seulement de Dieu nous aimant, mais que c’est le même amour : et par conséquent aimons par les croix et les peines, et apprenons à vivre d’abandon. Ô Dieu d’abandon, quand sera-ce que je saurai parfaitement cette leçon du pur et amoureux abandon ! lequel assurément n’est pas seulement l’amour, mais la source d’amour ; vu qu’il n’y a rien qui gagne tant le cœur d’une personne qui aime, que de se confier et abandonner toute à elle [tout à elle]. Vivez au nom de Dieu du pur abandon et en continuelle confiance : que ce soit là votre Oraison, votre appui, votre refuge, et le fidèle ami de votre cœur. Que les créatures qui aiment les créatures et s’y confient courent avec empressement après les créatures : mais vous, qui devez aimer de tout votre cœur celui qui y loge, confiez-vous et assurez-vous en lui, et que cet abandon vous soit une source de paix et de joie.

3. Ô que les créatures peuvent peu quand Dieu s’en veut mêler ! Je prie Notre-Seigneur que votre Communauté [ms., C maj.] se renouvelle, et que chacune [fém.] travaille de mieux en mieux à plaire à Notre-Seigneur. Je vous assure que de cette manière toutes les créatures et tous leurs efforts seront inutiles ; je dis même tout l’enfer. J’en suis si certain et assuré par l’accident de M. de M. et des autres. Le Démon [ms., D maj.] a voulu faire [155] du carnage et perdre tout ; et j’espère qu’à la suite tout réussira autrement. Ils font merveille ; et cela leur servira infiniment : car ils sont humbles, soumis, et tout à fait fidèles à ce qu’on leur marque être l’ordre de Dieu sur eux.

4. Je vous répète encore une fois que toutes les créatures et les démons ensemble ne sauraient ruiner et détruire un cœur et une Communauté où Jésus-Christ règne. Il semble quelquefois que tout est perdu : et au lieu de cela, l’admirable Jésus, le Dieu de notre cœur, fait admirablement son ouvrage, et il cache si secrètement et adroitement sa main en ces rencontres, que très souvent on ne s’aperçoit de rien ; mais à la suite on la voit avec un amour et une joie très grande [fém. sing.]. Courage donc, ma chère Sœur, marchez généreusement au milieu des croix, appuyée sur l’amour de Jésus-Christ, votre aimable Sauveur ; et assurez-vous qu’il ne vous laissera pas. Continuez votre Oraison et vos autres pratiques de votre mieux

5. Je suis beaucoup consolé de votre meilleure santé : je prie Notre-Seigneur qu’il la conserve. Ne jugez jamais de la vérité ou de l’accroissement d’un intérieur que par la solide pratique et l’avancement dans la mortification et l’humilité profonde.

6. Le don des dons est la pure solitude. Je puis dire qu’il y a autant de comparaison entre la solitude entière et la vie charitable avec le prochain, qu’il y [en] a entre Dieu et la bonne créature ; car assurément l’entière solitude est le Paradis et le lieu de l’union divine. Ô ma très chère Sœur, on y respire un air de pureté qui sent le Paradis ; et parmi les créatures, quoiqu’on y soit pour Dieu, il faut y boire le fleuve bourbeux et [156] rempli d’ordure de bêtes. Je sais que c’est pour Dieu : mais ô qu’il est vrai et que la suave et tranquille union de toute l’âme en doit être aimable ! Priez pour moi qu’il me donne cette part si c’est son bon plaisir.

4.37 Présence intime de Jésus-Christ. [«Confession» de Bertot?]

Qu’il faut être mort à soi-même pour arriver à la présence intime de Jésus-Christ.

1. Ô chère Sœur, que le fer et le feu sont doux à une âme qui vit en Jésus-Christ, le moi-même étant suspendu par la vertu divine ! Mais aussi quelle croix quand on expérimente ce malheureux enfer, quoique même sans péché ! Ô que mon cœur dans un peu d’expérience de ceci soupirerait volontiers après cette bienheureuse éternité où la divine Lumière [(attention) ms., l min.] a pour effet spécial de tirer chacun [hors] de lui-même, pour le faire vivre en Jésus-Christ ! Mais hélas ! j’en suis infiniment indigne. Je me contente de me rouler dans mes fers et dans le chaos de moi-même, pourvu que Jésus-Christ, mon unique et aimable Sauveur, me fasse la grâce de vivre en moi et d’animer par sa présence cachée et inconnue ce ténébreux chaos. Jusqu’à ce que l’âme ait expérimenté profondément les misères de son soi-même, elle n’est pas vraiment humble, petite, ni purifiée de la suffisance ; mais quand elle y a croupi longtemps, elle reconnaît avec tant d’amour tout venir de la main de Dieu qu’elle est infiniment consolée dans la pensée : Dieu est tout et moi-même je ne suis rien.

2. Si ce que je vous dis ici est vrai, portez avec amour les pauvretés, les ténèbres, les insensibilités, et même les abattements corporels [157] que vous expérimentez. Dieu est caché sous telles souffrances ; et par là il veut se communiquer amoureusement à l’âme humble et petite. Continuez votre Oraison et [votre] abandon simple à Dieu, et ne vous mettez pas en peine ; car assurément la pointe de votre cœur sera toujours tournée vers Jésus-Christ. Laissez passer toutes les tempêtes et orages, car cela est peu de chose : et assurez-vous sur l’amour infini de Jésus-Christ, qui par une vertu secrète sait vous sauver et vous tirer du gouffre sans péril.

3. Continuez à vous occuper simplement et amoureusement de Jésus-Christ ; et quoique vous n’expérimentiez encore sa présence permanente et solide en votre âme, ne laissez pas de vous tourner simplement et en foi [et non : en soi] vers lui, portée et aidée [fém.] par cette faim et ce désir de Dieu. C’est la nourriture de la course et de la voie. Attendez d’être arrivée pour jouir de la fin, qui est cette présence intime et consolante. Quand je vous ai dit que les écrits du Bienheureux François de Sales ne vous nuiront [nuiraient] pas, je n’ai entendu de vous obliger qu’autant que vous y trouveriez d’onction et de consolation. Vous n’avez besoin de lecture que pour allumer un peu le feu : et si deux ou trois paroles vous excitent, laissez le reste ; et que l’effet que vous expérimenterez vous règle à la suite.

4. J’ai un grand désir de commencer tout de bon à être uniquement à Dieu. Il faut que je vous confesse que je vois cela seul être l’unique. Jusques ici [jusqu’ici] je n’ai point été dans la pureté et [dans] la mort de moi-même comme je le voudrais : les désirs commencent [(erreur !?) ms., les désirs commencement] par la miséricorde de Dieu à m’en venir, et je vois là ma seule béatitude. Je veux faire ce que Dieu veut : mais [158] vivre en Dieu et de lui uniquement est la béatitude. Je commence à tant estimer le renouvellement de la mort véritable de la créature en Dieu, que je me trouve heureux non de l’avoir encore, mais seulement que les désirs en soient un peu en moi : et je vois cette chère mort des productions de la créature être l’unique plaisir de l’âme ; et qu’assurément si l’âme était morte à ses productions, elle vivrait spirituellement en Dieu. Il y a un temps que [sic] nous subsistons et vivons en Dieu ; car nous y pensons et nous nous occupons de Dieu : mais il se donne après une grâce par laquelle l’âme perd son opération propre ; et peu après étant dépouillée de toutes les productions tant intérieurement qu’extérieurement, Dieu en devient le principe. Ô que cet état est heureux ! J’ai commencé ce matin à faire résolution de le laisser produire et établir dans mon âme. Priez Notre-Seigneur que mon âme et tout moi-même se perde et meure [sing.] ; car j’entrevois que par ce don l’âme vit et opère plus facilement en Dieu que notre corps ne demeure dans le Soleil [ms., S maj.] matériel. Laissons donc faire ce que Dieu voudra, tant au-dedans qu’au-dehors. Mais ô Dieu ! chère Sœur, ceci est un don, et tout le monde ne l’a pas, sinon ceux à qui Dieu le donne. Priez Notre-Seigneur que cela soit véritable en moi, et qu’il l’augmente à l’infini : car là je vois la seule béatitude de la terre ; et je me tiendrai fort heureux de l’avoir, tout le reste me manquant. [159]

4.38 Les croix font courir à Dieu.

Que les sécheresses, les tentations et les croix font courir l’âme fidèle vers Dieu.

1. Prenez courage pour ce qui touche votre Communauté [ms., C maj.]. Vous ne voyez pas le profit que vos pauvres paroles font, non plus que l’effet de votre désir pour leur perfection. Continuez à travailler généreusement. Je vous en dis autant pour votre Oraison. Faites état que vous ne devez faire autre chose que mourir : c’est pourquoi vivez en ténèbres, sécheresses et pauvretés intérieures. La seule lumière de la foi peut être la lumière de l’amour en cet état ; mais aussi l’amour est assurément fort qui fait vivre l’âme de cette manière, amour si caché, si inconnu, et cependant si puissant qu’il est seul capable de rassasier l’âme.

2. Mourez au nom de Dieu de cette manière [rupture ?] de nue, obscure et incertaine foi amoureuse ; je dis foi incertaine, non qu’elle ne soit très assurée, mais d’autant que l’âme qui la croit [sic (= croire la foi)] ne la voit pas. C’est vraiment un amour puisque l’âme aime ; mais si fortement qu’elle ne voudrait quitter cet exercice pour quoi que ce soit. Vivez donc de cette manière pauvre, inconnue et tout à fait abandonnée de secours humain et divin, au moins selon que la créature le juge.

3. Ne vous mettez non plus en peine des tentations en cette constitution intérieure : votre âme est à l’abri de leurs coups, quoiqu’elle sente bien leurs batteries218 Il suffit que votre fond soit paisible et abandonné pour tout et sans réserve. [160] Ne craignez pas de me tromper. Dieu vous aime. Soyez-lui fidèle et soyez courageuse ; car je défie tout l’enfer et tout le monde d’opprimer une âme qui est à Notre-Seigneur. Vous verrez, Dieu aidant, Jésus-Christ régner et subjuguer toutes les créatures rebelles. Vous avez cru que vous et nous étions opprimés sans ressource. Courage ! le temps viendra que [= le temps viendra où] la vérité aura le dessus. Continuez à prier pour moi je vous prie.

4.39 Les croix font courir à Dieu [bis].

Sur le même sujet.

1. Vous ne devez pas vous mettre en peine des obscurités, [des] répugnances, et même des inclinations que vous ressentez à vos aises ; ce sont les creusets dans lesquels Dieu purifie une âme. Car remarquez bien que l’âme sent une certaine peine à cela ; et que nonobstant toutes ces choses, elle expérimente une ferveur intérieure et un désir extrême d’être à Dieu de la bonne manière.

2. Ne cessez de faire Oraison quoique sans Oraison, ni de pratiquer quoique sans fruit : car assurément la bonté de Dieu ne voudra pas que vous goûtiez ni la suavité de l’Oraison, ni le fruit des vertus ; afin que passant au-dessus de l’un et de l’autre vous alliez plus vitement [ms., vîtement] et fortement à Dieu. Ô combien une âme court-elle à Dieu par les croix, nue et dépouillée de tout, quand elle est fort fidèle ! Vous ne sauriez croire combien mon âme vous aime et a de liaison à la vôtre, et combien je porte vos croix qui sont grandes, non seulement pour l’extérieur, mais encore aussi pour l’intérieur. [161]

4.40 Béatitude de cette vie.

Les souffrances et les humiliations font la béatitude de cette vie.

1. Ma très chère Sœur [ms., S maj.], vous m’avez beaucoup consolé de me donner de vos nouvelles ; car elles me sont toujours très chères, et je me réjouis de votre meilleure santé afin de servir à aimer Notre-Seigneur encore quelque temps. Jusqu’ici je n’avais point connu l’excellence de la vie présente ; mais maintenant je commence par la pure miséricorde de Dieu à la voir d’une infinie beauté et conséquence, non pour la jouissance lumineuse, mais pour la réelle et véritable jouissance en croix. Heureuse l’âme et mille fois heureuse, je le répète, un million de fois heureuse qui est attachée à la croix par Jésus-Christ ! car par là elle jouit et y goûte que la vie présente est féconde et béatifiante.

2. Jusques à [jusqu’à] ce que l’on voie [subj.] et que l’on expérimente ceci en véritable lumière, la vie est pesante, et l’on n’y expérimente que privations, douleurs, souffrances et mépris en tout ; mais quand on a vu leur [s ?] excellence et beauté, pour lors on change de sentiment et on désire vivre pour souffrir. Je ne fais nulle différence entre souffrir et jouir. Au contraire celui qui sait le secret de la croix, sait assurément que telle jouissance est admirable. Ô chère Sœur, que ce discours est obscur à qui n’a pas la lumière ! et même la pauvre nature a tant de peine à l’apprendre que cela ne se peut exprimer. Ce [162] fut pour ce sujet que S. [Saint] Pierre dit à Notre-Seigneur sur le Tabor 219: Bonum est nos hic esse. L’âme a une inclination à l’aise et à la douceur ; mais dans la vérité la grandeur est dans la souffrance.

3. Ô que Dieu aime une créature quand lui-même l’attache et la cloue à la croix, et que de ce bois infâme crucifiant et faisant mourir, son pauvre cœur lui dit l’amour qu’il a pour elle ! amour non de douceur [sing.], mais de souffrances [plur.] en toutes manières. Présentement je commence à voir qu’il n’importe si l’âme goûte ou non, pourvu qu’elle souffre, qu’elle soit abjecte, méprisée et dénuée de Dieu et des créatures ; je veux dire sans plaisir du côté de Dieu et des créatures. Le croiriez-vous, chère Sœur, que ceci est la plénitude et que c’est jouir vraiment de Dieu ! Hélas ! je ne l’ai pas su, et il faut que Dieu le révèle ; non par une révélation de paroles, mais par sa véritable lumière dans le fond de l’âme en Jésus-Christ son Fils.

4. Aimez donc Jésus-Christ, ma très chère Sœur, et aimez vos souffrances, abjections et mépris, non comme quelque chose de séparé de lui, mais comme lui-même ; et qu’il vous suffise de souffrir en toutes manières.

Je crois assurément que vous avez été malade (comme vous me le marquez) pour la gloire de Dieu, afin qu’ensuite [ms., qu’en suite] vous possédiez la vie uniquement pour lui ; et je ne suis pas fâché de ce que ce mal a été [ait été] humiliant : c’est un bien pour l’âme.

5. Pour ce que vous me dites des Sacrements [ms., S maj.], vous n’êtes pas encore bien savante à l’école de [163] Jésus-Christ. Ne savez-vous pas bien que Dieu, plus il aime, plus il baigne l’âme dans les humiliations ? Ne vous mettez pas en peine de ce qui vous arrivera après les avoir reçus [les Sacrements] ; portez l’abjection. Il est vrai que qui est dans les dispositions telles que je vous les écris, tire un fruit admirable des Sacrements ; car il y boit à la source et je vous dirai que si on avait la lumière, l’âme dirait comme S. [Saint] Ignace : que tout me dévore pour jouir de Jésus-Christ.

6. Mais hélas ! il faut rabaisser ses ailes, et avouer que si la divine Lumière [(attention) ms., l min.] fait concevoir [sans déterminant] choses merveilleuses de ce divin état de croix, la pauvre nature et l’amour que nous nous portons nous fait [nous font] rabaisser et rejeter cette miséricorde ; et jusqu’à ce que par l’abondance de la divine Lumière [(attention) ms., l min.] l’âme en soit entièrement convaincue, elle ne peut s’y rendre. C’est pour cela que vous voyez la difficulté des Apôtres à être convaincus de ce procédé de Jésus-Christ au fait de ses souffrances et humiliations ; mais étant éclairés et remplis de l’Esprit de Jésus-Christ, pour lors ils voient sans peine ce divin Mystère [(attention) ms., m min.], et les croix sont pour eux des délices. Demandez, je vous prie, cette grâce pour moi ; car tout le reste n’est que pauvreté ou très peu de chose.

4.41 Attendre Dieu [titre (d’entête) complet?].

Attendre Dieu avec patience. Prix des croix.

1. Ma très chère Sœur [ms., S maj.], pour ce qui vous touche, votre façon d’agir est fort bonne. Laissez-vous doucement cette agréable lumière [sic], et ne vous empressez [pas] de la faire hâter. [164] Souvent on gâte tout en voulant agir par soi-même. Soyez abandonnée et calme ; et assurément Notre-Seigneur vous donnera par lui [par lui-même ?] ce que vos désirs voudraient bien vous procurer par leur activité empressée. Il faut plus de mort et de soumission à Dieu et à sa conduite pour l’attendre en patience que d’activité pour courir après lui. Il a plus de désir de se communiquer que nous n’avons de volonté d’être à lui. Soyez donc passive et patiente, et aimez tranquillement.

2. Continuez votre Oraison selon qu’elle vous a été marquée : car assurément Dieu le veut de vous ; et j’espère de sa bonté que pourvu que vous soyez fidèle, calme et passive, il ne cessera d’agir, tant en vous donnant des lumières pour l’aimer qu’en se communiquant à votre âme par les croix et contradictions. J’en suis toujours là. Je crois avoir perdu un trésor infini. Si vous saviez le prix des croix, des médisances et des contradictions ! Il est assurément inestimable, puisqu’il mérite un Dieu. Priez-le que sa bonté m’en rende digne.

4.42 Aimer Dieu nonobstant ses misères

Aimer Dieu, nonobstant ses misères. Des écrits et de la vie de Monsieur de Bernières220.

1. Assurez-vous que selon ma petite capacité vous m’êtes très chère. Ayez courage ; aimez l’uniquement aimable et, quoique vous vous en voyiez infiniment éloignée et indigne, ne laissez de le faire, appuyée sur Sa bonté. Rejetez bien loin ce sac de pourriture, savoir vous-même ; mais envisagez par un simple et très [165] amoureux regard ce Dieu mourant et mort d’amour pour vous aimer et pour vous donner le droit et la capacité de L’aimer. Ne pensez non plus à vous que si vous n’étiez plus.

Mais le moyen de ne penser plus à une chose dont l’infection et la puanteur se fait si bien sentir à découvert ? Il n’importe : laissezvous telle que vous êtes ; mais appuyée sur Jésus-Christ, aimez et aimez. Mais, au lieu d’aimer, vous ne faites que faire des fautes et tout gâter ? Ne vous amusez pas à réparer ni à rajuster : aimez, c’està-dire tenez-vous aimante auprès de Dieu. Et je vous assure que vous ferez votre devoir. Faites tout ce que vous avez à faire par ce motif et que tout soit amour en vous. Sa bonté même lavera votre saleté et aimant, l’amour même vous fera amoureusement et tranquillement voir vos défauts, mais non pour vous en abattre, mais plutôt pour vous encourager à aimer. L’amour réparera aussi ce que vous avez gâté.

3. Les approbateurs ne manqueront pas aux écrits de M. de Bernières, car tout le monde les goûte et l’enfer qui a vomi sa rage, enrage. Il est en très grand crédit, et l’on verra à la gloire de Dieu et à l’édification de l’Eglise la vie d’un Serviteur de Dieu qui surprendra beaucoup de monde ; car ç’a été un homme admirable, mais imitable, puisque sa bonté l’a voulu faire faire toutes ces démarches peu à peu. Il a été admirable en tout, en oraison, en travail pour le prochain, en pureté angélique, et en vertu. Il est mort dans le temps que je crois qu’il n’était pas un moment séparé de l’oraison actuelle, quoique dans le travail et dans les croix très pesantes. Comme sa vie a été si sainte, [166] à présent je ne m’étonne pas pourquoi Dieu a permis à l’Enfer et au Démon, et aux ennemis de l’Eglise, de noircir autant qu’il y ait eu de Saints dans l’Eglise ; car vous verrez, Dieu aidant, qu’il a été humilié à l’infini. Et cependant cela me fait si bien voir le pouvoir de Dieu ; car tout s’évanouit tout de même que de la fumée, et tous les calomniateurs tombent dans la confusion.

4.43 Aimer sans amour sensible.

Aimer sans amour sensible. Du faux vide à l’Oraison.

1. Je vous écris aujourd’hui volontiers et avec grand plaisir ; et je vous dirai que selon ma pauvre lumière votre Oraison est bonne et très bien : suivez-la sans réflexion. Que votre intérieur soit fidèle et constant à s’occuper à tout [sic] ce que Dieu lui donne secrètement, quoiqu’il se voie [subj.] très pauvre et indigent de toutes choses. Prenez de moment en moment ce que vous aurez, soit pour disposition à l’Oraison ou durant le jour ; et généralement en chaque occasion j’espère que la Bonté [(attention) ms., b min.] divine ne manquera de vous fournir toutes choses selon votre besoin. Portez avec humilité et résignation amoureuse [sing.] la peine de vous voir très privée [fém.] intérieurement de tout ce que votre cœur désire, et que vous voyez bien que Jésus-Christ voudrait que votre âme possédât [subj. imp.]. Cette manière d’avoir sans posséder est excellente : car ici le désir intime du cœur supplée à l’effet sensible et aperçu ; et l’âme cependant ne laisse d’en être très humiliée, paraissant devant Dieu non seulement comme une [167] pauvre des biens de Dieu, mais comme une imparfaite et très éloignée de son amour et de la pureté requise pour approcher de lui. Ceci souvent est très sensible [supprimer virgule ?], et cause une purification admirable ; car c’est un creuset du pur amour sans amour. Qu’il est dur d’aimer sans amour et de jouir en ne possédant rien !

2. Quoique vous ne preniez pas un sujet de propos délibéré, vous n’en êtes cependant jamais vide et privée, par bien des raisons que j’ai, qui vous touchent en particulier. Mais lorsque Dieu vous éclaire et vous incline amoureusement vers quelque chose, il faut la recevoir [cette chose] ; et la lecture de tels objets divins dans quelque bon livre ne nuit jamais, soit dans l’Oraison particulière ou dans les exercices. Non qu’il vous faille exprès lire ces choses comme sujet [sans s], mais les lisant ou les ayant autrefois lues, si Dieu vous en éclaire, il faut recevoir cette lumière ; et de cette manière les objets divins, soit de Dieu ou de Jésus-Christ, ne vous nuisent jamais. Mais je dis qu’il y a de certaines âmes si amoureuses de l’obscurité, de la sècheresse, et du vide infructueux par crainte de se donner de la peine, qu’elles se veulent faire accroire [ms., acroire], et souvent aux autres, que les objets divins, soit lus ou reçus de Dieu, nuisent et rabaissent : cela est trompeux.

4.44 Le faux et le vrai vide.

Du vrai et du faux vide à l’Oraison.

1. Demeurez sans plus hésiter dans l’abandon en paix et tranquillité, sans savoir ce que vous y faites. Votre volonté y travaille, [168] encore que votre entendement ne le sait [ou : ne le sache] ; et il n’est pas à propos qu’il le sache, car il n’y servirait de rien : il suffit que Dieu le connaisse. On pourrait ici vous en dire quelque chose, mais cela serait également inutile à une âme qui se contente d’être nourrie sans savoir ce qu’elle mange. Il est vrai que le plaisir de manger, ou plutôt la satisfaction de voir ce que l’on mange, ne se trouve dans cette façon sinon en quelques moments assez passagers. Mais mangez et vous nourrissez [et nourrissez-vous] : et Dieu veuille que vous vous enivriez avant que de mourir. Tout ceci se fait par un goût secret dans la volonté, qui se rassasie auprès de Dieu, et qui ne peut trouver que là sa nourriture [sic], qui donne la vie et qui est de mort tant en l’entendement par les obscurités qu’en la volonté même par les sècheresses et rebuts, qu’elle aime cependant sans les aimer, ne les pouvant quitter ; car elle y trouve un je-ne-sais-quoi [ms., italique (tirets ajoutés)] qui la soutient et lui plaît dans la peine même.

2. Il faut dire ceci à cause que l’on trouve tant de gens qui se forment sur ces états comme s’ils y étaient vraiment ; car comme ceci est délicat et que l’on se forme plus facilement des obscurités que des lumières ; aussi s’y met-on plus ordinairement. Cependant si tel état est vrai, tout ce que l’on y doit trouver est la pratique ; car assurément une telle âme y est très inclinée, et plus même qu’elle y est secrètement et à l’obscur de l’entendement et des sens. [169]

4.45 Sujets à prendre à l’Oraison.

Sujets à prendre pour l’Oraison. Qu’il faut mourir, mais non se procurer la mort.

1. Pour ce que j’ai dit dans le Traité de l’Oraison221, que l’âme ne doit jamais y être sans sujet, il est très vrai : mais cela s’entend comme je l’explique ; c’est à savoir que l’âme ne doit point se mettre activement dans un vide naturel et infructueux, mais qu’elle doit avoir un sujet soit distinct ou général, soit qu’elle le prenne elle-même, ou que Dieu le donne. Vous en avez un qui vous est imperceptible selon les sens, mais qui n’est pas pour cela moins véritable. Au contraire, comme vous êtes d’un naturel actif et clairvoyant, plus vous vous perdez à vos vues, plus vous en avez du côté de Dieu ; car il se communique davantage. Vivez donc à l’abandon et sans rien voir ni expérimenter ; et assurément Dieu fera son ouvrage.

2. Mourez, mourez ; et mourez un million de fois. Mais ce dont vous avez à vous donner de garde dans cette mort est de ne [pas] vous la procurer. Un malade qui se meurt, ne meurt-il pas assez de son mal sans qu’il se procure encore des douleurs et avance222 sa mort ? Au contraire [ajouter virgule ?] quoiqu’il soit désespéré, on lui donne des cordiaux223, de la nourriture et mille soulagements, non pour lui donner la santé, mais pour lui prolonger la vie en mourant ; ce que l’on ne saurait faire autrement sans péché [ou : sans pécher ?]224.

3. L’âme qui va se mourant [sic] à soi-même et aux créatures doit par charité prendre des soulage — [170] ments et des petites [ou : de petites] récréations, afin que les pauvres sens soient un peu soulagés. Gardez ce même ordre à l’égard de vos filles, quand vous en trouvez qui marchent courageusement à la perfection, et ne les poussez pas toujours à perte d’haleine225 ; autrement vous en trouverez peu qui réussissent, et cela à cause de la faiblesse du sujet, et même de l’ordre de Dieu qui le veut de la sorte.

4. Marchez donc en liberté d’esprit, quoique vous ayez des peines. Négligez-les ou plutôt les oubliez [oubliez-les], pour vous abandonner de cœur à Notre-Seigneur, dont la bonté et le soin sont sans bornes vers nos pauvres âmes quoique [?] chétives ; et cela en vue de lui-même, lui seul étant le motif de son amour vers [envers] nous.

4.46 Aimer Dieu au-dessus des sens.

Aimer Dieu au-dessus des sens. Aider le prochain avec grande douceur et condescendance.

1. Ma très chère Sœur [ms., S maj.], je vous avoue que je suis touché de vos infirmités continuelles ; mais il faut adorer en tout la très adorable et tout aimable Providence [ms., P maj.] qui vous veut conduire par ces épines et ces rochers. Prenez courage ; car je vous assure que de plus en plus mon âme vous trouve dans le cœur de notre Seigneur [sic (Notre-Seigneur)].

2. Ne vous étonnez nullement de vous voir si souvent dans les ténèbres, et si peu dans le suave abandon : il vous doit suffire que l’âme par la cime ou [par] la pointe226 au-dessus des sens l’aime et le cherche ; et voilà ce que Jésus-Christ désire. C’était en cette manière qu’il était continuellement dans les tracas de ses emplois pour le salut [171] des hommes, et aussi au milieu de ses croix extérieures et intérieures. Subsistez donc, chère Sœur [maj.], sur cet exemple dans la pure perte du sensible et de tout vous-même, ne vivant en Dieu que par le pur de la volonté, laquelle jouit et subsiste en Dieu à l’insu [ms., inscu] de l’entendement par un abandon quelquefois goûté, mais souvent sans goût ni certitude : ô [ms., O] qui saurait ce secret de Jésus Christ ! Prenez plaisir de le voir au jardin des olives [sic], dans ses embarras de voyages, au milieu des troupes : il est là crucifié, mais jouissant de la manière susdite.

3. Assurez-vous que le travail pour le prochain sera toujours crucifiant ; et quand on n’a pas d’expérience profonde, on se promet toute autre [tout autre ?] chose que ce n’est dans la vérité ; et ce qui fait peine et quelquefois décourage [point-virgule remplacé], c’est que l’on y cherche toute autre [ou : tout autre ?] chose, et ne l’y trouvant pas, on se refroidit. Non, ma chère Sœur [maj.], croyez-moi, il faut travailler vers le prochain sans attendre de fruit ; et ce cher prochain est sujet à tant de pauvretés que cela est surprenant à qui n’a pas d’expérience, et après bien du travail il se trouve souvent qu’une passion rafle tout. C’est un pot cassé qu’il faut relier et conserver, et après d’infinis travaux c’est beaucoup si dans un grand nombre une ou deux [sœurs] réussissent. Faut-il se décourager pour cela et tout abandonner ? Non, il faut les soutenir [les sœurs] peu à peu et ne les pas décourager en paraissant trop découragée ; et quand on en connaît le faible [la faiblesse], il faut en tirer l’essentiel et souvent ne faire pas semblant de voir bien des choses.

4. Je ne vois rien en la terre qui me paraisse un original227 pour ce travail vers le cher prochain, tant pour l’utile que pour l’agréable, comme Jé — [172] sus-Christ. Sa douceur et sa condescendance est [sont] toute [s] aimable [s]228 ; il sollicite et il soutient, il avertit et il cache. Voyez cette pauvre adultère, cette Samaritaine et plusieurs autres exemples que vous savez qui sont dans la Sainte [ms., s min.] Écriture. Enfin, chère Sœur [ms., S maj.], il suffit d’avoir travaillé de votre [ms., vôtre] mieux vers cet aimable prochain. Pour être contente, ne regardez ni le fruit, ni la consolation par la reconnaissance et la pratique apparente [s ?].

4.47 Abandon malgré ses peines.

Abandon et confiance en Dieu, malgré les peines et tentations.

1. Pour ce qui touche votre intérieur, au nom de Dieu prenez courage : jamais mon cœur n’a été plus convaincu de votre appel pour la sainte Oraison et le pur abandon à Dieu que maintenant. Ne vous étonnez pas que vos sens, votre esprit et votre raison vous travaillent incessamment pour vous faire réfléchir et vous amuser. Vous devez voir et sentir ces choses sans vous en mettre en peine, vous établissant, autant que vous pourrez, dans l’abandon et la confiance en Dieu, tâchant par ce moyen de vous élever au-dessus de vous et de vos impuretés propres. Riez-vous229 de ces deux tentations que vous me marquez ; car elles sont nulles. Combattez-les de la manière susdite.

2. Mais ce que je vous demande plus spécialement et par obéissance est deux choses. La première, que vous perdiez en Dieu tous vos doutes et que vous tâchiez de jouir et d’aimer Dieu autant tranquillement [sic] que vous pourrez. [173] La seconde est d’être toujours gaie [fém.] ; car toute tristesse fait un ravage extrême en l’âme : et après avoir pensé et donné l’ordre possible aux choses, abandonnez tout à Dieu, dans lequel je vous suis plus intimement et clairement uni que jamais.

4.48 Trouver le bon plaisir divin en tout.

Trouver son bonheur dans le bon plaisir [ms., bonplaisir] de Dieu en tout ce qui nous arrive. Avis pour la conduite du prochain.

1. Je trouve que vous avez fait très bien de prendre N. [ms., points de suspension] avec vous : elle vous sera nécessaire, et c’est providence qu’elle ait attache à vous ; la vieillesse jointe à l’infirmité a besoin de secours : et ne croyez pas de [sic] sortir de l’ordre de Dieu par ce soulagement pris par sa conduite qui vous met en tel état. C’est un des grands desseins et secrets de la vie intérieure, et des plus efficaces pour arriver à l’union à Dieu, et se perdre en lui sans réserve et sans mesure, que de se perdre dans son divin ordre [syntaxe], soit intérieur, ou extérieur, soit qu’il vienne immédiatement de Dieu ou de la créature. D’où vient que qui fait usage de ce secret peut en peu de temps s’outrepasser soi-même en trouvant Dieu.

2. Ce sera donc par ce moyen que vous vous porterez vous-même, faisant usage des faiblesses de votre état et de toutes les infirmités qui l’accompagnent, vous laissant au gré de la divine Providence [(attention) ms., p min.] pour faire Oraison comme elle vous la fera faire, sans y ajouter par effort de vous-même, mais vous y rendant par une humble soumission qui vous fait faire usage également [174] de la pauvreté intérieure ou de la douceur.

3. Et il faut bien vous convaincre de cette vérité, que l’ordre de Dieu vous doit être toutes choses : c’est pourquoi regardez fixement et fidèlement cet ordre divin dans vos faiblesses, votre impuissance, votre infirmité et vos soulagements, afin que vous vous y rendiez et les receviez comme Dieu même. De cette manière ils ne vous rabaisseront pas, mais au contraire soutiendront votre âme en Dieu et vous feront souvent faire une Oraison plus pure et dégagée de vous-même, que la suave présence de Dieu. Tenez donc au nom de Dieu votre [v : lecture difficile] votre cœur dans un doux calme, pour être conduite [fém.] où et comment il plaira à Dieu.

4. Faites charitablement et doucement ce que vous pourrez pour aider vos Sœurs [ms., S maj.] ; mais après tout [cela,] laissez-en l’effet à la divine Providence [(attention) ms., p min.]. Dieu demande de nous que nous semions ; mais c’est à lui de faire fructifier230. Il faut en tout et partout chercher la paix et le repos intérieur comme l’unique [chose ?] qui nous fait jouir du souverain bonheur ; en faisant rencontrer la joie véritable dans son bon plaisir.

5. Au commencement et un fort long temps, les âmes qui veulent aimer Dieu aiment une diversité de choses pour son amour ; et en cela est leur joie et leur Oraison : mais peu à peu elles viennent à n’aimer qu’une seule chose et à réunir tout leur amour dans l’unique bon-plaisir de Dieu qu’elles rencontrent en tout et partout ; n’y ayant rien qui nous arrive, soit dans l’intérieur ou dans l’extérieur, soit ténèbres ou lumières [pluriel], soit abondance ou pauvreté, soit force ou faiblesse, qui ne soit cet adorable bonplaisir [ms.] de Dieu. Une âme est très heureuse quand elle [175] a trouvé cette source d’eau vive, qui la fait être également231 à Dieu en tout moment, en tout état, en joie ou en tristesse, en recevant ou ne recevant rien de Dieu.

6. Mais, me direz-vous peut-être  : comment cela se peut-il faire, puisque tout le monde peut être de cette manière, le bonplaisir de Dieu étant sur chaque âme, non est qui se abscondat à calore ejus ?232 La différence est que bien peu voyant tout ce qui leur arrive comme ordre de Dieu, et par conséquent comme Dieu même, ils ne s’y rendent pas et ne s’y tiennent point par amour et complaisance : ce qui fait qu’ils le rejettent comme quelque chose d’amer et de rude, de vide et d’inutile.

7. Rendez-vous donc fidèlement à l’Oraison ; et si Dieu ne vous y donne que de la sécheresse [ou : sècheresse] et de la pauvreté, prenez-la en cette disposition. Si même l’état de votre santé vous fait vous occuper toute de vous [sic] et de vos petits soulagements, vous dérobant par là le moyen et la facilité de faire Oraison, ne croyez pas la faire moins, recevant tout en cette disposition susdite ; car Dieu y sera plus éminemment.

8. Je vous dis encore derechef qu’il est fort à propos et utile que dans le secours et l’aide que vous rendez à vos filles, vous vous rapetissiez autant que vous pourrez, vous accommodant à l’ordre général, et les fortifiant à y être fidèles. Dieu tout bon saura bien selon son dessein choisir celles qu’il destine à une plus grande perfection. Continuez d’imprimer Jésus-Christ dans leurs cœurs, les entretenant souvent, leur découvrant ses mystères, et les animant d’un amour spécial vers sa sacrée Humanité [ms., H maj.] ; car il est233 la voie, la vérité et la vie. [176]

9. Vous faites aussi très bien et dans l’ordre de Dieu de vous ajuster aux dévotions extérieures que vous donnez à votre Communauté [ms., C maj.], gardant votre constitution intérieure. Cela, bien loin de vous nuire, vous servira beaucoup. Priez Dieu afin que Jésus-Christ vive en moi, et croyez que je suis plus à vous que jamais.

4.49 Abandon sans regard sur soi

Que l’abandon absolu entre les mains de Dieu sans regard sur soi est le chemin le plus court et le plus sûr pour arriver à l’amour de Dieu et à la pureté des vertus.

1. Ma très chère sœur, il faut en tout s’abandonner à la divine Providence et heureuse l’âme qui le laisse faire ! Il faut que je vous avoue que le saint abandon entre les mains de Dieu est le paradis de l’âme et que Dieu par ce moyen fait des merveilles en elle ; car autant qu’une âme se laisse soi-même et tout ce qui la touche en la Providence divine, autant Dieu y pourvoit admirablement. C’est là le trésor de la vie, la source d’une infinie paix et le nœud qui nous fait jouir de Dieu et nous applique Ses infinis trésors. Laissonsnous donc à la divine Providence et prenons de moment en moment tout ce qui nous arrive comme de Dieu ; car c’est véritablement Lui qui ordonne et fait tout dans une âme qui se confie et s’abandonne pleinement à Lui et ne se voit rien d’elle. Priez Notre Seigneur pour moi afin que ceci soit véritablement en moi, étant le comble du bonheur et qui conduit à la véritable lumière dans le centre de notre âme.

2. Ne vous étonnez pas si Sa bonté permet [177] qu’il vous arrive tant de croix ; car c’est la nourriture d’une âme que Sa bonté élève et destine pour Sa jouissance ; l’abjection est aussi Son partage et la divine Sagesse a tous les moyens possibles afin de la réduire dans Son rien pour la faire devenir tout. Ne vous étonnez pas si la pauvre nature agonise un million de fois et refuit234 les coups, l’âme ne comprenant que tard ce Mystère, si ce n’est qu’elle soit déjà avancée dans la lumière ; et quand par la miséricorde de Dieu cela est, tous les moments lui sont précieux et elle fait grand état de chaque rencontre ; car les pratiques des vertus coulent à merveille dans une âme beaucoup abandonnée en Dieu et qui Le découvre en elle.

Prenez donc courage ; car toutes vos pauvretés, souffrances, je dis plus, vos sottises et défauts font et feront des coups dont la divine Providence et Sagesse se servent pour faire mourir l’âme, et la réduire dans son néant. Plût à Dieu que nous fussions assez fidèles afin que ce néant fut vraiment un néant en Dieu.

3. Hélas ! ma chère sœur, qu’une âme est heureuse quand Sa divine Majesté résidant dans son fond Se découvre ! O, qu’Il anéantit cette créature qui se donne tant de mal ! Mais qui saurait la bonté de Jésus-Christ pour le faire ! Il triomphe et manifeste Sa grandeur plus nous sommes misérables et indignes de cette grâce et c’est ce qui abîme l’âme de reconnaissance.

Hélas ! Chère sœur, ne nous amusons pas tant à aller de règle avec l’amour sans règle ni mesure. Je dis ceci à votre cœur. Jetonsnous, comme ce pauvre larron à la croix, dans le sein paternel, croyant que Son amour sans bornes ni mesure ne demande qu’à se communiquer. [178]

4. Cette foi de l’infinie et abyssale bonté et miséricorde de Dieu me console beaucoup et fait qu’il me semble qu’une âme ne doit réfléchir jamais sur elle. Je ne dis pas cela à tout le monde ; mais mon cœur vous le dit. De cette manière il me semble que tout le péché, mes dissemblances, difformités et ingratitudes passées sont une paille dans cet océan de bonté, qui par lui-même consume tout et réduit toutes choses à sa semblance pour son plaisir, et pour faire voir à l’âme qu’elle doit être pleine de reconnaissance : dans cette lumière les misères lui sont lumières et lui servent pour se perdre et pour se consommer.

5. Je vous dis ceci, chère sœur, afin que vous ne barguiniez pas tant à vous abîmer et perdre, mais au contraire que vous vous perdiez et vous jetiez à corps perdu. Êtes-vous tant de chose pour tant vous craindre ? Je vous assure que Dieu aidant, j’espère faire le saut. Faites-le aussi ; et si vous vous perdez, quelle perte pourra-t-il arriver pour ce que vous valez aussi bien que moi ! Et de plus si vous vous perdez, ô heureuse perte ! Si je vous pouvais exprimer la bonté de Dieu. Que dis-je exprimer ? Mais seulement vous dire un peu ce que c’est ? Vous en seriez étonnée. J’en suis ravi et je ne l’ai jamais connue. J’en sais quelque chose et mon cœur en sera à jamais reconnaissant. Je ne m’étonne pas si cette bonté s’est mise à la croix et à souffrir les outrages de la Passion pour donner quelques marques de son amour pour l’homme.

Abîmons-nous, chère sœur, abîmons-nous un million de fois dans cet abîme d’amour, que je n’ai pas connu, et qui l’est peu en comparaison de ce qu’il est pour Sa créature, à laquelle Il donne Sa divine lumière et la manifeste dans son fond. [179] Ceci vous servira pour vous jeter à corps perdu dans les bras de la divine Providence, pour vous tenir en paix et en oraison et pour garder le repos dans les contradictions, les incertitudes et le reste qui pourrait causer du trouble dans votre âme.

6. N’allons jamais avec Dieu, ma chère sœur, par notre chétif cœur étroit et chiche ; mais marchons au-dessus de nous, appuyés sur le cœur divin d’un Dieu large, magnifique et immense, qui Se donne sans raison au-dessus de toute raison, excité par Son amour même dont la bonté infinie est la règle. Si nous savions la magnificence du cœur divin, et combien son inclination est portée à la profusion, de telle manière qu’il suffit d’aimer, sans regarder comment on est bâti, beau ou laid, riche ou pauvre ! L’amour d’un Dieu trouvant l’amour de Sa créature charme Soi-même et Se donne sans mesure, ne regardant qu’à Soi pour donner des bornes à Son amour et à Ses dons. O, si je vous pouvais exprimer le tort que se font les âmes qui sentent un commencement de l’onction divine qui les appelle, en faisant des cérémonies pour se donner tout et se perdre dans ce divin amour : elles s’amusent à dire à Dieu et à elles-mêmes qu’elles sont indignes, qu’elles ne sont qu’ordures et mille autres choses qui les font réfléchir continuellement sur elles, s’amusant par ce moyen autour d’elles par des vues qui au plus ne sont que de très petites vertus ; au lieu que se précipitant sans raison en Dieu et dans Son amour, en un moment elles se purifieraient et trouveraient dans ce divin Amour la pureté et le mérite pour être dignes de ce divin amour.

7. Faites-le si vous voulez, mais je vous assure en simplicité que je le veux faire. Je sais [181] bien que la nature par de belles raisons, prises de l’exemple des Serviteurs de Dieu et des maximes ordinaires de la piété, tire tant qu’elle peut une âme qui veut agir de cette manière, mais n’importe. Qu’avons-nous à perdre ! La mort même de Jésus-Christ sera notre caution ; et ma résolution est de ne regarder jamais que Jésus-Christ, ou bien l’amour de Dieu en Jésus-Christ pour assurance de mes démarches, qui peut-être ne seront pas trop prudentes selon le raisonnable, qui me dirait continuellement que je ne suis pas digne de me perdre si promptement dans le divin amour sans bornes ni mesure, qu’il faudrait davantage pratiquer les vertus et être plus assuré de ma purification et de mon appel pour ce divin amour. Mais quoi faire ? Quand serai-je purifié et orné de vertus ? Peut-être aimerai-je jamais ou très tard. J’aime mieux être déraisonnable sentant ce que j’ai dit, appuyé sur Jésus-Christ seul qui sera ma voie et ma caution.

8. Je vous dis ceci, chère sœur, pour votre consolation et la mienne, afin que vous n’hésitiez pas tant à vous donner et abandonner. Quand je vois cette pauvre Samaritaine, ce larron à la croix et tant d’autres saints qui ont pris ce procédé d’amour, cela me console et me dit au cœur : tu ne saurais mieux faire ; et je chercherais partout les âmes fort pécheresses qui tout d’un coup se sont mises à aimer de cette manière, touchées qu’elles étaient de la Bonté divine qui les appelait. Je vous prie d’élargir votre cœur autant que vous pourrez et de lui donner ces sentiments ; car je les crois de Dieu et conforme aux Siens pour les âmes qu’Il veut être à Lui.

C’est là que l’on trouve la vraie humilité abyssale, la patience, l’obéissance, l’amour et la [181] confiance qui charme le cœur de Dieu. Et si vous me demandez si une telle âme, qui marche constamment de cette sorte, fait de grandes démarches, je vous dirai qu’elle en fait de telles que l’Amour divin les fait, la prenant sur Soi et la prenant sur Ses épaules, la purifiant, l’ornant et l’embellissant pour enfin charmer son cœur affamé d’amour, mais d’un tel amour qui n’a pour mouvement que la confiance et l’abandon, sachant qu’elle n’est que misère et indignité.

4.50 Pratique de l’abandon.

En s’abandonnant on apprend à s’abandonner.

1. Tâchez de faire de votre mieux ce que vous pourrez pour exécuter ce que je vous dis dans mes deux dernières [lettres] : car assurément quoiqu’elles contiennent dans leur substance une nourriture beaucoup solide, cependant vous en pourrez tirer de quoi vous nourrir dans l’état présent où vous êtes ; car bien qu’elles marquent l’abandon et la perte dans quelque perfection, elles font voir qu’il faut vous abandonner et [vous] perdre afin d’apprendre à le faire en pleine eau.

2. Heureuse l’âme qui est acheminée pour cette perte ; ce qui est un don sans doute, mais qui coûte infiniment, et l’on n’en voit le profit que fort tard. Ce que l’on peut remarquer un long temps est de voir qu’il se faut dépouiller tout nu [ms., nud], comme font ceux qui veulent nager en pleine eau : mais après bien du travail l’on voit très clairement arriver à l’âme ce qui arrive aux pêcheurs. Il y en a qui se contentent de demeurer aux bords [plur.] de la mer, et ne pêchent que de très chétifs poissons ; ou bien au plus [au mieux] [182] ils se déchaussent pour aller un peu plus avant dans la mer : [m] ais ce travail est toujours très peu récompensé, n’étant pas là que l’on pêche l’excellent poisson. Il y en a d’autres qui pêchent en pleine mer ; mais aussi se mettent-ils tout nus [ms., nuds] et sans fond : là ils pêchent d’une bonne manière.

3. Une âme qui est assez heureuse de se dépouiller peu à peu dans cet infini Océan [ms., O maj.] de Dieu y trouve et fait une capture admirable. Souvent la crainte de se perdre, la fuite du grand travail, et le bien présent que l’on rencontre aux bords, empêchent que les âmes n’avancent [sic (ne)] en plus haute mer, et ne se mettent à corps perdu dans cet abîme [A maj. suggéré], où elles s’enrichiraient plus en un moment que les autres ne feraient en toute leur vie.

4.51 On ne trouve la vie que par la mort

On ne trouve la vie et la jouissance de Dieu que par la mort et le rien.

1. Hélas ! Chère sœur, on connaît les choses du siècle, et on a un désir infini d’y réussir, mais pour ce qui est de Dieu, il n’y a rien de plus inconnu et qui soit si peu dans le désir et la poursuite des créatures. C’est l’unique béatitude et cependant on n’y pense pas. Heureuse et mille fois heureuse l’âme éclairée de la divine Majesté ! Elle trouve son tout dans cette vie ; et toutes les autres meurent misérablement de faim. Les meilleures au plus ont quelques miettes qui les empêchent de mourir en leur soutenant la vie de la grâce ; mais pour vivre en l’état bienheureux, il faut être éclairé de cette divine [183] lumière, qui au même temps qu’elle dégoûte du siècle présent, fait trouver l’inaccessible pour se reposer.

2. Mourrons et mourrons un million de fois, car la mort est la vie.

Soyons aussi petits en vérité à nos yeux, que nous sommes aux yeux des autres, car c’est la grandeur.

Soyons pauvres autant de Dieu que du créé, car c’est la plénitude de la richesse.

N’ayons rien et ne soyons rien, aussi bien à l’égard de Dieu que vers les créatures ; et nous posséderons toutes choses d’une manière infiniment plus relevée que si nous étions des séraphins et que nous fussions rois de tout le monde ; car nous en jouirons par la plénitude de Dieu même.

Pourquoi pensez-vous que Dieu Se fasse tant chercher et qu’il semble qu’il soit si difficile à en jouir et à Le trouver pleinement ? Hélas ! Chère sœur, le soleil n’est pas si prodigue de sa lumière ni si facile à trouver, et il n’est pas si aisé à en jouir qu’il l’est de trouver Dieu et de jouir de Dieu quand on Le cherche et que l’on en veut jouir de la bonne manière. Car Dieu est infiniment désireux et impatient de Se communiquer et de Se donner sans réserve, ne faisant autre chose que de travailler pour nous disposer peu à peu à cet effet ; mais jamais nous ne voulons L’avoir et en jouir comme il faut, de telle manière qu’Il est toujours pèlerin chez nous ; car nous voulons toujours avoir et il ne faut rien avoir ; nous voulons goûter, voir et être assuré, toucher, nous contenter ; et Dieu n’étant rien de tout cela, nous allons toujours aboyant et courant, faméliques. Si bien qu’Il est en nous, et nous ne [184] Le voulons jamais trouver. Il se donne tout et sans réserve et nous n’en jouissons jamais. Il nous est plus commun et plus nécessaire que l’air et nous Le fuyons toujours. Nous sommes Sa béatitude en quelque manière, Deliciae meae, esse cum filiis hominum235 et nous nous déroutons toujours de Lui. Et tout cela parce que nous ne voulons Le chercher de la bonne manière, ni Le posséder comme il faut.

Mais une âme qui est assez heureuse de Le chercher et d’en jouir comme il est dit, Le trouve toujours en cherchant et Le cherche incessamment en trouvant : car un tel cœur est toujours content puisqu’il trouve incessamment ce qu’il désire et Le cherche toujours ; car jamais Dieu ne dit à telles âmes : c’est assez.

Tout cela qui paraît si extraordinaire est en vérité tel ; et il n’y a que les petits qui en soient capables. Priez pour moi, chère sœur, afin que mon cœur se laisse posséder par cette vérité, laquelle, quoique multipliée par tant d’expressions, n’est qu’une dans une âme, ou plutôt n’est point, pour rendre à l’âme la jouissance de Jésus-Christ encore plus facile. Ceci n’est qu’une faible expression de Jésus-Christ, le plus petit de tous les hommes.

4.52 Solitude. Abandon absolu

Solitude intérieure et extérieure. Que pour trouver Dieu véritablement, il faut perdre tout par abandon absolu.

1. Les divers embarras et occupations m’ont ôté le moyen de vous écrire et à vous [185] dire le vrai, il fait meilleur d’être en Dieu que hors de Dieu en travaillant pour les autres. La vie se passe insensiblement. Heureux qui est perdu sans ressource et sans se pouvoir retrouver, non pas même pour les choses les plus saintes ! Car Sa bonté y fournit et y donne remède. S’il y a quelque bonheur dans la vie, c’est de se perdre sans savoir où l’on est, non seulement dans la vaste solitude de l’intérieur mais encore dans la solitude extérieure. Je laisse volontiers les âmes fortes y agir et travailler aux bonnes affaires ; mais pour moi, la consolation serait d’être dans la solitude sans affaires ni soin aucun ; Sa bonté y donne ordre avec un soin vraiment paternel, dont j’ai une reconnaissance très grande.

2. Je ne laisserai de répondre à la vôtre ayant quelque loisir. Premièrement je vous avoue que la solitude est une grâce si grande que lorsque Dieu la donne, Il donne un trésor à l’âme. Sa bonté m’en donne, Dieu merci, et j’en espère beaucoup à la suite. Assurément Dieu vous la donnera aussi. Il nous fait une très grande grâce et il faut bien prendre garde de la diminuer ou de la perdre par de bons prétextes. Dieu nous mettant, comme Il vous fait, dans l’abjection et la pauvreté, ce sont des remparts contre les créatures. C’est pourquoi il vaut mieux pâtir de faim et être abject et sans fruit vers les autres que d’être en repos et en abondance et ne pas jouir pleinement de Dieu. Et il faut remarquer sur cela que la jouissance véritable de Dieu ne se donne que par la piqûre et étant écrasé par la pauvreté, par le rebut et par l’inutilité. Enfin le rien des créatures et de soi-même est le bonheur de la vie. [186]

3. Ce que je dis semble paradoxe et cependant est très véritable et connu tel par une âme qui en a l’expérience. Les âmes qui ont l’abondance, l’applaudissement et la plénitude, au plus ne sont capables pour l’ordinaire que de faibles vertus et de faire quelque petit bien aux autres. O, que le vrai amour de Jésus-Christ a des idées bien différentes des nôtres ! Ses persécutions sont des caresses, et Ses richesses sont des misères et les oublis, afin de ruiner la créature en nous pour y vivre et y régner par amour et en amour tout divin.

4. Tout cela supposé, plus nous sommes pauvres intérieurement, plus nous sommes secs et sans Dieu, plus nous avons moyen de nous abandonner et nous laisser à Dieu, ce qui assurément nous Le fait trouver plus véritablement et plus amplement que toutes félicités. C’est pourquoi, au nom de Dieu, soyez fort fidèle à marcher en abandon et perte de vous-même ; et quoique souvent vous ne sentiez pas cela, il n’importe : laissez-vous tel que vous êtes sans vous arrêter à toutes les pensées et peines qui peuvent arriver, d’avoir le moyen de vous perdre et abandonner nuement à Dieu, pourvu que cela soit.

5. Vous dites très bien que le mot et l’expression d’abandon vous revient mieux que celui de regard et cela est vrai ; car l’abandon est la substance de tout ce que l’âme doit à Dieu et souvent le regard est interdit et l’âme ne s’en peut servir ; mais pour l’abandon, il est continuel.

Vous faites très bien de laisser perdre aussi le regard et de vous contenter de l’unique abandon pour toutes choses ; et même bien souvent [187] il semble à l’âme qu’elle le perd aussi, non en substance mais dans le goût et dans la lumière.

6. Secondement vous dites que souvent il vous semble que ce que l’on vous dit de Dieu et de l’intérieur ne sont que des rêveries. Ne vous étonnez pas de cela : il faut tout perdre sans vous mettre en soin de rien, non pas même des bonnes lumières et touches d’amour, qu’il faut laisser aller aussitôt qu’ils s’en vont de votre esprit. D’où vient que même pour des sujets de votre oraison, il faut les prendre avec grand abandon à Dieu ; et à moins d’ouverture d’esprit pour cela, abandonnez tout et vous laissez entre les mains de la divine Majesté sans assurance de rien. Qu’avez-vous à perdre et que valez-vous ?

4.52 µ à transcrire !

4.53. Trouver Dieu Lui-même pour Lui-même

Dieu lui-même pour lui-même ne se trouve que par les pertes extrêmes.

1. Le principal de tout est que vous tâchiez de demeurer avec Dieu. Un grand saint dit une belle parole : Beati qui habitant fundum, bienheureux celui qui habite son fond et ainsi qui est toujours en Dieu ! Il est à l’abri de toutes choses, aussi bien des hérésies que des autres malheurs de la vie. Soyez donc fidèle à demeurer dans votre rien, dans votre pauvreté et misère ; car demeurant telle, rien ne vous peut nuire. Faites là un million d’abandons et de pertes de vousmême, non par acte, mais aussi souvent que vous le pourrez. Les pensées vous viendront que vous ne faites rien, que vous déshonorez Dieu et le reste, qui est souvent [188] le remplissement de votre esprit. Heureux et mille fois heureux qui peut par sa pauvreté tant intérieure que extérieure, par sa privation de Dieu et de toutes choses bonnes, se perdre d’une telle manière qu’il ne se trouve plus, ni pour Dieu ni pour les choses bonnes, ni pour rien enfin qui l’appuie et le soutienne ! Car par là assurément il sera dans la mer et l’océan infini de Dieu, non pour soi et pour son plaisir, mais pour Dieu même. Ceci est une grande grâce dont la semence est donnée un très long temps avant que l’âme en jouisse en paix et repos plein, et en latitude de cœur. Les craintes, les frayeurs, les pertes d’appuis sont les moyens dont le saint-Esprit, qui est le conducteur de telles âmes en cette voie, se sert conformément à la portée de l’âme et au dessein éternel de Dieu dans le don de Sa jouissance.

2. Priez pour moi afin que Sa bonté me fasse la grâce de Lui être fidèle dans ce sacré désert. Mais hélas ! Si les âmes qui commencent à marcher ce pays, ont tant de peine et s’arrêtent si souvent par leurs réflexions, les plus avancées le sont encore plus dangereusement, le désert devenant plus grand, plus sec et encore davantage sans secours ; ce qui est cependant le bonheur unique pour trouver l’immensité même, ou Dieu même pour Lui-même, s’y perdant sans crainte de se perdre, ne Le possédant pas ; car toute possession est ôtée afin de Le trouver plus amplement et sans fin. Si une pierre tombait dans un océan d’infinie profondeur, ce ne serait pas merveille si elle ne trouvait jamais le fond ; et voilà la raison pourquoi les âmes qui sont appelées à jouir de Dieu même, Le trouvent sans Le trouver jamais, au [189] moins en manière qui les termine dans leur jouissance.

3. Je vous dis cela afin de consoler un peu dans votre commencement. Vous trouvez que vos sécheresses sont longues et vos pauvretés ennuyeuses ; c’est votre bonheur et vous ne le saurez pas ; et les dernières âmes dont je parle sont plus pauvres, mais c’est encore leur plus assuré grand bonheur.

4.54. Efficacité du feu de l’amour divin

Efficacité du feu de l’amour divin, qui dans les âmes de foi se nourrit même de son contraire et de toutes sortes de renversements, et s’en sert pour les purifier et les changer enfin en Jésus-Christ.

1. Prenez toujours courage et ne vous étonnez pas si le pays de l’oraison et le chemin d’aller à Dieu vous paraît difficile ; c’est en cela qu’est le bonheur, car plus la difficulté est grande plus la course est forte. Le tout est que l’âme ait en soi un désir fort et affamé d’être à Dieu et de Le trouver, sans quoi il serait impossible qu’elle fût contente. Ne vous étonnez pas que vous trouviez tant d’épines : c’est la nourriture de ce petit point d’amour et de cette flamèche de feu que Dieu a mise dans le fond de votre cœur, laquelle assurément ne peut se soutenir ni accroître que par une voie qui paraît la perdre et l’éteindre.

2. C’est aussi la cause pourquoi les vertus nous paraissent toujours si éloignées ; et jusqu’à ce que ce feu soit très grand, il est de telle nature [190] qu’il ne se nourrit que par antipéristase, c’est-à-dire par son contraire.

Le cœur désire la vertu, la solitude et le silence, et cependant plus il le désire, souvent la nature manque à ces choses ; et même Dieu quelquefois se met de la partie, afin de donner le désir des choses sans les pouvoir pratiquer et avoir : et quand avec tout cela Dieu par sa bonté donne encore des croix, comme contradiction des créatures, mépris, renversements de ce que l’on fait, et un million d’autres choses en quoi nous avons sujet de beaucoup souffrir et de porter un véritable anéantissement, cela est merveilleux ; car, chère Sœur, l’on ne saurait croire combien il y a à mourir dans la créature, et combien il faut que le divin amour soit fort pour consumer tous ceux qui s’opposent à Dieu. Ce qui est la cause qu’il faut avoir une patience sans expression.

3. Prenez donc encore une fois courage ; car si je vous pouvais exprimer le bonheur que Dieu vous présente, et ce à quoi vous êtes appelés, vous seriez surprise. Soyez forte et généreuse. Ne tenez au nom de Dieu rien de la fille dont le changement fait tout perdre. Allez au milieu des broussailles tête baissé sans savoir où vous allez, à route perdue, sans dessein ni rien qui vous puisse arrêter.

Combien d’âmes sont arrêtées par les saints desseins par l’amour même, par la vertu etc. ? C’est-à-dire pour m’expliquer, que quand une bonne vieille comme vous et moi, qui n’avons plus que peu à vivre, désirons tôt arriver, nous ne devons plus aller par mesure et ordre : car si nous avons des desseins, souvent ils se perdent de l’esprit ; si l’on veut aller par l’amour, la [191] sécheresse s’empare du cœur ; si par la vertu, l’on se met toute pleine de boue à force de courir. Si bien qu’il me semble que c’est le mieux pour vous, étant si vieille, d’accourcir tout, et d’aller tête baissée après celui qui se fait désirer dans votre cœur.

Allez donc ainsi chère Sœur ; et je ne sais si vous entendez bien ceci, qui est de conséquence pour vous. Quand je dis de passer la vertu et tout le reste, cela se met en pratique par une fidélité sans s’amuser à trop se regarder.

4. Quand donc votre naturel vous a fait faire quelque faute comme de trop de plaisir dans les créatures et autres choses, au même temps retournez à Dieu par un simple regard ; et cela est remédié plus efficacement que par toutes les réflexions.

Gagner le saint jubilé en votre manière simple et par beaucoup de confiance en Dieu. On ne saurait croire combien Dieu donne de grâce aux âmes simples et qui vont tout de bon à Dieu par l’aide des secours de la très Sainte Eglise.

Prenez courage encore une fois, chère Sœur, et que les difficultés, ni vos misères, ne vous empêchent pas. Au contraire c’est un grand bonheur assurément, quand l’âme est en ferveur et désireuse de la perfection et de la sainte oraison. Cela ne se peut comprendre que par expérience qui n’est donnée pour l’ordinaire que tard, c’est-à-dire quand Dieu commence d’illuminer lui-même. Quand je dis illuminer, c’est-à-dire de cette lumière dont le Saint Esprit parle ; lux in tenebris lucet236

Laissez-vous donc mourir et dévorer aux [192] croix, aux pauvretés, aux défauts etc. ; et assurez-vous, que pourvu que vous soyez fidèle, nonobstant les orages et les tempêtes, à poursuivre Dieu par amour et simple intention, que vous le trouverez. Ce moyen est d’une si grande grâce, que c’est voler et non marcher, comme expérimentent ceux à qui Dieu se donne.

5. Je me sers du mot de simple intention qui semble encore plus dégagée que le regard, subsistant quoique le regard se perde dans les distractions non volontaires et par l’accablement des croix de providence et par les sécheresses portées en abandon. L’âme donc, comme une aiguille touchée, va par sa simple et amoureuse intention toujours cherchant, souvent sans chercher, car elle discerne pas toujours son actuelle intention et inclination amoureuse dans les affaires et dans les accablements. Mais quand elle sonde son cœur elle l’y trouve, il est vrai, un peu cachée et profonde, mais non moins véritable ; et je puis dire même plus véritable, plus elle est cachée, pourvu que l’amour soit allumé ; amour qui n’a rien du feu de la terre, qui ne subsiste qu’autant qu’il luit et échauffe : mais ce feu et cet amour divin, étant céleste, très souvent contient et a ces qualités éminemment et non actuellement aperçues et expérimentées. Cependant c’est un feu très réel et très véritable, et même bien souvent il est plus réel et véritable, plus son opération est audedans et cachée, laquelle consume et change davantage la créature et le sujet où il est attaché.

6. Mais, me direz-vous, comment discerner ce feu céleste ? Je vous réponds que cela sera par le désir secret et intime qui est dans l’âme d’avoir Dieu, de mourir à soi et de n’être plus, [193] afin que Jésus-Christ soit véritablement en elle.

Mais, me direz-vous encore une fois, il est vrai que j’ai le désir. Mais il me paraît inutile, d’autant qu’il est si caché et si à l’ombre de la nature et de sa corruption qui se produit par tant d’imperfections, recherches et défauts, qui crient si haut que non seulement je n’entends pas souvent ce secret et intime désir susdit, mais plutôt me convaincs qu’il n’y a rien dans mon âme, jusque là que ce caché désir me semble hors de moi, et comme chose ajoutée, et que j’expérimente ma misère comme vraiment propre et ce que j’ai dans l’âme, étant proprement ce que je suis. Mais il n’importe, il faut que cela soit de la sorte, et ce petit feu si caché est pourtant le vrai et le propre bien de l’âme ; et ce que vous voyez et qui vous paraît davantage n’est qu’étranger, que ce feu consumera peu à peu si vous donnez à votre âme la paix et l’abandon total pour ne vivre et ne subsister que de la Providence de moment en moment.

7. Ce divin feu paraît donc quelquefois comme amour, quelquefois comme inclination amoureuse, une autre fois étant plus secret comme une très simple intention, quelquefois comme un regard, quelquefois aussi moins qu’un regard, et seulement comme quelque ressouvenir d’un Dieu que l’on voudrait bien aimer ; et tout cela selon les diverses constitutions de l’âme et les agitations des peines, des affaires et des accablements des croix, lesquelles toutes ne font nul tort à ce feu caché dans l’âme, mais seulement couvrent ses sorties, paraissant en ces diverses manières selon ces diverses expressions. [194]

8. Si vous prenez bien courage, ne vous mettez pas en peine, car, comme je vous dis, ces choses qui cachent ce feu divin ne lui font nul tort, durant que l’âme ne les aime ni ne s’y amuse volontairement. Au contraire elles le font croître ; car quand il est tel que je dis, il croît non par le dehors mais par le dedans, en tirant peu à peu l’âme d’elle-même, de son amour-propre et des créatures pour la faire vivre en Dieu. Et ainsi plus cet effet croît, plus il disparaît ; car il se renforce au-dedans, le changeant et purifiant, et ensuite faisant un effet comme le feu fait sur le bois, savoir changeant en soi son sujet ; par ce moyen il disparaît, car il ne sort au-dehors aucune flamme qui marque qu’il y a du feu.

9. Il y a des Saints en quantité qui n’ont pas eu cette grâce, la leur étant au-dehors, spécialement pour donner exemple et servir à plusieurs : mais celle-ci est pour changer son sujet et pour l’unir par conséquent et brûler tout au dedans. Et voilà pourquoi ces âmes sont toujours dès le commencement conduite par diverses croix et sécheresses, afin que peu à peu elles soient reconduites et rechassées [sic] du dehors au dedans, de l’extérieur à l’intérieur, et de ce qui paraît aux créatures et à soi-même, à l’inconnu et à l’intime. Et lux in tenebris lucet. Et quand cette obscurité est arrivée au point que Dieu veut, et que ce feu caché et inconnu a purifié, brûlé et enfin consumé ce qu’il a voulu au dedans, pour lors il devient lumière et amour.

10. Mais de dire le temps, cela ne se peut ; tout cet ouvrage étant réservé à Dieu seul : ouvrage qui assurément est un grand don de Dieu, [195] mais une extrême croix pour l’incertitude, la peine et le peu de joie que l’âme a souvent, faute de voir ce qui se fait. Ce plaisir est réservé à Dieu seul, quoique qu’à la suite l’âme étant, comme je viens de dire, purifiée et consumée, devient toute lumière et amour. Cependant comme elle n’est plus elle-même, elle n’a pas de joie propre : car cette secrète opération la change, et lui a fait perdre son soi-même ; et ainsi elle n’a plus de plaisir comme propre, et il est très vrai de dire que jamais l’âme n’a le plaisir parfait de cet ouvrage. D’où vient que l’âme goûte incessamment et a toujours une secrète inclination que tout le plaisir soit pour Dieu seul, et pour elle la peine ; et peu à peu elle est convaincue que la croix, l’obscurité et la privation lui valent mieux que la jouissance et l’assurance.

11. Voilà bien des paroles pour exprimer peu, savoir, que quand Dieu a fait la grâce de donner la vocation de l’oraison de foi, il faut la priser infiniment, et ne pas perdre un moment, spécialement les pauvretés, les sécheresses, les misères et enfin tout ce qui se peut exprimer tant de l’extérieur que de l’intérieur qui peut accabler une âme et la rendre misérable et en soi-même et devant Dieu dans sa vue et sa connaissance. Car plus elle est telle, plus elle se purifie au commencement, plus elle se perfectionne à la suite, plus elle se perd à la fin, ne subsistant que dans le pur abandon, et l’espérance simple, et n’ayant plus ni assurance de perfection, ni salut, ni amour, ni enfin quoique ce soit, conformément à ces belles paroles : les oiseaux ont des nids, les renards des tanières, mais le [196] fils de l’homme n’a pas où reposer sa tête237. O heureuse l’âme, laquelle, sans y penser, et en marchant ce chemin misérable, et qui la conduisait à la misère, aboutit sans le savoir à être Jésus-Christ et à jouir non de son amour, c’est trop peu ; de lui, c’est encore trop peu ; mais enfin à être lui-même ! Car ce petit feu l’ayant secrètement et insensiblement conformée et brûlée en secret, la fait cesser d’être.

Je ne saurais assez vous dire que cette misère qui au commencement et un très long temps paraît si naturelle, infructueuse, et même périssable et mauvaise, est peu à peu la source, l’origine et le commencement de ce bonheur ; et que les péchés passés, les inutilités de la vie, et enfin l’indignité ne vous étonneront pas. C’est assez ; quand Dieu le veut et quand l’âme tâche d’être fidèle, ce feu consume tout en sa manière.

12. Je finis ; car qui voudrait tout dire, et comment il consume les péchés les défauts, ne finirait jamais. Priez pour moi, afin que je me laisse perdre dans l’inconnu de Dieu : car les âmes à qui Dieu fait cette grâce de les appeler ici, doivent être consommées dans cet inconnu d’elles-mêmes et de toutes choses et des créatures ; sortant peu à peu peu à la manifestation pour les autres, et ne se mettant nullement en peine d’être inutile éternellement, et enfin de n’être rien pour Dieu ni les créatures au sens susdit, vivant une vie commune à l’extérieur. Adieu en Dieu.

4.55 Mourir à tout pour que Dieu vive en nous.

Avis de conduite pour une âme qui, après avoir vécu dans les saintes pratiques, est appelée de Dieu à mourir à tout afin qu’il vive seul en elle.

1. La grâce et la vocation de Dieu sur l’âme dont il est question consiste [consistent] en ce que Dieu se donne à elle, afin qu’elle vive de lui et par lui et ainsi qu’elle meure à elle-même. Jusqu’ici elle n’a fait que vivre dans ses pratiques, affections saintes, actes vers Dieu qui l’ont toujours glorifié : mais à présent c’est Dieu qui veut se glorifier lui-même par sa mort, je veux dire : par la destruction de toute elle-même. La peine que l’âme sent à tout quitter et mourir fait bien voir que Dieu est à la porte qui veut entrer pour détruire ; et la nature qui s’en aperçoit a peur comme une personne qui est au profond de l’eau, [et qui] tombe dans la frayeur et se prend à tout pour se sauver : mais l’arrêt de mort est donné : il faut, malgré ses résistances, qu’elle meure.

2. L’âme donc étant résolue de mourir verra que la fidélité qu’elle apportera à se laisser mourir, et ainsi à laisser entrer Dieu en elle, fera qu’il viendra prendre son royaume en elle et y établir sa vie : [c]’est ce que demandait Notre-Seigneur pour nous 238 : Adveniat regnum tuum.

Au commencement, elle [cette âme] apercevra peu cette vie et ce royaume en elle ; mais qu’elle ait cou[198]rage : elle verra que ce lui serait un enfer que de recommencer sa première façon d’agir, et qu’elle remarque bien que jamais elle ne sera parfaitement contente au fond, jusqu’à ce que tout soit mort en elle et ainsi que Dieu y soit tout vivant239.

3. Ce qui lui fera bien de la peine, ce sera qu’elle ne comprendra pas, comment ce soit actuelle Oraison qui ait de la correspondance avec un si grand don, étant au commencement fort pauvre et sèche. Ce qui lui fera naître quantité de doutes, si on ne s’est point trompé de lui conseiller cette sorte d’Oraison ; qu’assurément elle perd le temps [sic] ; que ce serait une chose plus assurée de reprendre ses pratiques ; que tous les sentiers sont faits ; qu’il y a eu quantité de personnes trompées ; qu’elle ne voit pas qu’elle se corrige comme un si grand état le demande : et mille autres raisonnements. Et à tout cela elle n’a qu’à mourir et à souffrir ; et elle verra que par ces tentations et par les difficultés qu’elle rencontrera en chemin, Dieu entrera et viendra en elle, et dissipera peu à peu comme un Soleil ces ombres de la mort pour éclairer l’âme, et lui faire voir et expérimenter des choses que l’œil n’a jamais vues : et en tout cela elle n’a qu’à mourir universellement à tout, autant que Dieu qui est dans le fond de son âme [virgule supprimée] lui donnera à connaître.

4. Jusqu’ici Dieu a préparé son âme [de cette personne dont il est question] par toutes les pratiques qu’elle a faites : mais à présent Dieu veut venir prendre possession d’elle-même, et ainsi sanctifier et elle-même et ses Sœurs ; car je crois qu’il en découlera grande grâce sur la Communauté [199]

Et pour réduire240 le tout en pratique, elle doit ne rien faire autre chose, aussitôt qu’elle est éveillée, soit à l’Oraison, ou durant la journée, que se laisser en Dieu, qui lui est donné dans le fond de son âme et qui attend sa correspondance ; et c’est par le souvenir simple et en foi de sa présence qu’elle doit recevoir paisiblement et passivement ce que cette présence imprimera en elle, tantôt de respect, tantôt d’amour, et quelquefois et souvent [contresens ?] des pauvretés et sécheresses. Mais qu’elle se ressouvienne que Jésus-Christ a été le plus pauvre et abandonné de tous les hommes, quoiqu’il possédât plus Dieu qu’aucun, étant Dieu lui-même ; et ainsi cette divine présence croîtra en elle. Qu’elle se tienne heureuse quand cette divine présence ne produira en elle que pauvretés, sécheresses et tentations ; car c’est le plus court chemin présentement pour elle : son bonheur n’étant que de mourir, ce qui la fera davantage mourir sera son mieux.

5. Elle ne doit donc universellement avoir d’autres pratiques en tous ses exercices que cette fidélité à mourir en Dieu et par Dieu au fond de son âme. Elle s’apercevra que plus elle mourra, plus elle vivra en lui. Les âmes qui sont encore dans les puissances241 et en état d’agir, plus elles ont de belles choses de Dieu, de bonnes lumières et actes ou pratiques, plus elles sont en Dieu : mais quand Dieu se donne lui-même au fond de l’âme, il faut mourir à tout ; et aussi c’est l’unique effet de Dieu quand il réside en cette partie.

Que l’âme qui est dans cet état sache que dans cette simple perte en Dieu elle l’adore, l’aime, le remercie, et aime et honore la Ste. Vierge et les Saints, et qu’elle fait universelle[200]ment tout, quoiqu’en apparence et en son jugement au commencement de son appel, elle ne fasse rien.

Pour son examen, qu’il soit fort simple et non embrouillé ; car Dieu qui réside en elle ne permettra point de défauts sans l’en avertir. Qu’elle ne se presse non plus excessivement pour la contrition ; car cet état est une continuelle contrition et [un continuel] amour.

Pour communiquer avec le prochain ou avec ses Sœurs, qu’elle demeure paisiblement en son état et [en sa] constitution, et après, qu’elle dise simplement ce dont elle a lumière ; et elle verra que cela profitera davantage.

6. Qu’elle soit bien fidèle à cette grâce que Dieu lui a faite : car je crois que Dieu a dessein de lui faire grande grâce. Qu’elle ne fasse universellement quartier242 à rien ; car sa vocation est grande : qu’elle ne permette jamais en elle la moindre vie pour quoi que ce soit ; car Dieu veut vivre en elle uniquement. Qu’elle soit assurée que sa mort et son anéantissement sera [seront] la sanctification de sa Communauté. Tout le temps passé elle leur a servi en vivant saintement ; et à présent elle leur servira en mourant totalement. Qu’elle se souvienne que la mort et l’anéantissement de Jésus-Christ a [ont] établi l’Église.

Qu’elle soit silencieuse autant que son corps et la charité vers ses Sœurs le permettront. Qu’elle abandonne le soin du temporel à Dieu, qui prend possession d’elle ; et il en aura soin. Qu’elle y fasse néanmoins autant que Dieu lui imposera selon sa connaissance. [Que] [c]ette seule maxime soit dans son âme : Dieu seul est toutes choses, et le reste n’est rien ; ou bien : Dieu et rien plus [rien de plus].

7. Pour ce qui est du général, selon ce que Notre-Seigneur m’en a donné à connaître, il y aura grande grâce dans la maison pour l’Oraison, pourvu que l’on demeure dans l’état que Dieu désire, savoir [à savoir] de simplicité, pauvreté, abjection, enfin en l’amour de la vie cachée ; et c’est là l’ordre de Dieu sur la Communauté, et le canal par où il communiquera tout.

4.56 Vicissitude[s]. Mort à soi.

Vicissitudes intérieures. On ne trouve Dieu et son amour que par la mort.

1. Ma chère Sœur, [que] Jésus-Enfant soit notre unique vie ! J’ai lu votre lettre avec notre Frère. Nous vous mandons que vous ayez à continuer de nous écrire sans crainte de l’amour-propre, ni de la perte du temps. Chaque chose a sa saison. Quand vous serez assez forte pour marcher seule et sans aide, Dieu tout bon243 vous l’ôtera244; mais puisqu’il vous le donne, et que vous apercevez que cela nourrit votre âme, mangez durant qu’il vous le présente.



Recevez les vicissitudes des états tantôt de paix et tantôt de guerre, et croyez assurément que cela est dans l’ordre de Dieu et de sa conduite sur vous. Et pour cet effet, quand vous expérimenterez être en repos de cette sorte en Dieu, demeurez-y et recevez les lumières qui vous y seront données. Quand de là vous tomberez dans l’obscurité, (prenez bien garde à ceci), laissez-vous-y, et recevez les peines qui vous y arriveront ; car elles seront autant l’effet de grâce que les lumières dans le premier état. Et c’est cela, que vous me dites que vous ne [202] savez pas ce que je veux dire, quand je vous dis que vous goûtiez Dieu dans la lumière obscure : c’est dans cette lumière-là ; car pour lors quand vous êtes dans ce second état, Dieu ne vous est pas moins présent, quoique plus obscurément. Et c’est de plus ce que vous me dites que vous n’entendez pas encore, savoir [à savoir] comment on peut posséder Dieu sans que toute l’âme soit recueillie ; mais vous l’entendrez quand vous comprendrez que Dieu est dans cette obscurité-là, quoique les sens soient divagués [c’est-à-dire dans une sorte d’« errance »] et en peine : mais courage ! le temps et la grâce vous apprendront cela.

2. Pour l’autre difficulté que [sic] vous possédiez Dieu par les sens, et les autres parties de l’âme, cela se fait par écoulement de certaines lumières en elles, non pas par effort et activité comme vous l’entendez. Pour votre solitude, il faut ma chère Sœur que l’on soit purifié bien des fois avant que d’être propre à quelque précieux émail245. Afin donc que votre âme soit capable de porter en elle le précieux trésor et l’admirable fleur des champs, je veux dire Jésus-Christ, il faut souffrir et expirer un million de fois. Ce que vous ferez je vous assure, souffrant, dans la lumière que Notre-Seigneur vous donne, les croix que vous aurez tant du dedans que du temporel. Mourez et cuisez là-dedans ; et Dieu, par un surcroît de miséricorde pour vous, permettra que vous y ferez [fassiez] bien des chutes qui vous mettront dans l’incertitude et dans l’angoisse. Toutes ces choses vous raviront votre chère Rachel246 . Et cependant y a-t-il de la justice à Notre-Seigneur ? Il vous est allé réveiller l’appétit de ce à quoi vous ne pensiez point ; il vous fait désirer chèrement une chose ; il vous la fait voir comme l’unique nécessaire à [203] votre salut et [à votre] perfection : et cependant il vous l’ôte. Mourez, encore une fois ; et vous verrez la suite ; mais mourrez encore dans les désirs de votre solitude : car c’est où l’on trouve le cœur et l’amour tout aimable [sans s] de Dieu ; mais la porte c’est la mort, et qui n’entre par là ne fait rien, et n’est pas vrai solitaire.

3. Pour la troisième [difficulté], laissez-vous conduire par l’amour, car c’est par là que Dieu vous approchera [rapprochera] de lui et qu’il vous mettra en lui. C’est cette chère puissance [la volonté ?] qu’il perd en lui, et quelquefois si inconnuement que l’on n’en sait rien.

Vous faites très bien de dire simplement vos petits dépouillements. Présentement que [maintenant que] vous pouvez subsister en Dieu sans toutes ces créatures-là, vous seriez bien malheureuse de subsister hors de Dieu, pouvant vivre en lui.

4. En quatrième lieu, mourez et vivez en mourant. Bienheureuse qui ne peut vivre qu’en Dieu ! Mais combien y a-t-il d’âmes qui n’ont nul désir du dépouillement, et qui vivent dans les créatures et de créatures ! Mais qu’une âme est heureuse derechef de ne pouvoir souffrir autour d’elle créature aucune pour qui elle ait de l’amour ! Quid mihi est in cælo ? et à te quid volui super terram ? Deus cordis mei, et pars mea, Deus in æternum247 ! Il semble aux âmes qui n’ont point de lumière ni de vocation pour cela que telles âmes sont perdues en l’air. Ô mon Dieu ! nous le verrons un jour. Perdez-vous, souffrez, et ne vous mettez [pas] en peine. [204]

4.57 Recevoir amoureusement la mort.

Recevoir amoureusement la mort de quelque côté qu’elle vienne.

1. Ma très chère Sœur, [que] Jésus-Christ soit notre unique vie [sans exclamation]. Voilà qui va fort bien ; Dieu se sert de tout pour faire son œuvre. Recevez amoureusement et respectueusement le coup de la mort de quelque main qu’il vienne. Car souvent il vient des doutes de n’être pas appelé [masc. sing.] à l’Oraison, et de la joie et [de la] facilité que l’âme trouverait de faire autrement ; des passions et inclinations naturelles qui, bien loin de mourir, se réveillent ; et l’âme étant convaincue que la vraie Oraison et son augmentation consiste [consistent] en leur mort, ou plutôt cause [causent] leur mort et [leur] purification, cela fait qu’elle est fort en souci. Ajoutez à cela qu’à l’âme de tel état Dieu cache fort son opération, qui n’est souvent que le très pur esprit ; et de cette sorte n’apercevant point qu’elle tende à Dieu ou coopère avec lui, mais plutôt qu’elle a pente et tendance au créé, ou bien, si vous voulez mieux dire, à l’amusement, l’âme, comme je vous dis, en tel état est fort peinée. Elle ne voit point [chez elle-même] de longues prières, point de ferventes mortifications, qu’elle voit les autres faire à merveille : et bâtie [fém.] de telle sorte, ne se remuer point, c’est être athée, ou tout à fait s’amuser et se perdre.

2. Perdez-vous, chère Sœur, de cette sorte, c’est-à-dire laissez tomber tous ces coups sur votre corps et sur votre esprit : ne faites autre chose que de souffrir et de vous laisser mourir. Mais vous me direz : [c]e n’est pas mourir que d’être toute vivante [205] et sans Oraison. Je vous le dis encore une fois, mourez sans en savoir davantage. Ajoutez à ce coup de mort l’avancement des autres, étant tout à fait convaincue [fém.] de votre retardement. Laissez la pointe de ce coup dans votre âme ; et continuez tout de bon à tendre à l’unique aimable : baissez les épaules et souffrez comme un Job sur son fumier [trouver référence].

4.58 Souffrir ses misères.

Souffrir humblement ses misères en adhérant à Dieu.

1. Comportez-vous comme vous me marquez. Marchez librement. Cherchez Dieu en simplicité de cœur selon l’étendue de l’affection intérieure et du désir que Dieu vous en donne, sans vous inquiéter des chutes que vous ferez.

2. Quand vous verrez dans votre esprit quantité de choses qui sont opposées à Dieu, souffrez-les humblement, vous tenant doucement et amoureusement convertie [fém.] à Dieu dans l’intime de votre âme ; et le très fidèle [le Très-Fidèle] qui est là ne permettra pas que les tempêtes vous abîment. Il permet les difficultés, les chutes quelquefois, le peu d’avancement, et que tout l’intérieur et l’extérieur semble [semblent] se renverser et aller à rebours : dans tout cela on ne voit pas sa présence et sa main aussi fidèlement et intimement que dans la bonace248 et le calme. Quand l’âme est bien arrivée et avancée, on la voit d’autant qu’elle ne se saurait cacher de l’âme qui a des yeux pour cela. Mais au commencement qu’on ne la voit pas [206] encore, on le croit infiniment éloigné, et [on croit alors] que tout est perdu. Les disciples avec lesquels il était sur la mer dormant249, croyaient que tout était perdu. Il ne faut pas espérer connaître ceci qu’après avoir été dévoré par les croix, les humiliations et les morts des créatures ; car Dieu ne se trouve bonnement et avec paix que dans la solitude, c’est-à-dire [virgule supprimée] dans la mort de soi-même et de toutes créatures.

4.59 Fruit des épreuves et des humiliations.

Bonheur et fruit des épreuves et des humiliations, qui en faisant mourir l’âme lui donnent la vie.

1. Dieu étant aimable ravit si doucement le cœur que l’on ne se saurait défaire de lui. Il joue d’artifice pour achever ce qu’il entreprend. Au commencement il touche et excite l’âme à le chercher : quand l’âme est prise de cette part, et qu’elle ne s’en saurait plus dédire250 sans souffrir un enfer, en l’oubliant par la recherche des créatures, pour lors il commence à faire voir que si l’on veut avoir ce que l’on désire, il faut mourir à soi ; et cela en quelques âmes d’une telle manière que bien qu’elle n’y aient point de goût ni [de] lumière, cependant il faut qu’elles s’y précipitent, autrement elles ne seraient pas en repos : [s]i bien que de cette sorte il va prenant possession de l’âme. Et lorsque l’âme est touchée251 de tels attraits secrets, comme est [comme l’est] assurément la vôtre, il ne faut point donner de quartier252 ni pour s’humilier ni pour se mortifier ; car assurément la vie [207] réelle et véritable de Jésus-Christ s’insinue dans l’âme par [de] telles épreuves. Et ces âmes ne remarqueront quelquefois en elles ni Oraison, ni recollection, ni silence intérieur ; mais au contraire un ravage qui leur fera faire une infinité de résignations au fond de l’âme : et cela leur causera une humiliation profonde devant les autres, qui les portera insensiblement et imperceptiblement à mourir en une infinité de rencontres où la raison et l’esprit humain [humain : sing.] expirent continuellement sans consolation.

2. Il faut remarquer qu’en tel état il faut fort se donner de garde, et de la raison et des gens raisonnables et humains, envisageant seulement Jésus-Christ abject, pauvre, méprisé, sans esprit en son enfance qui ait paru, mais seulement réputé comme un fou dans sa vie. Et remarquez que dans l’état où vous voilà, vous ne pouvez pas regarder [comme] distinct de lui ce qui se présente d’humiliant, de pauvreté, etc., et que de plus votre simple regard et [votre] abandon amoureux n’est non plus distinct [ne sont non plus distincts] de telles choses. Tout ce qu’il y a à observer, c’est de s’y donner par seule obéissance et non par précipitation humaine.

3. Je vous dirai que telles pratiques de mort, par lesquelles le corps et l’esprit vont rudement mourant, sont d’une telle grâce que je vous renvoie à l’expérience future pour le goûter. Tout ce que je vous en puis dire, c’est que toute l’âme devient si lumineuse en vérité, c’est-à-dire si pleine de Jésus-Christ, que je ne le vous puis exprimer ; et l’âme à la suite aperçoit avoir échappé mille pièges et amusements et que par là l’on ait volé tout droit à Jésus-Christ.

C’est donc une faveur de Notre-Seigneur et [208] un présent de sa main. D’où vient qu’il ne faut pas mettre les âmes dans telle simple et nue lumière et amour, que cela ne leur soit donné ; car avec telle lumière sans lumière est donné un amour aussi nu qui pénètre l’âme et la rend famélique sans contentement jusqu’à ce qu’elle ait trouvé au midi celui qu’elle aime253. Et les âmes qui se mettraient sans vocation dans [une] telle simplicité ou simple lumière n’auraient pas ce simple amour, et ainsi ne se nourriraient pas.

4. Mais ne craignez pas, chère Sœur. Laissez-vous aller à la divine Providence dans toutes les vicissitudes qu’elle voudra et permettra sans que vous le voyiez ; et votre affaire se fera : et de cette sorte Jésus-Christ ira se gravant et burinant sur votre âme. Il faut qu’elle soit à l’égard de toutes ces dispositions et ces vicissitudes intérieures comme une personne qui est dans un navire tantôt en bonace [= dans une mer tranquille], tantôt en tempête, mais toujours dans le navire. Si bien que votre âme n’a qu’à se laisser dans le pur abandon où elle est embarquée, et à recevoir toutes les vicissitudes qui sont les effets de l’état où vous êtes à présent, comme aussi à effacer d’elle un million de choses que vous y aviez peintes par vos lectures empressées, par vos raisonnements humains, et étant politiquement prudente dans votre gouvernement, et un million d’autres choses que cette simple lumière vous ira secrètement et à l’obscur découvrant254 ; si bien que tout cela s’ira effaçant afin que la table de votre âme étant nue et rase, Dieu y puisse peindre à son gré.

5. Hélas ! chère Sœur, il faut que je vous dise sur cet article un mot de moi, afin que vous et vos Sœurs prient Dieu pour moi.

Dieu donc par sa bonté m’a donné un petit [209] rayon de lumière, qui m’a fait un peu apercevoir la plénitude de moi-même, et que toute ma vie s’est passée à dorer mon âme, mais non pas réellement et véritablement [à] mourir à moi ; ce qui fait que sa bonté [Bonté] jusqu’ici m’a bien donné quelque lumière, mais non pas encore soi-même [Soi-même]. Vous savez que nous sommes appelés à devenir Jésus-Christ ; et pour que cela se fasse en vérité, vous voyez qu’il faut que la mort et par conséquent la vie pénètre [pénètrent] au-dedans. Un tableau n’est pas dit un homme sinon en peinture, quoiqu’il ait la figure d’homme ; car il n’est pas véritablement, réellement et intérieurement animé. Ainsi mon âme a été dorée ou peinte par le dehors mais non pas réellement pénétrée. Si bien qu’il reste une plénitude255 à sortir de moi, qui à mesure qu’elle sort donne la vie. Assurément mon âme a autant de vie que la mort arrive, et que la plénitude de moi-même s’en va. Cela est encore si peu en moi. Je vous assure cependant que je ne vois rien de grand et donnant la vie que l’humiliation, la petitesse, la connaissance de sa misère, la vue et la confession véritable devant tout le monde de telles misères. Et il me semble que si Dieu présentait ou la connaissance de la Très-sainte Trinité, ou telles choses susdites, et qu’il laissât à choisir, on prendrait telles choses [soit : l’humiliation, la petitesse, etc.] : et si vous m’en demandez la cause, c’est qu’il me semble que telles choses sont une potion qui donne la vie.

Qu’une âme donc est heureuse quand Dieu l’honore tant que de lui donner des humiliations ! Je vous assure que c’est un si grand don qu’il ne le donne que très peu à peu. Demandez donc toutes [sic] tel présent pour la vivification de mon âme. [210]

6. Ce que je viens de dire [étant] supposé, ne vous mettez pas en peine des distractions et divagations ; car loin de ruiner votre Oraison, elles aideront au contraire à l’établir. Je suis bien aise que vous goûtez et expérimentez [indicatif] la simplicité. Je vous assure que quoique telle grâce n’ait point d’onction sensible, elle a de la vérité ; et cela suffit : et l’amour que cela imprime de la pauvreté et du mépris le font bien voir [le fait bien voir ?].

Vous dites fort bien que le Diable [D maj.] vous tentait en vous mettant en l’esprit que c’était badinerie de nous dire toutes vos petites affaires et circonstances. Laissons les grands esprits remplis des grandes choses : demeurons nous autres idiots avec les petits ; et si Dieu nous honorait tant de nous y abîmer si bien qu’il se pût révéler à nous, nous serions heureux. Et revelasti ea parvulis256.

4.60 Sûreté de l’abandon.

Sûreté de l’abandon au milieu des troubles des sens.

Pour ce qui est de votre intérieur, laissez-vous aller haut et bas comme Dieu voudra. Tenez-vous seulement dans l’abandon sans abandon ; et quoique vous n’en ayez ni lumière ni goût, ne laissez pas de demeurer comme cela. Souffrez dans ce même abandon les choses qui vous arriveront, votre âme étant quelquefois comme un vaisseau dans la mer, qui de fois à autre est tout renversé, si bien que les gens même [adv.] qui sont dedans sont tous en alarme et en désordre : et [211] cela cependant n’empêche pas que le bateau ne demeure dans la mer. Ainsi quand l’âme sait s’abandonner, elle sait [comment] ne jamais quitter Dieu. Et comme les gens du bateau se troublent quelquefois, de même les habitants de notre âme, qui sont nos sens et les puissances [de l’âme], sont tous troublés à cause des grandes tempêtes : mais tout cela ne nous fait rien non plus qu’au bateau, [à] savoir que tout cela ne saurait empêcher qu’il ne demeure dans la mer. Et enfin plût à Dieu que comme les tempêtes et les grands orages souvent engloutissent et abîment les vaisseaux, de même Dieu veuille [subj.] qu’étant fondées sur l’abandon les grandes tempêtes nous abîment et [nous] perdent dans la mer infinie qui est Dieu même ! Car il me semble, chère Sœur, que c’est là le chemin. Que les autres qui peuvent trouver d’autres voies pour arriver à la vie, y aillent.

4.61 Opérations purifiantes de la lumière de Dieu.

Avis pour une âme qui commence à expérimenter les opérations purifiantes de la lumière et de la présence de Dieu.

1. Ma très chère Sœur, je vous dirai [futur] que mon âme a été extrêmement convaincue de votre grâce et de la vérité de votre Oraison. Je ne l’avais jamais été tant [autant]. J’espère beaucoup que la divine Bonté augmentera en vous sa sacrée présence qui y est comme je crois, laquelle ira peu à peu vous vidant, et par ainsi s’établissant et prenant possession de vous non par la lumière, le goût et d’autres biens consolants, mais inconnuement et en cachette ; si bien que son opération ne sera que par la destruction. Et comme c’est la manière de Dieu d’aller avec [212] ordre en ses ouvrages, et principalement quand il veut insinuer257 sa sacrée présence en une créature, il ne faut pas vous étonner si cela va si peu à peu. Pour moi je ne crois pas qu’elle aille peu à peu : car je crois que toutes ces peines, ces éloignements, ces tentations sur les jugements de Dieu, ces sécheresses et aridités intérieures, ces facilités à vous divertir, ce vide et cette incapacité à retenir rien [sic] dans votre esprit, sont des effets de cette présence, qui va, comme je vous dis, démolissant tout ; si bien qu’il faut vous attendre à souffrir encore longtemps tout cela : et plus vous irez, moins vous apercevrez votre Oraison, et plus vous vous verrez éloignée [fém.] de Dieu, et plus vous mépriserez votre Oraison à l’égard des autres ; car pour que cela change, il faut que cette sacrée présence258 commence à établir et produire un autre état.

2. Demeurez donc amoureuse de la solitude, de l’Oraison et de l’amour de la mort de vous-même et du mépris de ce que vous êtes ; et cela selon qu’il vous sera donné. Tout ce que je vous demande durant cette opération et manière de présence [cf. Frère Laurent ?], qui sans doute est fort pénible au corps et à l’esprit, c’est d’avoir un soin charitable de votre corps, comme d’un pauvre, afin qu’il ne vous manque pas de garantie. Faites cela par obéissance. Regardez [veillez] raisonnablement à lui donner à manger selon son besoin. Regardez [veillez] aussi à votre tête, qu’elle ne se lasse [pas] par une grande Oraison et continuelle solitude. Cela sauf [à part cela], mettez-vous au feu toute entière et toute vivante, je veux dire abandonnez-vous, sans réfléchir volontairement, entre les mains de Dieu résidant inconnuement dans votre âme, qui y opère d’une façon que vous ne sauriez ni [213] voir ni goûter. Car présentement voir et goûter, c’est votre retardement ; et ce que Dieu vous en donne de fois à autre, comme vous me l’exprimez, n’est que pour soulager votre nature, qui ne pourrait soutenir son opération continue, détruisante et ruinante [sic]. Perdez-vous, abandonnez-vous ; et faites même cela, ou plutôt laissez-le faire, sans savoir comment [cf. Angelus Silesius, Jean de la Croix, etc.], mais plutôt étant convaincue [fém.] que vous allez en arrière, que vous perdez tout, et qu’assurément Dieu est infiniment loin de vous.

3. Recevez toutes les lumières qui vous seront données, qui ne vous paraîtront pas lumières mais vérités, savoir [à savoir, c’est-à-dire] de votre misère, que vous n’avez pas encore commencé [entendre : dans la voie passive], et que vous n’avez encore été que tout à fait active, que vous croyez être simple et en Dieu et que vous êtes trompée [sic]; et un million d’autres choses, dont votre esprit sera si convaincu que vous ne croiriez [cond.] rien plus véritable : ce qui vous mettra dans une humiliation extrême et dans un parfait abattement et [entendre : et dans un parfait] étonnement ; et cette conviction que vous aurez que vous ne faites que vous regarder, et les autres défauts que vous m’exprimer, sont des suites de cela. Ne vous étonnez pas, car vous en verrez bien d’autres et en irez découvrant de nouveaux. Mais à tout cela [sic] ne faites que le voir tranquillement et humblement, y remédiant selon qu’il vous sera donné. Laissez aller les autres leur voie [entendre : laissez les autres aller leur voie] : demeurez abandonnée [fém.] dans la vôtre qui est si humilante, détruisante et toute inconnue. Ne vous étonnez pas de votre constitution pour le prochain, ni du vide et de l’incapacité pour l’aider.

4. Souffrez la peine que l’emploi de votre charge vous donne : cela aidera à détruire vo[214]tre esprit ; et le déchet qu’il vous paraît que cela fait à votre Oraison, la va établissant [entendre : va l’établissant]. Enfin tout ce qui vous détruit et cause humiliation et peine, est votre affaire et effet de la sacrée présence de Dieu inconnue et cachée en vous. Mais remarquez qu’il ne faut pas que telles choses soient recherchées, mais qu’elles doivent venir intérieurement, ou par providence extérieurement. Recevez intérieurement et extérieurement ce qui vous arrivera, et vous verrez, Dieu aidant, ce qui se fera.

5. Soyez amoureuse et fidèle à la solitude autant que votre corps et le règlement de votre sainte Communauté le permettra [le permettront] ; et votre manière de retraite est bien, pourvu qu’elle ait été dans ces conduites.

Vous vous étonnerez de ce que je vous recommande [pour ?] le corps [sic] : mais je vous dis que le Diable [D maj.] en joue souvent de belles tragédies, le détruisant insensiblement, et qu’ainsi il empêche les grandes miséricordes qui doivent suivre.

6. Pour la promptitude259, soyez-en bien humiliée, et aussi ayez grande longanimité à combattre et à supporter ; car ce doit être la grâce intérieure qui doit déraciner cette passion. Dieu survenant dans votre intérieur, et à mesure qu’il en prendra possession, il détruira la capacité que la nature a de se recréer aux choses extérieures et non nécessaires.





Mourrez aux plaintes et justifications. Dieu se trouve peu là ; mais au contraire ce procédé contriste et lie l’esprit de Dieu en vous. Usez pourtant en cela de discrétion.

7. Les peines que vous avez expérimentées, entrant en l’Oraison et en la vocation de Dieu sur vous, sont une marque très manifeste de [215] l’ordre de Dieu sur vous : mais ce qui convainc tout à fait est le goût, la paix, la sanctification intérieure que votre âme expérimente avec ordre. Car ce n’est pas sans bonne conduite de Dieu qu’elle n’expérimente encore bien sensiblement que la solitude : cela va par degrés ; et quand ce degré sera bien confirmé, et que les défauts qui lui sont opposés et que cette grâce de solitude va purifiant, seront ôtés à votre âme, pour lors vous commencerez à goûter l’Oraison. Dieu inconnu et caché fait le fond de l’Oraison durant de ce temps-là, produisant les effets de peine que je vous viens de dire, et un million d’autres que vous expérimenterez péniblement ; tantôt aussi vous faisant voir vos fautes et vous en reprenant péniblement. Portez la peine de l’incertitude de l’esprit qui agite votre âme : tout cela est de saison.

Je vous répète encore cette maxime toute véritable pour votre âme : Dieu ne se goûte ni par les sens, ni par l’entendement ; il se goûte en ne le goûtant pas, il se voit sans le voir, et se possède en n’en sachant rien, et on lui correspond fidèlement en n’en connaissant rien.

8. Pour le simple regard dont vous me parlez et qui doit faire votre Oraison, il est tantôt aperçu et expérimenté en l’âme ; d’autres fois on ne l’y voit aucunement. Mais quand cela arrive, vous ne devez pas vous remuer pour le faire paraître à votre âme, sinon en vous abandonnant à la merci du bon Dieu et en n’aimant pas toutes les choses qui passent actuellement et à la foule dans l’esprit [sémantique]. Et pour faire cela facilement, il faut savoir que ce simple regard de Dieu consiste plus substantiellement dans la volonté que dans l’entendement, et que par con[216]séquent c’est plus véritablement un repos et [un] abandon qu’un regard. Mais au commencement qu’on le pratique, il doit être appelé regard, car il tient presque tout à fait de l’entendement ; mais par la fidèle persévérance de l’âme, ce qui est en l’entendement cesse, afin que la volonté commence son opération. Ce qui fait que quand il commence à être de la seconde manière, on est un peu plus ferme souffrant [pour souffrir] les distractions et les activités de la nature sans s’amuser à les combattre ; s’en servant plutôt pour s’abandonner à Dieu et se mettre en repos au milieu d’elles, non sensiblement mais dans le pur et spirituel de la volonté. Comme l’âme n’est pas encore arrivée à sa pureté, elle n’est pas parvenue à sa simplicité ; si bien qu’il faut un très long temps porter une variété de sentiments, qui à la fin produisent la simplicité et l’unité, d’autant que par eux l’âme recoule en Dieu son origine.

9. Je suis bien réjoui de ce que votre âme commence à expérimenter son élévation au-dessus des troubles. Prenez courage ; cela est effet de grâce et l’effet que la lumière divine doit mettre en vous. Mais ne vous peinez pas de porter si amèrement les tracas et les occupations extérieures, d’autant qu’ils vous ôtent votre vie qui consiste en un certain goût de paix, de calme ou de nudité intérieure qui étant brouillés [sic] votre âme ne saurait sur quoi s’appuyer ; c’est la cause aussi pourquoi les images des choses créées vous incommodent tant. Courage ! car la peine que cela vous causera produira grand effet de grâce en vous. Je vous le dis encore une fois : quelque obscurité, ou tentation, ou vue des défauts de vertu [sing.] que vous ayez, tenez votre [217] âme solidement tournée vers sa mort en Dieu ; souffrant la pointe de telle chose qui mettra en elle une faim centrale pour l’acquisition de ce qui vous manque, que vous ne pouvez obtenir que de la pure libéralité de Dieu. Dieu soit béni que votre chère âme comprend bien [comprenne bien] que la paix et l’abandon, dont elle jouit, la mettent au-dessus des tentations, des jugements de Dieu et autres peines et insensibilités. Marchez continuant ce procédé ; car il est véritable, et vous ne vous trompez point, que l’on commence à avoir une paix sans paix mais au-dessus de la paix, et un abandon au-dessus de l’abandon, ou plutôt sans abandon, que Dieu seul fait inconnuement et à l’insu de l’âme260.

10. Très chère Sœur, c’est le procédé de la lumière divine, quand elle se donne un peu davantage, de faire voir les défauts de l’état où l’on est. C’est pourquoi je suis bien aise que vous êtes [que vous soyez (subj. requis)] toute convaincue que vous n’avez pas encore été simple, que vous n’avez pas même commencé. Plus vous irez, si Dieu vous fait la miséricorde d’augmenter sa divine lumière ; plus vous verrez clairement que le passé n’a été que défauts [pluriel]. Ce qu’il faut faire en cet état est d’être intérieurement humiliée par telle vue [de vos défauts], attendant ce que Dieu voudra donner à la suite. Recevez bien telle lumière autant que Dieu vous la donnera, soit à l’Oraison ou par l’entremise de vos Sœurs, il n’importe ; elle [cette lumière] fera toujours son opération, qui sera de vous détruire.

4.62 Opérations purifiantes de la lumière de Dieu.

Sur le même sujet.

1. Souffrez et supportez toutes les peines, ou plutôt supportez-vous accablée et outrée [fém.] d’un million de croix, de défauts, de répugnances, d’oppositions, n’apercevant aucune Oraison ni intérieur. Poursuivez [sans objet] comme vous pourrez ; et vous verrez, Dieu aidant, à la suite le germe divin dans votre âme. Tous les désirs et tous les effets de mort et de division des créatures tant intérieurs qu’extérieurs [masc.], qui paraîtront dans votre âme doivent être bien reçus ; car c’est [là] où la grâce sans doute vous porte, et c’est l’effet que Dieu produira continuellement en vous. D’où vient que mourir, tant intérieurement qu’extérieurement, c’est faire Oraison pour vous261. Je dis bien plus : une inclination à mourir sera votre Oraison, et l’occupation de votre solitude, non savoureuse, mais souvent très secrète et obscure.

2. Je vous prie de ne juger aucunement, ni de votre Oraison, ni de votre occupation en solitude ou dans les affaires, par la suavité et la facilité ; mais par l’inclination que votre âme aura d’être et de recouler en Dieu, n’expérimentant fort souvent qu’un désir fort secret et ténébreux et quelquefois inquiet de pouvoir trouver Dieu en mourant à vous [à vous-même]. Courage, chère Sœur ! il nous importe peu par quel instrument nous perdons la vie, pourvu que nous ayons le bien de la sacrifier.

3. Nos pauvres prières vous sont entièrement acquises ; et nous serons plus intimement unis [219] et plus fortement et indissolublement associés avec vous, plus vous serez rebutée, abjecte, abandonnée et pauvre. Mais il faut vous dire toutes choses. La nature est mise à bout par ce métier262 et les âmes qui ne sont pas secrètement éclairées sur ce procédé sont fort empêchées, ne connaissant même les saveurs et regards divins que par les caresses, et à mesure que tout réussit, que l’on est approuvé, et le reste que l’esprit humain tient pour faveur. C’est pourquoi quand une âme se donne tout de bon à Dieu et qu’il l’adopte, pour l’ordinaire tout lui manque, et Dieu paraît et à elle et aux autres l’oublier et la rebuter ; je ne dis pas seulement selon l’extérieur, mais encore selon l’intérieur : si bien que ne découvrant pas que telles misères sont les vraies caresses de Dieu, les âmes s’estiment misérables. Cependant Dieu les y met tant intérieurement qu’extérieurement : et une des plus grandes [misères], et je dis même la plus horrible, est quand l’âme est plongée dans soi-même et dans sa corruption. Mais il faut porter tout cela, et l’éloignement de Dieu que tel abîme de corruption cause. Dieu est admirable, car éloignant l’âme de soi, il se l’approche ; et quand l’âme porte tel éloignement passivement, elle court vers lui à grands pas.

4.63 Voir et sentir ses misères.

Il faut voir et sentir ses misères pour en être purifié.

1. Recevez avec respect et comme une grande grâce de Notre-Seigneur les vues de votre misère et de vos pauvretés passées. Quand [220] l’âme est dans cet état, elle ne peut voir la cure qui se fait263. Un malade que l’on panse de quelque mal d’importance ne voit et ne sent que le mal qu’on lui fait. Mais ô Dieu ! si l’âme à qui Dieu fait voir sa misère, sa corruption et son indignité, savait que voir de cette sorte est donner des yeux capables de voir Dieu et qu’expérimenter cette puanteur est insinuer le baume très délicat et infiniment suave de l’adorable et suradorable Divinité ! Le procédé de Dieu est de crever les yeux pour faire voir, d’appauvrir pour enrichir, et de faire mourir pour donner la vie. Mais l’âme où Dieu fait cela n’en sait rien, et ne le peut connaître, étant embourbée et abîmée dans la réelle pauvreté et [la] misère.

2. Je ne crois pas m’être trompé en vous conseillant l’Oraison de simplicité ; car tout ce que votre lettre me dit en est un effet. Laissez-vous dépouiller et vider de tout, et de l’Oraison même ; car moins vous croirez avoir d’Oraison et plus vous vous verrez pauvre, éloignée [fém.] de Dieu, et sans expérience d’Oraison et de lumière [sing.] ; plus vous en aurez et plus Dieu sera en vous. Ce chemin est rude ; mais très certain, réel et solide : et quand Dieu y veut conduire une âme, son mieux est de s’y perdre à l’aveugle, sans mesure et sans ressource ni espérance de rien. Heureux qui peut vivre de cette sorte ! il vit véritablement en mourant ; et il a tout, en n’étant rien.

4.64 Anéantissement, voie à l’union divine.

Que l’âme doit être toute anéantie et perdue à soi-même pour devenir l’Épouse de Jésus-Christ.

1. Votre grâce me console plus, et j’en suis plus certifié, vous voyant environnée de vos misères que si je vous voyais couronnée de lumières [pluriel]. J’aime mieux être abîmé dans ma pauvreté sans confiance en moi, que rayonner de lumières et être secrètement suffisant264.

2. Jusqu’ici mon âme a fait un peu sa perfection de dehors ; mais maintenant je commence à être tourné vers l’intime. Ô chère Sœur, pourvu que mon âme soit intimement unie à Jésus-Christ qu’elle ne soit plus, il ne m’importe quoi que je fasse ; quand je devrais sans rien faire demeurer dans un coin inutile, et même qu’à mes yeux je ferais rien, il n’importe. Je vous confesse qu’une petitesse et [une] pauvreté, qui m’a [qui m’ont] jusqu’ici été inconnue[s], s’est commencée [se sont commencées ?] à manifester : elle met [elles mettent] le centre de mon bonheur en chaque moment de ma vie, non dans la grandeur, ni sainteté, ni excellence dans les voies de Dieu, mais dans un rien et une petitesse qui n’est pas [qui ne sont pas] de ce monde, ni du ressort, ni de la capacité de la créature.

3. Quand Dieu veut épouser une âme, il la va traînant et salissant dans toutes les pauvretés et misères de la terre. Ô, qui le croirait, chère Sœur ! comme qui pour rendre un morceau de viande fort exquis à manger voudrait le traîner et gâter dans les ordures des rues et des cloaques d’une ville ; de la même manière Dieu met les [222] âmes, ses intimes, dans des pauvretés et misères que je laisse à Notre-Seigneur de vous faire connaître dans votre âme. Mais tout cela n’est rien ; car tout ce que vous sentez de vous, et expérimentez de vos pauvretés, n’est pas encore l’intime béatitude : il y a bien encore d’autres pauvretés et d’autres misères. Les lumières des âmes sont bien différentes et les grâces bien multipliées : mais pour moi, je ne connais que celles qui rendent misérables pour enrichir, et qui anéantissent pour faire être. Je crois qu’il y en a d’autres ; mais comme j’expérimente ceci, je vous le dis. Les dons les plus exquis, et les caresses les plus familières sont en l’âme de telle manière que qui le saurait en serait surpris. Ô mon Dieu ! je n’ai [je n’avais ?] jamais entendu ni connu qui sont les secrets et familiers amis de Dieu : ce sont les plus misérables et les plus inutiles du monde, certaines personnes à qui ni le monde ni elles-mêmes ne pensent pas [sic] ; parce qu’elles ne se connaissent que pour des personnes pauvres, toutes communes et inutiles.

4. Laissez-vous donc dans vos misères, et soupirez intimement après l’amour et la possession de Dieu. Ah chère Sœur, qu’il est aimable de n’aimer que lui et de n’avoir de vie que pour lui ! Heureux un gueux [i.e. un miséreux] tant spirituellement que corporellement qui n’a rien et qui ne veut rien avoir265 ! Et qui saurait où Dieu tout aimable mène ses amis et dans quel dénuement il les conduit ? Cela ne se peut exprimer ; lui seul le fait et le sait.

Je vous dis tout ceci pour vous animer à être courageuse dans vos pauvretés, et à vous laisser couper bras et jambes, et même à vous laisser ôter le cœur et l’âme ; je veux dire : tout cela [223] spirituellement ; car véritablement cela s’effectue par sa divine main, d’une manière que je ne puis dire, dans les âmes qu’il veut à soi. Ne croyez donc pas que ce soit en douceur et en lumière que se fasse l’union ; c’est dans la pressure266 et la conformité à Jésus-Christ crucifié267.

Souffrez passivement l’application de la justice de Dieu, et toute la peine que cela vous cause : et quand la confiance et l’assurance vous paraît [vous paraissent], recevez-la [recevez-les] ; mais laissez-la aller aussi librement que vous l’avez reçue [mais laissez-les aller aussi librement que vous les avez reçues].

5. Continuez à avoir grande confiance et recours à la Sainte Vierge, car c’est à elle qu’est donné[e] la grâce d’aider dans la voie intérieure et la formation de Jésus-Christ dans les âmes268. Vivez au nom de Dieu une vie entièrement abandonnée au bon plaisir de Dieu. Prenez autant de solitude que vous pourrez, mais quand les tracas vous la dérobent, laissez-la aller ; la peine supplée à son calme.

6. Il est certain que notre être et tout nous-même [sans s] est [sont ?] un cloaque et un assemblage de tant de misères que tout l’orgueil de l’amour-propre que vous voyez en vous n’est encore rien de ce qui en est. C’est un enfer que ce nous-même, quand Dieu par sa vérité et par lui-même le fait voir. Heureuses les âmes à qui Dieu découvre ce qu’elles sont, et qui en sont vraiment humiliées. Je suis pour le moins autant consolé des ténèbres et de l’abjection de B. [inconnu] que de ses grands sentiments. Souvent en telles dispositions la nature se dilate et s’épanche en soi ; et au contraire dans les contrariétés et abjections, si l’âme y est toujours fidèle, elle sort continuellement de soi269, et quelquefois si profondément, que [224] sans s’en apercevoir elle se trouve fort avancée. Je crois que le plus grand don que Dieu fasse en ce monde quand l’âme le porte est d’avoir rebut[s?], croix et peines de toutes parts : car par ce moyen l’âme est toujours comme dans une rivière qui recoule jour et nuit et à tous moments dans son centre qui est la mer. Si l’on voyait combien la douceur, la lumière et l’applaudissement270 courbent et arrêtent les âmes, on en serait étonné : cela ne se peut voir que par la lumière divine. Mais les âmes qui aident les autres doivent être fort discrètes, nonobstant cela, à les soulager, ne leur en donnant ni ôtant que selon qu’elles voient qu’il est à propos et selon l’ordre de Dieu.

4.65 Obscurités dans la voie de foi.

Des obscurités dans la voie de la foi simple, et comment en faire usage.

1. Les ténèbres et la lumière vous doivent être une même chose dans l’état présent de votre âme. Quand par l’approche de Dieu l’âme se simplifie, il faut rendre sa fidélité égale, quelque état qu’elle porte. Il n’en va pas de la même manière quand on est encore dans l’humiliation 271 des puissances [de l’âme], je veux dire quand l’âme par son état exige une continuité de vérités [pluriel] pour demeurer avec Dieu ; car pour lors les lumières cessant et les ténèbres, ou plutôt la privation des lumières, étant en l’âme, il est certain qu’à moins de beaucoup de fidélité l’on ne fait rien. Mais dans le premier état, soit que Dieu fasse en l’âme des lumières ou des ténèbres, c’est lui qui fait [225] l’un et l’autre272 ; et ainsi l’on peut être uni à lui par l’un et par l’autre. Et il faut remarquer que l’obscurité qui est dans le premier état de simplicité doit être appelée ténèbres ; et au contraire dans l’autre c’est privation, en quoi il y a une infinie distance.

2. D’où vient que souvent les âmes, faute de cette distinction, confondent les états et se brouillent. Car quand l’obscurité est privation de lumière, il faut avoir grande fidélité à se remplir de quelque vérité [puissance intellective] ou à élever la volonté par quelque inclination amoureuse [puissance volitive] ; et au contraire quand elle [l’obscurité] est ténèbres ou comme un certain nuage que Dieu met en l’âme, il faut s’y soumettre et le souffrir, et se tenir humblement et suavement unie à Dieu qui opère en l’âme de cette manière par une secrète conduite, qu’il faut adorer et non pas comprendre273. Il faut bien s’appliquer aux âmes auxquelles on doit donner conseil et discerner leur état, afin de voir de quelle nature sont leurs obscurités ; car à moins de cela on les retarde, et souvent on les empêche de croître en aucune manière.

3. Dans l’état que votre âme porte, ne vous étonnez pas de la continuité des ténèbres ; car par ce moyen Dieu y fera toutes choses, et la purification et la plénitude des vertus. C’est pourquoi il vous faut [vous] rendre forte et généreuse, et vous attendre au combat ordinaire contre vous-même. Par là aussi Dieu sape ordinairement les racines des inclinations de la nature et purifie l’âme du fonds d’orgueil et d’attache qu’elle a naturellement et qu’elle a contracté durant tant d’années qu’elle n’a pas été si proche du Dieu des lumières. Et il faut savoir que ces ténèbres sont lumières, mais ténébreuses274. N’est-il pas [226] certain que quoique l’âme soit obscure, cependant elle sent et discerne jusqu’aux moindres défauts qu’elle commet, en ayant une ordinaire répréhension intérieure comme d’un pédagogue fidèle275 ? Ce qui marque assurément que la lumière est là, ou plutôt que c’est Dieu qui fait cela.

4. Portez donc vos ténèbres et vos insensibilités, et Dieu en sera glorifié. Continuez à vivre pour cet effet de moment en moment en mourant, vous en contentant, et ne désirant que ce que Dieu fait en tel moment, et de la manière que vous y êtes. Il est très assuré que Dieu a une application spéciale pour ces âmes. Ne serait-ce pas grande infidélité que de manquer de confiance à cette bonté et [à cette] charité si infinie[s] ? Laissez-vous donc au nom de Dieu à cette charité, non seulement pour vous communiquer la lumière ou les ténèbres, mais pour vous ôter ou pour vous communiquer toutes les aides que vous voyez être utiles à votre avancement.

4.66 On n’arrive en Dieu que par de grandes croix.

Grandes croix des âmes destinées pour arriver en Dieu.

1. Il y a un temps où la lumière et l’onction intérieure[s ?] est [sont] entièrement nécessaire[s] : mais aussi il y en a un autre276 où les ténèbres sont lumières, et [où] les croix, les souffrances et les renversements sont l’onction ; et plus Dieu les augmente, plus il fait courir l’âme ; il la charge pour être plus légère, il l’accable pour [la faire] voler. Ô que les croix, les aveuglements et les orages [227] qui font perdre vue de tous côtés, sont une grâce inconnue ! Il ne faut pas s’y mettre, car on s’y perdrait sans ressource ; mais il faut s’y abandonner quand Dieu y met. Lorsque Dieu agite tant l’âme de peine qu’elle se perd [elle-?] même, sans trouver appui ni dans la terre ni dans le ciel, elle est au comble de son bonheur et de sa béatitude. C’est sans doute le bras tout-puissant de Dieu qui fait cette merveille à l’insu de l’âme ; et je ne sais si le pur amour travaille d’une autre manière.

2. Souffrez sans voir de ressource, mourrez à tout : et quand nous serons ensemble, nous parlerons du particulier. Ô que les âmes qui sont destinées à arriver en Dieu pour s’y perdre sans se plus retrouver sont malheureuses ! C’est de telles personnes qu’il faudrait faire des Romans277, non pas mauvais comme ceux des mondains ; mais assurément il y aurait bien à décrire [pour ?] qui voudrait dire toutes leurs aventures, et toute les peines que telles âmes ont à trouver Dieu, et combien légèrement il s’enfuit quand il est trouvé. Sine labore non vivitur in amore278.

4.67 J.-C. ne vit en l’âme que par la croix.

Jésus-Christ ne vient et ne vit en l’âme que par la croix. Porter humblement l’expérience de ses misères.

1. C’est un si grand bonheur à une âme que de connaître Jésus-Christ, que cela ne se peut exprimer : car il est le principe et la fin de tout bonheur, il béatifie véritablement une âme à laquelle il se découvre ; et quoique cela [228] ne paraisse que peu, cependant il est tout certain que cela arrive de la sorte. Mais comme il a pris dans sa divine personne humanisée toutes les croix, souffrances, rebuts et le reste, qui ont été les chères compagnes de sa vie humainement divine, cela fait qu’il ne peut jamais vivre dans une âme que de la même sorte ; la vie qu’il a à mener dans les âmes n’étant nullement autre que celle qu’il a menée dans son Humanité [H maj.]. C’est pourquoi à mesure qu’il s’approche d’une personne, les croix croissent : mais c’est toute [tout] autre chose quand il ne se contente pas seulement de s’en approcher, mais encore qu’il entre en elle ; car pour lors les croix redoublent. Mais enfin, ce qui est admirable, quand il ne se contente pas d’être dans la créature, mais qu’il devient la créature279 ; pour lors la créature ne souffre pas seulement en elle des croix, mais elle devient tellement les croix mêmes, que les seules âmes qui l’ont expérimenté le savent.

2. Je vous dis tout ceci, chère Sœur, pour votre lumière et la mienne, afin que nous ne nous étonnions [pas] hors de mesure si les croix nous arrivent de tous côtés, et s’il nous faut peu à peu [nous] préparer à vivre une vie sans consolation ni appui. Durant que nous vivions de la nature et pour la bonne nature, les croix ne nous venaient que peu, [et] nous pouvions trouver du rafraîchissement en beaucoup de choses : mais peu à peu toute consolation, [tout] plaisir et [toute] douceur nous est ôtée [sic] [nous sont ôtés], et les peines, les croix, et les suites qui accompagnent tels états, nous viennent de tous côtés. Tout paraîtra très souvent réussir de telle manière que nous n’y pourrons trouver [229] aucune consolation : Manus distillaverunt myrrham280.

Portez donc avec esprit de petitesse et d’humilité vos croix, sans vous amuser à considérer d’où elles vous viennent. La très sage conduite de Dieu toujours veillant le fait et l’ordre très à propos ; c’est assez pour une âme qui veut être véritablement enfant de Dieu.

3. Pour toutes les peines que vous avez touchant votre état, ne vous en mettez nullement en peine : marchez à l’aveugle bonnement comme l’on vous a dit ; et cela vous doit suffire. Portez avec un esprit humilié et petit votre esprit immortifié et ce grand fonds d’opposition à Dieu et à son véritable Esprit. Il faut longtemps gémir sous le fardeau de telle corruption avant que l’on mérite d’en être délivré. Il est fort raisonnable que, puisque vous avez amassé la fange et l’ordure des créatures et de vous-même, Dieu vous tienne longtemps le nez et le visage dans telle puanteur et [telle] corruption ; et ce sera grande faveur si quelque jour vous en sortez.

4.68 De la vraie régularité. Fruit et effet des opérations crucifiantes de Dieu.

Il faut porter avec paix et soumission les peines que votre charge vous cause, gardant, je vous prie, exactement l'autorité de Supérieure ; car ce sont les deux colonnes de la vraie régularité, la charité et l'autorité. Si elle manque de l'une ou de l'autre elle serait seule. 230 Si elle était trop charitable, ce ne serait plus régularité, mais civilité chrétienne. Si au contraire l'autorité était seule, ce ne serait qu'empire, sévérité et politique. Vous savez mieux que moi ce saint mélange et cette admirable économie de la sainte et très chrétienne régularité, qui consiste à être charitablement sévère, et sévèrement charitable. Prenez beaucoup garde à ce point, car il est d'importance ; et j'aurais bien désiré vous pouvoir voir, afin de parler de ce point avec vous ; car je crains l'excès de condescendance.

2. Courage donc, chère sœur, au milieu de vos croix et particulièrement dans celles qui vous font plus courber vers vous-même, qui vous remplissent davantage de distractions ou qui vous font même commettre des défauts ! Telles croix dans l'état où vous êtes, grave Dieu très secrètement dans l'âme, et par la grande destruction qu'elle cause dans l'amour-propre, dans les sens et dans le jugement, elles font secrètement un grand vide afin de loger Dieu. Cette vérité est fort profonde et de longue étendue ; et c'est la cause pourquoi Dieu qui est infiniment amoureux de nous, vous permet être un si longs temps dans de si grandes difficultés ou à mieux dire impossibilités de le trouver : car par là l'âme a un million de désirs très intimes de lui, et pénètre plus intimement dans son amour que si tout était calme et selon le souhait de l'âme. Heureuse les âmes dans lesquelles Dieu opère ! Car la fin de son opération, quelle qu'elle nous paraisse, procède de son infini amour ; cela ne peut jamais être autrement, cela est tout entièrement vrai. Laissez-vous donc dévorer aux opérations de Dieu inconnu, 231 souffrantes, humiliantes, rebutantes, et enfin telles que Dieu très secrètement amoureux de vous les fera en vous.

3. Priez Notre Seigneur que ceci soit en vérité dans mon âme, sans jamais vouloir prendre de part à tout ce qu'il y fera pour le temps et pour l'éternité ; étant très certain, sans le connaître ni le vouloir savoir, que la fin de chaque opération, quelle qu'elle soit, sera son même amour. Heureuse donc l'âme qui se laisse perdre au long et au large dans toute l'opération de ce même amour en elle, qui comprend tout, s'étend à tout et va enfin faisant tout.

4.69 Plusieurs avis sur ce que l'âme expérimente dans l'oraison de simplicité, et sur la conduite des âmes. Qu'il faut outrepasser les dons extraordinaires.

1. Ma chère sœur, Jésus soit notre unique vie. Je suis fort joyeux de ce que l'amour de la sainte Oraison vous continue. Je vous assure que la sainte perfection subsiste autant en une âme que cet amour y règne ; et une Communauté qui n'en est point animée, est un corps sans âme, qui après avoir roulé quelque temps va peu à peu en débris. Ce n'est pas que tous les sujets d'une Communauté doivent faire une sublime Oraison pour avoir ce que nous disons présentement : non, il suffit que chacune fasse selon son pouvoir ; et de la sorte on peut subsister et se perfectionner.

2. Je vois fort bien que Notre Seigneur vous continue ses grâces, quoique sèchement et souvent à l'obscur et en cachette. Continuez dans 232 telle simplicité, quelquefois animée d'un repos et paix un peu aperçue, souvent sans une seule et très simple recherche de Dieu, embarrassée par une infinité d'emplois et détourbiers qui vous arrivent par providence. Mais prenez courage : car pourvu que vous vous y comportiez selon ce que nous vous avons déjà dit, ces choses ne pourront ruiner votre oraison ; mais plutôt par un moyen que vous ne saurez pas, elles l'établiront.

3. Recevez toujours passivement ce que l'on vous y donne. Quand Dieu vous y donne quelque consolation, laissez-vous consoler ; et aussi ayez la liberté de la laisser écouler quand Dieu l'ôte. Marchez toujours de la même manière sans retour, poursuivant courageusement Notre Seigneur par-dessus toutes difficultés, oppositions et incertitudes. Ne vous mettez en souci de ne comprendre pas tout ce que vous goûterez dans l'intérieur et le fond de votre âme : c'est Dieu qui fait tout cela ; il suffit quoique vous ne puissiez le distinguer. Faites le même envers les défauts et distractions : outrepassez-les sans regard volontaire, si vous vous y arrêtez ou non ; le retour droit à Dieu y remédie plus que tous les actes sur eux. Il ne faudrait pas faire de la sorte étant encore en la méditation.

4. Tous les désirs qui vous viennent, soit des vertus qui vous manquent, ou touchant les imperfections qui vous incommodent ; laissez-les tranquillement en votre âme tout abandonnée à Dieu. Il les accomplira quand il lui plaira. L'oraison de simplicité quand elle est vraie, est fort pleine de tels désirs simples mais affectifs, et selon le degré de simplicité ils sont pénétrants et 233 fort ; et l'âme à mesure qu'elle avance beaucoup en simplicité, les possède en repos plus grand. Particulièrement le désir de la vie retirée et tranquille est fort ordinaire ; et l'âme y doit être fidèle selon l'ouverture de la providence gouvernée par une sage discrétion : car un peu d'éloignement et de retardement nécessaire établit beaucoup l'Oraison. Et, souvent à mon jugement, cette grâce de simplicité est ruinée lorsque l'on ne retranche pas assez l'empressement et les boutades de la nature touchée d'une affection sensible pour le bien et pour la sainte Oraison ; et la mort bien ordonnée de telles choses la confirme beaucoup. C'est pourquoi prenez un peu garde de ne pas faire une Oraison trop appliquée après le repas, car cela remplit l'imagination de fumées.

5. Pour ce qui est de ces sortes de discours qui se passent en vous, ce n'est rien ; cela est dans le naturel : tout cela se guérira à mesure que votre Oraison croîtra. Ne vous étonnez pas qu'ayant la lumière de la mort des créatures, vous soyez si faible : et en effet la destruction du naturel est une des dernières morts que l'âme est à porter. Les désirs qui vous viennent à l'Oraison de vous perdre, comme aussi la vue de votre faiblesse, sont assurément des effets de telle Oraison ; car étant une lumière de vérité, elle doit vous imprimer la vérité.

6. Vous faites fort bien de vous gouverner de la sorte quand votre esprit ou votre corps souffrent : car il ne faut pas hésiter à leur donner soulagement ; d'autant que Dieu aime telle humiliation, et que de plus n'étant pas capable de davantage, il faut souffrir en patience jusqu'à ce que la grâce ait rendue plus forte, et renvoyer bien loin tout scrupule 234 et tout exemple des autres qui font tant pour Dieu. Dieu aime la liberté d'esprit dans les âmes simples, quoiqu'il la condamne dans les âmes libertines, qui dans le commencement ne voudraient expirer par la contrainte qu'il se faut faire un million de fois pour s'ajuster à Dieu, et se façonner à sa mode.

7. Pour ce qui touche vos sœurs, je ne crois pas que la bonne sœur A. soit passive ; elle est simplement active, et je lui ai tout exprès conseillé cette simplicité de présence de Dieu, afin de lui donner un moyen de recueillir plutôt son âme, que je voyais fort répandue et au-dehors. Je crois que quand une âme prend goût aux créatures, qu'elle a peine à se mortifier en ayant grand besoin, et lorsque que l'on voit qu'il y a longtemps qu'elle fait le métier de la dévotion et qu'il lui en arrive quelque touche, il faut si l'on voit que son fonds naturel en est capable, la faire tourner autant que l'on pourra vers Dieu et même en quelque manière de simplicité vers cette présence, ou lui imprimer quelque autre vérité fort substantielle ; supposé toujours que telle personne ne soit embourbée dans le péché mortel, ou dans une tiédeur ou langueur spirituelle. Et si cela est à craindre universellement de toute âme, il est encore plus principalement des âmes religieuses ; d'autant qu'il n'y en a point qui soient si capables de léthargie et paralysie d'esprit au fait de la perfection et des opérations de Dieu en elle, quand elles ne font pas suffisamment fruit des grâces intérieures de l'Oraison et de leur règle : si bien qu'à la suite Dieu et toute autre chose sainte leur deviennent insipides et sans goût, ce qui les fait de nécessité courber après les créatures.

8. Je dis la même chose pour la Mère A. Il a été beaucoup nécessaire de la faire mourir à ses dévotions propriétaires, qui faisaient grande impureté en elle : mais voyant que telle conduite prise doucement et avec ordre fait bon effet, il faut suavement la poursuivre jusqu'au point que vous ne voyez pas d'inquiétude : et à la suite quand vous y verrez la pureté et l'indifférence, et que vous remarquerez l'inclination de son âme vers tels objets, il faut doucement lui conseiller telle chose qu'elle pourra pratiquer pour lors avec plus de pureté et de mort de soi. Il y a pourtant des fonds faibles qui ne sont pas naturellement capables que l'on prenne telle conduite sur eux, ne pouvant se laisser mener à l'aveugle : si bien que travaillant sur une personne, il faut observer son fonds naturel et le fruit qu'elle porte par la conduite ; car quand la faiblesse l'emporte, il suffit qu'on les aide à se retirer du péché, les amusant au reste et les faisant aller à la sainte régularité.

9. Croyez-moi que l'humilité et l'humiliation est le centre de la créature et que jamais Dieu ne se trouvera que là. Heureuse l'âme qui en est pleine ! Je tiens votre Communauté heureuse si elle marche à grands pas dans l'humilité. C'est dans les petits que Dieu se plaît, et non dans les grands. Job dit (Job 28 verset 21) que les oiseaux du ciel n'ont pas connu la Sagesse ; mais que la mort de soi et par conséquent l'humilité, en a entendu des nouvelles. Marchez petitement et humblement ; et vous marcherez sûrement. J'aimerais mieux être humble un clin d'œil que de ressusciter un million de morts. Il n'y a point de lumière si extatique, ni d'union si savoureuse que je préférasse au moindre sentiment humble, je ne suis qu'orgueil, 236 je vous le dis en vérité ; les lumières ne sont pas la réalité. Enfin ma chère Sœur, ce qu'il y a de grand dans le ciel et dans la terre, c'est l'humilité ; et je tiendrai ma vie heureuse, si je ne savais qu'humilité.

10. Pour ce qui touche la bonne sœur M. tout cela va fort bien comme vous me dites, et selon que vous lui conseillez. Je vous prie de prendre garde seulement à une chose qui lui porterait un dommage notable pour la grâce si elle ne se forçait extrêmement à s'éloigner de ses extases et absorbe ments en Dieu ; car la nature s'y joindra ; et si cela arrivait une fois, son intérieur serait ruiné. La vraie croix, petitesse, humiliation, rebut, et vie inconnue sont la vraie extase. Il faut se tourmenter soi-même pour se retirer des premières : mais qu'elle fasse cela suavement et simplement. Porter une vie souffrante et humiliée, est une très bonne lumière d'oraison ; et c'est en faire une continuelle se tenant simple auprès de Dieu.

11. Les personnes fort éclairées ont toujours précautionné contre telle conduite, particulièrement dans les filles, et quand elles sont faibles de corps. Je croirais donc, ma chère Sœur, que vous devez agir avec elle touchant telles grâces, comme n'en faisant pas grande estime ; non pas que vous les condamniez, mais qu'il y en a d'autres infiniment plus éminentes, et que celles-là ne sont véritablement grandes et sanctifiantes qu'à mesure qu'on les outrepasse, les estimant peu pour jouir de Dieu qui est au-dessus de tout ce que telles grâces sont, mettant des images dans l'âme. De plus la réelle pauvreté d'esprit, le mépris de soi, la petitesse, est la vraie sanctification à laquelle toute grâce se réfère. Il faut 237 pourtant recevoir telles grâces afin d'être soumise à Dieu, mais les outrepasser afin d'entrer dans la sanctification susdite, et aussi afin qu'elles ne nuisent pouvant produire le contraire, ce qui pourrait particulièrement faire ce que vous me mandez.

4.70 Paix et repos entier en Dieu d'une âme vraiment abandonnée.

Les onze lettres qui suivent ont été écrites dans le même ordre à une même personne, et (apparemment) du même auteur que la 81 ou la dernière.

1. Pour satisfaire à l'inclination de Madame votre sœur et au désir que vous viviez en paix et mourriez en repos dans le baiser du Seigneur, je vous écris simplement ce qui me vient en l'esprit pour vous obliger d'entrer et de demeurer éternellement dans ce fond de paix et de repos que vous avez tant cherché sans le trouver jusqu'à présent. Ce n'est pas que vous n'en ayez eu souvent des attraits et des sentiments ; et même il y a eu des moments où vous vous y êtes assez laissée : mais parce que vous n'êtes pas encore assez abandonnée, il se lève toujours en vous de petites inquiétudes et des appréhensions.

2. Peut-être que je me trompe, et j'en suis bien aise ; car je le veux bien être, et je ne vous écris qu'au hasard : je suppose un petit mal pour y donner le remède. Si vous êtes dans la paix parfaite, je n'ai qu'à vous exhorter simplement d'y demeurer, sans jamais vous inquiéter et vous troubler, quoiqu'il vous arrive. Ne pensez pour 238 ce sujet ni à vie ni à mort, mais à celui seul qui vivifie. Soit que nous vivions, soit que nous mourions, nous sommes au Seigneur (Romain 14 verset 8).

La vie et la mort sont tout un. Cette pensée je suis au Seigneur, doit être comme le rayon du Soleil, qui doit percer toutes vos obscurités, dissiper vos ténèbres et chasser tous les troubles de votre intérieur, et vos petits soins extérieurs.

3. Un enfant dans le sein de sa mère s'inquiète-t-il ? Il suce le lait en paix et en repos, et même il s'endort, dit saint François de Sales ; et c'est ainsi qu'il vous conseille d'être collée au sein de Dieu.

Un serviteur fidèle dans la maison de son maître s'inquiéterait-t-il, aurait-il raison de le faire s'il était entré dans son cœur ? Et vous, ma chère Sœur, vous êtes dans le cœur de Dieu ; pourquoi donc auriez-vous un mouvement hors de ce cœur ? Ô Dieu, que nous sommes insensés de nous inquiéter, puisque nous sommes infiniment éloignés de tout sujets d'inquiétude !

4. Vous me dites : mais j'ai mes péchés. Je vous réponds que vos péchés sont entre les mains de Dieu ; il en a fait ce qu'il a voulu. Vous devez croire que sa bonté les a anéantis ; et si pour rendre hommage à sa justice, vous jugez qu'il vous en réserve de la peine, vous le devez adorer et demeurer en repos ; car vous devriez être contente qu'il satisfasse sa justice. Mais il est si bon qu'ayant fait de votre côté votre possible, il faut croire qu'il régnera sur vous par son amour, qui couronnera ses miséricordes et qu'il y consommera ses grâces.

On demanda à votre Bienheureux Père en mourant, s'il n'appréhendait rien. Il répondit : 239 Celui qui a commencé achèvera. Cette réponse marquait sa confiance, sa paix, son abandon, et son repos en Dieu.

5. Vous êtes à Dieu ; et il vous dit comme à sainte Gertrude : Ma fille pense à moi et je penserai à toi. En vérité je ne sais pas comment une âme peut être hors de Dieu un moment, faute d'abandon et paix. Non seulement vous êtes au Seigneur, mais le Seigneur est à vous, et il est plus vôtre que vous n'êtes sienne. Si Dieu est à vous, vous avez tout ce qu'il a et tout ce qu'il est. Il est le paradis, la gloire, l'éternité, la paix, le repos ; donc le repos, la paix, la gloire, l'éternité est déjà à vous, elle vous appartient, elle est dans votre cœur, dans votre âme, vous en êtes toute pénétrée comme une éponge dans l'eau : mais ce qui est encore meilleur c'est que les sens n'en goùtent, n'en sentent et n'en voient rien ; et plus le tout est en fond, et moins il est au-dehors.

6. Réjouissez-vous d'être en cet état : vous avez la foi qui vous dit, Dieu est à moi ; vous n'avez donc qu'à demeurer dans cette foi, Dieu est, et Dieu est mon Dieu. Si un damné pouvait dire Dieu est mon Dieu, il deviendrait bienheureux. Ah ma chère Sœur, si vous saviez le don de Dieu ! Mais que dis-je ? Vous l'avez tant appris ; cependant je vous dis simplement, si vous le saviez, (car vous ne le savez pas assez,) vous seriez toute abîmée, toute absorbée dans ce divin repos, vous seriez toute en Dieu seul ; vous diriez, ou plutôt vous ne diriez rien, sinon cette parole qui sortirait de votre bouche, Rien, Rien, Rien, plus rien de créé, plus d'inquiétude ; et ensuite, Dieu seul. Je vous laisse ici à Dieu en Dieu



«Onze dernières lettres de M. Bertot dans le même ordre à une même personne :»

*4.71. Silence devant Dieu

Silence de l’âme afin que Dieu parle en elle. [240]

1. Puisque vous voulez bien que je vous nomme ma Fille, que vous l’êtes en effet devant Dieu qui l’a ainsi disposé, vous souffrirez que je vous traite en cette qualité, vous donnant ce que j’estime le plus, qui est un profond silence. Ainsi lorsque vous avez peut-être pensé que je vous oublierais, c’était pour lorsque je pensais le plus à votre perfection. Mais je vous parlerai toujours très peu : je crois que le temps de vous parler est passé, et que celui de vous entretenir en paix et en silence est arrivé. Demeurez donc paisible, contente devant Dieu ou plutôt en Dieu dans un profond silence. Et pour lors vous entendrez ce Dieu parlant profondément et intimement au fond de votre âme.

2. Là Dieu ne parlera en vous que comme Il parle en Lui-même, et Il ne vous dira que ce qu’Il Se dit à Soi-même. Il Se dit : « Dieu » ; Dieu le Père en Se connaissant dit : « Dieu », et c’est la génération du Verbe ; le Père et le Fils, se disant une parole d’amour, en produisent l’Amour qui est Dieu, et c’est la production du saint-Esprit. Dieu a proféré de toute éternité dans Soi-même : « Dieu, Dieu », et c’est ce Dieu que Dieu veut exprimer et imprimer en vous. Et comme je ne suis que l’écho de Dieu, je ne puis vous répéter autre chose, et dans le temps et dans l’éternité, que : Dieu. [241]

*4.72. Béatitude en cette vie

Commencement de l’éternité bienheureuse par la foi. Voix du cœur. Richesse du néant.

1. Je serais infidèle, ma fille, si je laissais passer cette occasion sans vous assurer que je me souviens autant de vous que vous le désirez et que je [le] dois en la présence de Dieu. Je n’ai pu penser à ces paroles de notre Évangile sans vous en faire part : « Montrez-nous votre Père et il nous suffit 281». En effet si la vision de Dieu suffit aux Bienheureux, pourquoi la vue que nous avons du même Dieu par la foi ne vous suffira-t-elle pas ? Celui-là n’est-il pas bien avare, à qui Dieu ne suffit pas ? Il suffit à Lui-même, puisqu’Il est Son trône, Son temple, Sa demeure, Sa gloire et Son tout ; Il suffit aux Anges, aux créatures… Pourquoi donc ne suffira-t-Il pas à un petit cœur comme le vôtre ?

2. Si vous n’êtes pas contente de Le voir par la foi, si vous désirez quelque chose davantage, vous l’avez en plénitude, puisque non seulement vous voyez Dieu par les yeux de la foi, mais vous Le goûtez par l’oraison dans la paix et dans le repos de votre cœur : vous L’aimez puisque vous désirez de L’aimer, et enfin vous Le possédez et Il vous possède, puisqu’Il est en vous et que vous êtes en Lui. Vous croyez en Dieu : croyez-moi aussi, parce que les paroles que je vous dis ne sont point de moi. Comme le Fils est dans Son Père et que le Père est dans Son Fils, ainsi Dieu est en vous, et vous en Lui. Qui vous empêche [242] donc d’être heureuse au milieu même de toutes les misères du monde, et de commencer votre éternité dans le temps, puisque vous croyez en Dieu, puisque vous Le possédez et qu’Il vous possède ? Les saints dans le ciel, tous ravis de ce qu’ils voient et de ce qu’ils possèdent, s’écrient « Sanctus, sanctus, sanctus 282». Que pouvons-nous dire autre chose sur la terre, et ensuite demeurer en paix dans un profond silence ? C’est le paradis où je veux être avec vous sur la terre, en attendant que nous soyons entièrement consommés en Dieu dans le ciel.

3. Dieu et rien, aviez-vous jamais compris ces deux paroles ? Pour moi je n’y ai encore rien compris et encore moins pratiqué. Dieu : en faut-il davantage ? Rien : n’est-ce pas là notre tout, notre fonds, notre moyen, notre voie ? N’est-il pas vrai que c’est dans le silence, la solitude et le repos que l’on comprend ces deux grandes vérités ?

Il est venu une bonne âme aujourd’hui qui m’a supplié de lui dire seulement trois paroles pour toute sa vie, et qu’elle ne m’en demandera pas davantage. Ce procédé m’a surpris, et après avoir demeuré un peu paisible et en oraison, je lui ai dit qu’elle écoutât ce que j’allais dire sans le savoir moi-même. Je me suis mis à genoux pour lui dire : « Demeurez en silence, demeurez en solitude, demeurez en paix » ; et aussitôt nous nous sommes séparés sans rien dire davantage. Dieu veuille que ce soit pour l’éternité ! Je vous dis la même chose, et soyez comme l’écho de ma voix pour la répéter à Madame votre Sœur283 : solitude, silence, paix.

4. Il me vient ici une pensée, qu’il y a bien [243] de la différence entre la voix du cœur et de la bouche : pour entendre celle-ci, il faut être proche et l’on peut entendre celle-là de loin. Plus la voix de la bouche est haute et élevée, plus on l’entend de loin. Il [en] est tout le contraire de la voix intérieure : plus elle est basse, plus on l’entend. Il faut s’approcher bien de l’autre ; pour l’intérieure, il faut se séparer, s’éloigner de soi-même, et entrer dans la profondeur du néant à l’infini. Remarquez cette belle parole que Dieu dit à l’âme : « Inclinez votre oreille 284». Les hommes disent : « Levez les oreilles, ouvrez-les », pour dire : écouter. Mais Dieu dit : « Penchez-les, baissez-les, inclinez-les », c’est-à-dire : approfondissez. Vous jugez combien nous nous entendrons quand je serai en solitude et vous aussi.

5. Je veux bien satisfaire à toutes vos obligations et payer ce que vous devez à Dieu : j’ai de quoi fournir abondamment pour vous et pour beaucoup d’autres. J’ai en moi un trésor caché : c’est un fond inépuisable qui n’est autre que mon néant. C’est là que tout est, c’est là que je trouve de quoi satisfaire à vos obligations. Ce trésor est caché. Car on croit que je suis quelque chose ! C’est qu’on ne me connaît pas. Ce fond est un trésor, car c’est toute ma richesse, c’est mon bien et mon héritage, c’est mon tout. Et s’il est dit que là où est le trésor, le cœur y est aussi, je vous assure que mon néant est mon trésor, car mon cœur y est et je l’aime tendrement. Il est inépuisable, car Dieu en peut tirer tout ce qu’Il veut. Voyez ce qu’Il a tiré du néant en la Création, et jugez ce qu’Il peut faire du nôtre en la sanctification.

[244] Il faut laisser ce néant entre Ses mains : Il en fera tout ce qu’Il voudra. Si bien qu’en laissant ce néant à la volonté de Dieu, je donnerai tout pour vous. Et après cela ne me demandez plus rien. Je donne tout d’un seul coup, et je suis ravi de n’être et de n’avoir plus rien. Je vous soutiendrai que Dieu ne peut épuiser notre néant, comme Il ne peut épuiser Son tout.

*4,73 Fidélité à demeurer en Dieu.

Fidélité à demeurer constamment en Dieu dans le vide de tout le créé.

J'avais dessein de vous écrire bien des choses touchant l'état et la disposition où vous devez entrer, qui est une fermeté et une confiance inébranlable dans le vide de tout le créé, étant un soutien très pur et très simple en Dieu seul. Vous y entrez assez souvent, et même vous y demeurez assez longtemps ; mais une infinité de choses vous en font sortir : tantôt c'est un empressement pour les choses extérieures, tantôt un ennui de la nature, tantôt une recherche et un détour de l'abandon, quelquefois c'est une crainte. Je vous aurai spécifié cela plus au long ; mais la providence m'envoie du monde qui m'en empêche. Adieu en Dieu. Tout vôtre en lui seul et pour lui. Vous serez anathème si vous n'êtes toutes en lui uniquement, infiniment et éternellement.

*4,74 Sur le même sujet.

Je vous écris ce mot pour vous dire de demeurer dans une profonde paix, reposant humblement en Dieu. Fuyez toute attention et application d'esprit, tous efforts de la volonté. Sachez que vous n'êtes rien, et que vous ne pouvez rien ; et ainsi laissez faire Dieu seul. Il n'est point oisif où il est ; et quoique qu'il ne se laisse pas sentir, il ne laisse pas d'opérer en nous des choses infinies. Il y fait tout ce qu'il a jamais fait et ce qu'il fera dans toute l'éternité : il y engendre son Verbe et produit son Saint Esprit ; et je ne doute point qu'il ne produise en vous des participations de l'Esprit de Dieu. Demeurez donc toute abîmée et absorbée en Dieu, dans ses divines grandeurs et dans ces opérations intimes de Dieu, en vous reposant en lui par le fond, et non par contention d'esprit, ou par une application trop forte de la volonté. Soyez toute perdue et anéantie. Ne réfléchissez jamais où vous êtes, ce que vous faites, ni sur ce que vous entendrez.

2. Quand une fois on est abandonnée à Dieu, il ne faut plus penser à soi, car Dieu prend tout. O, que vous seriez heureuse si vous pouviez-vous laisser de la sorte, et ne plus jamais penser à vous ! Servez un peu la divine Bonté comme s'il n'y avait ni paradis ni enfer. Dieu seul, Dieu seul encore une fois ; et puis rien de tout le reste. C'est là toute ma science, ma force et tout mon fonds. Ne faites rien ; laissez-vous, et j'aurai soin de vous. Dieu fera tout, laissez-le seulement 246 faire ; il opérera divinement en vous, et vous ne pourriez opérer que fort humainement.

3. Soutenez-vous toujours très simple et très pure dans le point de votre grâce, sans vous en détourner jamais, quoiqu'il arrive. Le point de grâce ou Dieu vous veut, est un vide de toutes les créatures, qui vous ne doivent être plus rien, et à qui que vous n'êtes plus. Tout est mort et anéanti pour vous, et vous devez être morte et anéantie pour toutes choses. Le vide doit être encore de vous-même ; car vous ne devez point penser à vous, c'est-à-dire, particulièrement à vos misères et à vos impuissances, à moins que ce ne soit en paix et en repos. Souvenez-vous que la vue de vos impuissances et faiblesses seules, vous met au désespoir. Vous ne devez donc point voir ces choses, qu'en même temps vous ne regardiez Dieu, qui est votre force et votre tout. Oubliez donc toutes choses, et ce que vous êtes ; souvenez-vous uniquement de Dieu : et alors vous connaîtrez véritablement ce que vous êtes, et avec fruit.

4. Votre plus grand empêchement pour être tout [sic] à Dieu, est ce trop de retour et de réflexion sur vous-même. À proportion que vous entrerez dans le vide, vous entrerez dans la conformité aux états de Jésus, sans que vous le connaissiez ; car la voie que Dieu veut tenir sur vous est très cachée : il l'ordonne de la sorte pour remédier à votre orgueil. Marchez donc dans ce vide avec paix, silence, repos et amour, sans vouloir ni chercher ni voir autre chose, que ce vide et ce repos en Dieu, autant que sa bonté vous l'accordera.

5. Dans votre Oraison travaillez toujours à deux choses ; la première, à vous désoccuper des 247 créatures et de vous-même : ensuite tâchez de vous occuper de Dieu ou de Jésus au fond de vous-même, ou en lui-même. Que cette occupation soit douce sans violence, paisible sans inquiétude, simple et en amour ; un regard amoureux et tranquille de Dieu est tout ce que je vous demande. Que si Dieu par une conduite adorable ne vous accorde pas ce regard ; pacifiez-vous et demeurez en repos dans votre néant, vous contentant de n'avoir rien, de n'être rien, et de ce que Dieu seul est tout.

6. Voilà votre attrait, ne le perdez pas ; car il vous est facile d'en sortir, par une recherche et inquiétude qui vous est naturelle : tout autre vue, quoique sainte, est capable de vous embrouiller. Respectez tout ce qui conduit à Dieu, et demeurez dans le petit point où il vous met.


*4.75. Perte de tout en Dieu

Perte totale de soi et de toutes choses en Dieu.

1. Ne vous étonnez point de vos chutes passées, mais perdez-vous aux pieds de la divine Bonté avec toutes vos infidélités. Il faut que vous demeuriez toute perdue et abîmée en Dieu seul, pour ne plus rien voir, ni en vous ni en aucune chose, mais Dieu seul en toutes les créatures. De même que pendant un beau jour en plein midi on ne voit plus dans le ciel que le soleil, ainsi vous ne devez voir que le soleil de Justice et Sa présence en toutes choses. Vous ne pouvez assez entrer dans le repos et dans la paix intérieure, car c’est la voie pour arriver où Dieu vous appelle avec tant de miséricorde. Je vous dis que c’est la voie, et non pas votre centre [248] : car vous ne devez pas vous y reposer ni y jouir, mais passer doucement plus loin en Dieu et dans le néant : c’est-à-dire qu’il ne faut plus vous arrêter à rien, quoiqu’il faille que vous soyez en repos partout. Sachez que Dieu est le repos essentiel et l’acte très pur en même temps et en toutes choses : au-dedans et au-dehors de Sa divine essence, Il agit toujours, et Se repose toujours. De même vous devez vous reposer sans cesse et agir néanmoins doucement et paisiblement, quoique fortement, pour tendre toujours à Dieu et au néant dans la simplicité et unité. Ce repos ne doit point interrompre cette action, ni l’action votre repos : c’est là dormir et veiller, agir et se reposer ; et c’est ce que Dieu demande de vous.

2. Je vous en dis infiniment davantage intérieurement et en présence de Dieu : si vous y êtes attentive, vous l’entendrez. Soutenez-vous en Dieu nuement et simplement, seule et une, c’est-à-dire dépouillée de toutes choses, simplement toute telle que vous êtes, seule sans idée, et ramassée dans l’unité d’une seule chose, d’une seule pensée, d’une seule affaire : une à un Dieu, une en Dieu, enfin un Dieu, et après cela plus rien, ni de vous, ni des créatures, mais Dieu seul, Dieu seul en qui tout doit être perdu et abîmé pour le temps et pour l’éternité. N’ayez donc plus d’idées, de pensées, de sentiments de vous-même, non plus que d’une chose qui n’a jamais été et ne sera jamais. Qu’il en soit de même de tout ce qui n’est point Dieu seul.

Demeurons ainsi, j’y veux demeurer avec vous et je vais commencer aujourd’hui à la sainte messe. Je suis sûr que si je suis une fois élevé à l’autel, c’est-à-dire que si j’entre dans cette unité divine [249], je vous attirerai285, vous et bien d’autres qui ne font qu’attendre. Et tous ensemble, n’étant qu’un en sentiment, en pensée, en amour, en conduite et en disposition, nous tomberons heureusement en Dieu seul, unis à Son Unité, ou plutôt n’étant qu’une unité en Lui seul, par Lui et pour Lui. Adieu en Dieu.

*4.76 Sur le même sujet

Jésus-Christ vous appelle à la solitude pour y parler à votre cœur des choses qui surpassent tous les sens : vous n'avez qu'à l'écouter. Conservez-vous bien dans un profond silence ; ne vous laissez toucher d'aucune chose, ni au dehors ni au-dedans de vous-même : mais vous tenant toujours dans un grand vide de tout, vous trouverez un profond abîme de Dieu, dans lequel vous vous perdrez sans vous relâcher, sans cesser et sans vous borner.

2. Dieu est infini ; et dès le moment que nous entrons en lui, nous devons nous y approfondir à chaque moment à l'infini, sans nous violenter pourtant : car tout s'opère en paix, en silence, en profondeur ; et par mort et anéantissement total de vous-même et de toutes choses, vous serez simple en Dieu, c'est-à-dire seule à seul. Pensez que la simplicité de Dieu leur rend solitaire en lui-même, et séparé de tout ce qui n'est point sa propre essence : il faut aussi que la simplicité vous sépare de tout ce qui n'est pas le fond intime et profond de vous-même, afin que ce fond touche Dieu, et qu'il ne soit qu'unité en Dieu au-delà de toutes les douceurs et sentiments, quoique cela soit bon. 150

3. Demeurez pour jamais paisible, tranquille et en silence en Dieu, n'écoutant plus vos raisonnements, ni vos retours, ni aucune créature. La paix extérieure et intérieure est votre attrait, votre grâce et votre perfection. Je crois que naturellement vous y êtes entièrement opposée ; mais Dieu fera un coup de sa miséricorde, si vous le laissez faire : car pour vous, vous ne devez rien faire, et toute votre disposition doit être une connaissance humble, paisible et amoureuse de votre incapacité et de votre misère, avec un abandon de tout vous-même à Dieu seul, qui peut tout et fera tout. Tâchez donc de mourir à toute inquiétude ; n'attendez rien de vous, ni d'aucune créature : mais attendez tout de Dieu et en Dieu.

*4.77 Recevoir les infirmités et la mort même en paix et abandon.

J'ai bien conçu la disposition ou vous êtes par votre infirmité : je vous dis qu'elle n'est pas à la mort, mais à la gloire de Dieu, qui veut s'établir en vous. Vous avez trop peu d'abandon à la providence et au bon plaisir de Dieu. Et, quand il serait vrai que vous dussiez mourir dans le moment que vous lirez cette lettre, faudrait-il vous ébranler et vous inquiéter ? Il suffirait de vous jeter simplement et amoureusement en Dieu, et y demeurer en paix et en repos jusqu'au moment de la mort. Hélas, que nous servent nos inquiétudes, nos désirs et nos recherches ! Après avoir bien couru, bien travaillé, n'en faut-il pas revenir au repos 151 et à la paix, puisque c'est là où l'on trouve tout.

2. Je vous avoue que pour lors vous voudriez avoir fait pénitence, vous voudriez au moins avoir commencé : je vous assure que celui qui est en Dieu commence, avance, et se perfectionne. Quand on est là, on fait tout autant que Dieu veut et ordonne : et l'âme qui se tient fidèle en ce seul point, ne désire point plus de perfection que Dieu ne lui en demande ; elle n'aspire point à davantage que ce que Dieu lui donne. Elle est aussi contente de son peu, et même de son rien, que du tout : elle demeure en paix partout, en repos au milieu de toutes choses ; ainsi elle se laisse conduire doucement et humblement à la Providence, elle se laisse mouvoir, agir, pâtir, vivre et mourir, sans jamais rien vouloir ni désirer que le bon plaisir de Dieu. Elle verrait tout renverser, elle verrait la mort et l'enfer même qu'elle ne s'étonnerait : car étant en Dieu pourquoi s'étonnerait-elle,.

3. Vivez donc ou mourez, il ne vous importe pas. J'ai lu de Monsieur de Bernières, qu'un jour pensant mourir et voyant qu'il n'avait encore rien fait, il dit : j'aime mieux que la volonté de Dieu s'accomplisse, elle m'est plus chère que toute la perfection de ma vie. Entrez un peu dans ces sentiments ; et que vous ne vous découragerez plus de vos misères et faiblesses. Allons à Dieu à l'infini ; lui donnant tout, ne regardant que notre néant : après cela que les créatures disent et pensent ce qu'elles voudront. 152

*4.78

Il faut que je vous dise par écrit ce que je voudrais graver dans le plus profond de votre cœur. Mon Dieu ! Ne trouverons-nous pas une âme qui soit à vous autant que vous le voulez, en qui vous vous reposiez amoureusement, et qui se repose en vous absolument sans jamais sortir de vous ? Je voudrais vous dire des choses assez touchantes et profondes pour vous faire mourir à vous-même, et à tout le créé ; courage, amour et abandon. Si vous saviez la bonté et patience de Dieu, vous ne vous abatriez jamais ; mais vous seriez et vivriez toujours hors de vous-même. Je vois si claire le point où Dieu vous tire ; vous êtes tout sur le bord, il n'y a plus qu'à vous laisser entrer. Vous voilà sur le bord d'un abîme infini, d'une chose inexplicable : ne branlez pas ; mais laissez-vous là en Dieu, afin qu'il vous jette et vous précipite, et qu'il vous perde à jamais en cet abîme.

2. Si vous étiez dans un abîme extérieur, vous seriez perdue aux yeux des créatures ; et peut-être seriez-vous morte. Ceci n'est qu'une figure. Tombez donc au plus tôt ; Dieu le veut : laissez-vous tomber dans un abîme sans fond, sans lumière, sans bornes. Je dis sans fond, sans lumière ; car c'est un abîme de foi et d'amour, la foi est une nuit, l'amour est aveugle : un abîme sans bornes ; car c'est l'infini, c'est l'éternité, l'incompréhensibilité, c'est Dieu et le Rien. Le Néant n'est-il pas un abîme ? Ces deux abîmes s'appellent 253 l'un l'autre. Dieu appelle et demande votre anéantissement, et votre néant appelle Dieu ; et plus Dieu est en vous, et plus il désire que vous ne soyez rien, et que vous n'ayez rien ; parce qu'il est, Celui qui est.

3. Il dit en vous, Ego sum (Exode 3 verset 14 Je suis celui qui suis) ; et ainsi vous êtes celle qui n'êtes pas. Dieu au milieu de vous prend plaisir à dire, Ego sum ; et vous qui ne savez pas encore que c'est le plaisir de Dieu, vous vous attristez de n'avoir rien, de ne senti rien, de ne goûter rien. Ah, que vous êtes encore peu intelligente, que vous avez peu de foi ! Si Dieu est tout, vous n'êtes pas ; si vous n'êtes pas, vous ne pouvez rien avoir ; si vous ne pouvez rien avoir, de quoi vous plaignez-vous de n'avoir rien ? C'est que vous vous imaginez être quelque chose. Mais quelle folie ! Oseriez vous dire Ego sum, je suis ? Je crois que si vous prononciez cette parole, vous tomberiez écrasée de confusion ou d'un coup de la divine Justice.

Il n'y a que vous, ô mon Dieu, qui êtes ! Je reconnais que je ne suis rien : quand je ne dirai autre chose en toute ma vie, je dirais assez ; puis que je dirais tout ce que je puis dire et tout ce que je puis être.

*4.79. Tendre à Dieu en Lui-même

Tendre à Dieu seul en lui-même, et à notre néant.

1. Dieu seul est, tout le reste n’est rien : quand sera-ce que vous direz ce mot avec esprit et vérité ? Mais que ne vous tenez-vous [254] là en oraison devant Dieu, cœur à cœur, essence à essence, simple, une à un Dieu, que dis-je ! Dieu à Dieu ? Oui, Dieu en vous doit Se rejoindre, Se revoir, Se concentrer à Lui-même : Dieu en vous comme voie doit tendre à Dieu en Soi-même, comme à Dieu-centre. Deus, Deus meus dit le Prophète, Dieu en Lui-même, Dieu en moimême : Dieu est pour lui, Dieu est pour moi. Concevez le reste ! Goûtez et voyez, aimez et connaissez. Et soyez là toute perdue, toute pénétrée, toute abîmée, toute ravie, toute transformée au-delà des ravissements et des transports, mais ravie en Dieu et de Dieu : qui potest capere capiat286. Si vous ne comprenez pas l’infini, laissez-vous en comprendre ; si vous ne pouvez tout digérer, laissez-vous dévorer. Si le zèle de la maison de Dieu a dévoré un Prophète287, il faut que le zèle de Dieu même vous dévore. Soyez toute absorbée, toute engloutie, toute passée et toute changée en Dieu par l’oraison, la communion et l’amour : ne passez pas un seul jour sans oraison et sans amour.

2. Faut-il que nous soyons si lâches, si infidèles, si petits, si réservés et si renfermés en nous-mêmes et dans de petits riens ? C’est ainsi que j’appelle vos affaires et vos occupations et toutes les créatures. Hé, n’en sortirez-vous jamais une bonne fois ? Assurément que Dieu a de grandes choses à vous dire, puisqu’Il vous demande tant d’attention. Le voici 288! Oubliez votre peuple et la maison de votre Père : soyez-en [255] aussi loin que le ciel l’est de la terre. Vous devez converser dans le ciel, et l’Apôtre a dit un beau mot 289: que nous n’avons pas ici de cité permanente. L’avez-vous jamais bien compris ? Nous n’avons point de demeure sur la terre : est-ce à dire que nous en sortirons pour aller au tombeau ? Non, ce n’est pas là toute la profondeur de l’Apôtre, mais il entend que pour nous, il n’y a point de demeure sur la terre, car nous n’y devons pas être un seul moment, mais tout en Dieu.

Écoutez ce que l’Église souhaite290 en ce temps : Sit nobis in te requies291. Elle ne demande pas d’autre repos ni d’autre demeure qu’en Dieu et qu’entre les bras de son Époux. Elle lui demande une nuit paisible et tranquille parce qu’il n’y a du repos que dans la foi et dans l’anéantissement : repos en la foi qui nous met en Dieu, repos dans notre néant, qui nous met hors de nous et de l’être créé.

3. Voulez-vous savoir pourquoi vous avez tant de peine à demeurer paisible ? C’est que vous sortez de l’obscurité de la foi, voulant voir, discerner et goûter quelque chose ; et c’est par là aussi que vous sortez de la profondeur de votre néant. Sachez que les choses ne pèsent point dans leur centre, mais y trouvent la paix et le repos. C’est que le centre d’une chose est sa fin. Or quand une chose est arrivée à sa fin, elle n’a plus rien à désirer, ni à chercher. Elle ne saurait aller plus outre, car elle sortirait de sa fin. Disons encore que la fin d’une chose est le but où elle tend et pour laquelle elle est. Quand [256] donc elle la possède, elle se repose. Enfin, la béatitude, la fin et le repos sont la même chose.

4. Dieu seul et le néant sont deux centres. C’est donc uniquement où nous devons tendre et où nous trouverons notre béatitude, repos et parfaite paix. Comment donc pouvoir demeurer un moment hors de Dieu ? Je sais bien que nos emplois nous en distraient souvent : c’est pourquoi je soupire tant après la solitude. Mais après tout, c’est notre infidélité qui nous distrait et, si nous avions du courage, rien ne nous pourrait séparer un moment de notre intimité et de notre unité. Savez-vous ce que j’entends par ce mot : intimité ? Je dis tout ce qu’il y a de plus un, car je ne crois pas que nous devons jamais nous borner ni nous arrêter à quoi que ce soit. C’est pourquoi, afin d’être plus infini, il faut toujours passer au-delà de toute vue, de tout sentiment et de tous dons, car l’âme qui s’arrête à quelque chose, quelque sainte et divine qu’elle puisse être, s’arrête toujours à quelque chose de créé et par conséquent bornée et finie, au lieu que l’infini doit être notre fin.

5. Ah que pour aller au-delà de tout, il faut bien dire : rien, rien ! C’est à force de n’être rien que l’on trouve l’infini puisque l’on trouve Dieu : car je passe au-delà de tout ce que je pense, même de Dieu et de tout ce que les savants en ont dit. Au-delà de tout ce qui est concevable, alors je tombe dans une négation de tout le créé et de tout le créable. Et où suis-je pour lors ? En Dieu. Mais je ne sens, je ne vois rien ? Si vous sentiez et conceviez quelque chose de Dieu, vous seriez dans le créé et non pas dans l’incréé, dans le fini et non pas dans l’infini.

6. Allons donc au-delà de tout, à force d’être néant et vide de tout ce qui n’est pas Dieu seul. Ne faisons pas même cas des pensées et des beaux sentiments que nous avons de Dieu, parce que tout cela n’est pas Dieu. Tout ce qui est en nous est moins que rien. Il y a bien de la différence entre ce qui est de Dieu et ce qui est Dieu en Dieu. Tout ce qui est en Dieu est Dieu, mais en nous ce qui est de Dieu n’est pas Dieu. Allons donc au-delà de tout ce qui est de Dieu en nous-mêmes, pour entrer en Dieu Lui-même.

*4,80 Se contenter uniquement de Dieu seul en lui-même.

Dieu est : je ne leur regarde pas en nous ni dans le créé ; mais dans lui-même. C'est diminuer Dieu que de le regarder hors de nous-mêmes : c'est le magnifier que de le contempler au-delà de tout ce qui est, et de tout ce qui peut être. Je sais bien que Dieu est partout : mais afin que je sois en repos, c'est-à-dire où il veut, il faut que je le vois au-delà de tout le créé, et que je demeure en lui-même, Sit nobis in te reuiès.

2. Pourquoi tant de pensées qui roulent les unes après les autres dans votre esprit, comme les flots et les vagues dans la mer ; puisqu'il ne faut qu'une pensée ? Cette pensée celle-ci : Dieu, Dieu. Pourquoi un cœur aussi petit que le vôtre est-il gros de tant de désirs ? Vous cherchez et vous écoutez tout ; et vous ne trouvez rien : c'est que vous n'allez pas au fond et au centre qui est Dieu. Sachez que votre appétit 258, qui est infini, ne peut être contenté que de Dieu : donc vous ne devez chercher d'autre milieu, d'autre moyen, d'autre fin que Dieu. Anéantissez donc toutes les vues de votre esprit, toutes les inquiétudes et troubles de votre âme, tous les désirs de votre cœur, toutes les recherches de votre vie, toute l'activité de vos actions ; puisqu'il ne faut que Dieu. Ne me dites plus que vous êtes misérable ; par ce que vous ne devez vous laisser toucher que du bonheur de Dieu.

3. Contentons-nous donc de cette grande vérité, Dieu est. Les démons la connaissent et la sentent ; mais ils ne s'en contentent pas : c'est ce qui fait leur enfer. Les Bienheureux connaissent que Dieu est et ils s'en contentent : c'est ce qui fait leur béatitude ; car les saints sont plus heureux de la béatitude de Dieu que de leur propre béatitude. Il ne faut avoir qu'un peu d'amour pour entendre cette vérité. Que les autres croissent en grâce, en sagesse et en vertu, pour moi je me contente de mon néant et de ce que Dieu est Dieu.



*4.81. L’état d’anéantissement parfait en nudité entière

De l’état d’anéantissement parfait en nudité entière, où l’âme est et vit en Dieu, au-dessus de tout le sensible et perceptible.

1. Le dernier état d’anéantissement de la vie intérieure292 est pour l’ordinaire précédé d’une paix et d’un repos de l’âme dans son fond, qui peu à peu se perd et s’anéantit, allant toujours en diminuant, jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien de sensible et de perceptible de Dieu en [259] elle. Au contraire elle reste et demeure dans une grande nudité et pauvreté intérieure, n’ayant que la seule foi toute nue, ne sentant plus rien de sensible et de perceptible de Dieu, c’est-à-dire des témoignages sensibles de Sa présence et de Ses divines opérations, et ne jouissant plus de la paix sensible dont elle jouissait auparavant dans son fond ; mais elle porte une disposition qui est très simple, et jouit d’une très grande tranquillité et sérénité d’esprit, qui est si grande que l’esprit est devenu comme un ciel serein.

2. Et dans cet état il ne paraît plus à l’âme ni haut ni bas, ne se trouvant aucune distinction ni différence entre le fond et les puissances, tout étant réduit dans l’unité, simplicité et uniformité, et comme une chose sans distinction ni différence aucune. D’où vient que quelques-uns appellent aussi cet état, état d’unité et de simplicité. Mais dans la dernière consommation de cet état, il ne paraît plus dans l’âme ni unité ni simplicité, tout cela étant comme perdu et anéanti. Et bien plus, elle n’a plus de chez soi, c’est-à-dire elle n’a plus d’intérieur, n’étant plus retirée, ramassée, recueillie et concentrée au-dedans d’elle-même ; mais elle est et se trouve au-dehors dans la grande nudité et pauvreté d’esprit dont je viens de parler, comme si elle était dans la nature et dans le vide. D’où vient qu’elle ne sait si elle est en Dieu ou en sa nature.

Elle n’est pourtant pas dans la nature ni dans le vide réel, mais elle est en Dieu qui la remplit tout de Lui-même, mais d’une manière très nue et très simple, et si simple que Sa présence ne lui est ni sensible ni perceptible, ne paraissant [260] rien dans tout son intérieur qu’une capacité très vaste et très étendue.

3. Dans cet état, l’âme se trouve tellement contente et satisfaite qu’elle ne souhaite et ne désire rien plus que ce qu’elle a, parce qu’ayant toujours Dieu et étant toute remplie et possédée de Lui dans son fond, quoique d’une manière très simple et très nue, cela la rend si contente qu’elle ne peut souhaiter rien davantage. L’âme se trouve comme si elle était dissoute et fondue, ainsi qu’une goutte de neige qui serait fondue dans la mer, de manière qu’elle se trouve devenue comme une même chose avec Dieu.

4. Dans cet état il n’y a plus ni sécheresses, ni aridités, ni goût, ni sentiment, ni suavité, ni lumière, ni ténèbres, et enfin ni consolation ni désolation, mais une disposition très simple et très égale.

Il est à remarquer que quand je dis qu’il n’y a plus de lumière en cet état, j’entends des lumières distinctes dans les puissances. Car l’âme, étant en Dieu, est dans la lumière essentielle, qui est Dieu même, laquelle lumière est très nue, très simple et très pénétrante, et très étendue, voyant et pénétrant toutes choses à fond comme elles sont en elles-mêmes : non d’une manière objective, mais d’une manière où il semble que toute l’âme voit, et par une lumière confuse, générale, universelle et indistincte, comme si elle était devenue un miroir où Dieu Se représente et toutes choses en Lui. L’âme se trouve comme dans un grand jour et dans une grande sérénité d’esprit, sans avoir rien de distinct et d’objectif dans les puissances, [261] voyant, dis-je, tout d’un coup et dans un clin d’œil toutes choses en Dieu.

5. Cet état est appelé état d’anéantissement premièrement parce que toutes les lumières, vues, notions et sentiments distincts des puissances sont anéantis, cessés et comme évanouis, si bien que les puissances restent vides et nues, étant pour l’ordinaire sans aucune vue ni aucun objet distinct. Néanmoins l’imagination ne laisse pas de se trouver souvent dépeinte de quelques espèces qu’elle renvoie à ces autres puissances et qui les traversent de distractions ; mais ces distractions sont si déliées, qu’elles sont presque imperceptibles, et passent et repassent dans la moyenne région, comme des mouches qui passent devant nos yeux, sans qu’on les puisse empêcher de voler.

6. Secondement cet état est aussi appelé état d’anéantissement parce que toutes les opérations sensibles et perceptibles de Dieu sont cessées et comme évanouies. Et même cette paix et ce repos sensible [s] qui restai [en] t en l’âme après toutes les autres opérations sensibles, tout cela, dis-je, est anéanti. L’âme demeure nue et dépouillée de tout cela, sans avoir plus rien de sensible ni de perceptible de Dieu, se trouvant en cet état toujours dans une grande égalité et dans une disposition égale, soit en l’oraison, soit hors de l’oraison, dans une disposition intérieure très nue sans rien sentir de Dieu, si ce n’est dans certains intervalles, mais rarement. D’où vient que la plupart des personnes qui sont dans cet état ne font plus guère d’oraison parce qu’elles ont toujours Dieu et sont toujours en Dieu, étant comme je viens de dire, toujours en même état, dans l’oraison comme [262] hors de l’oraison. Et comme elles sont pour l’ordinaire dans une grande nudité intérieure, cela fait qu’elles pourraient bien s’ennuyer dans l’oraison si le temps était trop long. Mais il faut surmonter toutes les difficultés et y donner un temps suffisant, lorsqu’on est en état de le faire.

7. Il est à remarquer encore que, bien que ces âmes se trouvent pour l’ordinaire dans une égale disposition intérieure, c’est-à-dire toujours égales dans leur fond et toujours dans cette disposition très nue et très simple, il se passe néanmoins de temps en temps de certaines vicissitudes et changements de dispositions en leurs sens, et même leurs puissances se trouvent quelquefois émues et agitées par quelque sujet de peine. Pendant ces vicissitudes et agitations, elles ne laissent pas de demeurer en paix en leur fond, ce qui se doit entendre d’une paix nue, simple et solide.

8. Enfin, en cet état, Dieu est la force, l’appui et le soutien de ces âmes dans ces occasions de souffrances, de peines et de contradictions qui leur arrivent, leur donnant la force et la grâce de les porter en paix et tranquillité, non en les appuyant et soutenant sensiblement comme dans l’état précédent, mais en leur donnant une force secrète et cachée pour soutenir ainsi en paix et tranquillité ces souffrances, peines et contradictions. Ce qui est une marque infaillible que ces âmes sont à Dieu, car si elles n’étaient que dans la nature, elles n’auraient pas cette force de souffrir. Cependant la nature ne laisse pas de ressentir quelquefois des peines et contradictions, et leurs puissances, surtout l’imagination, ne laisse pas comme je viens de dire [263] de demeurer durant quelque temps dépeintes eagitées de ces peines. Mais Dieu les soutient par une vertu et une force secrète en nudité d’esprit et de foi, si bien qu’elles souffrent et supportent tout avec paix et tranquillité d’esprit. Car quoique leurs puissances et leurs sens soient dépeints de leurs sujets de peine et que cela les émeut et agite, néanmoins elles demeurent en paix dans leur fond sans fond et dans une paix sans paix, c’est-à-dire dans une paix qui n’est plus sensible, mais nue, simple et solide : c’est comme un certain calme repos et tranquillité de toute l’âme.

9. Enfin l’état et la constitution ordinaire [s] de ces âmes est de ne rien voir de distinct dans leurs puissances et de ne rien sentir dans leur intérieur de sensible de Dieu, ni de Ses divines perfections, opérations, écoulements, infusions, influences, goûts, suavités ni onctions, et de se trouver dans cette grande nudité d’esprit sans autre appui ni soutien que la foi nue. Mais quoiqu’elles ne voient rien de distinct, elles voient néanmoins toutes choses en Dieu et, quoiqu’elles ne sentent rien, qu’elles ne goûtent rien, qu’elles ne possèdent rien sensiblement de ces divins écoulements, néanmoins elles ont et possèdent réellement Dieu au-dedans d’elles-mêmes.

10. Dans cet état ces âmes vivent toujours à l’abandon et étant abandonnées d’état et de volonté à la conduite de Dieu sur elles, pour faire d’elles et en elles tout ce qu’Il voudra pour le temps et pour l’éternité ; et bien qu’elles ne soient plus en état d’en faire des actes sensibles, elles ne laissent pas d’être abandonnées, ne désirant jamais rien que ce que Dieu voudra, ni [264] vie ni mort. Elles ne pensent à rien, ni au passé ni à l’avenir, ni à salut ni à perfection ni à sainteté, ni à paradis ni à enfer ; et elles ne prévoient rien de ce qu’elles doivent faire et écrire dans les occasions qui ne sont pas arrivées, mais laissent tout cela à l’abandon. Et quand les occasions se présentent d’écrire, de dire ou de faire quelque chose, alors Dieu leur fournit ce qu’elles doivent dire et faire, et d’une manière plus abondante, féconde et parfaite qu’elles n’auraient jamais pu prévoir d’elles-mêmes par leur prudence naturelle.

11. Enfin dans cet état ces âmes jouissent d’une grande liberté d’esprit, non seulement pour lire et pour écrire, mais aussi pour parler dans l’ordre de la volonté de Dieu. Et ces âmes parlent souvent sans réflexion et comme par un premier mouvement et impulsion qui les y porte et entraîne.

12. Ces âmes ne laissent pas en cet état si simple et nu de s’acquitter fidèlement des devoirs de leur état, car Dieu qui est le principe de leurs mouvements et actions, ne permet pas qu’elles manquent à rien de leurs obligations.



SECONDE PARTIE contenant Quelques Lettres Spirituelles du R. P. Maur de l’Enfant-Jésus & de Madame Guyon,

Qui n’ont point encore vu le jour. [omises ici]

TABLE DES MATIERES

Je place un * devant les lettres supposées adressées à madame Guyon.

Quarante lettres complètes ont été éditées dans le premier volume de la Correspondance de Madame Guyon, comme faisant partie de la correspondance passive reçue par la jeune femme entre 1672 et mars 1681, date de la mort de son directeur1. Il est probable que de nombreuses autres lettres conservées dans le DM lui sont également adressées



Table des matières

JACQUES BERTOT 3

Œuvres mystiques II 3

VOLUME III (LETTRES) 5

3.1 Abandon à l’ordre de Dieu.  5

L. I. Que l’abandon paisible à l’ordre de Dieu en tout ce qui nous arrive, est l’unique moyen de se rendre heureux, et de bien faire tout ce qu’on a à faire. 5

3.2 Détruire son fonds de corruption.  8

L.II. Comment détruire son soi-même corrompu, au commencement activement, et puis d’une manière plus simple.  8

3.3 Se simplifier en l’Oraison. Présence de Dieu. 9

L.III. Se simplifier peu à peu dans l’Oraison. Conserver la présence de Dieu dans l’action. 9

3.4 état de simplicité. 10

L.IV. Demeurer en son état de simplicité en priant vocalement, ou pour autrui, en résistant aux tentations, et en remédiant à ses défauts. 10

3.5 Connaissance de soi. Voie du rien. 11

L.V. La véritable lumière donne une vraie connaissance de soi. La voie du rien et de la petitesse est préférable à celle des grâces extraordinaires. 11

3.6 Se dénuer. Trouver Dieu en l’action. 13

L.VI. Se laisser dénuer peu à peu. Comment trouver Dieu dans l’action. Pratiques de petitesse. 13

3.7 Petites croix. Oraison simple 16

3.8 Fidélité aux croix 19

L.VIII. Fidélité aux croix extérieures et intérieures. 19

3.9 À qui parler etc. 21

L. III. Ne parler de la lumière mystique du fond qu’à ceux qui y sont appelés. 21

3.10 Moyen de trouver Dieu. 21

A la personne dont il est parlé dans la [lettre] précédente. 21

L.X. Que la mort à soi-même est l’unique moyen de trouver Dieu.) 21

3.11 La croix donne la vérité. 22

L. XI. Qu’il n’y a que la croix qui donne la vérité et la plénitude en cette vie. 22

3.12 La croix fait trouver Dieu. 24

L.XII. Qu’on ne saurait trouver Dieu en cette vie que par la croix. 24

3.13 Se soutenir dans la conversation dans les croix. 25

L.XIII. Comment se soutenir lorsqu’on doit être avec le monde ; et quand on est accablé de croix et de tristesse. 25

3.14 Chagrin et sécheresses. 28

L.XIV. Souffrir humblement les chagrins et les sécheresses de la nature. 28

3.15 Expérience de ses misères 29

L.XV. Se posséder par une paix humble dans l’expérience de ses misères, en s’élevant à aimer Dioeu par-dessus tout. Trouver Jésus-Christ dans les providences crucifiantes de son état. 29

3.16 L’expérience de ses misères. 32

*3,17 Faire usage de ses défauts. 33

L.XVII. Comment faire usage de ses défauts et misères. La vertu et la vérité ne s’acquièrent que par le combat. 33

3.18 Moyen de trouver la présence de Dieu. 36

L.XVIII. Que la fidélité à la lumière de l’ordre divin en tout ce qui nous arrive de pénible, est le véritable moyen pour trouver la lumière de la présence de Dieu. 36

3.19 Solitude. Découverte des défauts. 38

L.XIX. Solitude intérieure et extérieure. Fidélité à la lumière qui découvre nos défauts. 38

3.20 Courir vers Dieu etc. 40

L.XX. Courir paisiblement vers Dieu en mourant à soi, quoique dénué de tout. 40

3.21 Se complaire en Dieu 41

L.XXI. Que pour trouver la paix solide, il faut se complaire non en soi, mais en Dieu. 41

3.22 Conduite dans les embarras de sa charge. 42

L.XXII. Avis de conduite intérieure pour une personne de qualité qui par la nécessité de sa condition se trouve engagée dans plusieurs occupations, et même dans des bagatelles. 42

3.23 Fidélité à l’Oraison dans les embarras. 47

L. XXIII. Sur le même sujet. Comment conserver avec la fidélité à sa charge l’esprit d’Oraison, de repos et d’abandon, même dans les abattements causés par les affaires et par la vue de ses défauts. 47

3.24 Réponses à des questions : 50

L.XXIV. Réponse à quelques doutes proposés à l’Auteur. 50

Réponse 50

Plus la lumière croît dans l’âme ; plus voit-elle ses défauts. 50

II. 52

Quelle différence y a-t-il entre mes imperfections et mes chutes, et celles de ceux qui ne font que commencer ; et s’il y a lieu d’espérer que je les consume toutes. 52

Réponse 52

Différence des défauts des commençants d’avec ceux des âmes plus avancées. 52

III. 54

D’où vient que je n’aurais pas tant de peines intérieures que les croix extérieures ? 54

Réponse 54

Diversité de purification. 54

Lettre à l’auteur. 55

état d’une âme qui expérimente des vicissitudes fréquentes, de paix et de trouble, de force et de faiblesse. 55

3.25 Vicissitudes dans l’intérieur. Oraison. 57

Réponse à la Lettre précédente. : 57

L.XXV. Avis sur l’expérience de ses misères et les vicissitudes dans l’état intérieur. Nécessité de l’Oraison. Fruit de l’Incarnation de Jésus-Christ. 57

3.26 Se posséder dans les chutes et dans les affaires. 60

L.XXVI. Se posséder humblement dans ses chutes et dans l’accablement des affaires sans s’en surcharger, et se remettre par là doucement en repos, où l’on trouve Dieu et tout. 60

3.27 Se connaître et se combattre. 62

L.XXVII. Bonheur de se connaître et de se combattre. Victoire de Dieu en l’âme. 62

3.28 Dieu Se donnant à l’âme. 64

L.XXVIII. Quand Dieu se donne à l’âme, tout ce qui n’est pas de lui tombe des mains. Retour à Dieu dans les distractions. 64

3.29 Faire régner Dieu 65

L.XXIX. Fidélité à faire régner Dieu en nous à nos dépens, même par nos défauts. Aller à grands pas à ce qui est ordre de Dieu sans donner lieu à la timidité. 65

3.30 Oraison véritable. Foi divine 68

L.XXX. Que Dieu établit dans les âmes ou il commence à régner, sa véritable la véritable oraison, par les sécheresses, les obscurités et les dissipations ; de même qu’il leur donne la foi divine par les tentations contre la foi. Comment s’appliquer aux actions de vertu, et remédier à ses défauts en cet état. 68

3.31 Lumière de foi 78

L.XXXI. La divine lumière de foi sollicite l’âme à se purifier, puis à chercher la présence de Dieu en son intérieur, et enfin au lieu de cette présence elle substitue la divine Providence, qui lui fait trouver Dieu non seulement dans l’intérieur, mais aussi en son extérieur. Degrés et progrès de cette lumière de Providence, qui lors qu’on y est fidèle, découvre et donne Dieu par tous les moments de la vie. 78

*[0]. 3.32. Se voir en Dieu. 85

L.XXXII. Les âmes unies en Dieu se voient et se servent en lui, quoique absent pour arriver en à cette vie en Dieu, il faut passer par bien des morts, qui naissent ordinairement des plus petites choses de notre état. Comment y être fidèle en passiveté et pertes. Nécessité de tout outrepasser. 85

*[0]. 3.33. La mort à soi. 91

L.XXXIII. Que l’oraison et la solitude n’avance vers l’âme vers Dieu sans la mort à soi, qui seule peut former Jésus-Christ en nous. Avis sur l’oraison comme le moyen pour arriver à la présence de Dieu. 91

3.34 Vie nouvelle. 96

L.XXXIV. Que l’on ne vient à la vie nouvelle que par la mort. En quoi consiste cette vie. 96

3.35 Vie nouvelle. 98

L.XXXV Sur le même sujet. 98

3.36 Divine volonté 99

L.XXXVI. Que Dieu ne vient en l’âme qu’en lui communiquant sa divine volonté, qui n’opère que mort, et qui fait par là trouver Dieu partout et en tout. 99

3.37 Foi obscure. Sécheresses. Oraison. 102

L.XXXVII. Dieu ne donne la foi obscure que pour avancer l’âme vers lui et la faire mourir à soi de plus en plus. Différence des sécheresses en la voie de foi d’avec les autres. Effets de la lumière divine de la foi. Bonté de l’Oraison. Fidélité durant le jour. 102

3.38 Immobilité dans les croix et pertes. 109

L.XXXVIII. Demeurer immobile dans toutes les croix, obscurités, pertes et tentations, dont les âmes de foi se trouvent accablées de toute part par la sage conduite de la Bonté divine. 109

3.39 Croix portées avec paix. 111

L.XXXIX. Bonheur et fruit des croix portées avec paix et générosité, quoiqu’avec confusion. 111

3.40 Recevoir tout de Dieu avec complaisance. 113

L.XL. À un Ecclésiastique, qui quelque travail qu’il fît, ne croyait guère avancer vers la perfection. 113

Se laisser en la main de Dieu pour recevoir de lui avec complaisance tout ce qu’il choisit pour nous, et pour souffrir humblement même ses défauts. 113

3.41 Mystères du Néant. 115

L.XLI. Mystères du Néant, qui est le grand ouvrage de Dieu. 115

LETTRE à l’Auteur. 117

état d’une âme qui se voit tantôt en sécheresse et par là pleine de défauts, et tantôt dans un grand goût de la présence de Dieu en toutes ses actions. 117

3.42 Sécheresses et insensibilités. 118

RÉPONSE à la précédente. 118

Comment il faut être fidèle aux sécheresses et insensibilités quand on s’y trouve, non par sa faute, mais par l’ordre de Dieu. Avis sur le soin pour la santé. Vicissitudes intérieures. 118

3.43 La Foi conduisant à la Sagesse. 122

L.XLIII. Comment la Foi en aveuglant et détruisant l’âme la conduit et l’élève à la divine Sagesse. 122

3.44 S’abandonner sans réflexion. 125

L.XLIV. Ne point se donner à une vocation sans grâce. S’abandonner sans réflexion, suivant Dieu en simplicité et soumission entière. Conduite des filles. 125

3.45 Moyen de trouver J.-C. en son fond. 129

L.XLV. Que la soumission et la petitesse d’esprit est le vrai moyen de trouver Jésus-Christ dans le fond de son âme. 129

3.46 Suivre Dieu sans voir où. 131

L.XLVI. Se laisser conduire sans voir ou l’on voit. Souffrir en abandon et en joie de ce que Dieu est et veut. 131

3.47 Oraison de repos et d’abandon 133

L.XLVII. De l’oraison de repos et d’abandon ; ce que c’est : son commencement, son progrès et ses effets ; et comment s’en servir pour son avancement, même quand on est tombé en quelque défaut. 133

3.48 Croix portées en abandon. 138

L.XLVIII. Bonheur des croix portées en abandon et en perte. Grandes croix des âmes qui sont en Dieu ou qui en approchent ; et quelle doit être leur fidélité à se laisser traiter au gré de la divine Sagesse. 138

3.49 Faim de Dieu et ses effets. 143

L.XLIX. Faim de Dieu ou touche d’amour dans le centre de l’âme, qui la fait tendre au néant et par le néant la purifie et lui fait trouver Jésus-Christ. Comment Dieu se donne à l’âme par tous les besoins et les providences de son état, et enfin lui donne Jésus-Christ par les providences des croix. 143

Lettre à l’Auteur 153

Ecrite par une religieuse, qui lui expose l’état de son âme et les miséricordes de Dieu sur elle : ou l’on voit les belles démarches d’une âme conduite par la foi passive en lumière, et féconde en saintes pratiques de mortification et de renoncement à soi, et en lumières et ardeurs divines pour tous les Mystères de Jésus-Christ, et pour tous les exercices de la vie spirituelle et religieuse. 153

3.50 Perdre les lumières de Dieu en l’unité. 171

RÉPONSE à la précédente.  171

Recevoir passivement les lumières de Dieu, afin de se laisser conduire et perdre par elles dans le repos et l’unité et d’y trouver leur substance en Dieu même. Être fidèle à sa grâce. 171

Lettre à l’auteur 174

De la même religieuse, qui lui déclare les admirables progrès de la foi en son âme pour l’anéantir en elle-même et lui faire chercher et désirer Jésus-Christ seul en foi et en toutes choses, tant par de saintes pratiques que par une oraison passive très lumineuse et très féconde. 174

3.51 Différences de la lumière de Dieu d’avec la nôtre. 181

RÉPONSE à la précédente. 181

L.LI. Différence [sing.] de la lumière de Dieu d’avec la nôtre éclairée même surnaturellement par la grâce. Son efficacité à découvrir les défauts, et à rapetisser et désapproprier l’âme. 181

3.52 Perdre son âme. 184

L.LII. Qu’on ne peut trouver Dieu sans avoir perdu son âme. Ce que c’est que cette perte. Avis pour une personne peinée. 184

3.53 Porter ses misères en abandon. 186

L.LIII. Comment les âmes qui ont en soi le germe de Jésus-Christ, doivent porter en véritable abandon leurs misères et leurs pauvretés, afin d’entrer par leur mort et leur perte totale en la plénitude de Dieu même. 186

3.54 Avis pour l’âme qui approche de Dieu. 191

L.LIV. Avis pour une personne qui approche de Dieu en son fond ; sur le secours du prochain, sur le dénuement, sur l’état du centre, sur la crainte de devenir trop libre, sur la condescendance pour le prochain, sur les sécheresses dans l’Oraison, sur la manière de détruire les défauts. 191

3.55 S’outrepasser et s’oublier 200

L.LV. S’outrepasser et s’oublier incessamment, sans s’arrêter par ses scrupules ou défauts, pour aller et pour se tenir à Dieu même. Nécessité et importance de cette foi non seulement pour les âmes qui vont à Dieu, mais aussi pour celles qui à force de se quitter arrivent en lui. 200

3.56 Se voir en Dieu. Etc. 204

L.LVI. Se voir et se communiquer en Dieu. Que les âmes que Dieu destine pour soi, y sont disposées par les obscurités, les morts et les pertes de toute sorte, afin de les anéantir de plus en plus à l’égard d’elles et de toutes choses. Bonheur ineffable du Rien qui fait trouver Dieu en lui-même, avec des merveilles encore plus incompréhensibles, qui suivent ce Rien soit dès cette vie, soit après la mort. 204

3.57 Multiplicité, Simplicité, Nudité 216

L.LVII. Conduite de Dieu sur l’âme pour la tirer de la multiplicité à la simplicité, et puis à la nudité, ou à sa simple présence en foi. état et pratiques de l’âme arrivée ici, dans l’oraison, à la communion et durant toute la journée. 216

3.58 Degrés pour arriver à la vie spirituelle 225

L.LVIII. Des divers degrés par lesquels Dieu conduit l’âme à la vie spirituelle, savoir 1. Par de bonnes lumières, 2. par l’état passif en lumière divine, et enfin 3. Par la lumière obscure du fond, qui, par bien des croix et des tentations, opère l’anéantissement et la mort totale, suivi de la véritable vie de Dieu. 225

3.59 Trois degrés du don de la foi. 232

L. LIX. De trois degrés du don de la Foi, dont le premier est simplement actif, le second conduit au repos, et le troisième dans l’abîme divin de Dieu même, mais toujours en perdant et anéantissant l’âme de plus en plus. Avis de conduite sur plusieurs peines et doutes. 232

3.60 Avis pour l’état de la foi nue 237

L.LX. Avis pour l’état de la foi nue. Indifférence pour l’oraison ou l’action. Abandon à la providence de moment en moment. Remédier aux défauts en simplicité et unité. Opérer en l’unité divine, et comment l’âme y est élevée par degrés. 237

§§§ 246

Différence de l’état de la foi d’avec la voie active et même la contemplative, et ses grands avantages et effet. Ne pas s’arrêter au jugement que l’on porte de soi. Importance d’avoir et de suivre un directeur éclairé. Excellence de cette voie de foi devant Dieu. 246

3.61 Germe de vie dans la pauvreté. 255

L.LXI Que la pauvreté et l’abjection la plus extrême donnent le germe de vie. Mourir à tout sans craindre l’oisiveté. 255

3.62 Perte totale pour trouver Jésus-Christ. 256

L.LXII. De la perte totale (du soi), nécessaire pour trouver et pour posséder Jésus-Christ. Avis pour la direction des âmes. 257

3.63 état de pur abandon en nudité. 262

L.LXIII. état de pur abandon d’une âme arrivée à la nudité de foi, au milieu des croix et de tout ce qui lui arrive. Parole divine en l’âme. 262

Lettre à l’Auteur. 265

3.64 Anéantissements et leurs effets 265

L.LXIV. De trois sortes d’anéantissements qui disposent l’âme pour recevoir les dons surnaturels de Dieu, et ensuite Dieu lui-même et toute la sainte Trinité, et enfin le germe foncier de Jésus-Christ. 265

*Commencement de vie nouvelle. [Lettre à l’auteur]. 275

Commencement de vie nouvelle en Dieu. 275

3.65. Arriver en Dieu, son centre. [Réponse à la précédente]. 276

L.LXV. Que le centre naturel de l’âme est Dieu, que l’âme y arrivant par la mort de tous y trouvent une joie solide, une dilatation de cœur, et un général qui la contente pleinement et lui donne faciliter pour tout bien intérieurement et extérieurement. 276

* Lettre à l’auteur. Unité de l’âme en son fond. 280

Comment une âme arrivée dans l’unité de son fond, y fait usage de ses croix, de ses occupations et de ses défauts mêmes. 280

3.66 Unité de repos dans la multiplicité. [Réponse à la précédente]. 282

L.LXVI. Moyen de trouver Dieu en toutes choses et aussi dans son fond. Comment être en unité de repos dans la multiplicité des croix et des embarras de providence. Que tout est vie à l’âme qui n’agit que par l’ordre et par l’esprit de Dieu. 282

3.67 Commencement de la vie en Dieu. 285

L.LXVII. Sur l’état d’une âme qui commence d’être et de vivre en Dieu ; comment elle doit être fidèle à s’abandonner au moment présent tel qu’il est, pour y avancer et pour y trouver Dieu en toutes choses. 285

§§§ 299

Obstacle à cette grâce dans les personnes de qualité. 299

Lettre à l’auteur. 303

Bonheur d’une âme qui a trouvé Dieu en son fond, et ne vit ni n’agit que par lui. 303

*3.68. Réponse : mourir à soi 305

L.LXVIII. Que la vie divine ne se manifeste ni s’avance dans l’âme que par la mort à soi et à son opération propre. 305

Lettre à l’Auteur. Lumières de vérité se levant en l’âme. 306

LETTRE à l’auteur. 306

D’un Serviteur de Dieu, grand ami de M. de Bernières, écrite de Canada. 306

état d’une âme qui commence d’être et de vivre dans la lumière du centre où de vérité. 306

3.69. De la lumière de vérité et de ses effets. [Réponse]. 308

RÉPONSE à la précédente. 308

L.LXIX. Ce que c’est que la lumière du centre ou de vérité. Sa différence de celle des puissances. Ses effets : mort à soi, et perte de toute opération propre ; connaissance véritable de son néant ; abandon au moment de la providence en tout. 308

§§§. 318

Comment cette lumière purifie l’âme de toute vie propre dans la pratique des vertus et dans tous les exercices de piété. Son progrès en réduisant l’âme en son unité et ensuite dans l’unité divine. Bonheur ineffable de la révélation de cette unité divine en l’âme. Génération du Verbe en elle. 318

Lettre à l’auteur. Vivre de la vie de J.C. 326

Du même serviteur de Dieu. 326

état d’une âme qui ne vit plus de sa vie et de la vie de Jésus-Christ. 326

3.70. Dieu tout en l’âme [Réponse] 327

Réponse à la précédente. 327

L.LXX. Comment Dieu devient tout et opère tout dans l’âme morte à soi et à sa propre opération, est fidèle à s’abandonner au moment présent et divin, où elle trouve sa purification et tout, sans être en cet état ni fainéante ni violentée. 327

ADDITION. 335

ADDITION  335

De quelques Lettres à l’Auteur, trouvées parmi les précédentes, mais sans réponse. 335

Lettre I. Expérience de son fonds de corruption, portée en paix. 335

Lettre II. Patience dans la voie de la mort. 336

De la même personne. 336

Patience dans la voie de la mort et de la foi, sans de décourager. 336

Lettre III. Désir de pureté d’amour. 337

D’une Supérieure. 337

Désir de la pureté d’amour. Aimer par le cœur de Jésus. 337

Lettre IV. Paix dans ses misères et croix. 339

D’une Religieuse. 339

Paix et abandon au milieu de ses misères et de ses croix. Trouver Dieu et les saints en son fond. 339

VOLUME IV (LETTRES) 341

4.01. Le vaisseau 341

De l’oraison de simple repos, et comment, nonobstant les difficultés que l’âme y trouve au commencement, toutes choses lui peuvent servir pour y avancer. 341

4.02. Oraison de simple repos 345

Comment correspondre à l’Oraison de simple repos en ses différents états. Précaution contre quelques abus. 345

4.03. Oraison de foi 348

Comment l’âme appelée à la vie petite et abjecte et à l’oraison de foi, y doit être fidèle. 348

4.04 Don intérieur. Sécheresses. 352

Cultiver le don de l’intérieur, sans s’étonner des sécheresses des sens. 352

4.05. Sécheresses 353

Sur le bon usage des sécheresses, quoique causée par notre faute. 353

4.06. Simplicité, abandon 355

Usage des sécheresses en l’oraison. S’acheminer à la simplicité. S’abandonner aux providences crucifiantes. 355

4.7 Paix de l’esprit. 359

Paix de l’esprit dans le trouble des sens. Regard amoureux de Jésus anéanti. 359

4.08. Fidélité au don de foi 360

Du don de la foi, comment il est donné à l’âme, et comment l’âme qui l’a reçu, y doit et y peut être constamment fidèle. 360

4.9 On ne trouve Dieu qu’en etc. [On ne trouve Dieu qu’en mourant à soi.] 366

Qu’on ne peut trouver Dieu qu’en mourant à soi par toutes les croix de providence. 366

4.10 Fidélité des âmes de foi à se combattre. 367

Combien il importe pour les âmes de foi d’être fidèles à se combattre sans relâche, afin de détruire la vie propre de la nature, en faisant usage pour cela de toutes les providences de leur état. 367

4.11. S’établir en Dieu 375

Passer au-dessus de toutes les vicissitudes des sens pour s’établir en Dieu au milieu des embarras de notre état. 375

4.12 Se laisser aux croix de providence. 378

Se laisser avec courage à toutes les croix de providence et s’ajuster à elles, nonobstant les sentiments contraires. 378

4.13 S’ajuster à l’ordre de Dieu. 380

S’ajuster à l’ordre Dieu tant en ses exercices qu’en toutes les rencontres de providence, sans se laisser entraîner à la mélancolie. 380

4.14 Discernement des désirs. Moyen de trouver Dieu. 382

Comment discerner si les désirs sont de Dieu. Que la fidélité à suivre l’ordre divin en mourant à soi par tout ce qui nous arrive est le vrai moyen de trouver Dieu et toutes choses en lui. 382

4.15 La foi fait trouver Dieu par Jésus-Christ. 387

Que la foi, en nous nourrissant de Jésus-Christ, et nous faisant par là mourir peu à peu à nous-mêmes, nous fait trouver par lui Dieu et toutes ses merveilles. 387

4.16 Mourir pour trouver la vie. 394

Qu’il faut mourir pour trouver la vie. 394

4.17 Solitude. Mourir à soi. 395

Avantages de la solitude et de la fidélité à mourir à soi. 395

4.18 Mort à soi. 396

La mort à soi-même fait trouver la source de vie. 396

4.19 Mort à soi. [Même titre (d’entête) que celui de la Lettre précédente.] 397

On ne trouve la lumière de vérité, tant pour soi que pour aider le prochain, que par la fidélité à mourir à soi. 397

4.20 Mort à soi. [Même titre d’entête que ceux des deux Lettres précédentes.] 400

La mort à soi est l’abrégé de tout. 400

4.21 La Croix [ms., C maj.] supplée aux exercices. 401

Que la grâce crucifiante supplée aux exercices spirituels, quand on s’en voit privé par ordre de Dieu. 401

4.22 Agréer notre humiliation. 402

Recevoir avec abandon et reconnaissance tout ce qui nous arrive d’humiliant et nous conduit à notre néant. 402

4.23 Repos dans l’abandon. 403

Point de repos que dans l’abandon. 403

4.24 Oraison dans les maladies 404

Avis sur l’oraison de simplicité, et comment en faire usage dans les maladies pour y trouver Dieu, qui ne vient en nous que par notre rien. 404

4.25 Avantages [pluriel] des croix et de l’abandon. 407

Avantage [singulier] des croix. Bonheur d’être abandonné uniquement à Dieu. 407

4.26 Avis pour une âme peinée. [D’une correspondante.] 410

Avis donnés [plur.] à une personne peinée sur la découverte de ses misères. 410

4.27 Faire usage de ses chutes. 412

Comment faire usage de ses chutes dans la voie de la foi. 412

4.28 Fidélité à la lumière purifiante de la foi. 413

De la lumière purifiante de la foi qui découvre à l’âme ses misères afin de les détruire ; et comment on y doit être fidèle en toutes ses actions et pratiques. 413

4.29 Perte de soi-même pour trouver Dieu 419

S’assurer contre la crainte, en mourant à tout par la foi. 419

4.29 Perte de soi-même pour trouver Dieu 420

S’assurer contre la crainte, en mourant à tout par la foi. 420

4.30. Perte de soi-même pour trouver Dieu 421

Éviter la mélancolie. On ne trouve Dieu lui-même que par la perte de foi. 421

4.31 Le cœur vide possède Dieu. 423

Pour posséder Dieu il faut avoir le cœur vide des créatures. 423

4.32 État de la foi nue. 424

État de la foi nue. 424

*4.33. La foi toute nue 425

Des avantages de la foi toute nue et toute pure ; et de ses effets et progrès en l’âme 425

*4.34. Du centre de l’âme 430

Du centre de l’âme et ses lumières qui en émanent 430

4.35 Voie pour arriver en son centre ou en Dieu. 431

Comment l’âme appelée à l’intérieur y avance peu à peu par le sentier inconnu de la foi, de l’espérance et de la charité, qui en faisant perdre ses puissances, la conduisent heureusement en son centre, ou en Dieu. Des effets de la lumière du fond [sans s] quand elle commence à se lever dans l’âme. 431

4.36 Abandon au milieu des croix. 445

Bonheur et sûreté du pur et amoureux abandon au milieu de toutes sortes de croix. Avantages de la solitude entière. (On croit que les Lettres suivantes jusqu’à la LXIX. [69e] ont été écrites d’un même Auteur et dans le même ordre. 445

4.37 Présence intime de Jésus-Christ. [« Confession » de Bertot ?] 447

Qu’il faut être mort à soi-même pour arriver à la présence intime de Jésus-Christ. 447

4.38 Les croix font courir à Dieu. 449

Que les sécheresses, les tentations et les croix font courir l’âme fidèle vers Dieu. 449

4.39 Les croix font courir à Dieu [bis]. 450

Sur le même sujet. 450

4.40 Béatitude de cette vie. 450

Les souffrances et les humiliations font la béatitude de cette vie. 450

4.41 Attendre Dieu [titre (d’entête) complet ?]. 452

Attendre Dieu avec patience. Prix des croix. 452

4.42 Aimer Dieu nonobstant ses misères 453

Aimer Dieu, nonobstant ses misères. Des écrits et de la vie de Monsieur de Bernières. 453

4.43 Aimer sans amour sensible. 454

Aimer sans amour sensible. Du faux vide à l’Oraison. 454

4.44 Le faux et le vrai vide. 455

Du vrai et du faux vide à l’Oraison. 455

4.45 Sujets à prendre à l’Oraison. 456

Sujets à prendre pour l’Oraison. Qu’il faut mourir, mais non se procurer la mort. 456

4.46 Aimer Dieu au-dessus des sens. 457

Aimer Dieu au-dessus des sens. Aider le prochain avec grande douceur et condescendance. 457

4.47 Abandon malgré ses peines. 458

Abandon et confiance en Dieu, malgré les peines et tentations. 458

4.48 Trouver le bon plaisir divin en tout. 459

Trouver son bonheur dans le bon plaisir [ms., bonplaisir] de Dieu en tout ce qui nous arrive. Avis pour la conduite du prochain. 459

4.49 Abandon sans regard sur soi 461

Que l’abandon absolu entre les mains de Dieu sans regard sur soi est le chemin le plus court et le plus sûr pour arriver à l’amour de Dieu et à la pureté des vertus. 461

4.50 Pratique de l’abandon. 465

En s’abandonnant on apprend à s’abandonner. 465

4.51 On ne trouve la vie que par la mort 465

On ne trouve la vie et la jouissance de Dieu que par la mort et le rien. 465

4.52 Solitude. Abandon absolu 467

Solitude intérieure et extérieure. Que pour trouver Dieu véritablement, il faut perdre tout par abandon absolu. 467

4.52 µ à transcrire ! 469

4.53. Trouver Dieu Lui-même pour Lui-même 469

Dieu lui-même pour lui-même ne se trouve que par les pertes extrêmes. 469

4.54. Efficacité du feu de l’amour divin 470

Efficacité du feu de l’amour divin, qui dans les âmes de foi se nourrit même de son contraire et de toutes sortes de renversements, et s’en sert pour les purifier et les changer enfin en Jésus-Christ. 470

4.55 Mourir à tout pour que Dieu vive en nous. 475

Avis de conduite pour une âme qui, après avoir vécu dans les saintes pratiques, est appelée de Dieu à mourir à tout afin qu’il vive seul en elle. 475

4.56 Vicissitude[s]. Mort à soi. 478

Vicissitudes intérieures. On ne trouve Dieu et son amour que par la mort. 478

4.57 Recevoir amoureusement la mort. 480

Recevoir amoureusement la mort de quelque côté qu’elle vienne. 480

4.58 Souffrir ses misères. 481

Souffrir humblement ses misères en adhérant à Dieu. 481

4.59 Fruit des épreuves et des humiliations. 482

Bonheur et fruit des épreuves et des humiliations, qui en faisant mourir l’âme lui donnent la vie. 482

4.60 Sûreté de l’abandon. 485

Sûreté de l’abandon au milieu des troubles des sens. 485

4.61 Opérations purifiantes de la lumière de Dieu. 485

Avis pour une âme qui commence à expérimenter les opérations purifiantes de la lumière et de la présence de Dieu. 485

4.62 Opérations purifiantes de la lumière de Dieu. 490

Sur le même sujet. 490

4.63 Voir et sentir ses misères. 491

Il faut voir et sentir ses misères pour en être purifié. 491

4.64 Anéantissement, voie à l’union divine. 492

Que l’âme doit être toute anéantie et perdue à soi-même pour devenir l’Épouse de Jésus-Christ. 492

4.65 Obscurités dans la voie de foi. 495

Des obscurités dans la voie de la foi simple, et comment en faire usage. 495

4.66 On n’arrive en Dieu que par de grandes croix. 496

Grandes croix des âmes destinées pour arriver en Dieu. 496

4.67 J.-C. ne vit en l’âme que par la croix. 497

Jésus-Christ ne vient et ne vit en l’âme que par la croix. Porter humblement l’expérience de ses misères. 497

4.68 De la vraie régularité. Fruit et effet des opérations crucifiantes de Dieu. 498

4.69 Plusieurs avis sur ce que l'âme expérimente dans l'oraison de simplicité, et sur la conduite des âmes. Qu'il faut outrepasser les dons extraordinaires. 500

4.70 Paix et repos entier en Dieu d'une âme vraiment abandonnée. 503

Les onze lettres qui suivent ont été écrites dans le même ordre à une même personne, et (apparemment) du même auteur que la 81 ou la dernière. 503

« Onze dernières lettres de M. Bertot dans le même ordre à une même personne : » 505

*4.71. Silence devant Dieu 505

Silence de l’âme afin que Dieu parle en elle. [240] 505

*4.72. Béatitude en cette vie 506

Commencement de l’éternité bienheureuse par la foi. Voix du cœur. Richesse du néant. 506

*4,73 Fidélité à demeurer en Dieu. 508

Fidélité à demeurer constamment en Dieu dans le vide de tout le créé. 508

*4,74 Sur le même sujet. 508

*4.75. Perte de tout en Dieu 510

Perte totale de soi et de toutes choses en Dieu. 510

*4.76 Sur le même sujet 511

*4.77 Recevoir les infirmités et la mort même en paix et abandon. 512

*4.78 513

*4.79. Tendre à Dieu en Lui-même 514

Tendre à Dieu seul en lui-même, et à notre néant. 514

*4,80 Se contenter uniquement de Dieu seul en lui-même. 516

*4.81. L’état d’anéantissement parfait en nudité entière 518

De l’état d’anéantissement parfait en nudité entière, où l’âme est et vit en Dieu, au-dessus de tout le sensible et perceptible. 518

SECONDE PARTIE contenant Quelques Lettres Spirituelles du R. P. Maur de l’Enfant-Jésus & de Madame Guyon, 522

Qui n’ont point encore vu le jour. [omises ici] 522

TABLE DES MATIERES 523

Fin du volume 534



Fin





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1pas tenu compte des errata indiqués Volumes II et III : à vérifier.

2« je ne sai quoi » : sans italiques ni tirets (ces derniers rectifiés partout ailleurs)

3* simplicité et manière de prier.

4*simplicité et abandon.

5Ps. 21. vs. 7. Je suis un ver, et non un homme. P. [Vulgate clémentine : Ego autem sum vermis, et non homo ; opprobrium hominum, et abjectio plebis.

6[sans tiret : amour propre (rectifié partout ailleurs – ce qui est moderne mais affaiblit le sens).

7Mectilde ? indice « chère sœur » et « 1668 » en fin de lettre.

8Voir avant-dernière acception du Larousse : « Littéraire. Ne pas laisser de, ne pas manquer de : Une telle déclaration ne laisse pas de surprendre. »

9*

10Rom. 10. vs. 20. Isa. 65 vs. 1.

11*Lettre à saint Jean Eudes ...ou plus probablement au directeur de l’Ermitage de Québec. Indice : « votre séminaire ».

12Pierre Célestin (saint) pape +1292 ; Ordre : ses Célestins.

13Jean 19. vs. 30. Et baissant la tête, il rendit l’esprit. P.

14De sécheresses et misères dont l’augmentation portera fruit ?

15* des « bonnes » croix. Cette lettre datée de 1678 pourrait être adressée à saint Jean Eudes (1601-1680) en fin de vie et dans les difficultés soulevées par sa fondation.

16* Transmission mystique.

17*

18Le titre, apparaissant (suivant l’usage) dans les entêtes du ms., semble « couvrir » les deux Lettres 3.15 et 3.16, dont le thème central, soit : l’expérience de ses misères, est le même dans les deux cas.

19indice Guyon

20Littré (3e acception) : « Qui a une vivacité comparée à un pétillement. »

21Littré (8e acception) : retardement.

22Psaume 102 versets 13, 14.

23Ps. 138. vs. 8. 10. Si je monte dans le ciel vous y êtes : si je descends dans l’enfer, je vous y trouve etc. & vous me tiendrez toujours de votre droite. P. [Vulgate clémentine : Si ascendero in cælum, tu illic es ; si descendero in infernum, ades. Si sumpsero pennas meas diluculo, et habitavero in extremis maris, etenim illuc manus tua deducet me, et tenebit me dextera tua.]

24* Bernières, transmission.

25* Confidence.

26. Ancien sens de « combat singulier non prémédité ».

27Depuis la mort de Monsieur Guyon.



28Petit traité exceptionnellement daté.

29*

30débit : voir Littré, 6e acception : action de raconter, de réciter.

31(petits) services : voir 2e et surtout 11e acceptions du Littré.

32Jean. 1. vs. 5. La lumière luit dans les ténèbres. [Vulgate clémentine : et lux in tenebris lucet, et tenebræ eam non comprehenderunt.

33Exod. 19. vs. 9. 6. [?] dans l’obscurité. [Vulgate clémentine : ait ei Dominus : Jam nunc veniam ad te in caligine nubis, ut audiat me populus loquentem ad te, et credat tibi in perpetuum. Nuntiavit ergo Moyses verba populi ad Dominum.

34Luc. 24. vs. 25. 26.

35Matth. 27. vs. 46. Marc. 15. vs. 34.

36Ou Traité de l’Amour de Dieu, Liv. VI. Chap. II. P.

37Psaum. 21. vs. 7. [Vulgate clémentine : Ego autem sum vermis, et non homo ; opprobrium hominum, et abjectio plebis.]

38* fine observation.

39Littré : Pressure se disait dans l’ancienne langue pour gêne, oppression.

40Littré (14e acception) : Fig. Ce qui frappe, touche l’âme, le cœur.

41Littré (« biscuit » : 1ère acception) : Fig. S’embarquer sans biscuit, se mettre en voyage sans provisions suffisantes ; s’engager dans une entreprise sans s’être préparé suffisamment.

42* Mectilde ?

43Locution nominale.

44Cant. 8. vs. 6. L’amour est fort comme la mort. [Vulgate clémentine: SPONSA. Pone me ut signaculum super cor tuum, ut signaculum super brachium tuum, quia fortis est ut mors dilectio, dura sicut infernus æmulatio : lampades ejus lampades ignis atque flammarum.

45Proverb. 30. vs. 19. [La trace de l’aigle dans les cieux, la trace du serpent sur le rocher, la trace du navire au milieu de la mer, et la trace de l’homme chez la jeune femme. (Proverbes 30:19, trad. Segond.) ; images reprises par Mme Guyon.

46Exod. 20. vs. 19. Que le Seigneur ne nous parle point, de peur que nous ne mourions ; mais que Moïse nous parle. [Vulgate clémentine (Exodus 20:18-21 : Cunctus autem populus videbat voces et lampades, et sonitum buccinæ, montemque fumantem : et perterriti ac pavore concussi, steterunt procul, dicentes Moysi : Loquere tu nobis, et audiemus : non loquatur nobis Dominus, ne forte moriamur. Et ait Moyses ad populum : Nolite timere : ut enim probaret vos venit Deus, et ut terror illius esset in vobis, et non peccaretis. Stetitque populus de longe. Moyses autem accessit ad caliginem in qua erat Deus.

http://vulsearch.sourceforge.net/html/Ex.html

47Littré (« (se) fourrer » : 12ième acception) : Fig. S’introduire, s’entremettre.]

48* probablement lettre adressée à Mectilde.

49Luc 1. vs. 38. [Marie dit : « Je suis la servante du Seigneur ; qu’il me soit fait selon ta parole ! » Et l’ange la quitta. (Luc 1:38, trad. Segond)]

50Matth. 11. vs. 25. Vous avez révélé ces choses aux petits et aux humbles. [Vulgate clémentine : In illo tempore respondens Jesus dixit : Confiteor tibi, Pater, Domine cæli et terræ, quia abscondisti hæc a sapientibus, et prudentibus, et revelasti ea parvulis. Note P.

http://vulsearch.sourceforge.net/html/Mt.html



51Adressé à Mme Guyon ? « Volée de bois vert » qui expliquerait l’incompréhension première manifestée par la dirigée dans sa rédaction de la Vie par elle-même, que l’on peut résumer : « Monsieur Bertot m’a abandonnée ! »

52. Luc, 14, 10 : Quand vous aurez été convié, allez vous mettre à la dernière place, afin que lorsque celui qui vous a convié sera venu, il vous dise : Mon ami, montez plus haut… (trad. Sacy).

53Cantique, 5, 2.

54soigner : Littré 4e acception ? : Populairement. Soigner quelqu’un, le gronder, le punir, le battre. On le soignera.

55Cf. Les Torrents de Mme Guyon.

56Voir notamment : Matt. 10 : 30.

57Devrait-on insérer ici une brève note sur la « problématique » de la primauté de l’amour sur la connaissance, etc. ?

58Job. 28. vs. 22.

59Voyez Matth. 10. vs. 30, etc. P. [Matthieu 10:30 : Et les cheveux mêmes de votre tête sont tous comptés (trad. Martin). Cf. aussi, Luc 21:18 : Mais un cheveu de votre tête ne sera point perdu (même trad.).]

60*

61 ? Pauvre Bertot qui doit, à la réception de cette immense lettre -- trente-cinq paragraphes longs traduisant un imaginaire débridé peut-être par la solitude -- assurer sa tâche de « directeur mystique ». Il y répondra -- brièvement.

Nous avons peiné à transcrire ; « œuvres complètes » obligent. D’ailleurs ce texte permet d’apprécier le vécu ordinaire du confesseur.

62 ? Il n’y a pas de mérites.

63 ?

64Jean XIV verset 10.

65Exode 3 versets 14. Je suis celui qui suis.

66Deutéronome 32 verset 39. Reconnaissez que je suis seul.

67Isaïe 40 versets 17. Tous les peuples du monde seront devant lui comme s’ils n’étaient pas.

68Mieux !

69Et non Sacré-Cœur comme le logiciel moderne transcrit à la dictée ! Et de même pour saint-Paul etc. Tous les noms sont ramenés à des monuments suit à la disparition du vécu spirituel.

70Job I. verset 21.

71Lettre très variée, médiocre en début , belle à la fin . S’agirait-il de Mectilde ? Mais la réponse de Bertot témoigne d’une certaine distance – en son début seul. S’agit-il d’un assemblage ?

72Indice Mectilde ?

73Jean de la Croix, Nuit obscure et Vive Flamme.

74Indice Mectilde, la fondatrice des Bénédictines du Saint-Sacrement.

75Inconnues.

76Indice Mectilde !

77Ibid. (une certaine préciosité typique de la jeune Mectilde).

78Luc I verset 79)

79Jean III verset 15. Pas d’italiques et de même précédemment.

80Col. I verset 26, 27.

81Jean XIV verset 10.

82Luc 22 verset 15. J’ai désiré avec ardeur de manger cette pâque avec vous. Indice Mectilde qui aime citer latin.

83Mais vous serez changés en moi. saint-Augustin Confessions livre VII chapitre 10.

84Dieu en toutes choses. saint-Ambroise de Fid. Resurr. P.

85Indice Mectilde.

86Littré : joint, 6e acception : « joint que », loc. conj. signifiant ajoutez que, outre que.

87Ps. 21. vs. 7. [Voir : Psaume 22:6 (texte hébraïque)]

88Mectilde ?

89Peut-être qu’en Jésus-Christ. P. [peut-être ?]

90Littré (« soigner », 5e acception) : Veiller à quelque chose (emploi qui a vieilli).

91Pseaum. 32. vs. 9. Le Seigneur a parlé, et tout a été fait. P. [Vulgate clémentine : Quoniam ipse dixit, et facta sunt ; ipse mandavit et creata sunt.]

92Serais-ce le début de la longue lettre précédente ?

93expression idiomatique ?

94Littré (« positif »), voir notamment 1ère acception : Sur quoi l’on peut poser, compter ; qui est assuré, constant.

95Jean 12. vs. 24-25. P. [Version Segond de Jean 12:24-25 : En vérité, en vérité, je vous le dis, si le grain de blé qui est tombé en terre ne meurt, il reste seul ; mais, s’il meurt, il porte beaucoup de fruit. Celui qui aime sa vie la perdra, et celui qui hait sa vie dans ce monde la conservera pour la vie éternelle.]

96Littré (« briser »), 6e acception : Briser un discours, cesser de parler.

97Littré (« dessus »), 3e acception : forme elliptique de : ci-dessus.

98Mais ceci n’est pas proprement une phrase interrogative.

99A l’aventure.

100« Traitement » de la troisième demande (ou question), les deux autres précédentes n’ayant pas été ainsi numérotées. (Idem pour les subséquentes).

101Marc. 8. vs. 34. P.

102µ

103*

104Luc. 1. vs. 48.-49.

105* Traité !

106. Psaume, 75, 3 : Il a établi Sa demeure dans la paix.

107. Communication en Dieu.

108. Nuit mystique.

109. Psaume, 35, 6.

110* Traité.

111. Hébreux, 10, 38.

112* Traité. Date Guyon ?

113Cette lettre présente un bon résumé de la voie.

114Jean 10, vs. 10. Je suis venu afin que mes brebis aient la vie, et qu’elles l’aient plus abondante. P.

115Pseaum. 75. vs. 3. [Vulgate clémentine : Et factus est in pace locus ejus, et habitatio ejus in Sion.]

116« Chalumeau » : Littré : Terme de botanique. Nom des tiges simples, herbacées, sans nœuds, et plus ou moins fistuleuses.

117Serait-il recommandable d’insérer ici une brève « note explicative » sur cette certification du don de la foi ?

118

119Psaume 4, 7.

120* Assure de la réalité de la mystique et de ces états.

121Matt., 11, 25.

122ProVerbes, 8, 31.

123. « L’ami de Dieu » envoyé à Tauler pour le convertir, selon le récit de la « Vie du maître », v. Œuvres complètes, trad. Noël [du Pseudo-Tauleriana], 1911, tome I, 96-227.

124. Il peut s’agir du Père Chrysostome de saint-Lô et de Monsieur de Bernières et d’une religieuse, telle Michèle Mangon… – Bertot aborde ensuite un autre sujet, celui des épreuves subies par le missionnaire Jogues au Canada.

125* Traité.

126Jean 1. vs. 24. P. [Mais je crois qu’il s’agit plutôt de Jean 1:14 : Et Verbum caro factum est, et habitavit in nobis : et vidimus gloriam ejus, gloriam quasi unigeniti a Patre plenum gratiæ et veritatis.]

127dans le simple sens de : « ressentir » (voir Littré).

128*

129. Très belle lettre que seul le manque de place nous fait écourter. Il en est de même pour la suivante.

130Cant. 1. vs. 4.-5. P.

131Jean 16 verset 14 : il prendra se de ce qui est à moi et il vous l’annoncera.

132Gal. 4 versets 19. Ephes.3 versets 17. Jusqu'à ce que Jésus-Christ soit formé dans vous, Jésus-Christ habite par la foi dans vos cœurs.

133* Traité du Néant !

134* Mme Guyon sort de la nuit.

135* (c’est la Paix).

136Marc, 7, vs. 37.

137Indice Guyon.

138Indice Guyon. Et infra §4 : « notre bonne mère N. »

139 ?

140Matth. II. vs. 30. P.

141Voyez Prem. Vol. Eclairciss. I §12. P.

142Luc 2. vs. 51.

143Peut-être lisant l’historien du Tiers Ordre Régulier franciscain Jean-Marie de Vernon (Le P. Chrysostome de saint-Lô fut responsable d’une province du TOR).

144On rapprochera de Bernières qui voulait être « vrai pauvre ».

145Indice : Mectilde ?

146Qui ? il ne s’agit pas de Mme Guyon si cette lettre est à relier à la précédente de 1672 (trop tôt). Et son style n’est pas d’elle.

147Pseaum. 4. Vs. 7. La lumière de votre visage est gravée sur nous. P.

148Bertot était en relation avec des membres « émigrés » en Nouvelle-France qui venaient du groupe de l’Ermitage animé par Jean de Bernières.

149. Peut-être profond. (Poiret).

150Joh. 10 versets 10. Je suis venu afin que mes brebis ait la vie et qu’elle l’aient plus abondante.

151. Cf. l’Abandon à la Providence Divine, ouvrage attribué à Caussade, en fait adapté de Madame Guyon.

152Job 28. vs. 21. Elle est inconnue aux oiseaux du ciel : la mort et la perdition ont ouï le bruit de sa réputation.

153*

154Majuscule.

155*

156*

157* unique !

158Ezech. I, vs. 9. Ils ne retournaient point lorsqu’ils marchaient.

159Jérôme Lallemant, jésuite (1593-1673) qui dirigea Marie de l’Incarnation (du Canada). Cette dernière en fait grand éloge.

160* Communication.

161* Probablement cette lettre admirable provient-elle de Mgr de Laval qui fonda le Séminaire de Québec à l’imitation de l’Ermitage de Caen.

162Majuscules.

163Littré : se dédire : « désavouer ce qu’on a dit »

164. Inconnu de Rey ou de Littré. Défaillir.

165Littré : extrême épuisement.

166Littré : Percher sur des branches d’arbres. Le faisan, la perdrix rouge, le coq de bruyère branchent.

167Larousse : « Supplice de Tantale » : souffrance de quelqu’un qui ne peut satisfaire ses désirs, alors que leur objet est à sa portée.

168Littré (2e acception) : d’une manière secrète et cachée.

169Littré (« cautèle ») : précaution mêlée de défiance et de ruse.

170https://fr.wikipedia.org/wiki/Pressoir_mystique



171Cf., notamment : Deut. 4:24 et Héb. 12:29.

172Littré (« viande » : toute espèce d’aliment, tout ce qui est propre à soutenir la vie (sens primitif dont il reste plusieurs traces dans la langue).

173Cf. : Jean 14:6.

174Ps. 21. vs. 7. Je suis un ver. P. [Vulgate clémentine : Ego autem sum vermis, et non homo ; opprobrium hominum, et abjectio plebis.]

175Littré (3e acception, fig.) : Cela est du grec pour moi, je n’y entends rien. [De nos jours: c’est du chinois !]

176Cf. Eckhart : Sermon 52 ?

177Naissance du Verbe dans l’âme : cf. Eckhart, Tauler, etc.

178Gn., chap. 3, v. 1 ss.

179référence à la parabole de Matt. 22:1-14 ? Ou aux noces de Cana, Jean 2 ? [À revérifier].

180Jésus-Christ prend-il donc ainsi, en l’âme, la place de toutes choses ?

181Jean 20 vs. 29. P. [Trad. Louis Segond : « Jésus lui dit : Parce que tu m’as vu, tu as cru. Heureux ceux qui n’ont pas vu, et qui ont cru ! »]

182Luc 2 vs. 14. P. [Vulgate clémentine : Gloria in altissimis Deo,

et in terra pax hominibus bonæ voluntatis.]

183De la naissance du Verbe dans l’âme : thème central de la Théologie mystique.

184Ou plutôt chère enfant ? Car il semble s’agir d’une femme : voir infra.

185Littré (v. « curer ») : Enlever des immondices accumulées. Curer un puits, un fossé, un port.

186Il faut qu’il croisse, et que je diminue. (Jean 3:30).

187Littré (« jamais »), 5e acception : pour jamais, pour toujours.

188Mais s’agit-il vraiment ici, syntaxiquement, d’une interrogation?

189Littré (« remis, e ») : voir notamment les 5e et 6e acceptions : Qui a recouvré la santé, les forces. / Rassuré, dont l'esprit a repris le calme.

190Lettre mise en italique puisqu’il s’agit de correspondance passive.

191Crochets apparaissant dans le ms.

192Ms. : mois marqué d’un M maj., et année suivie d’un point (ici supprimé et remplacé par une virgule).

193Ps. 41. vs. 8. P. [Vulgate clémentine (Ps. 41:8) : Abyssus abyssum invocat.] [Cf. Psaume 42:7 (suivant autres nomenclatures).]

194Tranchée(s) : 5e acception du Littré : Douleurs aiguës qu’on ressent dans les entrailles ; (…) se dit surtout au pluriel.

195« Lettre XXIX ».

196Correspondance passive en italiques.

197Cf. Saint-Paul. L’homme dit psychique, ou naturel.

198D’où quelque lecteur pourrait vouloir déduire que l’âme est incréée ?

199Correspondance passive donc en italiques, issue très probablement de madame Guyon, mais qui n’a été retenue comme telle dans Guyon Correspondance Tome I Directions spirituelles (2003) ni dans Jacques Bertot Directeur mystique (2005) [ce dernier volume retient toutefois des passages mais sans les mettre en relation avec Guyon]. Il faudrait reprendre le « chantier » établissant les échanges Bertot = Guyon. µ A retrouver dans le manuscrit contenant les écrits de jeunesse ?

200Cette lettre ne paraît pas adressée à Guyon cf. dernier paragraphe sur la Communauté.

201Psaume 17, 12.

202Prov. 8. vs. 31. P. Mes délices sont d’être avec les enfants des hommes. [Vulgate clémentine (Proverbes 8:31) : Ludens in orbe terrarum ; et deliciæ meæ esse cum filiis hominum.]

20315. Matthieu, 17, 5 : « Lorsqu’il parlait encore, ils furent subitement couverts d’une nuée lumineuse, d’où il sortit une voix qui dit : Celui-ci est mon Fils bien-aimé en qui je me plais uniquement. Écoutez-Le. » (Amelote).

204Cf. notamment Matthieu 13:44-46.

205puissances de l’âme : mémoire, intellect, volonté.

206i.e. espérance et charité (voir Paul).

207exemple qu’en donne le Littré : « Dès que l’âme commence de recouler à son Dieu comme un fleuve dans son origine. » Bossuet, États d’Oraison : II, 4.

208les deux vertus susmentionnées.

209Cf. 1 Cor. 13:13.

210Quoi ?! (L’âme aime Dieu plus que Dieu même ?). Amour sans « objet ».

211http://www.cnrtl.fr/definition/dmf/bienfacteur

212Cf. Jean de la Croix : nuits active (premier degré) et passive (second degré).

213Cf. Les Torrents ?

214« Dès que l’âme commence de recouler à son Dieu comme un fleuve dans son origine. » (Bossuet)

215Divinisation (par grâce) des puissances de l’âme (créée).

216Larousse (« jour ») : Ouverture, dans un espace plein, qui laisse passer la lumière.

2172e point : voir ci-dessous : paragraphe 18. - 3e point : paragraphe 20.

218Littré : querelles, batailles.

219Matth. 17. vs. 4. P. Nous sommes bien ici. [Vulgate clémentine : Respondens autem Petrus, dixit ad Jesum : Domine, bonum est nos hic esse, etc.]

220Au §3 un panégyrique du directeur de Bertot, déjà fortement critiqué au moment où cette lettre est écrite (avant 1681 ! Bernières, mort en 1659, sera condamné post-mortem en 1687).

221Indéterminé à ce jour. Peut-être la Conclusion des Retraites ?

222Dans le sens de : « hâter, accélérer ».

223Littré (« cordiaux », subs.) : Les cordiaux, médicaments qui ont la propriété d’augmenter promptement la chaleur générale du corps et l’action du cœur et de l’estomac.]

224Intéressante remarque, de haute implication morale (et toujours d’actualité).

225Simple variante de « à perdre haleine » : https://fr.wiktionary.org/wiki/%C3%A0_perte_d%E2%80%99haleine



226la fine pointe de l’âme. Cf. François de Sales.

227Voir Littré : 13e acception ?

228Ou : « est tout aimable » ; ou mieux encore : « sont tout aimables ».

229Se rire de : se jouer de, se moquer de, ne pas faire grand cas de.

230Cf. 1 Cor. 3:6-7 : J’ai planté, Apollos a arrosé, mais Dieu a fait croître, en sorte que ce n’est pas celui qui plante qui est quelque chose, ni celui qui arrose, mais Dieu qui fait croître (trad. Segond).

231Dans le sens de : avec équanimité.

232Ps. 18. vs. 7. Il n’y a personne qui se cache de sa chaleur. P. [Vulgate clémentine (Psaume 18:7) : […] Et occursus ejus usque ad summum ejus ; nec est qui se abscondat a calore ejus.] - S’agit-il véritablement ici d’une interrogation ?

233Joan. 14 vs. 6. P. [Jean 14:6 (trad. Segond) : « Jésus lui dit : Je suis le chemin, la vérité, et la vie. Nul ne vient au Père que par moi. »]

234. Refuir : Terme de chasse. Il se dit du cerf et des animaux qui reviennent sur leurs pas pour donner le change. (Littré).

235Proverbes, 8, 31 : Mes délices sont d’être avec les enfants des hommes.

236Jean I verset 5. La lumière luit dans les ténèbres. P.

237Matth. 8, vs. 20. P.

238Matth. 6 vs. 10. Que votre règne arrive.

239ms., tout-vivant (peut-être à l’instar de : tout-puissant).

240 Au sens de ramener.

241 mémoire, intellect, volonté.

242 Littré (24e acception) : ne point faire de quartier, ne pas épargner.

243 Édition : Dieu tout-bon (à l’instar de Dieu tout-puissant)

244 Le fait de marcher « avec » l’image de Jésus-Enfant.

245 Plus d’une acception possible.

246 au sens biblique ?

247 Ps. 72. vs. 25-26. Que désiré-je dans le ciel sinon vous ? ou qu’ai-je à souhaiter sur la terre que vous seul ? Dieu, vous êtes le Dieu de mon cœur et mon partage pour jamais [c’est-à-dire : pour toujours]. [Vulgate clémentine : Quid enim mihi est in cælo ? et a te quid volui super terram ? Defecit caro mea et cor meum ; Deus cordis mei, et pars mea, Deus in æternum.]

248 Calme de la mer après un orage.

249 Matth. 8. vs.24-25. [Trad. Segond : « Et voici, il s’éleva sur la mer une si grande tempête que la barque était couverte par les flots. Et lui, il dormait. Les disciples s’étant approchés le réveillèrent, et dirent : Seigneur, sauve-nous, nous périssons ! »]

250 Se désavouer.

251 Touche divine de l’âme : cf. Jean de la Croix.

252 (Ne pas) s’épargner.

253 Cantique 1:7 (trad. Segond) : « Dis-moi, ô toi que mon cœur aime, où tu fais paître tes brebis, où tu les fais reposer à midi ; car pourquoi serais-je comme une égarée près des troupeaux de tes compagnons ? »

254 Syntaxe clarifiée : « (…) que cette simple lumière vous ira découvrant, secrètement et à l’obscur. »

255 Littré (« plénitude », 3e acception, fig.) : Abondance qui remplit l’âme ; (mais que Bertot prend manifestement ici au sens péjoratif).

256 Matth. 11. vs. 25. Vous avez révélé ces choses aux petits. [Vulgate clémentine (Matth. 11:25) : (…) Confiteor tibi, Pater, Domine cæli et terræ, quia abscondisti hæc a sapientibus, et prudentibus, et revelasti ea parvulis.]

257 Littré (« insinuer »), 3e acception, fig. : Faire entrer doucement dans l’âme.

258 Devrait-on ici (voire partout ailleurs dans cette lettre) « graphier » le mot présence avec un P majuscule ?

259 Littré (« promptitude »), 3e acception, fig. : Trop grande vivacité d’humeur, disposition à se mettre en colère.

260 « …et à l’insu de l’âme » : remarque essentielle s’il en fut jamais.

261 Précieuse remarque.

262 et quel « métier » !

263 Cf. La Nuit obscure.

264 « confession » de Bertot. (Voir aussi ci-dessous : paragraphe 2.)

265 Cf. Sermon 52 d’ Eckhart.

266 Littré (« pressure ») : Action d’empointer les aiguilles ou les épingles.

267 Cf. notamment : Philippiens3:10-11 et 1 Corinthiens 2:2.

268 Cf. notamment : Galates 4:19.

269 Sens véritable de toute « extase » authentique.

270 Littré (« applaudissement », 2e acception) : Louange accordée avec éclat.

271 Peut-être illumination. Ce qui fait sens, si l’on considère ce qui suit immédiatement.

272 Cf. Isaïe 45:7 : « Je forme la lumière, et je crée les ténèbres ; je donne la prospérité [litt., la paix], et je crée l’adversité [litt., le mal] ; Moi, l’Éternel, je fais toutes ces choses. » (Trad. Segond.)]

273 cf. Le Nuage d’Inconnaissance.

274 Cf. Jean de la Croix.

275 Cf. Clément d’Alexandrie.

276 Cf. Ecclésiaste 3:1 : Il y a un temps pour tout, un temps pour toute chose sous les cieux (trad. Louis Segond).

277 Remarque aussi intéressante qu’inattendue de la part de Bertot.

278 On ne vit point sans peine dans l’amour. Voir : De imitatione Christi, Thomas a Kempis : Sine dolore non vivitur in amore.

279 Admirable, décidément.

280 Cant. 5. vs. 5. La lumière a dégoûté de mes mains. [Vulgate clémentine (verset entier) : Surrexi ut aperirem dilecto meo ; manus meæ stillaverunt myrrham, et digiti mei pleni myrrha probatissima.]

281Jean 14, 8-9 (il : cela).

282Apoc., 4, 8.

283Il s’agit de la sœur de Madame Guyon, religieuse âgée.

284Ps. 44, 12 : « Écoutez, ma fille, ouvrez vos yeux et ayez l’oreille attentive… » (Sacy).

285Cf. Jean, 12, 32.

  1. 286Matthieu, 19, 12 : Qui pourra le comprendre, le comprenne. (Poiret).

287Ps., 68, 10 : « Parce que c’est pour votre gloire que j’ai souffert tant d’opprobres, et que mon visage a été couvert de confusion. » (Sacy).

288Ps., 44, 12 : « Écoutez ma fille […] ayez l’oreille attentive… » (Sacy).

289Hebr., 13, 14 : « Car nous n’avons pas ici de cité permanente, mais nous cherchons celle qui est à venir. » (Amelote).



290Dans le cantique : Christe qui lux es et dies. (Poiret).

291Que notre repos soit en vous [toi]. (Poiret).

292Admirable 81e lettre qui conclut la contribution de Bertot aux volumes du Directeur mystique. Le choix numérique de 81 lettres n’est probablement pas le fait du hasard : 81 = 3 x 3 x 3 x 3 (un tel intérêt numérique est universel, v. les 81 chapitres du livre de La Voie et la Vertu ou Tao Te King). Dans le même esprit suivent pour ce quatrième et dernier tome du DM : 21 lettres de Maur de l’Enfant-Jésus (lettres que nous avons reproduites précédemment), équilibrées par 21 lettres nommément attribuées à Madame Guyon (la finale ou 22e étant une conclusion ajoutée) mais sans dates. Poiret a donc probablement limité son choix dans un ensemble plus vaste qui était à sa disposition (depuis disparu avec sa bibliothèque).

Nous avons reproduit cette lettre en conclusion d’un choix de textes de Madame Guyon à ses disciples : Madame Guyon : De la Vie intérieure, Discours Spirituels…, Phénix, coll. « La Procure », 2004. Elle fut publiée sans attribution par J.-L. Goré, La notion d’indifférence chez Fénelon et ses sources, appendice « Sur l’anéantissement », p. 286 à 292, à partir de la pièce 6411 conservée aux A.S.-S. Cette pièce comporte 4 feuillets d’une belle écriture inconnue de copiste. Elle est intitulée « Description du dernier état d’anéantissement de la vie intérieure » et porte une annotation de Gosselin : « J’ignore de qui est ce fragment… ». Madame Guyon avait donc communiqué à Fénelon une copie de cette lettre de son maître. J.-L. Goré la rapproche des écrits de Bernières, tout en l’attribuant (sous réserve) à Fénelon. Cognet pensait à Madame Guyon, tout en notant une différence de style (Dict. Spir., art. « Guyon », col. 1330). Tout cela souligne le lien qui unit Bernières, Bertot et Madame Guyon.

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